chapitre 1
Carolyn Leigh posa un regard étonné sur les deux hommes assis en face d’elle dans le cabinet d’avocats.
— Je suppose que cette réunion concerne le bienfaiteur anonyme qui m’a aidée à financer mes études. Je sais que l’argent transitait par vos bureaux, mais à part cela…
— C’est exact, lui répondit Me Bancroft, juriste grisonnant, en remontant ses lunettes sur son nez.
— J’imagine que si vous m’avez fait venir, c’est pour me dire qu’il faut maintenant que je rembourse ? demanda-t elle, cachant mal une certaine inquiétude.
Elle ne roulait pas sur l’or et, tant qu’elle n’aurait pas trouvé un temps plein à l’hôpital, elle aurait du mal à éponger ses dettes.
La voyant embarrassée, Me Bancroft la rassura sur-le-champ.
— Non, mademoiselle, vous n’avez rien à rembourser. Le donateur s’est montré très clair sur ce point.
L’avocat marqua un temps d’arrêt, puis il poursuivit :
— En fait, j’ai de très bonnes nouvelles pour vous.
Carolyn se raidit sur sa chaise.
— De bonnes nouvelles ? répéta-t elle.
L’expression la fit frissonner, car elle ne l’avait que trop entendue. Adoptée très tôt et de santé fragile, elle n’avait jamais connu d’autres bonnes nouvelles — comme disaient les fonctionnaires de l’assistance publique — que celles de ses placements dans des familles d’accueil sans cesse renouvelées. A l’époque, elle se sentait comme le pion d’un jeu diabolique. Aujourd’hui encore, même si elle avait réussi, à force de courage et de volonté, à obtenir son diplôme de médecin, elle en faisait toujours des cauchemars.
Traumatisée à jamais par les souvenirs de sa vie chaotique d’orpheline, elle reconnut la boule d’anxiété qui lui avait si souvent noué l’estomac. Oui, son enfance, ballottée d’une famille à une autre, sans chaleur, sans tendresse, l’entraverait à jamais comme un boulet.
« Et ça recommence… », pensa-t elle, redoutant ce qu’on allait encore lui assener.
Dès l’instant où elle était entrée dans ce bureau, elle avait senti une espèce d’hésitation de la part des deux hommes, comme s’ils ne savaient trop par où commencer. Elle avait déjà rencontré William Bancroft une fois, mais l’homme assis à côté de lui, Alan Lawrence, bel homme au demeurant, elle ne l’avait jamais croisé. Qui était il au juste et pourquoi se trouvait il là ? Le vieil avocat avait omis de le lui préciser. Peut-être était il son futur associé ?
Courtois, ils lui proposèrent un café qu’elle refusa.
— Bien, dit Me Bancroft. Passons aux choses sérieuses. Nous verrons les détails par la suite.
Se tournant alors vers Alan, il enchaîna :
— A vous, maintenant, mon cher.
Alan Lawrence sourit à Carolyn, qui ne manqua pas de remarquer le charme de l’homme. La trentaine, des traits énergiques, des cheveux noirs et un bronzage léger sur le visage, il était plutôt séduisant.
De ses beaux yeux d’un gris bleu, il la fixa, l’air hésitant, comme si la nouvelle qu’il avait à lui annoncer le mettait mal à l’aise. Les nerfs mis à vif par cette attente, Carolyn commença à s’impatienter. Qu’avait il donc de si embarrassant à lui dire ?
— Vous avez entendu parler d’Arthur Stanford ? commença-t il.
Le ton se voulait amical.
— Non, répondit elle du tac au tac.
La vivacité de la réaction le surprit. Il enchaîna.
— Je suppose que vous avez entendu parler des laboratoires pharmaceutiques Horizon ?
— Evidemment. Quel médecin ne connaît pas Horizon ? C’est une des sociétés les plus anciennes de tout le Nord-Ouest américain.
Il opina de la tête.
— C’est cela. Eh bien, Arthur Stanford, le propriétaire de ce laboratoire, vient de décéder et…
Un rien sarcastique, elle lui coupa la parole.
— Suis-je supposée être au courant de ce décès ?
La mort du magnat avait sans doute paru dans la presse, mais elle était trop occupée par son travail pour lire les journaux.
