chapitre 1
Comme elle pénétrait dans le service des urgences, Holly marqua un arrêt et retint son souffle.
L’homme qui longeait le couloir dans sa direction, en compagnie de Sue, la chef de service, ce n’était tout de même pas… Non, bien sûr que non ! Comment aurait il pu s’agir de David Neave ? Il n’était pas le seul brun sur terre et puis elle n’avait fait qu’entrapercevoir son profil. Seule une vague ressemblance avec le dessin de la mâchoire et du nez lui avait rappelé David.
De toute façon, il était très improbable qu’elle croise David ici, au service des urgences du London City General.
Pourquoi songeait elle à lui, tout à coup ? David faisait partie du passé et elle avait tourné cette page pour de bon. Il y avait même des années qu’elle n’avait pas pensé à lui ! Enfin, disons, des mois… Certes, elle avait fait ce rêve étrange la semaine précédente, un rêve dans lequel David l’embrassait, un rêve si intense qu’au sortir du sommeil, elle avait machinalement cherché à se pelotonner contre un corps d’homme, au lieu de quoi elle avait trouvé une place vide et un oreiller froid.
David avait été le grand amour de sa vie, mais également sa plus cuisante déception sentimentale. Entrapercevoir de loin un inconnu, qui ne lui ressemblait que vaguement et ne pouvait pas être lui, n’aurait pas dû la plonger dans un tel état de malaise. Elle avait surmonté cet échec depuis des lustres, non ?
Avec un soupir, elle entra dans le box où l’attendait son patient — un adolescent qui avait fait une chute en skate-board et dont la plaie profonde au genou avait besoin d’être désinfectée, nettoyée des gravillons qui s’y étaient logés, et suturée — puis se rendit ensuite dans la salle de repos dans l’intention de s’octroyer une pause-café.
Au moment précis où elle franchit le seuil de la pièce, elle s’immobilisa.
L’homme qu’elle avait aperçu un peu plus tôt avec Sue se trouvait là en compagnie d’une infirmière et, cette fois, elle le voyait parfaitement.
C’était bien lui… David.
Mais pourquoi ici, pourquoi maintenant, pourquoi ? Elle ne l’avait pas revu depuis douze longues années. Quelques fils argentés striaient ses cheveux noir corbeau, il avait à présent les rides d’expression d’un trentenaire, une silhouette puissante et virile, et surtout, il possédait toujours le même charmant sourire. Celui qui l’avait fait fondre à la minute où il était venu s’asseoir près d’elle au lycée, le jour de la rentrée en classe de terminale. Et cette bouche sensuelle dont les lèvres avaient couvert de baisers chaque parcelle de son corps, murmuré des mots d’amour passionnés, et des promesses enflammées qu’il n’avait jamais tenues…
Oh mon Dieu, non ! soupira-t elle en silence. Il avait suffi d’un sourire pour la ramener en un éclair à ses dix-huit ans, époque où elle avait été assez naïve pour croire qu’amour rimait avec toujours et, surtout, que les mots de David étaient sincères, quand en réalité, il ne les avait prononcés qu’à seule fin d’obtenir d’elle ce qu’il voulait…
Quoi qu’il en soit, tout avait changé. Aujourd’hui, elle n’avait plus dix-huit ans mais trente, elle était chef de clinique dans un service d’urgences, sa spécialité, et surtout, Holly la réaliste avait chassé depuis longtemps Holly la rêveuse.
Mais qu’est-ce que David pouvait bien faire ici, dans la salle de repos du service, à bavarder avec Anna, la surveillante, devant une tasse de café ?
Un mauvais pressentiment s’insinua en elle. Le nouveau médecin chef devait entrer en fonctions aujourd’hui même. Et David, tout comme elle, avait toujours eu envie d’embrasser la carrière de médecin. Par ailleurs, il se trouvait dans la salle de repos du personnel, pas dans la salle d’attente… Une seule conclusion s’imposait : le nouveau médecin chef, son supérieur, c’était lui !
Pourvu qu’il ne la reconnaisse pas ! Elle avait énormément changé en douze ans, et tout particulièrement au cours des six premiers mois qui avaient suivi leur rupture. Non qu’il s’en soit soucié, car il avait mis un soin tout particulier à la fuir au moment où elle avait eu le plus besoin de lui…
Mais qui essayait elle de leurrer ? Evidemment que David la reconnaîtrait. Malgré les années écoulées, il lui avait suffi d’un coup d’œil pour le reconnaître, lui, et elle pouvait parier que la réciproque serait vraie. Toutefois, pas question de raser les murs. Au London City General, elle était chez elle, sur son territoire. David, en revanche, était celui qui devrait faire ses preuves et s’adapter. Elle allait donc entrer dans la salle de repos la tête haute, d’une démarche sûre et déterminée, et elle ne lui donnerait pas le plaisir de constater que cette rencontre inattendue la troublait. Tout le monde ici savait qui était Holly Jones : une jeune femme dotée d’un caractère bien trempé. L’heure était venue d’en faire la démonstration.
