Livre troisième
En l’année 1817
Chapitre I
L’année 1817
1817 est l’année que Louis XVIII, avec un certain aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait la vingt-deuxième de son règne. C’est l’année où M. Bruguière de Sorsum était célèbre. Toutes les boutiques des perruquiers, espérant la poudre et le retour de l’oiseau royal, étaient badigeonnées d’azur et fleurdelysées. C’était le temps candide où le comte Lynch siégeait tous les dimanches comme marguillier au banc d’œuvre de Saint-Germain-des-Prés en habit de pair de France, avec son cordon rouge et son long nez, et cette majesté de profil particulière à un homme qui a fait une action d’éclat. L’action d’éclat commise par M. Lynch était ceci : avoir, étant maire de Bordeaux, le 12 mars 1814, donné la ville un peu trop tôt à M. le duc d’Angoulême. De là sa pairie. En 1817, la mode engloutissait les petits garçons de quatre à six ans sous de vastes casquettes en cuir maroquiné à oreillons assez ressemblantes à des mitres d’esquimaux. L’armée française était vêtue de blanc, à l’autrichienne ; les régiments s’appelaient légions ; au lieu de chiffres ils portaient les noms des départements. Napoléon était à Sainte-Hélène, et, comme l’Angleterre lui refusait du drap vert, il faisait retourner ses vieux habits. En 1817, Pellegrini chantait, mademoiselle Bigottini dansait ; Potier régnait ; Odry n’existait pas encore. Madame Saqui succédait à Forioso. Il y avait encore des Prussiens en France. M. Delalot était un personnage. La légitimité venait de s’affirmer en coupant le poing, puis la tête, à Pleignier, à Carbonneau et à Tolleron. Le prince de Talleyrand, grand chambellan, et l’abbé Louis, ministre désigné des finances, se regardaient en riant du rire de deux augures ; tous deux avaient célébré, le 14 juillet 1790, la messe de la Fédération au Champ de Mars ; Talleyrand l’avait dite comme évêque, Louis l’avait servie comme diacre. En 1817, dans les contre-allées de ce même Champ de Mars, on apercevait de gros cylindres de bois, gisant sous la pluie, pourrissant dans l’herbe, peints en bleu avec des traces d’aigles et d’abeilles dédorées. C’étaient les colonnes qui, deux ans auparavant, avaient soutenu l’estrade de l’empereur au Champ de Mai . Elles étaient noircies çà et là de la brûlure du bivouac des Autrichiens baraqués près du Gros-Caillou. Deux ou trois de ces colonnes avaient disparu dans les feux de ces bivouacs et avaient chauffé les larges mains des kaiserlicks. Le Champ de Mai avait eu cela de remarquable qu’il avait été tenu au mois de juin et au Champ de Mars. En cette année 1817, deux choses étaient populaires : le Voltaire-Touquet et la tabatière à la Charte. L’émotion parisienne la plus récente était le crime de Dautun qui avait jeté la tête de son frère dans le bassin du Marché-aux-Fleurs. On commençait à faire au ministère de la marine une enquête sur cette fatale frégate de la Méduse qui devait couvrir de honte Chaumareix et de gloire Géricault. Le colonel Selves allait en Égypte pour y devenir Soliman pacha. Le palais des Thermes, rue de la Harpe, servait de boutique à un tonnelier. On voyait encore sur la plate-forme de la tour octogone de l’hôtel de Cluny la petite logette en planches qui avait servi d’observatoire à Messier, astronome de la marine sous Louis XVI. La duchesse de Duras lisait à trois ou quatre amis , dans son boudoir meublé d’X en satin bleu ciel, Ourika inédite. On grattait les N au Louvre. Le pont d’Austerlitz abdiquait et s’intitulait pont du Jardin du Roi, double énigme qui déguisait à la fois le pont d’Austerlitz et le jardin des Plantes. Louis XVIII, préoccupé, tout en annotant du coin de l’ongle Horace, des héros qui se font empereurs et des sabotiers qui se font dauphins, avait deux soucis : Napoléon et Mathurin Bruneau. L’académie française donnait pour sujet de prix : Le bonheur que procure l’étude . M. Bellart était officiellement éloquent. On voyait germer à son ombre ce futur avocat général de Broë, promis aux sarcasmes de Paul-Louis Courier. Il y avait un faux Chateaubriand appelé Marchangy, en attendant qu’il y eût un faux Marchangy appelé d’Arlincourt. Claire d’Albe et Malek-Adel étaient des chefs-d’œuvre ; madame Cottin était déclarée le premier écrivain de l’époque. L’institut laissait rayer de sa liste l’académicien Napoléon Bonaparte. Une ordonnance royale érigeait Angoulême en école de marine, car, le duc d’Angoulême étant grand amiral, il était évident que la ville d’Angoulême avait de droit toutes les qualités d’un port de mer , sans quoi le principe monarchique eût été entamé. On agitait en conseil des ministres la question de savoir si l’on devait tolérer les vignettes représentant des voltiges qui assaisonnaient les affiches de Franconi et qui attroupaient les polissons des rues. M. Paër, auteur de l’Agnese, bonhomme à la face carrée qui avait une verrue sur la joue, dirigeait les petits concerts intimes de la marquise de Sassenaye, rue de la Ville-l’Évêque. Toutes les jeunes filles chantaient l’Ermite de Saint-Avelle, paroles d’Edmond Géraud. Le Nain jaune se transformait en Miroir. Le café Lemblin tenait pour l’empereur contre le café Valois qui tenait pour les Bourbons. On venait de marier à une princesse de Sicile M. le duc de Berry, déjà regardé du fond de l’ombre par Louvel. Il y avait un an que madame de Staël était morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars. Les grands journaux étaient tout petits. Le format était restreint, mais la liberté était grande. Le Constitutionnel était constitutionnel. La Minerve appelait Chateaubriand Chateaubriant. Ce t faisait beaucoup rire les bourgeois aux dépens du grand écrivain. Dans des journaux vendus, des journalistes prostitués insultaient les proscrits de 1815 ; David n’avait plus de talent, Arnault n’avait plus d’esprit, Carnot n’avait plus de probité ; Soult n’avait gagné aucune bataille ; il est vrai que Napoléon n’avait plus de génie. Personne n’ignore qu’il est assez rare que les lettres adressées par la poste à un exilé lui parviennent, les polices se faisant un religieux devoir de les intercepter. Le fait n’est point nouveau ; Descartes banni s’en plaignait. Or, David ayant, dans un journal belge, montré quelque humeur de ne pas recevoir les lettres qu’on lui écrivait, ceci paraissait plaisant aux feuilles royalistes qui bafouaient à cette occasion le proscrit. Dire : les régicides, ou dire : les votants, dire : les ennemis, ou dire : les alliés, dire : Napoléon, ou dire : Buonaparte, cela séparait deux hommes plus qu’un abîme. Tous les gens de bons sens convenaient que l’ère des révolutions était à jamais fermée par le roi Louis XVIII, surnommé « l’immortel auteur de la charte ». Au terre-plein du Pont-Neuf, on sculptait le mot Redivivus, sur le piédestal qui attendait la statue de Henri IV . M. Piet ébauchait, rue Thérèse, n° 4, son conciliabule pour consolider la monarchie. Les chefs de la droite disaient dans les conjonctures graves : « Il faut écrire à Bacot ». MM. Canuel, O’Mahony et de Chappedelaine esquissaient, un peu approuvés de Monsieur, ce qui devait être plus tard « la conspiration du bord de l’eau ». L’Épingle Noire complotait de son côté. Delaverderie s’abouchait avec Trogoff. M. Decazes, esprit dans une certaine mesure libéral, dominait. Chateaubriand , debout tous les matins devant sa fenêtre du n° 27 de la rue Saint-Dominique, en pantalon à pieds et en pantoufles, ses cheveux gris coiffés d’un madras, les yeux fixés sur un miroir, une trousse complète de chirurgien dentiste ouverte devant lui, se curait les dents, qu’il avait charmantes, tout en dictant des variantes de la Monarchie selon la Charte à M. Pilorge, son secrétaire. La critique faisant autorité préférait Lafon à Talma. M. de Féletz signait A. ; M. Hoffmann signait Z. Charles Nodier écrivait Thérèse Aubert. Le divorce était aboli. Les lycées s’appelaient collèges. Les collégiens, ornés au collet d’une fleur de lys d’or, s’y gourmaient à propos du roi de Rome. La contre-police du château dénonçait à son altesse royale Madame le portrait, partout exposé, de M. le duc d’Orléans, lequel avait meilleure mine en uniforme de colonel général des houzards que M. le duc de Berry en uniforme de colonel général des dragons ; grave inconvénient. La ville de Paris faisait redorer à ses frais le dôme des Invalides. Les hommes sérieux se demandaient ce que ferait, dans telle ou telle occasion, M. de Trinquelague ; M. Clausel de Montals se séparait, sur divers points, de M. Clausel de Coussergues ; M. de Salaberry n’était pas *******. Le comédien Picard, qui était de l’Académie dont le comédien Molière n’avait pu être, faisait jouer les deux Philibert à l’Odéon, sur le fronton duquel l’arrachement des lettres laissait encore lire distinctement : THÉÂTRE DE L’IMPÉRATRICE. On prenait parti pour ou contre Cugnet de Montarlot. Fabvier était factieux ; Bavoux était révolutionnaire. Le libraire Pélicier publiait une édition de Voltaire , sous ce titre : Œuvres de Voltaire, de l’Académie française. « Cela fait venir les acheteurs », disait cet éditeur naïf. L’opinion générale était que M. Charles Loyson , serait le génie du siècle ; l’envie commençait à le mordre, signe de gloire ; et l’on faisait sur lui ce vers :
Même quand Loyson vole, on sent qu’il a des pattes.