Méfiante, ne voyant toujours pas où il voulait en venir, elle se préparait à attaquer. A force d’être mêlée à des bagarres dont elle était souvent la cible dans les cours d’école, elle avait appris à se protéger avant que les coups ne pleuvent. Elle était donc prête à affronter n’importe quoi. N’empêche, pourquoi l’avait-on convoquée ?
— L’aide financière qui vous a été octroyée pour faire vos études, reprit Alan, et qui vous parvenait par le canal de Me Bancroft, vous était attribuée par Arthur Stanford.
— Vraiment ? s’exclama-t elle, ahurie.
— Oui, vraiment.
Elle s’était souvent demandé d’où lui venait cet argent, qui l’avait tellement aidée dans ses études. Un moment, elle avait cru qu’elle émanait d’une organisation caritative, mais jamais elle n’avait imaginé que son bienfaiteur puisse être tout simplement un particulier. Quand elle avait demandé une bourse à l’administration de la faculté, le directeur de l’établissement lui avait annoncé qu’une personne anonyme lui verserait régulièrement des fonds.
La réponse l’avait un peu surprise, mais elle n’avait pas vraiment cherché à savoir.
— Evidemment, je lui suis très reconnaissante de m’avoir permis de profiter de cette aide, qui a largement contribué à ma réussite. Mais… M. Stanford faisait des dons à tous les étudiants en médecine ?
— Non, seulement à vous.
— A moi seule ? répéta-t elle incrédule. Pourquoi moi ? Pourquoi ai-je eu cette chance ?
Alan hésita. Comment allait il lui révéler la vérité ? Me Bancroft l’avait chargé de cette mission — qu’il avait acceptée —, mais le Dr Carolyn Leigh n’était pas la petite femme insignifiante à laquelle il s’attendait. Elle lui faisait même beaucoup d’effet. De grands yeux bleus, une bouche joliment dessinée, de beaux cheveux blonds aux reflets miel, c’était une jeune femme infiniment séduisante. Elle avait passé un chemisier rose tout simple et une jupe bleu marine, qui mettait en valeur une silhouette fine que quelques rondeurs bien placées rendaient très suggestive.
Même si Alan ne la connaissait que depuis quelques minutes, il avait vite compris que, sous le désir qu’elle lui avait tout de suite inspiré, elle cachait d’autres qualités, plus solides. Il se dégageait d’elle une force et une détermination indéniables. Qu’un homme s’avise de lui manquer de respect, elle devait le remettre à sa place vertement, il l’aurait parié. Il l’imaginait volontiers dans sa blouse blanche de médecin, son stéthoscope autour du cou, visitant ses malades sur leur lit d’hôpital, des malades qu’elle devait charmer ou mettre au pas. Oui, à bien la regarder, ce qu’il détectait chez cette femme était assez impressionnant… Il fallait pourtant qu’il se lance. Le mieux était de se montrer aussi direct que possible.
— Ce n’est pas par hasard que vous avez bénéficié de ces libéralités, Carolyn. Voyez-vous, mademoiselle, rectifia-t il, M. Stanford témoignait un profond intérêt pour vous.
Il marqua un temps d’arrêt mais, devant la stupéfaction de Carolyn, il s’empressa de poursuivre.
— Ce que j’ai à vous dire risque de vous causer un choc. Ne sachant comment vous préparer à cette révélation, j’irai donc droit au but.
Maladroitement, il tendit la main vers elle, mais elle esquiva.
— Eh bien, enchaîna Alan, M. Stanford vous témoignait de l’intérêt parce qu’il était…
Il hésita.
— … votre grand-père.
Estomaquée, Carolyn vit trente-six chandelles. Elle voulut réagir, dire quelque chose, mais, l’émotion étant trop forte, les mots s’étranglèrent dans sa gorge.
Le premier choc passé, elle rassembla ses idées.
— Si je comprends bien, dit elle après un bref silence, l’argent que je recevais provenait de M. Stanford, qui se trouvait être… mon grand-père.
— Absolument, lui répondit Alan. Il n’y a aucun doute à ce sujet, vous êtes sa petite-fille.
Toute sa vie, Carolyn avait rêvé d’appartenir à un clan de la même chair et du même sang que les siens. Mais elle était seule, cruellement seule. Envers et contre tout, elle avait lutté pour survivre et réussi à se construire un petit monde à elle, une petite bulle où elle se sentait protégée. Patatras ! C’était une véritable bombe qui explosait aujourd’hui dans son univers.
« Pourvu que ce soit vrai », songea-t elle en fixant Alan.