— Bonjour ! lança-t elle d’une voix claire en souriant à Anna.0
Puis elle avança tout droit sur le distributeur, y glissa une pièce, choisit le numéro qui correspondait à la barre chocolatée qu’elle avait choisie et appuya sur le bouton. La pièce tomba dans la machine avec le cliquetis habituel, toutefois, la barre chocolatée, elle, resta coincée dans son compartiment.
Holly retint un juron. Comme par hasard, il fallait que quelque chose se détraque au moment où tout aurait dû marcher comme sur des roulettes ! Sans compter qu’elle était privée de son plus précieux atout : une barre de chocolat. Du chocolat, et elle était capable d’affronter le monde entier ! Y compris David Neave…
— Cette satanée machine fait encore des siennes ? s’enquit Anna. Je vais demander à Siobhan de prévenir la maintenance.
— Pas la peine. Siobhan va passer une heure à faire les yeux doux à Mitchell et elle en oubliera complètement de lui demander de réparer la machine. Je vais me débrouiller… Bien, à nous deux, ajouta-t elle d’un ton calme en se concentrant sur le distributeur.
De son index replié, elle donna deux coups secs et brefs sur la vitre de la machine, face à la barre de chocolat récalcitrante qui — ô miracle ! — tomba aussitôt dans le compartiment du bas où Holly put la récupérer.
— J’aime mieux ça, commenta-t elle avec satisfaction.
Elle déchira l’emballage et croqua un morceau. Le goût délicieux du chocolat dans sa bouche la galvanisa, et elle sentit aussitôt son courage se décupler.
A présent, elle aurait pu affronter un dragon, s’il l’avait fallu…
David n’en croyait pas ses yeux, ou plutôt, il se demandait ce qu’il y avait de plus effarant dans la situation : voir le distributeur récalcitrant céder à Holly avec la docilité d’un agneau ou se retrouver dans la même pièce que la jeune femme qui lui avait brisé le cœur douze ans plus tôt.
Mais, après tout, cette jeune femme était peut-être le sosie de Holly Jones…
— Holly, j’aimerais vous présenter David Neave, notre nouveau médecin chef, intervint Anna, réduisant son espoir à néant. Il est entré en fonctions ce matin. Sue devait lui faire visiter le service, mais elle a été appelée en urgence et m’a demandé de jouer les guides à sa place. David, je vous présente la seule jeune femme de tout l’hôpital à être capable de soumettre ce distributeur, notre chef de clinique…
— Holly Jones, compléta-t il.
Ainsi, c’était bien elle… Elle n’avait pas changé, excepté que la masse soyeuse et brune qu’elle avait l’habitude d’attacher en une longue torsade avait disparu au profit d’une coupe de cheveux plus classique et que ses immenses yeux gris étaient plus durs, beaucoup plus durs. Ou peut-être avait il refusé de le voir, à l’époque…
— Vous vous connaissez ? demanda Anna, surprise.
— Nous étions au lycée ensemble, répondit Holly. Il y a très, très longtemps…
Avait-il l’imagination qui lui jouait des tours ou bien un éclair de culpabilité avait il bien traversé le regard gris de Holly l’espace d’un instant ? En tout cas, elle avait brusquement détourné les yeux, comme si elle se sentait mal à l’aise.
Eh bien, si elle avait un soudain accès de remords, tant mieux ou tant pis pour elle, mais il était un peu tard ! Elle aurait dû réfléchir à sa conduite et aux conséquences de ses actes bien des années plus tôt.
Enfin, tout ça, c’était du passé… Le problème qui se posait à lui maintenant — et non des moindres ! — c’était qu’à l’évidence, ils allaient travailler ensemble. Holly Jones refaisait donc irruption dans sa vie au moment où il s’y attendait le moins.
Bon sang, elle portait le même parfum qu’à l’époque du lycée ! Comment de simples effluves avaient ils le pouvoir de le ramener en une fraction de seconde douze ans en arrière ? A l’époque bénie, où il avait tenu Holly dans ses bras, où elle l’embrassait en lui murmurant des « je t’aime » passionnés… Trois mots simples qui représentaient tout pour lui et n’avaient jamais eu le moindre sens pour elle.