Le cardinal Fesch refusant de se démettre, M. de Pins, archevêque d’Amasie, administrait le diocèse de Lyon . La querelle de la vallée des Dappes commençait entre la Suisse et la France par un mémoire du capitaine Dufour, depuis général. Saint-Simon, ignoré, échafaudait son rêve sublime. Il y avait à l’académie des sciences un Fourier célèbre que la postérité a oublié et dans je ne sais quel grenier un Fourier obscur dont l’avenir se souviendra. Lord Byron commençait à poindre ; une note d’un poème de Millevoye l’annonçait à la France en ces termes : un certain lord Baron. David d’Angers s’essayait à pétrir le marbre . L’abbé Caron parlait avec éloge, en petit comité de séminaristes, dans le cul-de-sac des Feuillantines, d’un prêtre inconnu nommé Félicité Robert qui a été plus tard Lamennais . Une chose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d’un chien qui nage allait et venait sous les fenêtres des Tuileries, du pont Royal au pont Louis XV c’était une mécanique bonne à pas grand’chose, une espèce de joujou, une rêverie d’inventeur songe-creux, une utopie : un bateau à vapeur . Les Parisiens regardaient cette inutilité avec indifférence. M. de Vaublanc , réformateur de l’Institut par coup d’État, ordonnance et fournée, auteur distingué de plusieurs académiciens, après en avoir fait, ne pouvait parvenir à l’être. Le faubourg Saint-Germain et la pavillon Marsan souhaitaient pour préfet de police M. Delaveau, à cause de sa dévotion. Dupuytren et Récamier se prenaient de querelle à l’amphithéâtre de l’École de médecine et se menaçaient du poing à propos de la divinité de Jésus-Christ. Cuvier, un œil sur la Genèse et l’autre sur la nature, s’efforçait de plaire à la réaction bigote en mettant les fossiles d’accord avec les textes et en faisant flatter Moïse par les mastodontes. M. François de Neufchâteau , louable cultivateur de la mémoire de Parmentier, faisait mille efforts pour que pomme de terre fût prononcée parmentière, et n’y réussissait point. L’abbé Grégoire, ancien évêque, ancien conventionnel, ancien sénateur, était passé dans la polémique royaliste à l’état « d’infâme Grégoire ». Cette locution que nous venons d’employer : passer à l’état de, était dénoncée comme néologisme par M. Royer-Collard . On pouvait distinguer encore à sa blancheur, sous la troisième arche du pont d’Iéna, la pierre neuve avec laquelle, deux ans auparavant, on avait bouché le trou de mine pratiqué par Blücher pour faire sauter le pont. La justice appelait à sa barre un homme qui, en voyant entrer le comte d’Artois à Notre-Dame, avait dit tout haut : Sapristi ! je regrette le temps où je voyais Bonaparte et Talma entrer bras dessus bras dessous au Bal-Sauvage . Propos séditieux. Six mois de prison. Des traîtres se montraient déboutonnés ; des hommes qui avaient passé à l’ennemi la veille d’une bataille ne cachaient rien de la récompense et marchaient impudiquement en plein soleil dans le cynisme des richesses et des dignités ; des déserteurs de Ligny et des Quatre-Bras , dans le débraillé de leur turpitude payée, étalaient leur dévouement monarchique tout nu ; oubliant ce qui est écrit en Angleterre sur la muraille intérieure des water-closets publics : Please adjust your dress before leaving .
Voilà, pêle-mêle, ce qui surnage confusément de l’année 1817, oubliée aujourd’hui. L’histoire néglige presque toutes ces particularités, et ne peut faire autrement ; l’infini l’envahirait. Pourtant ces détails, qu’on appelle à tort petits, – il n’y a ni petits faits dans l’humanité, ni petites feuilles dans la végétation, – sont utiles. C’est de la physionomie des années que se compose la figure des siècles.
En cette année 1817, quatre jeunes Parisiens firent « une bonne farce ».
Chapitre II
Double quatuor
Ces Parisiens étaient l’un de Toulouse, l’autre de Limoges, le troisième de Cahors et le quatrième de Montauban ; mais ils étaient étudiants, et qui dit étudiant dit parisien ; étudier à Paris, c’est naître à Paris.
Ces jeunes gens étaient insignifiants ; tout le monde a vu ces figures-là ; quatre échantillons du premier venu ; ni bons ni mauvais, ni savants ni ignorants, ni des génies ni des imbéciles ; beaux de ce charmant avril qu’on appelle vingt ans. C’étaient quatre Oscars quelconques, car à cette époque les Arthurs n’existaient pas encore. Brûlez pour lui les parfums d’Arabie, s’écriait la romance, Oscar s’avance, Oscar, je vais le voir ! On sortait d’Ossian, l’élégance était scandinave et calédonienne, le genre anglais pur ne devait prévaloir que plus tard, et le premier des Arthurs, Wellington, venait à peine de gagner la bataille de Waterloo.
Ces Oscars s’appelaient l’un Félix Tholomyès, de Toulouse ; l’autre Listolier, de Cahors ; l’autre Fameuil, de Limoges ; le dernier Blachevelle, de Montauban. Naturellement chacun avait sa maîtresse. Blachevelle aimait Favourite, ainsi nommée parce qu’elle était allée en Angleterre ; Listolier adorait Dahlia, qui avait pris pour nom de guerre un nom de fleur ; Fameuil idolâtrait Zéphine, abrégé de Joséphine ; Tholomyès avait Fantine, dite la Blonde à cause de ses beaux cheveux couleur de soleil.
Favourite, Dahlia, Zéphine et Fantine étaient quatre ravissantes filles, parfumées et radieuses, encore un peu ouvrières, n’ayant pas tout à fait quitté leur aiguille, dérangées par les amourettes, mais ayant sur le visage un reste de la sérénité du travail et dans l’âme cette fleur d’honnêteté qui dans la femme survit à la première chute. Il y avait une des quatre qu’on appelait la jeune, parce qu’elle était la cadette ; et une qu’on appelait la vieille. La vieille avait vingt-trois ans. Pour ne rien celer, les trois premières étaient plus expérimentées, plus insouciantes et plus envolées dans le bruit de la vie que Fantine la Blonde, qui en était à sa première illusion.
Dahlia, Zéphine, et surtout Favourite, n’en auraient pu dire autant. Il y avait déjà plus d’un épisode à leur roman à peine commencé, et l’amoureux, qui s’appelait Adolphe au premier chapitre, se trouvait être Alphonse au second, et Gustave au troisième. Pauvreté et coquetterie sont deux conseillères fatales ; l’une gronde, l’autre flatte ; et les belles filles du peuple les ont toutes les deux qui leur parlent bas à l’oreille, chacune de son côté. Ces âmes mal gardées écoutent. De là les chutes qu’elles font et les pierres qu’on leur jette. On les accable avec la splendeur de tout ce qui est immaculé et inaccessible. Hélas ! si la Yungfrau avait faim ?
Favourite, ayant été en Angleterre, avait pour admiratrices Zéphine et Dahlia. Elle avait eu de très bonne heure un chez-soi. Son père était un vieux professeur de mathématiques brutal et qui gasconnait ; point marié, courant le cachet malgré l’âge. Ce professeur, étant jeune, avait vu un jour la robe d’une femme de chambre s’accrocher à un garde-cendre ; il était tombé amoureux de cet accident. Il en était résulté Favourite. Elle rencontrait de temps en temps son père, qui la saluait. Un matin, une vieille femme à l’air béguin était entrée chez elle et lui avait dit : – Vous ne me connaissez pas, mademoiselle ? – Non. – Je suis ta mère. – Puis la vieille avait ouvert le buffet, bu et mangé, fait apporter un matelas qu’elle avait, et s’était installée. Cette mère, grognon et dévote, ne parlait jamais à Favourite, restait des heures sans souffler mot, déjeunait, dînait et soupait comme quatre, et descendait faire salon chez le portier, où elle disait du mal de sa fille.
Ce qui avait entraîné Dahlia vers Listolier, vers d’autres peut-être, vers l’oisiveté, c’était d’avoir de trop jolis ongles roses. Comment faire travailler ces ongles-là ? Qui veut rester vertueuse ne doit pas avoir pitié de ses mains. Quant à Zéphine, elle avait conquis Fameuil par sa petite manière mutine et caressante de dire : « Oui, monsieur ».
Les jeunes gens étant camarades, les jeunes filles étaient amies. Ces amours-là sont toujours doublés de ces amitiés-là.
Sage et philosophe, c’est deux ; et ce qui le prouve, c’est que, toutes réserves faites sur ces petits ménages irréguliers, Favourite, Zéphine et Dahlia étaient des filles philosophes, et Fantine une fille sage.
Sage, dira-t-on ? et Tholomyès ? Salomon répondrait que l’amour fait partie de la sagesse. Nous nous bornons à dire que l’amour de Fantine était un premier amour, un amour unique, un amour fidèle.
Elle était la seule des quatre qui ne fût tutoyée que par un seul.
Fantine était un de ces êtres comme il en éclôt, pour ainsi dire, au fond du peuple. Sortie des plus insondables épaisseurs de l’ombre sociale, elle avait au front le signe de l’anonyme et de l’inconnu. Elle était née à Montreuil-sur-mer. De quels parents ? Qui pourrait le dire ? On ne lui avait jamais connu ni père ni mère. Elle se nommait Fantine. Pourquoi Fantine ? On ne lui avait jamais connu d’autre nom. À l’époque de sa naissance, le Directoire existait encore. Point de nom de famille, elle n’avait pas de famille ; point de nom de baptême, l’église n’était plus là. Elle s’appela comme il plut au premier passant qui la rencontra toute petite, allant pieds nus dans la rue. Elle reçut un nom comme elle recevait l’eau des nuées sur son front quand il pleuvait. On l’appela la petite Fantine. Personne n’en savait davantage. Cette créature humaine était venue dans la vie comme cela. À dix ans, Fantine quitta la ville et s’alla mettre en service chez des fermiers des environs. À quinze ans, elle vint à Paris « chercher fortune ». Fantine était belle et resta pure le plus longtemps qu’elle put. C’était une jolie blonde avec de belles dents. Elle avait de l’or et des perles pour dot, mais son or était sur sa tête et ses perles étaient dans sa bouche.
Elle travailla pour vivre ; puis, toujours pour vivre, car le cœur a sa faim aussi, elle aima.
Elle aima Tholomyès.
Amourette pour lui, passion pour elle. Les rues du quartier latin, qu’emplit le fourmillement des étudiants et des grisettes, virent le commencement de ce songe. Fantine, dans ces dédales de la colline du Panthéon, où tant d’aventures se nouent et se dénouent, avait fui longtemps Tholomyès, mais de façon à le rencontrer toujours. Il y a une manière d’éviter qui ressemble à chercher. Bref, l’églogue eut lieu.
Blachevelle, Listolier et Fameuil formaient une sorte de groupe dont Tholomyès était la tête. C’était lui qui avait l’esprit.
Tholomyès était l’antique étudiant vieux ; il était riche ; il avait quatre mille francs de rente ; quatre mille francs de rente, splendide scandale sur la montagne Sainte-Geneviève. Tholomyès était un viveur de trente ans, mal conservé. Il était ridé et édenté ; et il ébauchait une calvitie dont il disait lui-même sans tristesse : crâne à trente ans, genou à quarante. Il digérait médiocrement, et il lui était venu un larmoiement à un œil. Mais à mesure que sa jeunesse s’éteignait, il allumait sa gaîté ; il remplaçait ses dents par des lazzis, ses cheveux par la joie, sa santé par l’ironie, et son œil qui pleurait riait sans cesse. Il était délabré, mais tout en fleurs. Sa jeunesse, pliant bagage bien avant l’âge, battait en retraite en bon ordre, éclatait de rire, et l’on n’y voyait que du feu. Il avait eu une pièce refusée au Vaudeville. Il faisait çà et là des vers quelconques. En outre, il doutait supérieurement de toute chose, grande force aux yeux des faibles. Donc, étant ironique et chauve, il était le chef. Iron est un mot anglais qui veut dire fer. Serait-ce de là que viendrait ironie ?