Attendri par l’émotion de la jeune femme, Alan lui prit la main en souriant.
La voyant un peu rassérénée, Me Bancroft lui tendit un dossier.
— Vous lirez ceci, tous les détails y sont consignés.
Elle prit le document, qu’elle commença à feuilleter sous le regard des deux hommes empêtrés dans leur silence.
Enfin, Carolyn découvrait le mystère de sa naissance. Sa mère, Alicia Stanford, n’avait que seize ans quand, apprenant qu’elle était enceinte, elle s’était sauvée de chez elle. Tous les efforts menés par sa famille pour la retrouver étaient restés vains. Un an plus tard, Alicia était rentrée chez ses parents, atteinte d’un mal qui devait très vite l’emporter. Avant de mourir, elle avait refusé de révéler ce qu’était devenu son bébé, ainsi que l’identité du père de l’enfant. Pendant des années, personne n’avait cherché à percer ce mystère. Ce n’est que lorsque Carolyn était entrée à la faculté de médecine que des détectives, chargés de l’enquête par son grand-père, veuf et vieillissant, avaient pu la localiser. Dès ce moment, le vieux milliardaire n’avait jamais cessé de lui faire parvenir de l’argent.
« Ainsi, pendant des années, il a su que j’étais sa petite-fille », pensa-t elle avec amertume.
Une envie de pleurer lui serra la poitrine.
— Pourquoi ne m’a-t il rien dit ? Pourquoi ce secret ? demanda-t elle à l’avocat.
— Nous n’en savons rien, répliqua-t il. Quand votre grand-père a décidé de vous accorder cette pension, il nous a recommandé la plus totale discrétion. Ce qui ne l’a pas empêché de se tenir toujours au courant de vos faits et gestes. Il a su, par exemple, que vous travailliez comme stagiaire dans la société financière Champion Investment et que vous y aviez obtenu d’excellents résultats. Il pensait même que vous feriez carrière dans ce métier, mais finalement, vous avez préféré vous orienter vers la médecine…
Bancroft remonta ses lunettes sur son nez et se gratta la gorge.
— Voici maintenant le contenu de ses volontés.
— Cela me concerne directement ? s’enquit elle. Il m’a légué quelque chose ?
Alan ne put s’empêcher de répondre :
— Plus que « quelque chose », mademoiselle.
— Quelques mois avant sa mort, reprit Me Bancroft, Arthur Stanford a rédigé un nouveau testament dans lequel il vous désigne comme sa principale bénéficiaire. Il vous lègue cinquante et un pour cent des parts des laboratoires pharmaceutiques Horizon, la grande propriété de famille, un important portefeuille d’actions et des liquidités.
Incrédule, elle fixa tour à tour les deux hommes. Quel était donc l’objet de cette sinistre plaisanterie ? Elle n’avait jamais cru aux contes de fées, et n’allait pas davantage gober celui-là. Cela relevait du canular, de la mystification. On se moquait d’elle…
La voyant agitée d’un léger tremblement, Alan voulut la rassurer.
— Carolyn, tout ceci est vrai. Votre grand-père est décédé il y a quelques semaines. Sur le plan légal, tout est en ordre, mais avant de vous informer officiellement de ses dernières volontés, nous devions vérifier certains points précis.
— Vous prétendez me faire croire que M. Stanford a écarté les membres de sa famille à mon profit ? Mais il ne me connaissait même pas et ne s’est jamais intéressé à moi !
— C’est pourtant ainsi, Carolyn : telle a été sa décision.
— Mais que vont dire ses ayants droit ? s’enquit Carolyn, qui contrôlait mal son émotion. Il n’était sûrement pas seul au monde, et doit avoir des obligations envers ses héritiers !
— Effectivement, confirma Me Bancroft. Il a un fils, Jasper, le frère aîné de votre mère. Il est mentionné dans le testament, mais à une place plus modeste.
Pourquoi Stanford avait il agi ainsi ? se demanda-t elle. Pourquoi avait il, dans une certaine mesure, déshérité son fils ?
— Jasper est un piètre gestionnaire : il a mis en faillite deux des sociétés de votre grand-père et celui-ci en a tiré les conclusions. Il ne voulait pas confier à son fils l’avenir d’Horizon.
— Et il n’a pas d’autres héritiers ?