— Nous nous sommes perdus de vue, précisa-t il.
Façon de parler qui reflétait très mal la réalité… Car à la vérité, l’amour de sa vie l’avait quitté du jour au lendemain, poussant la cruauté jusqu’à le laisser tomber une semaine avant le début des épreuves du baccalauréat.
Holly n’en croyait pas ses oreilles… Ainsi, selon David, ils s’étaient « perdus de vue » ? Non, elle n’y était pour strictement rien, c’était David qui avait décidé de rompre, délibérément. Dès l’apparition du premier problème, il avait quitté le navire… Et il n’avait ensuite jamais daigné répondre à ses coups de fil ni à aucune des innombrables lettres qu’elle lui avait envoyées. Et lorsque, enfin, elle avait réussi à rassembler assez de courage pour aller le voir chez lui et obtenir une explication, dans un face-à-face qu’elle espérait franc et sincère, elle avait appris qu’il était parti en vacances. Avec une autre…
A l’époque, il avait refusé d’assumer ses responsabilités, mais avec le recul, elle pouvait encore lui concéder l’excuse de son jeune âge. Aujourd’hui, elle pouvait constater que l’homme qu’il était devenu était resté fidèle à l’adolescent qu’il avait été : veule, froid et lâche. Quel sale type ! Eh bien, cela la confortait au moins sur un point : elle n’avait rien perdu, au contraire…
— Alors, si je comprends bien, vous êtes également originaire de Liverpool ? poursuivit Anna.
— J’ai quitté Liverpool il y a de nombreuses années, répondit David. J’ai fait toutes mes études à Southampton.
Détail dont Holly n’ignorait rien, dans la mesure où il avait reçu, le même jour qu’elle d’ailleurs, le courrier de la faculté de médecine de Southampton les informant que leurs candidatures étaient acceptées, sous réserve bien sûr de l’obtention de leur baccalauréat. On leur avait aussi offert la possibilité de suivre le même cursus et ils avaient donc projeté de faire leurs études ensemble. Sauf qu’elle n’avait pas pu passer son examen… Et l’année suivante, lorsqu’elle avait obtenu le bac avec mention « très bien », elle avait préféré Londres, parce que David était étudiant à la faculté de Southampton.
— J’ai exercé à Newcastle pendant quelques années, et puis je suis venu m’installer ici, reprit David.
Elle savait qu’il la dévisageait, qu’il attendait qu’elle réponde. Tout comme Anna d’ailleurs, que son mutisme avait l’air de troubler. Or, si elle avait eu le choix, Holly aurait pris ses jambes à son cou. Mais si la surveillante n’aimait guère donner dans les commérages, les autres membres du personnel adoraient cancaner, et la rumeur, vraie ou fausse, ne tarderait pas à se répandre comme une traînée de poudre, les gens inventant ce qui manquait pour remplir les blancs ! En conséquence, elle devait à tout prix sauver les apparences et se prêter bon gré mal gré au jeu de la conversation banale entre collègues.
— Moi, j’ai fait mes études ici, à Londres, dit elle du bout des lèvres.
A l’instant où elle prononça ces mots, son regard croisa celui de David, et elle le regretta. Car elle avait lu dans les yeux bleus un éclair de désir et de regret mêlés qui trouvèrent un écho immédiat dans son cœur.
Non, non et non, interdiction absolue de s’engager sur ce terrain-là ! Maintenant, il était impossible de revenir en arrière. Travailler aux côtés de David serait difficile, mais elle n’avait pas le choix, au risque de se retrouver, pour une période interminable, la cible de tous les ragots qui ne manqueraient pas de circuler.
— Vous devez avoir plein de choses à vous raconter pour rattraper tout ce temps ! lança Anna.
Plutôt mourir ! songea Holly. Pourtant, malgré elle, son regard chercha celui de David et, à son grand étonnement, elle y lut le doute et l’interrogation. S’attendait il qu’elle lui fournisse des précisions au sujet de l’année durant laquelle elle s’était littéralement évaporée, et lui explique ce qui s’était réellement passé ? A l’époque où il aurait dû l’aimer assez pour tenter de le découvrir, et il ne l’avait pas fait. Alors pourquoi chercher à savoir, maintenant qu’il était trop tard ?
— Qui se compte en années, dit David en réponse au commentaire d’Anna.