Un jour Tholomyès prit à part les trois autres, fit un geste d’oracle, et leur dit :
– Il y a bientôt un an que Fantine, Dahlia, Zéphine et Favourite nous demandent de leur faire une surprise. Nous la leur avons promise solennellement. Elles nous en parlent toujours, à moi surtout. De même qu’à Naples les vieilles femmes crient à saint Janvier : Faccia gialluta, fa o miracolo. Face jaune, fais ton miracle ! nos belles me disent sans cesse : « Tholomyès, quand accoucheras-tu de ta surprise ? » En même temps nos parents nous écrivent. Scie des deux côtés. Le moment me semble venu. Causons.
Sur ce, Tholomyès baissa la voix, et articula mystérieusement quelque chose de si gai qu’un vaste et enthousiaste ricanement sortit des quatre bouches à la fois et que Blachevelle s’écria :
– Ça, c’est une idée !
Un estaminet plein de fumée se présenta, ils y entrèrent, et le reste de leur conférence se perdit dans l’ombre.
Le résultat de ces ténèbres fut une éblouissante partie de plaisir qui eut lieu le dimanche suivant, les quatre jeunes gens invitant les quatre jeunes filles.
Chapitre III
Quatre à quatre
Ce qu’était une partie de campagne d’étudiants et de grisettes, il y a quarante-cinq ans, on se le représente malaisément aujourd’hui. Paris n’a plus les mêmes environs ; la figure de ce qu’on pourrait appeler la vie circumparisienne a complètement changé depuis un demi-siècle ; où il y avait le coucou, il y a le wagon ; où il y avait la patache, il y a le bateau à vapeur ; on dit aujourd’hui Fécamp comme on disait Saint-Cloud. Le Paris de 1862 est une ville qui a la France pour banlieue.
Les quatre couples accomplirent consciencieusement toutes les folies champêtres possibles alors. On entrait dans les vacances, et c’était une chaude et claire journée d’été. La veille, Favourite, la seule qui sût écrire, avait écrit ceci à Tholomyès au nom des quatre : « C’est un bonne heure de sortir de bonheur. » C’est pourquoi ils se levèrent à cinq heures du matin. Puis ils allèrent à Saint-Cloud par le coche, regardèrent la cascade à sec, et s’écrièrent : « Cela doit être bien beau quand il y a de l’eau ! » déjeunèrent à la Tête-Noire, où Castaing n’avait pas encore passé, se payèrent une partie de bagues au quinconce du grand bassin, montèrent à la lanterne de Diogène, jouèrent des macarons à la roulette du pont de Sèvres, cueillirent des bouquets à Puteaux, achetèrent des mirlitons à Neuilly, mangèrent partout des chaussons de pommes, furent parfaitement heureux.
Les jeunes filles bruissaient et bavardaient comme des fauvettes échappées. C’était un délire. Elles donnaient par moments de petites tapes aux jeunes gens. Ivresse matinale de la vie ! Adorables années ! L’aile des libellules frissonne. Oh ! qui que vous soyez , vous souvenez-vous ? Avez-vous marché dans les broussailles, en écartant les branches à cause de la tête charmante qui vient derrière vous ? Avez-vous glissé en riant sur quelque talus mouillé par la pluie avec une femme aimée qui vous retient par la main et qui s’écrie : « Ah ! mes brodequins tout neufs ! dans quel état ils sont ! »
Disons tout de suite que cette joyeuse contrariété, une ondée, manqua à cette compagnie de belle humeur, quoique Favourite eût dit en partant, avec un accent magistral et maternel : Les limaces se promènent dans les sentiers. Signe de pluie, mes enfants.
Toutes quatre étaient follement jolies. Un bon vieux poète classique, alors en renom, un bonhomme qui avait une Éléonore, M. le chevalier de Labouïsse, errant ce jour-là sous les marronniers de Saint-Cloud, les vit passer vers dix heures du matin ; il s’écria : Il y en a une de trop, songeant aux Grâces. Favourite, l’amie de Blachevelle, celle de vingt-trois ans, la vieille, courait en avant sous les grandes branches vertes, sautait les fossés, enjambait éperdument les buissons, et présidait cette gaîté avec une verve de jeune faunesse. Zéphine et Dahlia, que le hasard avait faites belles de façon qu’elles se faisaient valoir en se rapprochant et se complétaient, ne se quittaient point, par instinct de coquetterie plus encore que par amitié, et, appuyées l’une à l’autre, prenaient des poses anglaises ; les premiers keepsakes venaient de paraître, la mélancolie pointait pour les femmes, comme, plus tard, le byronisme pour les hommes, et les cheveux du sexe tendre commençaient à s’éplorer. Zéphine et Dahlia étaient coiffées en rouleaux. Listolier et Fameuil, engagés dans une discussion sur leurs professeurs, expliquaient à Fantine la différence qu’il y avait entre M. Delvincourt et M. Blondeau .
Blachevelle semblait avoir été créé expressément pour porter sur son bras le dimanche le châle-ternaux boiteux de Favourite.
Tholomyès suivait, dominant le groupe. Il était très gai, mais on sentait en lui le gouvernement ; il y avait de la dictature dans sa jovialité ; son ornement principal était un pantalon jambes-d’éléphant, en nankin, avec sous-pieds de tresse de cuivre ; il avait un puissant rotin de deux cents francs à la main, et, comme il se permettait tout, une chose étrange appelée cigare, à la bouche. Rien n’étant sacré pour lui, il fumait.
– Ce Tholomyès est étonnant, disaient les autres avec vénération. Quels pantalons ! quelle énergie !
Quant à Fantine, c’était la joie. Ses dents splendides avaient évidemment reçu de Dieu une fonction, le rire. Elle portait à sa main plus volontiers que sur sa tête son petit chapeau de paille cousue, aux longues brides blanches. Ses épais cheveux blonds, enclins à flotter et facilement dénoués et qu’il fallait rattacher sans cesse, semblaient faits pour la fuite de Galatée sous les saules. Ses lèvres roses babillaient avec enchantement. Les coins de sa bouche voluptueusement relevés, comme aux mascarons antiques d’Érigone, avaient l’air d’encourager les audaces ; mais ses longs cils pleins d’ombre s’abaissaient discrètement sur ce brouhaha du bas du visage comme pour mettre le holà. Toute sa toilette avait on ne sait quoi de chantant et de flambant. Elle avait une robe de barège mauve, de petits souliers-cothurnes mordorés dont les rubans traçaient des X sur son fin bas blanc à jour, et cette espèce de spencer en mousseline, invention marseillaise, dont le nom, canezou, corruption du mot quinze août prononcé à la Canebière, signifie beau temps, chaleur et midi. Les trois autres, moins timides, nous l’avons dit, étaient décolletées tout net, ce qui, l’été, sous des chapeaux couverts de fleurs, a beaucoup de grâce et d’agacerie ; mais, à côté de ces ajustements hardis, le canezou de la blonde Fantine, avec ses transparences, ses indiscrétions et ses réticences, cachant et montrant à la fois, semblait une trouvaille provocante de la décence, et la fameuse cour d’amour, présidée par la vicomtesse de Cette aux yeux vert de mer, eût peut-être donné le prix de la coquetterie à ce canezou qui concourait pour la chasteté. Le plus naïf est quelquefois le plus savant. Cela arrive.
Éclatante de face, délicate de profil, les yeux d’un bleu profond, les paupières grasses, les pieds cambrés et petits, les poignets et les chevilles admirablement emboîtés, la peau blanche laissant voir çà et là les arborescences azurées des veines, la joue puérile et franche, le cou robuste des Junons éginétiques, la nuque forte et souple, les épaules modelées comme par Coustou, ayant au centre une voluptueuse fossette visible à travers la mousseline ; une gaîté glacée de rêverie ; sculpturale et exquise ; telle était Fantine ; et l’on devinait sous ces chiffons une statue, et dans cette statue une âme.
Fantine était belle, sans trop le savoir. Les rares songeurs, prêtres mystérieux du beau, qui confrontent silencieusement toute chose à la perfection, eussent entrevu en cette petite ouvrière, à travers la transparence de la grâce parisienne, l’antique euphonie sacrée. Cette fille de l’ombre avait de la race. Elle était belle sous les deux espèces, qui sont le style et le rhythme. Le style est la forme de l’idéal ; le rhythme en est le mouvement.
Nous avons dit que Fantine était la joie, Fantine était aussi la pudeur.
Pour un observateur qui l’eût étudiée attentivement, ce qui se dégageait d’elle, à travers toute cette ivresse de l’âge, de la saison et de l’amourette, c’était une invincible expression de retenue et de modestie. Elle restait un peu étonnée. Ce chaste étonnement-là est la nuance qui sépare Psyché de Vénus. Fantine avait les longs doigts blancs et fins de la vestale qui remue les cendres du feu sacré avec une épingle d’or. Quoiqu’elle n’eût rien refusé, on ne le verra que trop, à Tholomyès, son visage, au repos, était souverainement virginal ; une sorte de dignité sérieuse et presque austère l’envahissait soudainement à de certaines heures, et rien n’était singulier et troublant comme de voir la gaîté s’y éteindre si vite et le recueillement y succéder sans transition à l’épanouissement. Cette gravité subite, parfois sévèrement accentuée, ressemblait au dédain d’une déesse. Son front, son nez et son menton offraient cet équilibre de ligne, très distinct de l’équilibre de proportion, et d’où résulte l’harmonie du visage ; dans l’intervalle si caractéristique qui sépare la base du nez de la lèvre supérieure, elle avait ce pli imperceptible et charmant, signe mystérieux de la chasteté qui rendit Barberousse amoureux d’une Diane trouvée dans les fouilles d’Icône.
L’amour est une faute ; soit. Fantine était l’innocence surnageant sur la faute.
Chapitre IV
Tholomyès est si joyeux
qu’il chante une chanson espagnole
Cette journée-là était d’un bout à l’autre faite d’aurore. Toute la nature semblait avoir congé, et rire. Les parterres de Saint-Cloud embaumaient ; le souffle de la Seine remuait vaguement les feuilles ; les branches gesticulaient dans le vent ; les abeilles mettaient les jasmins au pillage ; toute une bohème de papillons s’ébattait dans les achillées, les trèfles et les folles avoines ; il y avait dans l’auguste parc du roi de France un tas de vagabonds, les oiseaux.
Les quatre joyeux couples, mêlés au soleil, aux champs, aux fleurs, aux arbres, resplendissaient.
Et, dans cette communauté de paradis, parlant, chantant, courant, dansant, chassant aux papillons, cueillant des liserons, mouillant leurs bas à jour roses dans les hautes herbes, fraîches, folles, point méchantes, toutes recevaient un peu çà et là les baisers de tous, excepté Fantine, enfermée dans sa vague résistance rêveuse et farouche, et qui aimait.
– Toi, lui disait Favourite, tu as toujours l’air chose .
