CHAPITRE 14
Ils furent en retard pour le dîner. Lisa était seule à table, qui avait été dressée pour six couverts. Elle leur jeta un regard entendu, comme si les stigmates de leur étreinte marquaient encore leurs visages.
— Manger n’est pas tout dans la vie, n’est-ce pas ? Il y a encore mieux, dit elle à Carolyn en lui faisant un clin d’œil.
— C’est vrai, approuva Alan en souriant à Carolyn.
Il lui approcha une chaise et l’aida à s’asseoir. Les deux dernières heures l’avaient transporté. Il n’avait jamais éprouvé de telles sensations, de telles émotions. Pourtant, il avait été heureux en ménage, mais ce qu’il venait de vivre avec Carolyn avait surpassé en intensité ce qu’il avait connu alors. Il n’était plus un mari d’opérette. Il fit le vœu de s’engager à lui apporter tout le bonheur que l’on peut espérer, si elle prenait la décision de le garder dans sa vie.
Comme Lotus commençait à servir, Alan sourit à Lisa.
— Qu’avez-vous fait, dimanche ?
— J’étais chez un ami, répondit elle sans l’ombre d’une hésitation. Et cet après-midi, j’ai joué au golf au club. Ne me dites pas que vous avez passé un jour pareil à Horizon ! Il faisait trop beau pour rester enfermés.
— Nous y avons passé une partie de la journée, répondit Carolyn. Morna ne t’a pas dit qu’il y a eu un début d’incendie aux laboratoires ?
— Quoi ?
Lisa posa son verre sur la table.
— Où ça ? Comment ? Et quand ? interrogea-t elle, tombant apparemment des nues.
Soit elle était une comédienne hors pair, soit elle n’était vraiment pas au courant, se dit Alan en lui racontant l’affaire.
— Je n’en reviens pas… Maman et Jasper sont informés ?
— Je leur ai téléphoné, répondit Carolyn. C’est sans doute pour cela qu’ils sont en retard.
— Elle va en faire une jaunisse ! s’exclama Lisa. Elle est attachée à cette boîte comme à la prunelle de ses yeux. Je ne voudrais pas être à la place du cinglé qui a mis le feu !
— As-tu une idée de qui cela peut être ? s’enquit Carolyn. Sais-tu si ta mère a parlé de licencier un employé ? Ou si un concurrent a été évincé d’un marché ? Ou si quelqu’un avait une raison de vouloir se venger ?
— Elle ne me parle jamais de son travail, répliqua Lisa. J’ai souvent demandé si je pouvais travailler là-bas, mais elle a toujours refusé. Elle dit qu’elle ne veut pas m’avoir dans les jambes.
Le ton était amer, malgré les efforts qu’elle faisait pour cacher son ressentiment.
— Tant pis pour elle ! Je vais continuer à être futile et frivole. Elle l’aura voulu !
Alan posa encore quelques questions qui ne l’éclairèrent pas davantage.
Quelques minutes plus tard, alors que Lotus commençait à débarrasser, Della et Jasper firent leur entrée. Lisa bombarda aussitôt sa mère de questions auxquelles, visiblement, celle-ci n’avait pas envie de répondre.
— Ça suffit maintenant, tout va bien, coupa Della d’un ton sec.
— On ne parle pas à table de sujets qui fâchent, poursuivit Jasper lançant un regard glacial à Alan et Carolyn.
Jasper et Della commencèrent à manger en silence. Ils ne posèrent pas de questions sur l’incendie. Ni sur le suicide de Suzanne Kimble. Ils n’ignoraient certainement pas, pourtant, que Carolyn et Alan étaient sur les lieux au moment des faits. Ce manque de curiosité étonna Carolyn, qui fit signe des yeux à Alan.
Ce silence était troublant, se disait Alan, de son côté. Que représentait la disparition de Suzanne pour Della ? Juste la perte d’un responsable, ou beaucoup plus ? Il semblait évident, à présent, que plusieurs personnes étaient impliquées dans le trafic des médicaments. Si Suzanne était un maillon de la chaîne, et Della un autre — le chef d’orchestre de l’organisation, peut-être ? —, c’était un complice de premier plan qu’elle venait de perdre en la personne de Suzanne. Qu’allait elle faire sans elle ? Mettre un terme à ce trafic illicite ou inventer un nouveau circuit ?