— Non, vous êtes le seul lien de sang avec votre grand-père, répondit Bancroft. Aujourd’hui, Jasper travaille comme chef de laboratoire à Horizon, mais c’est à vous que revient la lourde responsabilité de contrôler tout ce qui concerne les finances de l’entreprise.
— Est il marié ?
— Non. Il ne s’est jamais marié, mais il fréquente depuis cinq ans Della Denison, une femme extrêmement compétente qui travaille elle aussi dans la société. Ils vivent dans la propriété de Stanford avec les deux enfants de Della, qui ont une vingtaine d’années. Votre grand-père estimait que tout ce petit monde devait pouvoir cohabiter, en bonne intelligence, dans le manoir.
— Evidemment, tout cela est susceptible de changement, précisa Alan. Ce sera à vous de décider quand vous vous y installerez. N’oubliez pas, Carolyn, que vous êtes dorénavant le numéro un de l’entreprise, et qu’il vous appartiendra de prendre les décisions qui vous sembleront justifiées.
— Quand toutes les démarches seront terminées, ajouta Me Bancroft. D’ici là, je peux créditer votre compte des sommes dont vous avez besoin.
Peu à peu, les doutes qui avaient envahi Carolyn s’estompèrent, cédant la place à un flot de questions.
Elle était perdue dans ses réflexions quand Alan se pencha vers elle, cherchant son regard.
— Avant que vous n’endossiez l’uniforme de la riche héritière, il me semble de mon devoir de vous faire part de quelques faits troublants.
Héritière… Ce mot sonnait désagréablement à ses oreilles. Toute sa vie, elle avait peiné à boucler les fins de mois. Sa voiture d’occasion flirtait avec les cent soixante mille kilomètres et, à l’hôpital, elle gagnait un salaire peu enviable.
— La mort brutale de votre grand-père nous a tous étonnés, reprit Alan.
— Etait il gravement malade ? demanda-t elle, regrettant presque de n’avoir pu se rendre à son chevet.
Si seulement elle avait pu le soigner… Elle aurait mis en application ce qu’elle avait appris à la faculté de médecine.
— Votre grand-père n’est pas mort de maladie, dit il.
Ce qu’il avait à lui apprendre n’était pas facile à dire. Il avait peur de la choquer et de la blesser.
— Il a été victime d’un accident de la circulation. Un chauffard…
Elle le fixa, la gorge nouée. Son grand-père avait peut-être eu l’intention de lui parler, mais une mort prématurée l’en avait empêché. Elle ne le saurait jamais…
— M. Stanford a été tué à quelques kilomètres de sa résidence, près du port. Je dois vous dire que cet… « accident » soulève bien des interrogations. Certains n’hésitent pas à mettre en doute le caractère accidentel de l’affaire.
Carolyn ne saisit pas tout de suite le sous-entendu. Le front plissé, elle réfléchit quelques secondes.
— Seriez-vous en train d’insinuer que quelqu’un l’a délibérément heurté avec sa voiture ?
— Nous ne pouvons rien affirmer pour l’instant, mais c’est le doute qui plane autour de cette affaire qui me vaut d’être présent ici, dit Alan, sortant un badge de sa poche. Je suis enquêteur fédéral, et j’ai été chargé de faire la lumière sur les circonstances qui ont entouré la mort de votre grand-père.
— Vous n’êtes donc pas avocat ? Je veux dire… je pensais…
— Non, je vous répète que je suis agent fédéral. Me Bancroft m’a demandé de participer à cette réunion car il sait que j’enquête sur la société Stanford. Et comme vous êtes dorénavant l’héritière en titre, il a pensé que vous pourriez m’aider.
— Vous aider ? Comment ? Je ne suis pas agent fédéral, moi !
— Je ne plaisante pas. Votre fonction va vous ouvrir en grand les portes de la société familiale et vous permettre d’accéder aux affaires de la famille.
— Je ne comprends pas… Je ne vois pas ce que vous avez en tête, grommela Carolyn, mais donnez-moi davantage d’informations et laissez-moi du temps pour réfléchir.
Elle se leva et reprit :
— Maintenant, messieurs, veuillez m’excuser, mais… avec cette histoire, vous me faites tourner la tête.
— Vous êtes tout excusée, intervint Alan. Nous comprenons que cela fasse beaucoup de choses à assimiler en peu de temps, mais le temps, justement, est d’une importance capitale. Je ne veux pas faire pression sur vous, Carolyn, et cependant…
Elle le coupa et, d’un ton très professionnel :
— Sachez que je n’agis jamais sous la pression, monsieur Lawrence. Quoi que vous ayez à me demander, vous devrez attendre.