Ce sont là les joies. Ces passages de couples heureux sont un appel profond à la vie et à la nature, et font sortir de tout la caresse et la lumière. Il y avait une fois une fée qui fit les prairies et les arbres exprès pour les amoureux. De là cette éternelle école buissonnière des amants qui recommence sans cesse et qui durera tant qu’il y aura des buissons et des écoliers. De là la popularité du printemps parmi les penseurs. Le patricien et le gagne-petit, le duc et pair et le robin, les gens de la cour et les gens de la ville, comme on parlait autrefois, tous sont sujets de cette fée. On rit, on se cherche, il y a dans l’air une clarté d’apothéose, quelle transfiguration que d’aimer ! Les clercs de notaire sont des dieux. Et les petits cris, les poursuites dans l’herbe, les tailles prises au vol, ces jargons qui sont des mélodies, ces adorations qui éclatent dans la façon de dire une syllabe, ces cerises arrachées d’une bouche à l’autre, tout cela flamboie et passe dans des gloires célestes. Les belles filles font un doux gaspillage d’elles-mêmes. On croit que cela ne finira jamais. Les philosophes, les poètes, les peintres regardent ces extases et ne savent qu’en faire, tant cela les éblouit. Le départ pour Cythère ! s’écrie Watteau ; Lancret, le peintre de la roture, contemple ses bourgeois envolés dans le bleu ; Diderot tend les bras à toutes ces amourettes, et d’Urfé y mêle des druides.
Après le déjeuner les quatre couples étaient allés voir, dans ce qu’on appelait alors le carré du roi, une plante nouvellement arrivée de l’Inde, dont le nom nous échappe en ce moment, et qui à cette époque attirait tout Paris à Saint-Cloud ; c’était un bizarre et charmant arbrisseau haut sur tige, dont les innombrables branches fines comme des fils, ébouriffées, sans feuilles, étaient couvertes d’un million de petites rosettes blanches ; ce qui faisait que l’arbuste avait l’air d’une chevelure pouilleuse de fleurs. Il y avait toujours foule à l’admirer.
L’arbuste vu, Tholomyès s’était écrié : « J’offre des ânes ! » et, prix fait avec un ânier, ils étaient revenus par Vanves et Issy. À Issy, incident. Le parc, Bien National possédé à cette époque par le munitionnaire Bourguin, était d’aventure tout grand ouvert. Ils avaient franchi la grille, visité l’anachorète mannequin dans sa grotte, essayé les petits effets mystérieux du fameux cabinet des miroirs, lascif traquenard digne d’un satyre devenu millionnaire ou de Turcaret métamorphosé en Priape. Ils avaient robustement secoué le grand filet balançoire attaché aux deux châtaigniers célébrés par l’abbé de Bernis. Tout en y balançant ces belles l’une après l’autre, ce qui faisait, parmi les rires universels, des plis de jupe envolée où Greuze eût trouvé son compte, le toulousain Tholomyès, quelque peu espagnol, Toulouse est cousine de Tolosa, chantait, sur une mélopée mélancolique, la vieille chanson gallega probablement inspirée par quelque belle fille lancée à toute volée sur une corde entre deux arbres :
Soy de Badajoz.
Amor me llama.
Toda mi alma
Es en mi ojos
Porque enseñas
À tus piernas .
Fantine seule refusa de se balancer .
– Je n’aime pas qu’on ait du genre comme ça, murmura assez aigrement Favourite.
Les ânes quittés, joie nouvelle ; on passa la Seine en bateau, et de Passy, à pied, ils gagnèrent la barrière de l’Étoile. Ils étaient, on s’en souvient, debout depuis cinq heures du matin ; mais, bah ! il n’y a pas de lassitude le dimanche, disait Favourite ; le dimanche, la fatigue ne travaille pas. Vers trois heures les quatre couples, effarés de bonheur, dégringolaient aux montagnes russes, édifice singulier qui occupait alors les hauteurs Beaujon et dont on apercevait la ligne serpentante au-dessus des arbres des Champs-Élysées.
De temps en temps Favourite s’écriait :
– Et la surprise ? je demande la surprise.
– Patience, répondait Tholomyès.
Chapitre V
Chez Bombarda
Les montagnes russes épuisées, on avait songé au dîner ; et le radieux huitain, enfin un peu las, s’était échoué au cabaret Bombarda, succursale qu’avait établie aux Champs-Élysées ce fameux restaurateur Bombarda, dont on voyait alors l’enseigne rue de Rivoli à côté du passage Delorme.
Une chambre grande, mais laide, avec alcôve et lit au fond (vu la plénitude du cabaret le dimanche, il avait fallu accepter ce gîte) ; deux fenêtres d’où l’on pouvait contempler, à travers les ormes, le quai et la rivière ; un magnifique rayon d’août effleurant les fenêtres ; deux tables ; sur l’une une triomphante montagne de bouquets mêlés à des chapeaux d’hommes et de femmes ; à l’autre les quatre couples attablés autour d’un joyeux encombrement de plats, d’assiettes, de verres et de bouteilles ; des cruchons de bière mêlés à des flacons de vin ; peu d’ordre sur la table, quelque désordre dessous ;
Ils faisaient sous la table
Un bruit, un trique-trac de pieds épouvantable
dit Molière .
Voilà où en était vers quatre heures et demie du soir la bergerade commencée à cinq heures du matin. Le soleil déclinait, l’appétit s’éteignait.
Les Champs-Élysées, pleins de soleil et de foule, n’étaient que lumière et poussière, deux choses dont se compose la gloire. Les chevaux de Marly, ces marbres hennissants, se cabraient dans un nuage d’or. Les carrosses allaient et venaient. Un escadron de magnifiques gardes du corps, clairon en tête, descendait l’avenue de Neuilly ; le drapeau blanc, vaguement rose au soleil couchant, flottait sur le dôme des Tuileries. La place de la Concorde, redevenue alors place Louis XV, regorgeait de promeneurs *******s. Beaucoup portaient la fleur de lys d’argent suspendue au ruban blanc moiré qui, en 1817, n’avait pas encore tout à fait disparu des boutonnières. Çà et là au milieu des passants faisant cercle et applaudissant, des rondes de petites filles jetaient au vent une bourrée bourbonienne alors célèbre, destinée à foudroyer les Cent-Jours, et qui avait pour ritournelle :
Rendez-nous notre père de Gand,
Rendez-nous notre père.
Des tas de faubouriens endimanchés, parfois même fleurdelysés comme les bourgeois, épars dans le grand carré et dans le carré Marigny, jouaient aux bagues et tournaient sur les chevaux de bois ; d’autres buvaient ; quelques-uns, apprentis imprimeurs, avaient des bonnets de papier ; on entendait leurs rires. Tout était radieux. C’était un temps de paix incontestable et de profonde sécurité royaliste ; c’était l’époque où un rapport intime et spécial du préfet de police Anglès au roi sur les faubourgs de Paris se terminait par ces lignes : « Tout bien considéré, sire, il n’y a rien à craindre de ces gens-là. Ils sont insouciants et indolents comme des chats. Le bas peuple des provinces est remuant, celui de Paris ne l’est pas. Ce sont tous petits hommes. Sire, il en faudrait deux bout à bout pour faire un de vos grenadiers. Il n’y a point de crainte du côté de la populace de la capitale. Il est remarquable que la taille a encore décru dans cette population depuis cinquante ans ; et le peuple des faubourgs de Paris est plus petit qu’avant la révolution. Il n’est point dangereux. En somme, c’est de la canaille bonne. »
Qu’un chat puisse se changer en lion, les préfets de police ne le croient pas possible ; cela est pourtant, et c’est là le miracle du peuple de Paris. Le chat d’ailleurs, si méprisé du comte Anglès, avait l’estime des républiques antiques ; il incarnait à leurs yeux la liberté, et, comme pour servir de pendant à la Minerve aptère du Pirée, il y avait sur la place publique de Corinthe le colosse de bronze d’un chat. La police naïve de la restauration voyait trop « en beau » le peuple de Paris. Ce n’est point, autant qu’on le croit, de la « canaille bonne ». Le Parisien est au Français ce que l’Athénien était au Grec ; personne ne dort mieux que lui, personne n’est plus franchement frivole et paresseux que lui, personne mieux que lui n’a l’air d’oublier ; qu’on ne s’y fie pas pourtant ; il est propre à toute sorte de nonchalance, mais, quand il y a de la gloire au bout, il est admirable à toute espèce de furie. Donnez-lui une pique, il fera le 10 août ; donnez-lui un fusil, vous aurez Austerlitz. Il est le point d’appui de Napoléon et la ressource de Danton. S’agit-il de la patrie ? il s’enrôle ; s’agit-il de la liberté ? il dépave. Gare ! ses cheveux pleins de colère sont épiques ; sa blouse se drape en chlamyde. Prenez garde. De la première rue Greneta venue, il fera des fourches caudines. Si l’heure sonne, ce faubourien va grandir, ce petit homme va se lever, et il regardera d’une façon terrible, et son souffle deviendra tempête, et il sortira de cette pauvre poitrine grêle assez de vent pour déranger les plis des Alpes. C’est grâce au faubourien de Paris que la révolution, mêlée aux armées, conquiert l’Europe. Il chante, c’est sa joie . Proportionnez sa chanson à sa nature, et vous verrez ! Tant qu’il n’a pour refrain que la Carmagnole, il ne renverse que Louis XVI ; faites-lui chanter la Marseillaise, il délivrera le monde.
Cette note écrite en marge du rapport Anglès, nous revenons à nos quatre couples. Le dîner, comme nous l’avons dit, s’achevait.
Chapitre VI
Chapitre où l’on s’adore
Propos de table et propos d’amour ; les uns sont aussi insaisissables que les autres ; les propos d’amour sont des nuées, les propos de table sont des fumées.
Fameuil et Dahlia fredonnaient ; Tholomyès buvait ; Zéphine riait, Fantine souriait. Listolier soufflait dans une trompette de bois achetée à Saint-Cloud. Favourite regardait tendrement Blachevelle et disait :
– Blachevelle, je t’adore.
Ceci amena une question de Blachevelle :
– Qu’est-ce que tu ferais, Favourite, si je cessais de t’aimer ?
– Moi ! s’écria Favourite. Ah ! ne dis pas cela, même pour rire ! Si tu cessais de m’aimer, je te sauterais après, je te grifferais, je te grafignerais, je te jetterais de l’eau, je te ferais arrêter .
Blachevelle sourit avec la fatuité voluptueuse d’un homme chatouillé à l’amour-propre. Favourite reprit :
– Oui, je crierais à la garde ! Ah ! je me gênerais par exemple ! Canaille !
Blachevelle, extasié, se renversa sur sa chaise et ferma orgueilleusement les deux yeux.
Dahlia, tout en mangeant, dit bas à Favourite dans le brouhaha :
– Tu l’idolâtres donc bien, ton Blachevelle ?
