1.
Secouant les longues mèches blondes qui lui tombaient
devant le visage, la pulpeuse Sugar tendit le cou pour s'admirer
dans la psyché.
— Comment trouves-tu mes seins ? roucoula-t-elle.
Bridget Weiss acheva d'épingler le nouveau soutien-gorge
couleur argent, bonnets G, sur la somptueuse poitrine de Sugar
— oeuvre d'un chirurgien plastique hors de prix, que Sugar
avait pu se payer grâce à l'admiration sans bornes des clients
du Frisky's, un club réservé au genre masculin.
— Attends une seconde que je termine le dos.
Sugar virevolta sur la petite estrade moquettée, exhibant des
fesses rebondies mises en valeur par un string argenté assorti
au soutien-gorge.
— Le chirurgien m'a ratée, gémit-elle. J'ai l'impression
qu'ils ne sont pas au même niveau.
Bridget considéra les deux seins gainés de Lycra avec le
même détachement qu'un chef pâtissier s'assurant du glaçage
d'un gâteau.
Le gauche avait effectivement l'air un tantinet plus haut que
le droit.
Au moins, n'étaient-ils pas décentrés comme ceux de certaines
de ses clientes. Ayant eu recours, faute de moyens, aux services
d'un praticien bon marché, l'une d'elles s'était retrouvée avec une
poitrine complètement asymétrique, au point qu'il fallait pencher
la tête pour tenter de voir ses seins à la même hauteur !
Heureusement, elle avait plus d'un tour dans son sac pour
dissimuler ces défauts.
Avant d'intégrer l'école de stylisme de Chicago à l'automne
dernier, elle avait glané dans les manuels toutes sortes d'astuces
quant à la conception des soutiens-gorge. Plus quelques
autres.
— Il suffit de remonter un chouia la bretelle gauche, dit-elle
en joignant le geste à la parole.
— Oui, approuva Sugar avec un sourire satisfait, c'est
beaucoup mieux. Tu sais, maintenant que je suis remise de mon
opération, je vais être la danseuse vedette des Frisky's Kitten,
ajouta-t-elle en sautillant d'excitation.
Bridget recula, peu désireuse de se faire éborgner par l'im¬
posante poitrine de son amie.
— La vedette des Frisky's Kitten, c'est super, dis donc !
s'extasia-t-elle, sincère.
Le strip-tease — officiellement « danse exotique » — était
une activité comme une autre à Chicago, à l'égal de celle
de n'importe quel cabinet juridique ou société de négoce de
matières premières, lesquels fournissaient la majorité de la
clientèle du Frisky's.
Par association d'idées, cela lui fit penser à Adam Haie,
qu'elle s'efforça aussitôt de chasser de son esprit.
En vain.
Elle eut une moue de contrariété. Adam était libre de faire
ce qu'il lui chantait, comme de gaspiller son argent au Frisky's
après une longue j o u r n é e passée à la Bourse, à négocier des
contrats à terme sur les carcasses de porc.
— Super, et lucratif! commenta Sugar avec un clin d'oeil.
D'après mes calculs, j ' a u r a i rentabilisé mes implants dans huit
ou dix semaines.
Bridget soupira intérieurement. Elle s'estimait heureuse si
elle parvenait à boucler ses fins de mois après avoir réglé le loyer
exorbitant de son minuscule studio et ses factures d'épicerie.
Inutile de dire qu'avec dix dollars par semaine elle se nourrissait
de nouilles chinoises et de sandwichs au beurre de cacahuètes
plus souvent qu'à son tour.
— Tes calculs ? Tu utilises un tableur pour savoir combien
de prestations lap dance tu devras effectuer chaque soir pour
joindre les deux bouts ?
— Tu ne crois pas si bien dire ! J'ai rédigé mon mémoire
de marketing sur les plans prévisionnels dans l'industrie du
spectacle visant un public d'adultes, et j ' a i obtenu la meilleure
note. D'ailleurs, ma comptable pense que je pourrais déduire
mes implants de mes impôts.
Ouah ! Elle aurait bien besoin, elle aussi, d'un plan prévisionnel,
songea Bridget, médusée. Et de la comptable de Sugar,
par-dessus le marché. Elle qui y avait réfléchi à deux fois avant
de défalquer de son revenu des produits de base tels que le tissu
et le fil, sans parler du coût astronomique du Lycra de bonne
qualité...
— Bon, ton soutien sera prêt après-demain, etj'archive tes
nouvelles mensurations. Tu n'auras qu'à m'appeler la prochaine
fois que tu voudras me passer une commande.
Sugar se délesta de son soutien-gorge, qu'elle lui lança avec
une aisance qui trahissait une longue habitude.
— Génial ! Je vais avoir besoin d'une tonne de soutiens-gorge.
Certains clients nous les arrachent et ne les rendent jamais, quand
on ne les retrouve pas baignant dans une mare de bière.
Bridget plia le sous-vêtement sans broncher et le rangea à
côté de sa machine à coudre.
Trois mois plus tôt, elle aurait rougi de confusion à l'idée de
se retrouver nez à nez avec les seins nus d'une autre femme.
Aujourd'hui, une paire de seins dénudés lui semblait être la
chose la plus naturelle du monde.