Après un sourire un peu figé, elle quitta le bureau d’un pas rapide, laissant ses interlocuteurs médusés.
Peut-être ce qui lui arrivait était il fabuleux, mais tout était encore trop embrouillé dans sa tête. Elle voulait bien croire à l’incroyable, mais son intuition lui murmurait de se méfier. Le charmant M. Lawrence, c’était clair, cherchait à obtenir quelque chose d’elle. Mais quoi ? Que voulait il vraiment ? Et pourquoi Me Bancroft l’avait il convié à ce rendez-vous ? Certes, elle avait été sensible au sourire enjôleur de l’agent fédéral et à la pression de sa main sur la sienne, mais ne s’était il pas joué de son émotion ?
Toutes ces pensées pêle-mêle dans la tête, elle regagna sa voiture garée derrière l’immeuble. Ses mains tremblaient quand elle ouvrit la portière. Assise au volant, elle attendit quelques minutes avant de démarrer. Il fallait qu’elle rentre chez elle et parcoure les papiers que lui avait remis l’avocat. Ensuite, elle surferait sur internet pour y trouver un maximum d’informations sur les laboratoires Horizon. Son programme bien établi dans la tête, elle tourna la clé de contact. Hélas, sans succès.
Après plusieurs essais infructueux, elle tapa sur son volant avec rage. Cela faisait plus d’un mois qu’elle avait des ennuis avec sa vieille guimbarde, qui n’en pouvait plus. Mais elle repoussait les réparations pour d’évidents problèmes financiers. Elle essaya encore une fois, toujours sans succès, et marmonna une bordée de jurons. Ironie de la situation, Alan Lawrence traversait justement le parking. Sans doute avait il entendu le moteur tousser, car il vint vers elle.
La mine dépitée, elle baissa sa vitre. Il la regardait, l’air narquois.
— Elle ne veut rien savoir, on dirait ?
Son sourire agaça Carolyn.
— Brillante déduction ! Tous les agents fédéraux sont aussi perspicaces ?
— Allez, ne vous fâchez pas… Voulez-vous que j’essaie ?
— Non, merci. Ne perdez pas votre temps.
Elle ne tenait pas à prolonger une situation dans laquelle elle se sentait ridicule. Il n’était pas besoin d’être un technicien chevronné pour conclure que sa voiture était tout juste bonne pour la casse. Mais que faire ? La laisser sur place ? Prendre l’autobus pour rentrer chez elle, et vérifier si son assurance prenait en charge les incidents mécaniques ?
— Finalement, je vais la laisser se reposer, maugréa-t elle.
— Voulez-vous que je vous raccompagne ? Vous appellerez un garage de chez vous pour vous faire remorquer.
— Non, merci, inutile de vous déranger, rétorqua-t elle d’un ton sec.
— Cela ne me dérange pas, je n’ai rien de spécial à faire. Il faudra simplement que vous me guidiez, car je ne me repère pas bien dans Seattle.
A un drôle d’éclat dans ses yeux bleus, il vit qu’elle était tiraillée entre l’envie d’accepter et celle de refuser. Pour lui, cette panne était une aubaine. Elle allait lui permettre d’établir un contact plus étroit avec elle. Et comme il avait impérativement besoin de son accord pour l’aider dans sa mission…
— O.K., dit elle finalement.
Sans s’en rendre compte, il laissa échapper un soupir satisfait.
Comme ils marchaient côte à côte en direction de sa voiture, il rompit le silence par quelques commentaires sur la météo locale.
— Savez-vous qu’il pleut plus en une semaine, ici, que chez nous pendant toute une saison ?
Pour la première fois, Carolyn lui sourit.
— Les natifs de Seattle appellent ces intempéries leur soleil liquide. C’est joli, non ?
— Très charmant.
Ces banalités météorologiques énoncées, il reprit :
— Je suis originaire du Nouveau-Mexique. Etes-vous déjà allée là-bas ?
— Non, mais je crois que ça ne me plairait pas. L’eau me manquerait.
A sa mine, Alan comprit que son bavardage l’ennuyait. Après les différents coups de théâtre survenus chez Bancroft, elle devait avoir envie de silence pour réfléchir. Apprendre l’identité de son grand-père avait été un premier choc. Passer, en l’espace de quelques minutes, du statut d’orpheline pauvre à celui d’héritière d’une fortune colossale avait de quoi ébranler qui que ce soit.