– Moi, je le déteste, répondit Favourite du même ton en ressaisissant sa fourchette. Il est avare. J’aime le petit d’en face de chez moi. Il est très bien, ce jeune homme-là, le connais-tu ? On voit qu’il a le genre d’être acteur. J’aime les acteurs. Sitôt qu’il rentre, sa mère dit : « Ah ! mon Dieu ! ma tranquillité est perdue. Le voilà qui va crier. Mais, mon ami, tu me casses la tête ! » Parce qu’il va dans la maison, dans des greniers à rats, dans des trous noirs, si haut qu’il peut monter, – et chanter, et déclamer, est-ce que je sais, moi ? qu’on l’entend d’en bas ! Il gagne déjà vingt sous par jour chez un avoué à écrire de la chicane. Il est fils d’un ancien chantre de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Ah ! il est très bien. Il m’idolâtre tant qu’un jour qu’il me voyait faire de la pâte pour des crêpes, il m’a dit : Mamselle, faites des beignets de vos gants et je les mangerai. Il n’y a que les artistes pour dire des choses comme ça. Ah ! il est très bien. Je suis en train d’être insensée de ce petit-là. C’est égal, je dis à Blachevelle que je l’adore. Comme je mens ! Hein ? comme je mens !
Favourite fit une pause, et continua :
– Dahlia, vois-tu, je suis triste. Il n’a fait que pleuvoir tout l’été, le vent m’agace, le vent ne décolère pas, Blachevelle est très pingre, c’est à peine s’il y a des petits pois au marché, on ne sait que manger, j’ai le spleen, comme disent les Anglais, le beurre est si cher ! et puis, vois, c’est une horreur, nous dînons dans un endroit où il y a un lit, ça me dégoûte de la vie.
Chapitre VII
Sagesse de Tholomyès
Cependant, tandis que quelques-uns chantaient, les autres causaient tumultueusement, et tous ensemble ; ce n’était plus que du bruit. Tholomyès intervint :
– Ne parlons point au hasard ni trop vite, s’écria-t-il. Méditons si nous voulons être éblouissants. Trop d’improvisation vide bêtement l’esprit. Bière qui coule n’amasse point de mousse. Messieurs, pas de hâte. Mêlons la majesté à la ripaille ; mangeons avec recueillement ; festinons lentement. Ne nous pressons pas. Voyez le printemps ; s’il se dépêche, il est flambé, c’est-à-dire gelé. L’excès de zèle perd les pêchers et les abricotiers. L’excès de zèle tue la grâce et la joie des bons dîners. Pas de zèle, messieurs ! Grimod de la Reynière est de l’avis de Talleyrand.
Une sourde rébellion gronda dans le groupe.
– Tholomyès, laisse-nous tranquilles, dit Blachevelle.
– À bas le tyran ! dit Fameuil.
– Bombarda, Bombance et Bamboche ! cria Listolier.
– Le dimanche existe, reprit Fameuil.
– Nous sommes sobres, ajouta Listolier.
– Tholomyès, fit Blachevelle, contemple mon calme.
– Tu en es le marquis, répondit Tholomyès.
Ce médiocre jeu de mots fit l’effet d’une pierre dans une mare. Le marquis de Montcalm était un royaliste alors célèbre. Toutes les grenouilles se turent.
– Amis, s’écria Tholomyès, de l’accent d’un homme qui ressaisit l’empire, remettez-vous. Il ne faut pas que trop de stupeur accueille ce calembour tombé du ciel. Tout ce qui tombe de la sorte n’est pas nécessairement digne d’enthousiasme et de respect. Le calembour est la fiente de l’esprit qui vole. Le lazzi tombe n’importe où ; et l’esprit, après la ponte d’une bêtise, s’enfonce dans l’azur. Une tache blanchâtre qui s’aplatit sur le rocher n’empêche pas le condor de planer. Loin de moi l’insulte au calembour ! Je l’honore dans la proportion de ses mérites ; rien de plus. Tout ce qu’il y a de plus auguste, de plus sublime et de plus charmant dans l’humanité, et peut-être hors de l’humanité, a fait des jeux de mots. Jésus-Christ a fait un calembour sur saint Pierre , Moïse sur Isaac, Eschyle sur Polynice, Cléopâtre sur Octave. Et notez que ce calembour de Cléopâtre a précédé la bataille d’Actium, et que, sans lui, personne ne se souviendrait de la ville de Toryne, nom grec qui signifie cuiller à pot. Cela concédé, je reviens à mon exhortation. Mes frères, je le répète, pas de zèle, pas de tohu-bohu, pas d’excès, même en pointes, gaîtés, liesses et jeux de mots. Écoutez-moi, j’ai la prudence d’Amphiaraüs et la calvitie de César. Il faut une limite, même aux rébus. Est modus in rebus . Il faut une limite, même aux dîners. Vous aimez les chaussons aux pommes, mesdames, n’en abusez pas. Il faut, même en chaussons, du bon sens et de l’art. La gloutonnerie châtie le glouton. Gula punit Gulax . L’indigestion est chargée par le bon Dieu de faire de la morale aux estomacs. Et, retenez ceci : chacune de nos passions, même l’amour, a un estomac qu’il ne faut pas trop remplir. En toute chose il faut écrire à temps le mot finis, il faut se contenir, quand cela devient urgent, tirer le verrou sur son appétit, mettre au violon sa fantaisie et se mener soi-même au poste. Le sage est celui qui sait à un moment donné opérer sa propre arrestation. Ayez quelque confiance en moi. Parce que j’ai fait un peu mon droit, à ce que me disent mes examens, parce que je sais la différence qu’il y a entre la question mue et la question pendante, parce que j’ai soutenu une thèse en latin sur la manière dont on donnait la torture à Rome au temps où Munatius Demens était questeur du Parricide , parce que je vais être docteur, à ce qu’il paraît, il ne s’ensuit pas de toute nécessité que je sois un imbécile. Je vous recommande la modération dans vos désirs. Vrai comme je m’appelle Félix Tholomyès, je parle bien. Heureux celui qui, lorsque l’heure a sonné, prend un parti héroïque, et abdique comme Sylla, ou Origène !
Favourite écoutait avec une attention profonde.
– Félix ! dit-elle, quel joli mot ! j’aime ce nom-là. C’est en latin. Ça veut dire Prosper.
Tholomyès poursuivit :
– Quirites, gentlemen, Caballeros, mes amis ! voulez-vous ne sentir aucun aiguillon et vous passer de lit nuptial et braver l’amour ? Rien de plus simple. Voici la recette : la limonade, l’exercice outré, le travail forcé, éreintez-vous, traînez des blocs, ne dormez pas, veillez, gorgez-vous de boissons nitreuses et de tisanes de nymphæas, savourez des émulsions de pavots et d’agnuscastus, assaisonnez-moi cela d’une diète sévère, crevez de faim, et joignez-y les bains froids, les ceintures d’herbes, l’application d’une plaque de plomb, les lotions avec la liqueur de Saturne et les fomentations avec l’oxycrat.
– J’aime mieux une femme, dit Listolier.
– La femme ! reprit Tholomyès, méfiez-vous-en. Malheur à celui qui se livre au cœur changeant de la femme ! La femme est perfide et tortueuse. Elle déteste le serpent par jalousie de métier. Le serpent, c’est la boutique en face.
– Tholomyès, cria Blachevelle, tu es ivre !
– Pardieu ! dit Tholomyès.
– Alors sois gai, reprit Blachevelle.
– J’y consens, répondit Tholomyès.
Et, remplissant son verre, il se leva :
– Gloire au vin ! Nunc te, Bacche, canam ! Pardon, mesdemoiselles, c’est de l’espagnol. Et la preuve, señoras, la voici : tel peuple, telle futaille. L’arrobe de Castille contient seize litres, le cantaro d’Alicante douze, l’almude des Canaries vingt-cinq, le cuartin des Baléares vingt-six, la botte du czar Pierre trente. Vive ce czar qui était grand, et vive sa botte qui était plus grande encore ! Mesdames, un conseil d’ami : trompez-vous de voisin, si bon vous semble. Le propre de l’amour, c’est d’errer . L’amourette n’est pas faite pour s’accroupir et s’abrutir comme une servante anglaise qui a le calus du scrobage aux genoux. Elle n’est pas faite pour cela, elle erre gaîment, la douce amourette ! On a dit : l’erreur est humaine ; moi je dis : l’erreur est amoureuse. Mesdames, je vous idolâtre toutes. Ô Zéphine, ô Joséphine, figure plus que chiffonnée, vous seriez charmante, si vous n’étiez de travers. Vous avez l’air d’un joli visage sur lequel, par mégarde, on s’est assis. Quant à Favourite, ô nymphes et muses ! un jour que Blachevelle passait le ruisseau de la rue Guérin-Boisseau, il vit une belle fille aux bas blancs et bien tirés qui montrait ses jambes. Ce prologue lui plut, et Blachevelle aima. Celle qu’il aima était Favourite. Ô Favourite, tu as des lèvres ioniennes. Il y avait un peintre grec, appelé Euphorion , qu’on avait surnommé le peintre des lèvres. Ce Grec seul eût été digne de peindre ta bouche ! Écoute ! avant toi, il n’y avait pas de créature digne de ce nom. Tu es faite pour recevoir la pomme comme Vénus ou pour la manger comme Ève. La beauté commence à toi. Je viens de parler d’Ève, c’est toi qui l’as créée. Tu mérites le brevet d’invention de la jolie femme. Ô Favourite, je cesse de vous tutoyer, parce que je passe de la poésie à la prose. Vous parliez de mon nom tout à l’heure. Cela m’a attendri ; mais, qui que nous soyons, méfions-nous des noms. Ils peuvent se tromper. Je me nomme Félix et ne suis pas heureux. Les mots sont des menteurs. N’acceptons pas aveuglément les indications qu’ils nous donnent. Ce serait une erreur d’écrire à Liège pour avoir des bouchons et à Pau pour avoir des gants. Miss Dahlia, à votre place, je m’appellerais Rosa. Il faut que la fleur sente bon et que la femme ait de l’esprit. Je ne dis rien de Fantine, c’est une songeuse, une rêveuse, une pensive, une sensitive ; c’est un fantôme ayant la forme d’une nymphe et la pudeur d’une nonne, qui se fourvoie dans la vie de grisette, mais qui se réfugie dans les illusions, et qui chante, et qui prie, et qui regarde l’azur sans trop savoir ce qu’elle voit ni ce qu’elle fait, et qui, les yeux au ciel, erre dans un jardin où il y a plus d’oiseaux qu’il n’en existe ! Ô Fantine, sache ceci : moi Tholomyès, je suis une illusion ; mais elle ne m’entend même pas, la blonde fille des chimères ! Du reste, tout en elle est fraîcheur, suavité, jeunesse, douce clarté matinale. Ô Fantine, fille digne de vous appeler marguerite ou perle, vous êtes une femme du plus bel orient. Mesdames, un deuxième conseil : ne vous mariez point ; le mariage est une greffe ; cela prend bien ou mal ; fuyez ce risque. Mais, bah ! qu’est-ce que je chante là ? Je perds mes paroles. Les filles sont incurables sur l’épousaille ; et tout ce que nous pouvons dire, nous autres sages, n’empêchera point les giletières et les piqueuses de bottines de rêver des maris enrichis de diamants. Enfin, soit ; mais, belles, retenez ceci : vous mangez trop de sucre. Vous n’avez qu’un tort, ô femmes, c’est de grignoter du sucre. Ô sexe rongeur, tes jolies petites dents blanches adorent le sucre. Or, écoutez bien, le sucre est un sel. Tout sel est desséchant. Le sucre est le plus desséchant de tous les sels. Il pompe à travers les veines les liquides du sang ; de là la coagulation, puis la solidification du sang ; de là les tubercules dans le poumon ; de là la mort. Et c’est pourquoi le diabète confine à la phthisie. Donc ne croquez pas de sucre, et vous vivrez ! Je me tourne vers les hommes. Messieurs, faites des conquêtes. Pillez-vous les uns aux autres sans remords vos bien-aimées. Chassez-croisez. En amour, il n’y a pas d’amis. Partout où il y a une jolie femme l’hostilité est ouverte. Pas de quartier, guerre à outrance ! Une jolie femme est un casus belli ; une jolie femme est un flagrant délit . Toutes les invasions de l’histoire sont déterminées par des cotillons. La femme est le droit de l’homme. Romulus a enlevé les Sabines , Guillaume a enlevé les Saxonnes, César a enlevé les Romaines. L’homme qui n’est pas aimé plane comme un vautour sur les amantes d’autrui ; et quant à moi, à tous ces infortunés qui sont veufs, je jette la proclamation sublime de Bonaparte à l’armée d’Italie : « Soldats, vous manquez de tout. L’ennemi en a. »
Tholomyès s’interrompit.