Un silence pesant planait dans la salle à manger. Buddy n’était pas là pour détendre l’atmosphère, et c’était bien dommage, pensa Carolyn. Lisa semblait d’humeur maussade. Etait-ce à cause de Cliff ?
Elle aurait aimé la mettre en garde contre ce personnage peu recommandable, mais comme elle était supposée tout ignorer…
Ils entamaient le dessert quand le téléphone sonna.
— Dites que je rappellerai, ordonna Della à la domestique.
— Ça a l’air important, insista Morna. C’est un journaliste.
— Bon sang ! jura Jasper. Il y en a qui se sont crus obligés de parler…
Vert de colère, il foudroya Carolyn et Alan du regard.
— Morna, apportez-moi le téléphone, lança Della, exaspérée. Autant que tout le monde entende ce qu’on lira dans la presse demain matin. J’imagine qu’ils vont en rajouter pour rendre l’affaire plus juteuse.
Morna tendit le téléphone à sa maîtresse.
— Allô, oui !
Les trois syllabes claquèrent comme un coup de fouet. Après quelques secondes, l’écouteur à l’oreille, Della fronça le nez. Alan la vit ouvrir des yeux ronds, puis respirer avec difficulté. Sans doute, à l’autre bout du fil, mentionna-t on les noms d’Alan et de Carolyn, car elle les balaya du regard tous les deux, l’air furieux.
— Je l’ignorais. Merci d’avoir appelé, dit elle enfin, très crispée.
— Que se passe-t il, maman ? C’est Buddy ? Il lui est arrivé quelque chose, c’est ça ? demanda Lisa, affolée.
— Non, ce n’est pas Buddy.
— C’est quoi, alors ?
Della, l’air mauvais, regarda Alan et Carolyn.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit, vous deux ? Vous étiez pourtant au premier rang !
— Qui était-ce ? demanda Jasper, impatienté. Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
— Je suppose qu’on vous appelait au sujet de Suzanne Kimble ? intervint Alan.
— Quoi ? Qu’y a-t il ? reprit Jasper. Ne me dites pas que c’est elle qui a mis le feu !
— Il ne s’agit pas de l’incendie ! lança Della. Suzanne est morte, elle s’est suicidée. C’est Carolyn et Alan qui l’ont trouvée, et ils ne nous en ont pas dit un mot.
Si les yeux de Della avaient été des pistolets, Carolyn et Alan seraient morts sur-le-champ.
— C’est incompréhensible ! Pourquoi ont ils laissé à quelqu’un d’autre le soin de nous l’annoncer ?
— Est-ce vrai ? demanda Jasper. Carolyn, puis-je savoir pourquoi vous ne nous en avez rien dit, alors que nous sommes assis depuis une heure autour de la même table ?
— Nous n’avons fait que respecter votre volonté, oncle Jasper, rétorqua Carolyn en le regardant droit dans les yeux. Si je me rappelle bien, vous avez décrété qu’il était malséant d’aborder des sujets qui fâchent à table. Je considère que le suicide d’une jeune et jolie femme est un sujet très triste. Pas vous ?
Il repoussa son assiette de dessert.
— Ton manque de jugement me déroute, Carolyn.
Des éclairs dans les yeux, Lisa se tourna vers Jasper, comme si elle n’attendait que cette occasion pour lui régler son compte.
— De quel droit vous autorisez-vous à décider de ce que l’on peut ou ne peut pas dire à table ? demanda-t elle. Vous n’êtes rien, ici. Vous n’avez pas votre mot à dire. Arthur vous a toléré ici, comme il nous a tous tolérés, mais c’est fini. Maintenant, c’est Carolyn qui commande. Nous sommes chez elle. C’est elle qui paie. En conséquence… si elle nous met tous dehors, ce sera votre faute.
— Lisa ! lança sa mère. Excuse-toi tout de suite !