— Puisque vous connaissez déjà Holly, vous ne mettrez pas longtemps à vous familiariser avec les lieux et à trouver vos marques parmi nous, enchaîna la surveillante. Sue vous a mis dans la même équipe, tous les deux.
Holly sentit le sang se retirer de ses joues et elle dut fournir un effort pour lutter contre le vertige.
David allait intégrer son équipe ? En clair, cela signifiait qu’elle devrait passer chaque minute de son temps à l’hôpital avec lui, quarante heures par semaine au minimum, sans compter les gardes, les astreintes, les réunions de service…
S’obligeant à conserver l’expression la plus neutre possible, elle se concentra sur les mains du médecin, dans l’espoir dérisoire de trouver rapidement une réponse qui couperait court au déluge de questions sous lequel Anna s’apprêtait à les noyer. Mal lui en prit car, à la vue des mains qui lui avaient fait découvrir ses premiers émois, d’étranges frissons la parcoururent.
— Holly ? interrogea Anna d’un ton inquiet. Vous n’avez pas l’air dans votre assiette tout à coup…
— Si, si, ça va, bredouilla-t elle. J’ai… Je me suis retrouvée coincée dans les embouteillages hier soir en revenant de Liverpool et je… Je suis rentrée tard. Je dois manquer de sommeil, conclut elle en feignant d’étouffer un bâillement qu’elle espéra naturel.
Elle avait besoin de temps pour se ressaisir et réfléchir. Pour assimiler le choc. Par miracle, la sonnerie de son bipeur retentit à cette minute.
Sauvée par le gong, songea-t elle, soulagée.
— Désolée, je dois y aller. A plus tard !
Elle gratifia Anna et David de son plus radieux sourire et tourna les talons en toute hâte.
*
* *
— Quelle incroyable coïncidence ! s’exclama Anna en souriant dès que Holly eut quitté la pièce. Remarquez, c’est une bonne chose. Inutile que je vous explique que, sous ses airs de grand méchant loup, Holly est en réalité un cœur tendre, car vous le savez déjà !
Intrigué, David fronça les sourcils. Holly — sa Holly — un grand méchant loup ? Anna et lui ne devaient pas parler de la même personne. Dans son souvenir, Holly était l’incarnation de l’adolescente romantique et timide. Et il avait vite découvert son incroyable sens de l’humour, son enthousiasme et sa joie de vivre…
— Elle ne mâche pas ses mots, poursuivit Anna, et vous avez tout intérêt à vous trouver hors de son chemin si vous avez commis un oubli ou une petite erreur, même sans conséquence… Pour autant, si vous vous trouvez en difficulté, elle sera la première à vous offrir son aide. Enfin, rien que vous ne sachiez déjà, encore une fois…
— En effet, mentit David.
Peut-être l’amour fou qu’il avait éprouvé pour Holly l’avait il empêché de voir qui elle était vraiment. Si quiconque lui avait dit, à l’époque, que Holly le quitterait du jour au lendemain sans explications, il lui aurait ri au nez. Holly et lui ne s’étaient rien caché, s’avouant leurs rêves les plus secrets, tout ce que ni l’un ni l’autre n’avaient jamais confié à personne.
Mais, à l’évidence, il n’avait jamais véritablement connu la jeune femme qu’il aimait. Car la Holly Jones dont il gardait le souvenir avait l’intention de devenir généraliste, de sorte à suivre ses patients du berceau jusqu’au crépuscule de leur vie. De son côté, il envisageait la médecine exactement de la même façon. Ils avaient même rêvé de créer leur cabinet ensemble.
Bien qu’il ait choisi sa spécialité des années après leur rupture, il avait d’emblée fait une croix sur une carrière de généraliste et opté pour la médecine d’urgence, qui permettait de moins s’impliquer émotionnellement.
— Bien, puisque vous avez terminé votre café, je vais vous faire visiter le reste du service, reprit Anna, le ramenant à l’instant présent.
Il remercia la surveillante d’un sourire distrait et lui emboîta le pas, replongeant aussitôt dans ses pensées.