Heureusement pour elle, Alan savait qu’elle était dotée d’une volonté de fer et que ses airs d’adolescente douce et naïve étaient trompeurs. Il était inutile qu’il se berce d’illusions : il ne serait pas facile de la convaincre d’accepter son plan.
— Tenez, montez.
Ils s’installèrent et il démarra.
Profitant de ce qu’il tournait le volant à droite, il lui jeta un regard en coin. Assise près de lui, elle regardait droit devant elle. Sous son allure de jeune fille rangée, elle était terriblement féminine et dégageait même quelque chose d’assez excitant. Etait-ce son chemisier qui lui moulait la poitrine ? Ou son col entrouvert qui découvrait un cou long et racé, et laissait deviner le bombé de ses seins ?
Lawrence inspira discrètement. Le parfum de sa passagère, fleuri et capiteux, lui titilla les narines. Aussitôt, il sentit son corps réagir. Il avait eu tort de se priver si longtemps de la compagnie des femmes… Il allait le payer.
Chassant d’un geste de la main les images érotiques que lui inspirait la jeune femme, il tenta de renouer le fil de la conversation. Mais elle n’était pas loquace. Peut-être, en lui racontant avec humour les expériences malheureuses qu’il avait connues dans certains pays étrangers, réussirait il à la dérider ? Il tenta sa chance.
— Vous avez beaucoup voyagé, on dirait ? laissa-t elle tomber après avoir écouté le début de ses péripéties.
— Essentiellement en Amérique du Sud. J’ai vécu deux ans au Brésil, détaché auprès de l’ambassade américaine. En tant que spécialiste des affaires judiciaires, j’étais chargé de la coordination des opérations anti drogue.
— Intéressant. Et quand vous êtes rentré aux Etats-Unis, vous êtes devenu agent fédéral ?
— Oui, répondit il sans s’étendre.
Comme il se taisait, Carolyn lui jeta à son tour un regard en coulisse. Il dut le sentir car il tourna la tête vers elle. Son visage avait changé. Un nuage de tristesse voilait son regard. Leur conversation semblait avoir réveillé en lui un souvenir douloureux. Que s’était il donc passé dans sa carrière pour que l’évocation de son passé lui assombrisse ainsi l’humeur ?
Chez Me Bancroft, il lui avait paru énergique, et donc peu enclin à s’apitoyer sur lui-même.
— Est-ce que c’est ici ? demanda-t il en ralentissant devant une grande maison.
Carolyn y louait un appartement tout en haut.
— Oui, dit elle, la main posée sur la portière, déjà prête à sauter.
— Attendez une seconde que je me gare, dit il devant son empressement à descendre.
D’abord déstabilisée par les événements de la matinée, elle semblait, maintenant, tout à fait remise.
— Pouvez-vous m’accorder encore une minute, que nous bavardions ? demanda-t il. Je me doute que vous devez être épuisée, mais j’aimerais que vous m’écoutiez. C’est important. Il y a des décisions graves à prendre.
— Ecoutez, monsieur, je ne suis pas en état de prendre la moindre décision, l’interrompit elle sèchement. J’ai trop lu d’histoires sur des gens qui ont fait fortune subitement, et qui ont ensuite été harcelés par des aigrefins qui voulaient profiter d’eux.
— Je vous en prie, rétorqua-t il, glacial. Ce que j’ai à vous dire n’a rien à voir avec l’argent. Il s’agit de la santé de tout un chacun. Vous qui êtes médecin, vous devriez vous sentir concernée au premier chef.
— Comprenez-moi. Je suis encore sous le choc des révélations de la journée. J’ai besoin de temps pour digérer tout cela. De plus, je ne vois pas ce que vous pouvez attendre de moi.
— Laissez-moi vous l’expliquer, vous aurez ensuite tout le temps d’y réfléchir.
Il souda son regard à celui de sa passagère qui le fixait, perplexe devant tant de mystère. Les yeux gris de son chauffeur étaient si troublants qu’elle se sentit rougir. Envahie par une gêne diffuse, elle songea à se sauver, mais elle était prisonnière de cette maudite voiture. Quelle galère ! Décidément, elle détestait les situations compliquées.
