L’école, une structure à but non lucratif, n’accueillait les petits qu’en dehors des horaires scolaires, ce qui lui laissait le loisir d’écrire en free-lance pour quelques revues. Le salaire qu’elle en retirait n’était pas mirobolant, mais il lui permettait de payer son loyer et ses factures, et de consacrer ainsi le plus clair de son temps et de son énergie au théâtre.
Christopher, qui avait été son professeur d’écriture de fiction à l’université, avait exprimé son envie de participer au projet dès qu’il en avait eu connaissance. Ils avaient travaillé côte à côte pendant plus de six mois avant qu’il ne se décide à l’inviter à sortir un soir. Sa première réaction avait été de l’éconduire, mais il ne s’était pas découragé. Et son insistance avait finalement permis à Lara de réfléchir à sa vie affective, pour s’apercevoir qu’elle risquait de devenir vieille fille, avec ses histoires pour seule compagnie, si elle ne changeait pas radicalement d’attitude.
Un vendredi soir, elle avait donc accepté sa proposition de dîner avec lui. Même s’il ne faisait pas s’affoler son pouls, ni vibrer ses sens, Christopher était un homme intelligent, cultivé et gentil. Un bon parti, sans être un prince charmant. Mais Lara était bien placée pour savoir que les princes charmants, ça n’existait que dans les contes de fées.
Elle savait aussi qu’elle n’avait qu’un mot à dire pour que leur relation devienne vraiment sérieuse, mais, en dépit de leurs nombreux terrains d’entente, une partie d’elle-même s’y refusait encore.
La cause de ses réticences, elle ne la connaissait que trop bien. Elle ne pourrait pas tourner la page tant qu’elle continuerait à s’accrocher à son histoire avec Graeme, ce qu’elle avait longtemps fait de façon inconsciente en écrivant ces nouvelles érotiques dans lesquelles elle mettait en scène Kip Corrigan. Tant qu’elle n’aurait pas laissé Graeme derrière elle une bonne fois pour toutes, elle ne pourrait pas construire une relation porteuse d’avenir avec Christopher.*
–*Tu ne lui as pas dit que j’étais ici, n’est-ce pas*? demanda-t–elle à son amie d’une voix anxieuse.Elle préférait ne pas penser à la réaction de Christopher s’il apprenait qu’elle allait passer les prochains jours à Las Vegas seule, pour participer à un festival de fans de science-fiction. Il penserait sans doute qu’elle avait complètement perdu la tête.*
–*Bien sûr que non*! Je me suis *******ée de répéter ce que tu lui avais dit*: que tu avais besoin de prendre du temps pour toi après la mort de ton père. Il est absolument convaincu que tu t’es réfugiée dans la maison de ta mère dans les Outer Banks, en pleine méditation transcendantale sur le sens de la vie.*
–*Tu lui as dit ça*!*
–*Mot pour mot… Sauf pour la méditation transcendantale. Il sait à quel point le décès de ton père t’a affectée, d’autant plus que tu ne t’étais pas réconciliée avec lui avant sa mort. Il comprend donc parfaitement qu’il te faille du temps pour t’en remettre.
Lara poussa un long soupir. Elle détestait mentir, surtout à quelqu’un comme Christopher, mais elle n’avait pas eu le choix.
–*Parfait, merci beaucoup. Et merci aussi de me remplacer au théâtre pendant ces deux jours. Fais un gros bisou à Alyana de ma part, d’accord*? Et dis-lui que je serai de retour pour la voir sur scène. J’ai l’impression qu’elle ne m’a pas crue, quand je lui ai promis que j’allais revenir très vite.