Somme toute, quelle importance que Holly refasse irruption dans sa vie ? Après toutes ces années, elle était sans doute mariée — à quelqu’un que sa famille considérait cette fois assez bien pour elle — et devait exercer sous son nom de jeune fille pour des raisons professionnelles. Et quand bien même elle ne serait pas mariée, lui-même n’était plus un adolescent romantique : il avait mûri et gagné en sagesse. Il saurait se tenir à distance d’elle. Inutile de s’inquiéter au sujet de l’étrange frisson qui l’avait parcouru lorsqu’elle avait souri tout à l’heure : c’était un réflexe, rien de plus. Cela faisait des années qu’il n’avait pas pensé à Holly. Enfin presque… Le week-end dernier, en emménageant dans son minuscule appartement situé tout près de l’hôpital, il était tombé par hasard sur une photo qui les représentait enlacés et souriants. Une photo qu’il aurait dû jeter depuis des années… A la vue du sourire heureux et un peu timide de Holly, il s’était demandé ce qu’elle était devenue : exerçait elle aujourd’hui comme généraliste, ainsi qu’elle l’avait souhaité ? Avait elle épousé un généraliste avec qui elle avait fondé un foyer et monté un cabinet médical ? En bref, menait elle avec un autre la vie dont ils avaient rêvé ensemble ?
A présent, il disposait d’au moins une réponse à toutes ces questions : Holly était devenue médecin, spécialiste des urgences. Quant au reste… Eh bien, ils allaient devoir travailler ensemble au sein de la même équipe et apprendre à laisser le passé derrière eux, une bonne fois pour toutes.
— C’est mon estomac, haleta Lucy, secouée d’un nouveau spasme. Oh, j’ai tellement mal !
— Allongez-vous et essayez de vous détendre en inspirant et expirant. Je vais vous ausculter…
Holly attendit une minute que Lucy se calme, puis elle dénuda l’abdomen de sa patiente et procéda à une palpation.
— Dites-moi où ça vous fait le plus mal…
Partout à l’évidence, puisque Lucy grimaçait de douleur à chacun de ses gestes. Des douleurs aiguës dans le ventre pouvant être les symptômes d’innombrables maladies, il fallait affiner l’examen pour pouvoir poser le diagnostic.
— Souffrez-vous d’autres symptômes ? demanda-t elle.
— Oui, mais rien de très alarmant… Un peu de fièvre, une légère migraine, une fatigue générale et de soudains accès de transpiration. Un peu comme lorsqu’on couve un bon rhume, vous voyez ? D’ailleurs, j’ai eu des quintes de toux incroyables, à m’en couper le souffle. J’ai dû attraper le fameux virus ressemblant à la grippe qui a touché pas mal de gens cet été.
— Peut-être…
— Oh, mon Dieu, il fait une chaleur ici !
Holly sourit.
— Ah ça, personne dans le service ne serait contre l’installation de la climatisation.
— Comme ça ne passait pas, j’avais décidé d’aller voir mon généraliste. Je commençais même à penser que c’était peut-être le début de la ménopause, bien que je n’aie pas encore tout à fait quarante ans.
— A cause des suées nocturnes ?
— Oui. Il faut dire aussi que pendant mes règles, je ne perds quasiment plus de sang. Et puis, ces derniers temps, je suis très irritable. Le pauvre Oliver vous le confirmera, ajouta-t elle en souriant à son mari qui assistait à la consultation. Une vraie mégère ! Mais quand ces douleurs abdominales ont commencé…
— J’ai cru à une crise d’appendicite, compléta Oliver. C’est pourquoi j’ai amené Lucy ici, aux urgences…
— Avez-vous eu des nausées ou des vomissements ? s’enquit Holly.
Lucy acquiesça d’un signe de tête.
— Je suis un peu écœurée ces temps-ci, c’est vrai. J’ai dû manger quelque chose qui n’était pas frais…
— En tout cas, elle ne manque pas d’appétit ! intervint Oliver. Elle dévore comme un ogre !
— A mon avis, il ne s’agit pas d’une crise d’appendicite, commenta Holly.
Elle prit la température de Lucy, puis son pouls. Un pouls rapide et trop élevé, par rapport à ce qu’on pouvait attendre si l’on se fiait à la température…
— Et récemment, vous avez eu mal ailleurs qu’au ventre ?
— Elle se ferait tuer sur place plutôt que de l’admettre, mais elle a aussi ressenti des douleurs dans la poitrine, intervint Oliver avant que Lucy ait eu le temps d’ouvrir la bouche.
Cette dernière leva les yeux au ciel en soupirant.
— Oh, Oliver, arrête un peu… Ce n’est pas un infarctus ! D’ailleurs, je surveille si bien mon alimentation que mon cœur ne risque rien du tout. Je suis un nouveau régime très équilibré et, franchement, il a des effets miraculeux !
Sauf que, comme l’avait précisé son mari, elle mangeait trois fois plus que d’ordinaire, songea Holly.
— Vous avez perdu beaucoup de poids ?