Mal à l’aise, elle s’humecta les lèvres du bout de la langue puis soupira très fort. Bon gré mal gré, elle allait devoir l’écouter.
— D’accord, mais pas dans la voiture. Nous serons mieux chez moi.
Ils descendirent de voiture et se dirigèrent vers l’escalier qui menait à son appartement. Arrivée en haut des marches, elle alluma le couloir, fit les quelques mètres qui la séparaient de sa porte, et mettait la clé dans le verrou quand elle sentit le souffle tiède de Lawrence sur sa nuque…
La porte ouverte, elle rougit de nouveau. De honte, cette fois. Un désordre indescriptible régnait chez elle. Elle avait dormi trop tard et avait dû se dépêcher pour être à l’heure chez l’avocat. Il y avait de tout partout. Quant à sa chambre, elle aurait préféré qu’il ne la voie pas : ses vêtements — elle en avait essayé beaucoup avant de se décider pour la jupe bleue et le haut rose — traînaient pêle-mêle sur le lit. Au vu du caractère ostensible et… total du champ de bataille, elle ne tenta même pas de s’excuser.
L’appartement était meublé d’un bric-à-brac dont la propriétaire ne voulait plus, et qu’elle avait obligeamment abandonné à sa locataire qui l’avait récupéré, aucun brocanteur n’ayant daigné l’acheter. Dans un coin du salon, un vieux bureau croulait sous des montagnes de papiers et de livres de médecine. Pour essayer de lui donner une touche personnelle, Carolyn avait accroché aux murs des calendriers, et disposé çà et là des plantes vertes. Comme elle recevait peu, pour ne pas dire jamais, son appartement ressemblait à ce qu’il était : l’antre d’une célibataire.
Alan s’assit sur le canapé quelque peu défoncé ; elle, sur une chaise, en évitant soigneusement de le regarder. Que pouvait il bien penser ? De quel droit s’imposait il ainsi dans sa vie ?
Prenant brusquement conscience de la place qu’il occupait dans ses pensées, elle leva les yeux sur lui pour le détailler. Il fallait reconnaître qu’il avait beaucoup de présence. Il avait laissé sa veste dans la voiture et desserré sa cravate. Ses cheveux coupés court étaient noir de jais, comme ses sourcils. Un mètre quatre-vingt-cinq environ, athlétique, il avait des bras incroyablement musclés. De beaux yeux gris, une mâchoire carrée, un sourire enjôleur… Il incarnait le séducteur comme elle en avait vu parfois sur les couvertures de magazines.
Alors qu’elle se laissait aller à ses pensées, elle sentit qu’il l’observait et sursauta. Un brusque coup de chaud lui colora aussitôt les joues.
Vexée de s’être laissé surprendre, elle l’interpella sur un ton plus sec qu’elle ne le voulait.
— Bien. Maintenant, je vous écoute. De quoi est il question ?
Il la scruta et, au lieu de répondre, se leva et alla jusqu’à la fenêtre. Le regard perdu dans le vide, Alan Lawrence lui parut soudain être devenu un autre homme. Que se passait il ? C’était comme si des images tragiques le hantaient, tout à coup. Elle avait déjà vu des malades mentaux atteints d’absences, aussi resta-t elle silencieuse en attendant que la crise passe.
— De quoi est il question ? répéta-t il en revenant s’asseoir sur le sofa. Toute cette histoire concerne Marietta. Marietta était ma femme, mais elle est morte d’une longue et horrible maladie.
Non, l’homme n’était pas en crise, se dit elle. Pendant son internat à l’hôpital, Carolyn avait été témoin de drames. Confrontées à la mort, certaines personnes extériorisaient leur douleur en pleurant leurs disparus, sur place, dans les couloirs. D’autres, plus introverties, ne laissaient rien paraître de leur chagrin, préférant le dissimuler au fond de leur cœur. Pour Carolyn, c’était clair : Alan souffrait. Elle le découvrait soudain sous un autre jour, et quelque chose de touchant, d’attachant, même, l’attirait vers lui.
— Je suis désolée, dit elle en s’installant près de lui sur le canapé.
Surpris, il scruta son visage comme pour juger de sa sincérité et enchaîna.
— Vous devez vous en douter, j’ai fait du droit. Mes études terminées, j’ai été affecté à l’ambassade américaine au Brésil. Mais… je crois que je me répète. J’étais chargé de mettre à jour les divers trafics — stupéfiants, médicaments et autres — entre les deux pays.