— Non, cria Lisa en reculant sa chaise. D’ailleurs, je vais tout vous dire : j’ai l’intention de déménager d’ici. J’ai trouvé quelqu’un, et je me moque pas mal qu’il vous plaise ou pas.
Carolyn sentit son estomac se nouer. Cliff…
« Non, Lisa, non ! supplia-t elle en silence. Ne fais pas cela. Ne pars pas avec ce garçon… »
Telle une flèche, Lisa sortit hors de la pièce sous l’œil médusé de Carolyn. Sa mère allait sûrement la suivre, pensa-t elle. Elle se trompait. Della ne bougea pas, préférant laisser croire qu’il s’agissait d’un de ces accès de colère sans conséquence comme les jeunes filles en piquent souvent. Clouer Carolyn et Alan au pilori l’intéressait beaucoup plus.
— Que faisiez-vous chez Suzanne, Carolyn ? demanda Della. Et chez Nelly ? C’est elle qui m’a prévenue. Vous intriguiez derrière mon dos, c’est ça ?
Elle fulminait.
— Dites-le tout de suite, que vous complotez avec mes employées !
Volant au secours de Carolyn, Alan intervint.
— Nous pensions qu’elles pouvaient savoir qui avait allumé l’incendie.
— Ce n’est pas à vous de faire ça : c’est le travail de la police. De quel droit vous mêlez-vous de son enquête ? Et voilà le résultat ! ajouta-t elle. Maintenant, les médias ne vont plus lâcher Horizon. C’est tout ce que vous aurez gagné !
— Est-ce donc si dramatique ? demanda Alan. Je ne vois pas où est le problème.
Il sentit qu’elle frisait la crise de nerfs.
— Il y a des publicités qui font plus de mal que de bien, ce n’est pas moi qui vais vous l’apprendre. Des incendies, un suicide, et puis quoi encore ?
Elle avait raison. Quoi encore ? pensa Carolyn.
Irrité par le ton et les suspicions de Della, Alan se leva de table, aussitôt imité par Carolyn. Arrivés dans leur suite, il ferma la porte derrière eux.
— Je crois que je vais travailler, ce soir, dit il.
— Travailler ? Comment cela ?
Déçue, inquiète, elle chercha son regard. Regrettait il d’avoir fait l’amour avec elle, cet après-midi, et avançait il ce prétexte pour l’éviter ce soir ?
Sans doute vit il sa déception, car il s’expliqua aussitôt.
— Tu sais, ma chérie, je préférerais me glisser dans le lit avec toi et te serrer contre moi toute la nuit.
— Alors… ?
Il l’embrassa sur le front.
— Tu te demandes pourquoi cet empressement ? Parce que plus l’enquête piétine, plus elle s’éternise. Et plus elle s’éternisera, plus il y aura de victimes innocentes. La seule chose dont je sois sûr, à l’heure qu’il est, c’est que quelqu’un rajoute des commandes, en douce, aux commandes officielles. Cela ne peut pas se faire sans complices. Deux services sont dans ma ligne de mire : les commandes et les expéditions. En confrontant les ordres et les envois, je devrais réussir à trouver les discordances.
— Mais tu ne vas pas aller à Horizon à cette heure-ci ! Quelqu’un risque de prévenir Della, et elle se méfiera…
— J’y ai pensé, c’est pour cela que j’ai gardé ma chambre d’hôtel. J’ai un ordinateur, là-bas, avec accès direct au ministère de la Santé. Je leur ai déjà adressé des courriers électroniques et posé beaucoup de questions. Je leur ai aussi fait suivre des dossiers que j’ai ouverts dans l’ordinateur d’Arthur, et leur ai demandé de contrôler les grossistes et les revendeurs qui se fournissent chez Horizon.
— J’imagine que je ne peux pas t’aider ?
— Tu es le pilier de cette enquête, assura-t il. Continue à jouer ton rôle comme tu as commencé, et je suis certain que nous réussirons.
Elle passa les bras autour de son cou et lui tendit ses lèvres.
— Quel rôle ?
Il lui sourit amoureusement et s’accorda quelques minutes pour le lui expliquer…
A peine installé dans sa chambre d’hôtel, Alan appela l’agent en faction devant l’appartement de Cliff. Le rapport était négatif. A minuit, heure où se terminait la planque, personne ne s’était montré.