— Au moins une tonne ! plaisanta Lucy. Je fonds littéralement… C’est la première fois de ma vie.
— C’est peut-être parce que tu n’arrêtes pas une seconde, commenta Oliver d’un ton sec. Elle fait toujours mille choses à la fois. Et ça ne risque pas de s’arranger, car elle vient d’être nommée proviseur.
— Et alors ? répliqua Lucy, sur la défensive. J’adore être très occupée.
— Vous m’excusez un instant ? les interrompit Holly en souriant. Je reviens…
Elle quitta le box, et comme elle sortait dans le couloir, elle croisa Michelle, une infirmière.
— Ah vous tombez bien ! Pouvez-vous m’aider à prélever des échantillons sanguins et les envoyer au labo ? Ma patiente s’appelle Lucy Smith, elle se trouve dans le box 8. Je veux un bilan complet, calcium ionisé, comptage des globules blancs, NFS, vérification des hormones T3, T4 et du taux de TSH.
L’analyse du taux sanguin d’hormones thyroïdiennes — thyréostimuline, triiodothyronine et thyroxine — l’aiderait à déterminer si Lucy souffrait d’une maladie endocrinienne et, le cas échéant, lui permettrait de lui prescrire le dosage adéquat de médicaments qui rétabliraient l’équilibre hormonal.
— De quoi s’agit il ? demanda à cet instant une voix masculine derrière elle. Une patiente qui a des problèmes de thyroïde ?
Holly serra les mâchoires. Dommage qu’elle ne soit pas équipée d’un sixième sens la prévenant de l’arrivée impromptue de David quand elle ne se tenait pas sur ses gardes.
— Je n’en suis pas encore certaine, répondit elle d’un ton neutre. C’est pourquoi je vais demander un bilan sanguin et hormonal complet.
Puis elle se tourna de nouveau vers Michelle.
— J’aurais également besoin de sa glycémie et d’un test à la bandelette urinaire. Ah, j’oubliais… Demandez aussi au labo une mise en culture. Lucy semble souffrir d’une légère infection respiratoire, il faut que nous sachions d’où ça vient. Ce sera tout. Merci d’avance.
— Quels sont ses symptômes ? s’enquit David tandis que Michelle s’éloignait vers l’office afin de récupérer le matériel dont elle aurait besoin pour les prélèvements.
— Douleurs abdominales aiguës, perte de poids malgré une alimentation normale, équilibrée et conséquente, douleurs poitrinaires, rythme cardiaque trop rapide, suées, fatigue générale, hyperactivité, irritabilité et instabilité émotionnelle.
— Est-ce qu’elle cligne beaucoup des yeux ? Les tissus cutanés autour des paupières sont ils enflés ?
Holly le dévisagea et eut toutes les peines du monde à conserver son sang-froid. Dans son rôle de médecin, David se révélait exactement tel qu’elle l’avait imaginé : attentionné, soucieux de ne rien laisser au hasard… Si seulement il avait eu la même attitude vis-à-vis d’elle !
— J’ai demandé des examens sanguins afin de déterminer si le problème est d’origine thyroïdienne, dit elle un peu sèchement.
— Il se trouve que j’ai failli me spécialiser en endocrinologie avant de m’orienter sur la médecine d’urgence. Si tu veux, je peux passer voir ta patiente.
Oh non, surtout pas ! Elle n’avait déjà aucune envie de travailler avec lui, et encore moins qu’il vienne fourrer son nez dans ses consultations !
D’un autre côté, elle avait prêté le serment d’Hippocrate. Cela signifiait en clair qu’elle avait le choix entre laisser David ausculter Lucy, ou faire appel à Fabian, l’endocrinologue, qui répondait une fois sur trois quand on le bipait… Le bien de sa patiente passait avant tout.
— Je veux bien, merci. Viens, je vais te la présenter.
A son grand soulagement, David n’émit aucun commentaire et se *******a de la suivre au chevet de Lucy.
— Lucy, Oliver, je vous présente le Dr David Neave, notre nouveau médecin chef. Je lui ai parlé de votre cas et il se fera un plaisir de répondre à toutes vos questions. Michelle, l’infirmière, va venir faire vos prises de sang d’une minute à l’autre.
Une chance, d’ailleurs, qu’elle ait demandé à Michelle de s’en charger, car sans doute se serait elle montrée moins habile et précise dans ses gestes en présence de David.
— Vous permettez que j’examine l’une de vos mains, Lucy ? demanda David.