Il fit une pause, soupira et reprit :
— Marietta travaillait comme traductrice à l’ambassade. Nous n’étions mariés que depuis quelques mois quand elle a déclaré une maladie du foie. Hélas, c’était très grave et, en moins d’un an, elle a été emportée. Enquête faite, il s’est avéré que le médecin qui la soignait lui avait administré un médicament entré dans le pays par un réseau parallèle.
Les traits d’Alan se durcirent et son beau regard gris brilla d’un éclat plus froid qu’une lame d’acier.
— Il faut que vous sachiez une chose, Carolyn : ce médicament venait de chez Horizon.
Tel un boxeur sonné, elle resta K.-O. debout et bre-douilla :
— Ce n’est pas possible ! En êtes-vous sûr ?
— A peu près. Une fois fabriqués, tous les médicaments sont répartis en lots. Chaque flacon porte sur son emballage le numéro de lot et le nom du laboratoire dont il est issu. Le flacon de gélules mortelles qui ont tué Marietta provenait sans aucun doute des laboratoires Horizon, mais, quand le ministère de la Santé publique a tenté de mener son enquête, il est apparu que le laboratoire n’avait jamais officiellement fabriqué ce médicament.
— Invraisemblable, laissa tomber Carolyn. Vous insinuez donc que votre femme a absorbé une drogue trafiquée…
— C’est ce que pensent les autorités. Je suis revenu aux Etats-Unis il y a quelques mois, et j’ai constaté que l’enquête n’avait pas progressé d’un pouce. Il semble que les organisations criminelles qui mettent ces produits sur le marché utilisent les mêmes conditionnements et les mêmes étiquettes que les laboratoires officiellement reconnus.
— Horizon est innocent, alors ?
— Ce n’est pas mon avis. Voici pourquoi. Quand ils essaient de copier les produits authentiques, les faussaires sont incapables de reproduire exactement tous les détails inscrits ou gravés sur les flacons d’origine. Ils commettent de légères erreurs dans la grandeur des lettres, le poids des flacons, les couleurs des étiquettes, et parfois même dans l’aspect des cachets, qui sortent plus plats ou plus arrondis que les originaux. En l’occurrence, la bouteille contenant les gélules qui ont tué Marietta est un duplicata fidèle de celles qui sortent de chez Horizon.
— Comment est-ce possible ? Ce n’est quand même pas le laboratoire qui s’amuserait à commercialiser des produits dangereux ?
— Ecoutez, Carolyn, l’année dernière, des médicaments Horizon ont fait leur apparition de façon illégale sur le marché noir à l’étranger. Jusqu’à ce jour, je n’ai pas pu m’infiltrer dans la société pour mener mon enquête sur place.
Jusqu’à ce jour…
Alan jeta à Carolyn un regard qui ne laissait planer aucun doute sur ses intentions.
Il a bien combiné son affaire, se dit elle. La suite allait le lui confirmer.
— Vous seule pouvez me donner une couverture légitime pour mener mes investigations chez Horizon. Si je peux contrôler, de l’intérieur, les opérations de cette entreprise pharmaceutique, je suis certain de découvrir le circuit que suivent les médicaments avant d’être introduits sur le marché noir dans des pays étrangers.
Il saisit sa main.
— C’est pourquoi j’ai besoin de votre aide.
— Mais… que puis-je faire ? Je n’ai aucune expérience, et je ne connais rien aux secrets d’Horizon. Si je vous nommais à un poste dans la société, vous seriez rapidement découvert et jeté dehors comme un intrus.
— Je sais. C’est pourquoi j’ai eu une autre idée, qui va me permettre de suivre exactement ce qui se déroule au sein de l’entreprise.
A son regard, elle comprit tout de suite : à demi mot, il lui demandait de le couvrir. Une impression désagréable, comme une boule dans l’estomac, l’envahit soudain. Sans doute ce que ressentent les trompe-la-mort avant de sauter à l’élastique, se dit elle.
Très sûr de lui cette fois, Alan Lawrence reprit la parole.
— Quand vous arriverez chez Horizon pour la première fois, je serai à votre côté, comme si j’étais votre mari.
Devant tant d’aplomb, elle faillit s’étouffer de stupeur.
— Mon mari ?
— De nom, seulement, s’empressa-t il d’ajouter. N’est-ce pas la couverture idéale ?