– Souffle, Tholomyès, dit Blachevelle.
En même temps, Blachevelle, appuyé de Listolier et de Fameuil, entonna sur un air de complainte une de ces chansons d’atelier composées des premiers mots venus, rimées richement et pas du tout, vides de sens comme le geste de l’arbre et le bruit du vent, qui naissent de la vapeur des pipes et se dissipent et s’envolent avec elle. Voici par quel couplet le groupe donna la réplique à la harangue de Tholomyès :
Les pères dindons donnèrent
De l’argent à un agent
Pour que mons Clermont-Tonnerre
Fût fait pape à la Saint-Jean ;
Mais Clermont ne put pas être
Fait pape, n’étant pas prêtre ;
Alors leur agent rageant
Leur rapporta leur argent.
Ceci n’était pas fait pour calmer l’improvisation de Tholomyès ; il vida son verre, le remplit, et recommença.
– À bas la sagesse ! oubliez tout ce que j’ai dit. Ne soyons ni prudes, ni prudents, ni prud’hommes. Je porte un toast à l’allégresse ; soyons allègres ! Complétons notre cours de droit par la folie et la nourriture. Indigestion et digeste . Que Justinien soit le mâle et que Ripaille soit la femelle ! Joie dans les profondeurs ! Vis, ô création ! Le monde est un gros diamant ! Je suis heureux. Les oiseaux sont étonnants. Quelle fête partout ! Le rossignol est un Elleviou gratis. Été, je te salue. Ô Luxembourg, ô Géorgiques de la rue Madame et de l’allée de l’Observatoire ! Ô pioupious rêveurs ! ô toutes ces bonnes charmantes qui, tout en gardant des enfants, s’amusent à en ébaucher ! Les pampas de l’Amérique me plairaient, si je n’avais les arcades de l’Odéon. Mon âme s’envole dans les forêts vierges et dans les savanes. Tout est beau. Les mouches bourdonnent dans les rayons. Le soleil a éternué le colibri. Embrasse-moi, Fantine !
Il se trompa, et embrassa Favourite.
Chapitre VIII
Mort d’un cheval
– On dîne mieux chez Edon que chez Bombarda, s’écria Zéphine.
– Je préfère Bombarda à Edon, déclara Blachevelle. Il a plus de luxe. C’est plus asiatique. Voyez la salle d’en bas. Il y a des glaces sur les murs.
– J’en aime mieux dans mon assiette, dit Favourite.
Blachevelle insista :
– Regardez les couteaux. Les manches sont en argent chez Bombarda, et en os chez Edon. Or, l’argent est plus précieux que l’os.
– Excepté pour ceux qui ont un menton d’argent, observa Tholomyès.
Il regardait en cet instant-là le dôme des Invalides, visible des fenêtres de Bombarda.
Il y eut une pause.
– Tholomyès, cria Fameuil, tout à l’heure, Listolier et moi, nous avions une discussion.
– Une discussion est bonne, répondit Tholomyès, une querelle vaut mieux.
– Nous disputions philosophie.
– Soit.
– Lequel préfères-tu de Descartes ou de Spinosa ?
– Désaugiers, dit Tholomyès.
Cet arrêt rendu, il but et reprit :
– Je consens à vivre. Tout n’est pas fini sur la terre, puisqu’on peut encore déraisonner. J’en rends grâces aux dieux immortels. On ment, mais on rit. On affirme, mais on doute. L’inattendu jaillit du syllogisme. C’est beau. Il est encore ici-bas des humains qui savent joyeusement ouvrir et fermer la boîte à surprises du paradoxe. Ceci, mesdames, que vous buvez d’un air tranquille, est du vin de Madère, sachez-le, du cru de Coural das Freiras qui est à trois cent dix-sept toises au-dessus du niveau de la mer ! Attention en buvant ! trois cent dix-sept toises ! et monsieur Bombarda, le magnifique restaurateur, vous donne ces trois cent dix-sept toises pour quatre francs cinquante centimes !
Fameuil interrompit de nouveau :
– Tholomyès, tes opinions font loi. Quel est ton auteur favori ?
– Ber…
– Quin ?
– Non. Choux.
Et Tholomyès poursuivit :
– Honneur à Bombarda ! il égalerait Munophis d’Elephanta s’il pouvait me cueillir une almée, et Thygélion de Chéronée s’il pouvait m’apporter une hétaïre ! car, ô mesdames, il y avait des Bombarda en Grèce et en Égypte. C’est Apulée qui nous l’apprend. Hélas ! toujours les mêmes choses et rien de nouveau. Plus rien d’inédit dans la création du créateur ! Nil sub sole novum , dit Salomon ; amor omnibus idem , dit Virgile ; et Carabine monte avec Carabin dans la galiote de Saint-Cloud, comme Aspasie s’embarquait avec Périclès sur la flotte de Samos. Un dernier mot. Savez-vous ce que c’était qu’Aspasie, mesdames ? Quoiqu’elle vécût dans un temps où les femmes n’avaient pas encore d’âme, c’était une âme ; une âme d’une nuance rose et pourpre, plus embrasée que le feu, plus franche que l’aurore. Aspasie était une créature en qui se touchaient les deux extrêmes de la femme ; c’était la prostituée déesse. Socrate, plus Manon Lescaut. Aspasie fut créée pour le cas où il faudrait une catin à Prométhée.
Tholomyès, lancé, se serait difficilement arrêté, si un cheval ne se fût abattu sur le quai en cet instant-là même. Du choc, la charrette et l’orateur restèrent court. C’était une jument beauceronne, vieille et maigre et digne de l’équarrisseur , qui traînait une charrette fort lourde. Parvenue devant Bombarda, la bête, épuisée et accablée, avait refusé d’aller plus loin. Cet incident avait fait de la foule. À peine le charretier, jurant et indigné, avait-il eu le temps de prononcer avec l’énergie convenable le mot sacramentel : mâtin ! appuyé d’un implacable coup de fouet, que la haridelle était tombée pour ne plus se relever. Au brouhaha des passants, les gais auditeurs de Tholomyès tournèrent la tête, et Tholomyès en profita pour clore son allocution par cette strophe mélancolique :
Elle était de ce monde où coucous et carrosses
Ont le même destin,
Et, rosse, elle a vécu ce que vivent les rosses,
L’espace d’un : mâtin !
– Pauvre cheval, soupira Fantine.
Et Dahlia s’écria :
– Voilà Fantine qui va se mettre à plaindre les chevaux ! Peut-on être fichue bête comme ça !
En ce moment, Favourite, croisant les bras et renversant la tête en arrière, regarda résolûment Tholomyès et dit :
– Ah çà ! et la surprise ?
– Justement. L’instant est arrivé, répondit Tholomyès. Messieurs, l’heure de surprendre ces dames a sonné. Mesdames, attendez-nous un moment.
– Cela commence par un baiser, dit Blachevelle.
– Sur le front, ajouta Tholomyès.
Chacun déposa gravement un baiser sur le front de sa maîtresse ; puis ils se dirigèrent vers la porte tous les quatre à la file, en mettant leur doigt sur la bouche.
Favourite battit des mains à leur sortie.
– C’est déjà amusant, dit-elle.
– Ne soyez pas trop longtemps, murmura Fantine. Nous vous attendons.
Chapitre IX
Fin joyeuse de la joie
Les jeunes filles, restées seules, s’accoudèrent deux à deux sur l’appui des fenêtres, jasant, penchant leur tête et se parlant d’une croisée à l’autre.
Elles virent les jeunes gens sortir du cabaret Bombarda bras dessus bras dessous ; ils se retournèrent, leur firent des signes en riant, et disparurent dans cette poudreuse cohue du dimanche qui envahit hebdomadairement les Champs-Élysées.
– Ne soyez pas longtemps ! cria Fantine.
– Que vont-ils nous rapporter ? dit Zéphine.
– Pour sûr ce sera joli, dit Dahlia.
– Moi, reprit Favourite, je veux que ce soit en or.
Elles furent bientôt distraites par le mouvement du bord de l’eau qu’elles distinguaient dans les branches des grands arbres et qui les divertissait fort. C’était l’heure du départ des malles-poste et des diligences. Presque toutes les messageries du midi et de l’ouest passaient alors par les Champs-Élysées. La plupart suivaient le quai et sortaient par la barrière de Passy. De minute en minute, quelque grosse voiture peinte en jaune et en noir, pesamment chargée, bruyamment attelée, difforme à force de malles, de bâches et de valises, pleine de têtes tout de suite disparues, broyant la chaussée, changeant tous les pavés en briquets, se ruait à travers la foule avec toutes les étincelles d’une forge, de la poussière pour fumée, et un air de furie. Ce vacarme réjouissait les jeunes filles. Favourite s’exclamait :
– Quel tapage ! on dirait des tas de chaînes qui s’envolent.
Il arriva une fois qu’une de ces voitures qu’on distinguait difficilement dans l’épaisseur des ormes, s’arrêta un moment, puis repartit au galop. Cela étonna Fantine.
– C’est particulier ! dit-elle. Je croyais que la diligence ne s’arrêtait jamais.
Favourite haussa les épaules.
– Cette Fantine est surprenante. Je viens la voir par curiosité. Elle s’éblouit des choses les plus simples. Une supposition ; je suis un voyageur, je dis à la diligence : je vais en avant, vous me prendrez sur le quai en passant. La diligence passe, me voit, s’arrête, et me prend. Cela se fait tous les jours. Tu ne connais pas la vie, ma chère.
Un certain temps s’écoula ainsi. Tout à coup Favourite eut le mouvement de quelqu’un qui se réveille.
– Eh bien, fit-elle, et la surprise ?
– À propos, oui, reprit Dahlia, la fameuse surprise ?