Il pinça doucement la peau entre son pouce et son index. Quand il écarta les doigts, la peau resta ramassée en un petit bourrelet. Un signe de déshydratation…
— Des membres de votre famille ont ils déjà eu des maladies de la glande thyroïde ? poursuivit David.
— Pas que je sache… Pourquoi ?
— Holly m’a décrit vos symptômes et j’ai l’impression que votre glande thyroïde est hyperactive. Vous souffrez de ce que l’on appelle dans notre jargon une « tempête thyroïdienne », ou crise thyréotoxique.
— Et c’est grave ? s’enquit Oliver d’un ton anxieux.
Très, songea Holly. Si l’on ne traitait pas la maladie, un patient sur dix en mourait.
— Nous avons les moyens de réagir, répondit David. Le Dr Jones a déjà ordonné un bilan sanguin et hormonal complet. En attendant les résultats, nous allons vous administrer du paracétamol afin de faire baisser votre température et vous placer sous perfusion pour éviter que vous vous déshydratiez. Nous allons également traiter l’excès d’hormones thyroïdiennes et vous donner des bêtabloquants qui aideront votre cœur à retrouver un rythme normal.
— Mon cœur ? répéta Lucy avec effroi. Mais pourquoi, mon cœur est atteint ?
— En réalité, la vraie responsable, c’est votre glande thyroïde. Elle produit trop d’hormones, ce qui entraîne un dérèglement d’autres fonctions de l’organisme. La glande se situe juste ici, ajouta-t il en désignant la gorge de Holly.
Il l’avait à peine effleurée, mais Holly sentit son cœur s’emballer. Pourvu qu’il n’ait rien remarqué de son trouble !
— Cette surproduction d’hormones explique notamment que vous mangiez plus que d’habitude, précisa-t elle d’une voix légèrement altérée. Votre métabolisme est trop sollicité. Par conséquent, vous avez tout le temps faim et vous mangez beaucoup tout en maigrissant quand même.
— C’est aussi à cause de ce dérèglement hormonal que les battements de votre cœur s’emballent, renchérit David.
— Mais je croyais que les problèmes de thyroïde se déclaraient surtout chez les personnes âgées, commenta Lucy, perplexe.
— Pas forcément, dit Holly. Ils sont plus fréquents chez les femmes et surviennent en général entre trente et cinquante ans.
— Si votre glande est hyperactive et que le problème n’est pas traité, la moindre petite infection virale ou encore un accès de stress peuvent déclencher un épisode de tempête thyroïdienne. Voilà en gros de quoi il s’agit… Nous allons devoir vous hospitaliser afin que vous subissiez un bilan d’examens complet. Il faut aussi que nous sachions quel est le virus ou le microbe responsable de votre toux afin de vous administrer un traitement adapté.
David se tourna vers Holly.
— Pourrais-tu demander à un aide-soignant d’apporter un ventilateur dans la chambre afin que Lucy soit plus à l’aise ? Un peu d’air frais, du paracétamol et un gant mouillé d’eau tiède devraient aider à faire baisser rapidement votre température, ajouta-t il en souriant à Lucy.
— Comme pour les bébés, soupira celle-ci avec un air navré. Je suis idiote… J’aurais dû aller consulter mon généraliste dès les premiers symptômes. Mais j’étais très occupée et je ne voulais pas lui faire perdre son temps.
— Cela vous aurait peut-être épargné le détour par l’hôpital, en effet, conclut Holly en souriant, mais si ça peut vous rassurer, je crois qu’à votre place, j’aurais réagi comme vous.
Aucun doute là-dessus, elle n’en aurait fait qu’à sa tête ! songea David en la regardant disparaître dans le couloir. Holly n’en avait toujours fait qu’à sa tête sans se soucier des conséquences. Et en cette minute, il sut qu’ils ne pourraient indéfiniment s’épargner une explication franche, quitte à rouvrir d’anciennes blessures…
Une heure et demie plus tard, après avoir successivement ôté une perle du nez d’un enfant en bas âge, remis en place un coude déboîté, ôté des bris de verre d’une plaie qu’elle avait ensuite suturée, Holly ressentit le besoin urgent de s’octroyer une bonne dose de caféine.
— Je prends cinq minutes de pause, annonça-t elle à Michelle avant d’emprunter la direction de la salle de repos.
Elle venait de retirer son gobelet fumant de la machine à café pour le compléter avec de l’eau froide du robinet lorsque David pénétra dans la pièce.
— Tu le coupes avec de l’eau parce qu’il est trop fort ? demanda-t il en désignant du menton le gobelet de café.