Autre déception : l’analyse des disquettes qu’il avait envoyées à Angelica ne révélait aucune incohérence, ni dans les commandes, ni dans les adresses, ni dans les livraisons. Tout était limpide comme de l’eau de source, lui annonça-t elle. Pas de doublon dans les commandes, pas de fausses adresses ni de sociétés-écrans. L’ordinateur d’Arthur n’avait rien révélé d’anormal. Comme Alan, elle regrettait que ses recherches n’aient pas abouti à quelque chose de concret qui aurait permis de faire progresser l’enquête. Alan lui apprit le suicide de Suzanne et l’incendie, ce qui la consterna.
— Pensez-vous qu’il y ait un lien entre les deux ? s’enquit elle.
— Je n’en ai aucune preuve, mais mon intuition me dit que ce n’est pas impossible.
Il lui rapporta le contenu du mot qu’il avait trouvé chez elle et ajouta :
— Elle n’était pas en paix avec sa conscience, apparemment. Peut-être était-ce, également, parce qu’elle était enceinte sans être mariée et que cela cadrait mal avec sa fonction de directeur commercial…
— Si vos suppositions sont exactes et qu’elle était impliquée dans le trafic, maintenant qu’elle n’est plus là, le trafic devrait cesser.
— Sans doute. A moins que quelqu’un ne soit prêt à assurer la relève.
— En ce cas, vous avez intérêt à faire vite.
— Merci du conseil, chère madame !
Saisissant le sarcasme au vol, elle enchaîna sur le même ton :
— Au fait, c’est comment, la vie à deux ?
Il hésita une seconde de trop.
— Alan ?
— Oui… Tout va très bien.
— Vous n’avez pas l’air bien sûr.
— Mais si…
Et il raccrocha. Sa relation avec Carolyn ne regardait que lui, et ne devait pas interférer dans son enquête. Pour l’heure, il se *******ait de vivre le moment présent comme il s’offrait, sans chercher à savoir ce que serait demain. Ce dont il était sûr, c’est que Carolyn était un être exquis, ce qu’il avait de plus précieux dans la vie, et qu’il était responsable de sa sécurité.
Il travailla jusqu’à minuit, épluchant chaque document, passant en revue le passé de chacun des suspects potentiels et tous leurs faits et gestes. Ces informations mises à plat, il finit par se convaincre que Suzanne Kimble, en tant que directrice commerciale, devait être le pivot de l’organisation. Son suicide soulevait quantité de questions. Quel remords avait elle sur la conscience, qui lui pèse à ce point qu’elle décide d’attenter à ses jours et à ceux de l’enfant qu’elle portait ? Qui était le père ? Sa vie privée et sa vie professionnelle étaient elles imbriquées ?
Tout en ruminant ces interrogations, Alan reprit la route vers la résidence. La nuit était cotonneuse, aussi conduisit il avec une prudence redoublée.
Carolyn dormait profondément au milieu du lit quand il voulut s’allonger. Au lieu de la pousser sur le côté comme il le faisait jusque-là, il se pelotonna contre elle. La tiédeur de son corps et son parfum délicat lui rappelèrent aussitôt leur étreinte. S’interdisant de la réveiller, il se raisonna et croisa les mains sur le drap pour ne pas être tenté de la caresser. Mais elle dut le sentir dans son sommeil, car elle se retourna et se lova contre lui en gémissant.
Belle victoire ! se dit Alan.
Elle était allongée près de lui et dormait du sommeil du juste. Sa respiration était régulière, son souffle calme. Heureux de la sentir si confiante, il ferma les yeux et resta à l’écouter dormir. Peu à peu, les événements de la journée s’entremêlèrent dans les brumes de son esprit et il glissa à son tour dans un sommeil serein.
Quand Carolyn se réveilla, le lendemain matin, Alan était déjà habillé et attendait avec impatience son réveil.
— Tu es déjà debout ? Que se passe-t il ? demanda-t elle en se redressant dans le lit. Moi qui espérais que…
Dommage, elle aurait dû se réveiller plus tôt !