– Ils sont bien longtemps ! dit Fantine.
Comme Fantine achevait ce soupir, le garçon qui avait servi le dîner entra. Il tenait à la main quelque chose qui ressemblait à une lettre.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Favourite.
Le garçon répondit :
– C’est un papier que ces messieurs ont laissé pour ces dames.
– Pourquoi ne l’avoir pas apporté tout de suite ?
– Parce que ces messieurs, reprit le garçon, ont commandé de ne le remettre à ces dames qu’au bout d’une heure.
Favourite arracha le papier des mains du garçon. C’était une lettre en effet.
– Tiens ! dit-elle. Il n’y a pas d’adresse. Mais voici ce qui est écrit dessus :
CECI EST LA SURPRISE.
Elle décacheta vivement la lettre, l’ouvrit et lut (elle savait lire) :
« Ô nos amantes !
« Sachez que nous avons des parents. Des parents, vous ne connaissez pas beaucoup ça. Ça s’appelle des pères et mères dans le code civil, puéril et honnête. Or, ces parents gémissent, ces vieillards nous réclament, ces bons hommes et ces bonnes femmes nous appellent enfants prodigues, ils souhaitent nos retours, et nous offrent de tuer des veaux. Nous leur obéissons, étant vertueux. À l’heure où vous lirez ceci, cinq chevaux fougueux nous rapporteront à nos papas et à nos mamans. Nous fichons le camp, comme dit Bossuet. Nous partons, nous sommes partis. Nous fuyons dans les bras de Laffitte et sur les ailes de Caillard. La diligence de Toulouse nous arrache à l’abîme, et l’abîme c’est vous, ô nos belles petites ! Nous rentrons dans la société, dans le devoir et dans l’ordre, au grand trot, à raison de trois lieues à l’heure. Il importe à la patrie que nous soyons, comme tout le monde, préfets, pères de famille, gardes champêtres et conseillers d’État. Vénérez-nous. Nous nous sacrifions. Pleurez-nous rapidement et remplacez-nous vite. Si cette lettre vous déchire, rendez-le-lui. Adieu.
« Pendant près de deux ans, nous vous avons rendues heureuses. Ne nous en gardez pas rancune.
« Signé : BLACHEVELLE.
« FAMEUIL.
« LISTOLIER.
« FÉLIX THOLOMYÈS
« POST-SCRIPTUM. Le dîner est payé. »
Les quatre jeunes filles se regardèrent.
Favourite rompit la première le silence.
– Eh bien ! s’écria-t-elle, c’est tout de même une bonne farce.
– C’est très drôle, dit Zéphine.
– Ce doit être Blachevelle qui a eu cette idée-là, reprit Favourite. Ça me rend amoureuse de lui. Sitôt parti, sitôt aimé. Voilà l’histoire.
– Non, dit Dahlia, c’est une idée à Tholomyès. Ça se reconnaît.
– En ce cas, reprit Favourite, mort à Blachevelle et vive Tholomyès !
– Vive Tholomyès ! crièrent Dahlia et Zéphine.
Et elles éclatèrent de rire.
Fantine rit comme les autres.
Une heure après, quand elle fut rentrée dans sa chambre, elle pleura. C’était, nous l’avons dit, son premier amour ; elle s’était donnée à ce Tholomyès comme à un mari, et la pauvre fille avait un enfant.
Livre quatrième
Confier,
c’est quelquefois livrer
Chapitre I
Une mère qui en rencontre une autre
Il y avait, dans le premier quart de ce siècle, à Montfermeil , près de Paris, une façon de gargote qui n’existe plus aujourd’hui. Cette gargote était tenue par des gens appelés Thénardier, mari et femme. Elle était située dans la ruelle du Boulanger. On voyait au-dessus de la porte une planche clouée à plat sur le mur. Sur cette planche était peint quelque chose qui ressemblait à un homme portant sur son dos un autre homme, lequel avait de grosses épaulettes de général dorées avec de larges étoiles argentées ; des taches rouges figuraient du sang ; le reste du tableau était de la fumée et représentait probablement une bataille. Au bas on lisait cette inscription : Au Sergent de Waterloo.
Rien n’est plus ordinaire qu’un tombereau ou une charrette à la porte d’une auberge. Cependant le véhicule ou, pour mieux dire, le fragment de véhicule qui encombrait la rue devant la gargote du Sergent de Waterloo, un soir du printemps de 1818, eût certainement attiré par sa masse l’attention d’un peintre qui eût passé là.
C’était l’avant-train d’un de ces fardiers , usités dans les pays de forêts, et qui servent à charrier des madriers et des troncs d’arbres. Cet avant-train se composait d’un massif essieu de fer à pivot où s’emboîtait un lourd timon, et que supportaient deux roues démesurées. Tout cet ensemble était trapu, écrasant et difforme. On eût dit l’affût d’un canon géant. Les ornières avaient donné aux roues, aux jantes, aux moyeux, à l’essieu et au timon, une couche de vase, hideux badigeonnage jaunâtre assez semblable à celui dont on orne volontiers les cathédrales. Le bois disparaissait sous la boue et le fer sous la rouille. Sous l’essieu pendait en draperie une grosse chaîne digne de Goliath forçat. Cette chaîne faisait songer, non aux poutres qu’elle avait fonction de transporter, mais aux mastodontes et aux mammons qu’elle eût pu atteler ; elle avait un air de bagne, mais de bagne cyclopéen et surhumain, et elle semblait détachée de quelque monstre. Homère y eût lié Polyphème et Shakespeare Caliban.
Pourquoi cet avant-train de fardier était-il à cette place dans la rue ? D’abord, pour encombrer la rue ; ensuite pour achever de se rouiller. Il y a dans le vieil ordre social une foule d’institutions qu’on trouve de la sorte sur son passage en plein air et qui n’ont pas pour être là d’autres raisons.
Le centre de la chaîne pendait sous l’essieu assez près de terre, et sur la courbure, comme sur la corde d’une balançoire, étaient assises et groupées, ce soir-là, dans un entrelacement exquis, deux petites filles, l’une d’environ deux ans et demi, l’autre de dix-huit mois, la plus petite dans les bras de la plus grande. Un mouchoir savamment noué les empêchait de tomber. Une mère avait vu cette effroyable chaîne, et avait dit : Tiens ! voilà un joujou pour mes enfants.
Les deux enfants, du reste gracieusement attifées, et avec quelque recherche, rayonnaient ; on eût dit deux roses dans de la ferraille ; leurs yeux étaient un triomphe ; leurs fraîches joues riaient. L’une était châtain, l’autre était brune. Leurs naïfs visages étaient deux étonnements ravis ; un buisson fleuri qui était près de là envoyait aux passants des parfums qui semblaient venir d’elles ; celle de dix-huit mois montrait son gentil ventre nu avec cette chaste indécence de la petitesse. Au-dessus et autour de ces deux têtes délicates, pétries dans le bonheur et trempées dans la lumière, le gigantesque avant-train, noir de rouille, presque terrible, tout enchevêtré de courbes et d’angles farouches, s’arrondissait comme un porche de caverne. À quelques pas, accroupie sur le seuil de l’auberge, la mère, femme d’un aspect peu avenant du reste, mais touchante en ce moment-là, balançait les deux enfants au moyen d’une longue ficelle, les couvant des yeux de peur d’accident avec cette expression animale et céleste propre à la maternité ; à chaque va-et-vient, les hideux anneaux jetaient un bruit strident qui ressemblait à un cri de colère ; les petites filles s’extasiaient, le soleil couchant se mêlait à cette joie, et rien n’était charmant comme ce caprice du hasard, qui avait fait d’une chaîne de titans une escarpolette de chérubins.
Tout en berçant ses deux petites, la mère chantonnait d’une voix fausse une romance alors célèbre :
Il le faut, disait un guerrier…
Sa chanson et la contemplation de ses filles l’empêchaient d’entendre et de voir ce qui se passait dans la rue.
Cependant quelqu’un s’était approché d’elle, comme elle commençait le premier couplet de la romance, et tout à coup elle entendit une voix qui disait très près de son oreille :
– Vous avez là deux jolis enfants, madame.
– À la belle et tendre Imogine .
répondit la mère, continuant sa romance, puis elle tourna la tête.
Une femme était devant elle, à quelques pas. Cette femme, elle aussi, avait un enfant qu’elle portait dans ses bras.
Elle portait en outre un assez gros sac de nuit qui semblait fort lourd.
L’enfant de cette femme était un des plus divins êtres qu’on pût voir. C’était une fille de deux à trois ans. Elle eût pu jouter avec les deux autres pour la coquetterie de l’ajustement ; elle avait un bavolet de linge fin, des rubans à sa brassière et de la valenciennes à son bonnet. Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme. Elle était admirablement rose et bien portante. La belle petite donnait envie de mordre dans les pommes de ses joues. On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon qu’ils devaient être très grands et qu’ils avaient des cils magnifiques. Elle dormait.
Elle dormait de ce sommeil d’absolue confiance propre à son âge. Les bras des mères sont faits de tendresse ; les enfants y dorment profondément.
Quant à la mère, l’aspect en était pauvre et triste. Elle avait la mise d’une ouvrière qui tend à redevenir paysanne. Elle était jeune. Était-elle belle ? peut-être ; mais avec cette mise il n’y paraissait pas. Ses cheveux, d’où s’échappait une mèche blonde, semblaient fort épais, mais disparaissaient sévèrement sous une coiffe de béguine, laide, serrée, étroite, et nouée au menton. Le rire montre les belles dents quand on en a ; mais elle ne riait point. Ses yeux ne semblaient pas être secs depuis très longtemps. Elle était pâle ; elle avait l’air très lasse et un peu malade ; elle regardait sa fille endormie dans ses bras avec cet air particulier d’une mère qui a nourri son enfant. Un large mouchoir bleu, comme ceux où se mouchent les invalides, plié en fichu, masquait lourdement sa taille. Elle avait les mains hâlées et toutes piquées de taches de rousseur, l’index durci et déchiqueté par l’aiguille, une mante brune de laine bourrue, une robe de toile et de gros souliers. C’était Fantine.
C’était Fantine. Difficile à reconnaître. Pourtant, à l’examiner attentivement, elle avait toujours sa beauté. Un pli triste, qui ressemblait à un commencement d’ironie, ridait sa joue droite. Quant à sa toilette, cette aérienne toilette de mousseline et de rubans qui semblait faite avec de la gaîté, de la folie et de la musique, pleine de grelots et parfumée de lilas, elle s’était évanouie comme ces beaux givres éclatants qu’on prend pour des diamants au soleil ; ils fondent et laissent la branche toute noire.
Dix mois s’étaient écoulés depuis « la bonne farce ».
Que s’était-il passé pendant ces dix mois ? on le devine.