Sugar se contorsionna pour se glisser hors de son string argenté
et enfiler ses sous-vêtements de tous les j o u r s — un slip noir et
un soutien-gorge de coton blanc proprement hideux.
Elle fit la moue devant son regard surpris.
— Tu comprends, avec mes nouvelles mensurations, c'est
impossible de trouver des soutiens-gorge sexy avec un bon
maintien. Les bretelles me blessent aux épaules, et j ' a i mal au
dos à la fin de la j o u r n é e .
Bridget massa sa nuque endolorie à force de rester penchée
sur sa machine à coudre.
— A qui le dis-tu ! C'est pour cela que j ' a i voulu devenir
créatrice de lingerie. Je ne trouvais j a m a i s rien qui m'aille.
Sugar lui j e t a un coup d'oeil appréciateur.
— Je n'aurais j a m a i s cru que tu avais des implants, toi aussi.
Tu fais combien de tour de poitrine ? Au moins du D, non ?
Avec ses cheveux châtain clair et sa peau pâle criblée de
taches de rousseur — la faute aux étés passés à faire les foins
dans la ferme familiale du Wisconsin —, Bridget n'était pas
du genre à inciter les hommes à glisser des billets dans son
porte-jarretelles. Ceux-ci avaient plutôt tendance à la considérer
comme leur petite soeur. A l'instar d'Adam, justement.
— Non, je n'ai pas d'implants, je fais du DD, et c'est
naturel.
— Quelle chance tu as ! Si tu savais combien j ' a i casqué
pour mes nouveaux nénés !
Qu'elle se débrouillerait pour payer en moins de trois mois,
et à mi-temps en plus, se dit Bridget in petto.
Elle-même en avait plus qu'assez des nouilles et du sham-poing bon marché. Elle n'allait quand même pas se déshabiller
pour gagner sa vie, mais il était grand temps qu'elle lance sa
propre affaire.
— Il faut un bon soutien-gorge pour bien maintenir une forte
poitrine, observa-t-elle, sinon elle risque de s'affaisser.
Sugar la fixa d'un air horrifié.
— Je ne savais pas que des implants pouvaient s'affaisser.
— Les implants non, mais la peau oui.
Surtout quand elle était agressée par les cabines d'UV et les
sprays autobronzants.
— Je n'y avais pas pensé, dit la danseuse en posant instinc¬
tivement les mains sur sa poitrine.
— Ecoute, je peux te confectionner un j o l i soutien qui te
maintiendra bien, et le string assorti par la même occasion. Je
te rembourserai si ce n'est pas le soutif le plus confortable que
tu aies jamais eu. Et je t'offrirai même le string en prime.
De toute façon, elle aurait du mal à le revendre.
Sugar, qui remettait son T-shirt blanc à col V, suspendit son
geste.
— Je ne risque pas grand-chose, à ce que je vois. Ça marche,
acquiesça-t-elle en souriant.
— Parfait, dit Bridget en lui rendant son sourire. Quelle
couleur préfères-tu ?
— En dentelle ivoire, et bien échancré devant pour que je
puisse mettre un décolleté.
Elle prit des notes sur son carnet de commandes.
— D'accord. Tu peux venir chercher ton soutien-gorge de
scène vendredi vers 16 heures.
Sugar enfila un j e a n étroit qui lui allait comme une seconde
peau et des socquettes blanches, avant de lacer ses baskets
avec un soupir.
— Je souffre d'une aponévrosite plantaire, figure-toi. Quelleplaie ! Mon podologue m'a avertie que je risque l'opération si
je m'obstine à porter des talons aiguilles. Sauf au club ou pour
un rendez-vous amoureux, évidemment.
— Evidemment, renchérit Bridget d'un air entendu, comme
si ses propres amoureux se bousculaient au portillon. Mais tu
peux toujours assister aux matches des Cubs.
Sugar hocha pensivement la tête.
— Je pourrais peut-être chorégraphier un numéro avec
des baskets et un maillot de base-bail déboutonné sur un
soutien-gorge et un string...
— Avec le logo de l'équipe sur chaque sein et un autre sur
le devant du string, pouffa Bridget.
Elle pourrait acheter des autocollants et les coudre sur les
soutiens-gorge et les strings. La Ligue fermerait sans doute les
yeux, d'autant que les joueurs, qui fréquentaient assidûment les
clubs de strip-tease, en seraient tout émoustillés.
— C'est une idée de génie ! La saison de base-bail commence
dans deux semaines, je pourrais porter le maillot à l'automne.
— Allez, les Bears ! plaisanta Bridget, imitant les supporters
de l'équipe de football de Chicago.
Sugar attrapa son fourre-tout.
— Et vive l'argent ! A propos d'argent, les bons comptes
font les bons amis, dit-elle en Xendant une poignée de billets à
Bridget, qui lui remit un reçu.
— Pour ta comptable.
— Merci. J'ai intérêt à la ménager. Elle connaît la chanson,
parce qu'avant elle dansait au Love Shack pour payer ses études.
Bon, je file. A vendredi, ma belle, conclut Sugar en agitant la
main, avant de dévaler l'escalier.
Bridget se remit au travail.
N'ayant pas les moyens de se payer un plus grand appartement,
elle avait converti son unique pièce en atelier de couture. Un