Elle s’étira en arrière, puis jeta un coup d’œil au réveil.
— 6 heures et demie ? Tu ne vas quand même pas prendre la mauvaise habitude de te lever si tôt ?
Il s’assit au bord du lit et posa un baiser sur sa joue encore chaude de sommeil.
— Je sais qu’il est tôt. J’espérais passer la journée ici avec toi, mais c’est impossible. Il faut impérativement fouiller le bureau de Suzanne avant que quelqu’un ne le fasse et ne détruise les documents éventuellement compromettants. Je ne peux pas le faire moi-même, ce serait trop risqué. Toi, en revanche, tu le peux. C’est ta société, et tu as le droit de faire ce qu’il te plaît. Il faudrait être sur place avant l’arrivée du Dragon, ce qui veut dire qu’il faudrait partir tout de suite. Tant pis pour le petit déjeuner, ce sera pour plus tard.
Il sourit et lui embrassa le bout du nez.
— D’accord, mon amour ?
Savourant le bonheur de s’entendre dire des mots doux, elle sourit.
— Je te promets de me rattraper plus tard dans la journée, promit il.
— Alors, c’est d’accord, mais donne-moi dix minutes.
Elle rejeta les couvertures, enfila son déshabillé et fila vers la salle de bains. Elle sentait son regard posé sur elle. Heureusement que Lisa l’avait obligée à s’acheter cette ravissante pièce de lingerie ! C’était un satin de soie qui coulait sur ses hanches.
Elle se sentait heureuse. En paix avec elle-même et avec le monde. Elle avait fait l’amour sans frein et sans fausse pudeur, et elle était comblée. Quoi qu’il advienne, maintenant, elle savait avec certitude que la vie pouvait être belle.
A leur arrivée, les bureaux de l’administration étaient vides. Les laboratoires, déserts. Le bureau de Suzanne, au fond du service, était impeccablement rangé. Rien ne traînait, ni sur les meubles ni sur les murs, hormis un calendrier et des Post-it sur lesquels étaient notés ses rendez-vous professionnels, une boîte à crayons, les habituels paniers à courrier, et un bloc-notes fermé. Il n’y avait aucune photo personnelle, rien de privé, et son tiroir ne contenait aucun élément intéressant.
— Elle a fait le ménage par le vide, constata Carolyn. Son suicide n’a pas été un geste de désespoir, il était prémédité.
— Effectivement, acquiesça Alan. Je vais quand même ouvrir son ordinateur, même s’il y a de fortes chances pour qu’elle ait tout effacé.
Le disque dur, les disquettes, elle avait tout reformaté. Il ne restait rien de Suzanne. Comment une femme aussi organisée avait elle pu se retrouver enceinte ? Fallait il qu’elle ait été submergée par la passion…
— Je sais que l’on peut retrouver les données sur un disque dur même quand elles ont été détruites. Si je pouvais emporter son ordinateur à l’hôtel, je serais plus à l’aise pour travailler. Qu’en penses-tu ?
Elle fit oui de la tête.
— Je vais laisser un mot pour dire que c’est moi qui l’ai pris. Inutile qu’on s’imagine qu’en plus il y a eu un vol !
— Della va en faire une maladie. Je vois déjà sa réaction.
— Moi aussi. Je crains le pire.
— Quand on a eu l’habitude de régner en maître, on accepte mal l’arrivée d’un intrus.
— Le Dragon va me le faire payer cher.
— Ne t’inquiète pas, je serai là. Mais dépêchons-nous de partir.
Ils calèrent l’ordinateur dans la voiture et, sentant un creux à l’estomac, décidèrent de s’arrêter pour prendre un petit déjeuner. Le restaurant où ils avaient un jour rencontré Suzanne et Cliff était ouvert.
C’était lugubre. L’idée que Suzanne s’était suicidée hantait Carolyn. Pendant tout le déjeuner, cette mort la hanta. Des questions se bousculaient dans son esprit. Cliff était il le père de l’enfant à naître ? Faisait il l’amour avec Lisa pendant que la malheureuse Suzanne s’asphyxiait au gaz ? Cliff et Suzanne étaient ils tous les deux impliqués dans les fausses commandes d’Horizon ?