— Non, c’est pour l’amener à bonne température et pouvoir l’avaler très vite, comme ça…
Aussitôt, elle vida son gobelet et le jeta dans la corbeille.
— Ah, j’en avais besoin ! commenta-t elle.
— Holly…
A contrecœur, elle se tourna vers le médecin et plongea son regard dans le sien.
Cette étrange lueur qui dansait au fond des yeux bleus, était-ce… du regret ?
— Oui ? dit elle d’un ton aussi détaché que possible.
— Je n’avais pas la moindre idée que tu exerçais ici.
Elle haussa les épaules.
— Comment aurais-tu pu le savoir ?
Un bref silence plana, puis David exhala un profond soupir.
— Je crois qu’il faudrait que… nous parlions.
Surtout pas, c’était bien trop dangereux… Dans le cadre de l’hôpital, à la rigueur, elle pouvait encore supporter de côtoyer David, mais en tête à tête dans un pub, comme au bon vieux temps… Non, elle n’en aurait pas la force.
— Il n’y a rien à dire.
— A mon avis, si. Il faut absolument que nous crevions l’abcès.
— Il n’y a rien à dire, répéta-t elle, plus déterminée.
A quoi cela rimerait il ? Rien de ce qu’ils pourraient dire maintenant ne changerait quoi que ce soit à ce qui s’était passé.
David passa une main fébrile dans ses cheveux de jais et, malgré elle, le souvenir du contact des doigts du médecin glissant dans sa propre chevelure la fit frissonner. Mais elle avait coupé ses cheveux à la minute où elle s’était enfin rendue à l’évidence, en une dérisoire tentative pour effacer les traces du passé.
— De nombreuses années se sont écoulées depuis…
David laissa sa phrase en suspens.
Etait-ce sa façon de s’excuser ? Eh bien, ce n’était pas la sienne !
— Au sein du service, nous allons devoir faire équipe et travailler le plus efficacement possible.
Il avait formulé ces mots sur un ton prudent, comme s’il les avait choisis avec soin. Et c’était tant mieux pour lui, parce que s’il avait osé parler de confiance mutuelle, elle lui aurait arraché les yeux !
— En effet, dit elle simplement.
— Et à ce titre, pour le bien de tout le monde, il vaudrait mieux que nous puissions collaborer… sans problème.
Il n’avait pas tort, néanmoins s’il comptait qu’elle éclate en sanglots et lui demande pourquoi il l’avait lâchement abandonnée, il pouvait toujours attendre ! Elle avait déjà touché le fond du ridicule quand elle avait dix-huit ans, et ce n’était pas pour recommencer maintenant. Elle avait mûri et s’était fort heureusement endurcie. Aujourd’hui, elle pouvait se considérer comme très chanceuse d’avoir échappé malgré elle à David Neave. Et peu importait la vague attirance physique qui subsistait. Ce n’était rien d’autre qu’une réminiscence du passé qui aurait tôt fait de disparaître.
— Je suis d’accord.
Au moins, il avait eu la décence de ne pas lui proposer de devenir amis. De toute façon, elle en aurait été incapable.
Toutefois, au cas où il aurait eu une vague arrière-pensée, elle préféra tirer les choses au clair tout de suite.
— Nous sommes assez grands pour pouvoir travailler en bonne entente. A ce propos, tu as des nouvelles de Lucy ?
— Le labo vient de me renvoyer ses résultats d’analyse. Ils confirment notre diagnostic. J’ai donc immédiatement prescrit le protocole de soins approprié. Tout de même, ajouta-t il après un bref instant de réflexion, je ne comprends pas que tous ces symptômes ne l’aient pas alarmée plus que ça et ne l’aient pas poussée à consulter plus tôt…
— Elle vient d’être nommée proviseur de son lycée, elle est débordée… En outre, elle a cru qu’elle avait attrapé un simple rhume — il y a une sorte d’épidémie de grippe en ce moment… Elle s’est aussi dit qu’elle souffrait peut-être d’une ménopause précoce. Sa négligence s’explique très bien, et puis les patients ne sont pas médecins… En tout cas, merci de l’avoir auscultée.
— Je t’en prie.
— Bien, il faut que j’y retourne. J’ai dit à Michelle que je ne prenais que cinq minutes de pause.
— Entendu.
Elle esquissa un bref sourire contraint et s’éclipsa.
Il ne lui avait pas dit « à tout à l’heure », comme elle s’y attendait un peu. Mais c’était parfait ainsi. Elle n’avait pas envie de le croiser plus que nécessaire.0