–*Je n’y manquerai pas. Elle «*t’adore beaucoup*», comme elle dit, la pauvre bichette…
Lara repensa à la petite fille, toute menue, avec des yeux grands comme son visage, dont la mère avait été tuée lors d’une fusillade entre deux gangs, victime innocente qui s’était trouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Depuis lors, l’enfant s’était rapprochée d’elle plus encore, et ne la quittait pas d’une semelle lorsqu’elle participait aux ateliers.*Les enfants répétaient une adaptation du Magicien d’Oz, dans laquelle Alyana jouait le rôle d’un Munchkin, l’un des elfes que Dorothy rencontre au cours de ses aventures. Lara savait à quel point la fillette avait le trac, aussi lui avait-elle promis d’être de retour le jour du spectacle pour l’applaudir et l’encourager.*
–*Mais et toi*? Raconte. Tu l’as déjà vu*?*
Valerie parlait de Graeme, évidemment. Lara frissonna.*
–*Non, je n’ai même pas encore quitté ma chambre. Tu n’imagines pas le monde qu’il y a dans l’hôtel*! Des milliers de femmes dans un état d’excitation proche de la folie pour certaines. Je n’exagère pas, je t’assure… Elles me font peur. Du coup, je ne suis pas sûre d’être capable d’aller jusqu’au bout.*
–*Lara, tu dois le faire, répondit son amie d’un ton ferme. Et Graeme doit connaître la vérité*!*
–*Je sais, Val… Je sais… C’est juste que… Pendant cinq ans, j’ai gardé une certaine idée de lui. Et s’il avait changé*?*
–*Tout le monde change. Tu as changé, toi aussi, Lara. Au point qu’il pourrait aussi bien ne pas te reconnaître, crois-moi*!*
–*Oh, je ne suis pas si sûre de ça, répondit-elle en riant.*
–*Moi, si. La première fois que je t’ai vue, tu étais si timide que tu frôlais l’invisibilité.*
–*J’étais réservée, se défendit Lara. Et j’avais le cœur brisé. Nuance…*
–*C’est bien ce que je disais. Et regarde-toi à présent*: tu enseignes le théâtre à des enfants défavorisés, tu publies sur le Net des nouvelles érotiques lues par des milliers de femmes et tu sors avec ton ancien prof, qui se trouve être le maître de conférences le plus sexy de l’université. Tu en as fait du chemin*!Lara fit entendre un petit rire surpris. Christopher, sexy*? Oui, sans doute, en y réfléchissant un peu… Il n’était pas mal dans le genre intello, avec ses cheveux mi-longs et son sourire doux, mais elle devait bien admettre que jamais elle n’avait pensé à lui comme à un homme sexy. Sans doute parce que l’image qu’elle avait du séducteur s’apparentait encore, dans son esprit, à celle de Graeme.*
–*Il est mignon, je te l’accorde. Par contre, en ce qui concerne les nouvelles… j’ai réfléchi… et je crois que je vais laisser tomber.*
–*Comment ça*? s’exclama Val d’un ton scandalisé.*
Lara ne répondit pas tout de suite et sortit de son sac le magazine People qu’elle avait feuilleté dans l’avion. Graeme Hamilton, depuis la couverture, la fixait de son regard bleu-vert, ses lèvres retroussées en un soupçon de sourire qu’encadraient ces fameuses fossettes qui avaient ravi le cœur de millions d’admiratrices.*
–*Je ne peux pas continuer, Val. Pour mes lectrices, ces histoires ne sont que des fictions torrides qui mettent en scène les personnages de Galaxy’s End. Elles rêvent de Kip, d’un homme qui n’existe pas… Mais pour moi, c’est tout autre chose… Ce sont mes fantasmes sur Graeme que je projette ainsi dans l’écriture et c’en devient malsain. Si je veux tourner la page, je dois cesser d’écrire sur lui.*
La photographie était si nette qu’elle pouvait distinguer les fines lignes que le temps avait tracées au coin des yeux de Graeme. Le cœur serré, elle caressa le papier glacé en imaginant sous ses doigts la sensation de ses cheveux coupés en brosse.*
–*Je comprends parfaitement ce que tu ressens, Lara, répondit Val d’un ton compatissant. Mais tes nouvelles ont un succès fou. J’ai consulté les statistiques de ton site ce matin, et tu sais quoi*? L’histoire que tu as postée hier soir a déjà reçu dix mille visites. Dix mille visites en à peine un jour, Lara*! C’est*un chiffre astronomique*! Tu le sais, n’est-ce pas*? J’ai l’impression que tu ne mesures pas la popularité de ton blog*!**