Après l’abandon, la gêne. Fantine avait tout de suite perdu de vue Favourite, Zéphine et Dahlia ; le lien, brisé du côté des hommes, s’était défait du côté des femmes ; on les eût bien étonnées, quinze jours après, si on leur eût dit qu’elles étaient amies ; cela n’avait plus de raison d’être. Fantine était restée seule. Le père de son enfant parti, – hélas ! ces ruptures-là sont irrévocables, – elle se trouva absolument isolée, avec l’habitude du travail de moins et le goût du plaisir de plus. Entraînée par sa liaison avec Tholomyès à dédaigner le petit métier qu’elle savait, elle avait négligé ses débouchés ; ils s’étaient fermés. Nulle ressource. Fantine savait à peine lire et ne savait pas écrire ; on lui avait seulement appris dans son enfance à signer son nom ; elle avait fait écrire par un écrivain public une lettre à Tholomyès, puis une seconde, puis une troisième. Tholomyès n’avait répondu à aucune. Un jour, Fantine entendit des commères dire en regardant sa fille :
– Est-ce qu’on prend ces enfants-là au sérieux ? on hausse les épaules de ces enfants-là !
Alors elle songea à Tholomyès qui haussait les épaules de son enfant et qui ne prenait pas cet être innocent au sérieux ; et son cœur devint sombre à l’endroit de cet homme. Quel parti prendre pourtant ? Elle ne savait plus à qui s’adresser. Elle avait commis une faute, mais le fond de sa nature, on s’en souvient, était pudeur et vertu. Elle sentit vaguement qu’elle était à la veille de tomber dans la détresse, et de glisser dans le pire. Il fallait du courage ; elle en eut, et se roidit. L’idée lui vint de retourner dans sa ville natale, à Montreuil-sur-mer. Là quelqu’un peut-être la connaîtrait et lui donnerait du travail. Oui ; mais il faudrait cacher sa faute. Et elle entrevoyait confusément la nécessité possible d’une séparation plus douloureuse encore que la première. Son cœur se serra, mais elle prit sa résolution. Fantine, on le verra, avait la farouche bravoure de la vie.
Elle avait déjà vaillamment renoncé à la parure, s’était vêtue de toile, et avait mis toute sa soie, tous ses chiffons, tous ses rubans et toutes ses dentelles sur sa fille, seule vanité qui lui restât, et sainte celle-là. Elle vendit tout ce qu’elle avait, ce qui lui produisit deux cents francs ; ses petites dettes payées, elle n’eut plus que quatrevingts francs environ. À vingt-deux ans, par une belle matinée de printemps, elle quittait Paris, emportant son enfant sur son dos. Quelqu’un qui les eût vues passer toutes les deux eût pitié. Cette femme n’avait au monde que cet enfant, et cet enfant n’avait au monde que cette femme. Fantine avait nourri sa fille ; cela lui avait fatigué la poitrine, et elle toussait un peu.
Nous n’aurons plus occasion de parler de M. Félix Tholomyès. Bornons-nous à dire que, vingt ans plus tard, sous le roi Louis-Philippe, c’était un gros avoué de province, influent et riche, électeur sage et juré très sévère ; toujours homme de plaisir .
Vers le milieu du jour, après avoir, pour se reposer, cheminé de temps en temps, moyennant trois ou quatre sous par lieue, dans ce qu’on appelait alors les Petites Voitures des Environs de Paris, Fantine se trouvait à Montfermeil, dans la ruelle du Boulanger.
Comme elle passait devant l’auberge Thénardier, les deux petites filles, enchantées sur leur escarpolette monstre, avaient été pour elle une sorte d’éblouissement, et elle s’était arrêtée devant cette vision de joie.
Il y a des charmes. Ces deux petites filles en furent un pour cette mère.
Elle les considérait, toute émue. La présence des anges est une annonce de paradis. Elle crut voir au dessus de cette auberge le mystérieux ICI de la providence. Ces deux petites étaient si évidemment heureuses ! Elle les regardait, elle les admirait, tellement attendrie qu’au moment où la mère reprenait haleine entre deux vers de sa chanson, elle ne put s’empêcher de lui dire ce mot qu’on vient de lire :
– Vous avez là deux jolis enfants, madame.
Les créatures les plus féroces sont désarmées par la caresse à leurs petits. La mère leva la tête et remercia, et fit asseoir la passante sur le banc de la porte, elle-même étant sur le seuil. Les deux femmes causèrent.
– Je m’appelle madame Thénardier, dit la mère des deux petites. Nous tenons cette auberge.
Puis, toujours à sa romance, elle reprit entre ses dents :
Il le faut, je suis chevalier,
Et je pars pour la Palestine.
Cette madame Thénardier était une femme rousse, charnue, anguleuse ; le type femme-à-soldat dans toute sa disgrâce. Et, chose bizarre, avec un air penché qu’elle devait à des lectures romanesques. C’était une minaudière hommasse. De vieux romans qui se sont éraillés sur des imaginations de gargotières ont de ces effets-là. Elle était jeune encore ; elle avait à peine trente ans. Si cette femme, qui était accroupie, se fût tenue droite, peut-être sa haute taille et sa carrure de colosse ambulant propre aux foires, eussent-elles dès l’abord effarouché la voyageuse, troublé sa confiance, et fait évanouir ce que nous avons à raconter. Une personne qui est assise au lieu d’être debout, les destinées tiennent à cela.
La voyageuse raconta son histoire, un peu modifiée :
Qu’elle était ouvrière ; que son mari était mort ; que le travail lui manquait à Paris, et qu’elle allait en chercher ailleurs ; dans son pays ; qu’elle avait quitté Paris, le matin même, à pied ; que, comme elle portait son enfant, se sentant fatiguée, et ayant rencontré la voiture de Villemomble, elle y était montée ; que de Villemomble elle était venue à Montfermeil à pied, que la petite avait un peu marché, mais pas beaucoup, c’est si jeune, et qu’il avait fallu la prendre, et que le bijou s’était endormi.
Et sur ce mot elle donna à sa fille un baiser passionné qui la réveilla. L’enfant ouvrit les yeux, de grands yeux bleus comme ceux de sa mère, et regarda, quoi ? rien, tout, avec cet air sérieux et quelquefois sévère des petits enfants, qui est un mystère de leur lumineuse innocence devant nos crépuscules de vertus. On dirait qu’ils se sentent anges et qu’ils nous savent hommes. Puis l’enfant se mit à rire, et, quoique la mère la retint, glissa à terre avec l’indomptable énergie d’un petit être qui veut courir. Tout à coup elle aperçut les deux autres sur leur balançoire, s’arrêta court, et tira la langue, signe d’admiration.
La mère Thénardier détacha ses filles, les fit descendre de l’escarpolette, et dit :
– Amusez-vous toutes les trois.
Ces âges-là s’apprivoisent vite, et au bout d’une minute les petites Thénardier jouaient avec la nouvelle venue à faire des trous dans la terre, plaisir immense.
Cette nouvelle venue était très gaie ; la bonté de la mère est écrite dans la gaîté du marmot ; elle avait pris un brin de bois qui lui servait de pelle, et elle creusait énergiquement une fosse bonne pour une mouche. Ce que fait le fossoyeur devient riant, fait par l’enfant.
Les deux femmes continuaient de causer.
– Comment s’appelle votre mioche ?
– Cosette.
Cosette, lisez Euphrasie. La petite se nommait Euphrasie. Mais d’Euphrasie la mère avait fait Cosette, par ce doux et gracieux instinct des mères et du peuple qui change Josefa en Pepita et Françoise en Sillette. C’est là un genre de dérivés qui dérange et déconcerte toute la science des étymologistes. Nous avons connu une grand’mère qui avait réussi à faire de Théodore, Gnon.
– Quel âge a-t-elle ?
– Elle va sur trois ans.
– C’est comme mon aînée.
Cependant les trois petites filles étaient groupées dans une posture d’anxiété profonde et de béatitude ; un événement avait lieu ; un gros ver venait de sortir de terre ; et elles avaient peur, et elles étaient en extase.
Leurs fronts radieux se touchaient ; on eût dit trois têtes dans une auréole.
– Les enfants, s’écria la mère Thénardier, comme ça se connaît tout de suite ! les voilà qu’on jurerait trois sœurs !
Ce mot fut l’étincelle qu’attendait probablement l’autre mère. Elle saisit la main de la Thénardier, la regarda fixement, et lui dit :
– Voulez-vous me garder mon enfant ?
La Thénardier eut un de ces mouvements surpris qui ne sont ni le consentement ni le refus.
La mère de Cosette poursuivit :
– Voyez-vous, je ne peux pas emmener ma fille au pays. L’ouvrage ne le permet pas. Avec un enfant, on ne trouve pas à se placer. Ils sont si ridicules dans ce pays-là. C’est le bon Dieu qui m’a fait passer devant votre auberge. Quand j’ai vu vos petites si jolies et si propres et si *******es, cela m’a bouleversée. J’ai dit : voilà une bonne mère. C’est ça ; ça fera trois sœurs. Et puis, je ne serai pas longtemps à revenir. Voulez-vous me garder mon enfant ?
– Il faudrait voir, dit la Thénardier.
– Je donnerais six francs par mois.
Ici une voix d’homme cria du fond de la gargote :
– Pas à moins de sept francs. Et six mois payés d’avance.
– Six fois sept quarante-deux, dit la Thénardier.
– Je les donnerai, dit la mère.
– Et quinze francs en dehors pour les premiers frais, ajouta la voix d’homme.
– Total cinquante-sept francs, dit la madame Thénardier. Et à travers ces chiffres, elle chantonnait vaguement :
Il le faut, disait un guerrier.
– Je les donnerai, dit la mère, j’ai quatrevingts francs. Il me restera de quoi aller au pays. En allant à pied. Je gagnerai de l’argent là-bas, et dès que j’en aurai un peu, je reviendrai chercher l’amour.
La voix d’homme reprit :
– La petite a un trousseau ?
– C’est mon mari, dit la Thénardier.
– Sans doute elle a un trousseau, le pauvre trésor. J’ai bien vu que c’était votre mari. Et un beau trousseau encore ! un trousseau insensé. Tout par douzaines ; et des robes de soie comme une dame. Il est là dans mon sac de nuit.
– Il faudra le donner, repartit la voix d’homme.
– Je crois bien que je le donnerai ! dit la mère. Ce serait cela qui serait drôle si je laissais ma fille toute nue !
La face du maître apparut.
– C’est bon, dit-il.
Le marché fut conclu. La mère passa la nuit à l’auberge, donna son argent et laissa son enfant, renoua son sac de nuit dégonflé du trousseau et léger désormais, et partit le lendemain matin, comptant revenir bientôt. On arrange tranquillement ces départs-là, mais ce sont des désespoirs.
Une voisine des Thénardier rencontra cette mère comme elle s’en allait, et s’en revint en disant :
– Je viens de voir une femme qui pleure dans la rue, que c’est un déchirement.
Quand la mère de Cosette fut partie, l’homme dit à la femme :
– Cela va me payer mon effet de cent dix francs qui échoit demain. Il me manquait cinquante francs. Sais-tu que j’aurais eu l’huissier et un protêt ? Tu as fait là une bonne souricière avec tes petites.
– Sans m’en douter, dit la femme.