L’enquête leur donnerait elle un jour les réponses à toutes ces questions ?
Carolyn repoussa sa deuxième tasse de café et soupira.
— Et maintenant ? dit elle.
— J’aimerais me rendre au service conditionnement et interroger Elinor. Avec un peu de chance, elle me dira ce que contenaient ces fichus cartons.
— Si c’est elle qui a mis le feu, je doute qu’elle soit très coopérative.
— Bien sûr, mais elle peut aussi se couper.
Il paraissait confiant.
— Il faudra éplucher chaque phrase, chaque mot, et remettre les morceaux en place comme s’il s’agissait des pièces d’un puzzle. Logiquement, tout devrait s’imbriquer.
Ils remontèrent en voiture et revinrent chez Horizon. Elinor, très excitée par les événements, essayait de chiffrer les dégâts.
— Cela aurait pu être pire…, admit elle. Par chance, la plupart des cartons prêts à partir étaient déjà stockés de l’autre côté du hall. Quand tout sera déblayé, on pourra donner le feu vert à la production et retrouver un régime normal.
— Savez-vous ce que contenaient les cartons qui ont été détruits ? s’enquit Alan.
Elle le regarda comme s’il venait de l’insulter.
— Bien sûr que je sais ce qu’ils contenaient ! Vous ne vous imaginez tout de même pas qu’on prend la peine de les étiqueter et de les trier simplement pour faire joli ?
— Comment voulez-vous que nous sachions tout cela, Elinor ? Il faut que vous fassiez notre éducation, intervint Carolyn avec beaucoup de gentillesse. Vous classez les cartons dans un ordre particulier, avant de les transférer dans le service expéditions ?
— Cela dépend. Les substances dites sensibles et les médicaments expérimentaux restent de ce côté-ci du hangar. Les commandes sont contrôlées deux fois avant de quitter mon service.
— Alors, les cartons qui ont brûlé, que contenaient ils ?
— Un médicament nouveau. Un antibiotique qu’Horizon espère mettre sur le marché très prochainement. On place beaucoup d’espoirs dans cette nouvelle molécule. Il est actuellement entre les mains de la société Eventide Research, que nous avons chargée des tests exigés par le Bureau de vérification des médicaments avant de donner son autorisation de mise sur le marché. L’étude dure trois ans et au bout de ces trois années, si le médicament a fait la preuve de son efficacité et qu’il ne présente aucun risque pour le patient, il est commercialisé.
Alan réfléchit très vite. Une nouvelle molécule. Peut-être était-ce ce médicament expérimental qui avait tué Marietta ?
Si Elinor était en dehors de tout, si elle disait vrai, on pouvait supposer que seules les commandes officielles passaient par Eventide Research. Sinon, ils se seraient manifestés.
— C’est un centre de recherches dont le sérieux ne peut être mis en doute, commenta Carolyn. Ils sont très réputés. A l’hôpital, on les cite souvent. Il y a quand même une chose que je ne comprends pas…
Elle fronça les sourcils.
— Quel avantage pouvait il y avoir à y mettre le feu ?
Elinor haussa les épaules.
— Il y a des cinglés partout.
— Bien sûr, mais ce n’est pas suffisant. Vous n’avez pas une idée ? insista Alan.
De nouveau, elle haussa les épaules.
— Moi, je m’occupe de mes affaires, c’est tout.
Le ton de la réponse surprit Alan. Cette femme énergique, avec les pieds sur terre, ne pouvait pas ignorer si des commandes douteuses transitaient par son service, passage obligé entre le conditionnement et la livraison.
Lassé de tourner autour du pot, il posa la question qui lui brûlait la langue.
— Elinor, est il possible que des cartons échappent à certains contrôles et sortent d’Horizon sans que personne ne le remarque ?
— C’est impossible. Il y a beaucoup trop de vérifications. Tous les médicaments étiquetés doivent avoir un numéro de commande, et chaque carton en partance porte une adresse qui doit correspondre à celle de la facture. Il y a au moins six signatures différentes par bordereau.
L’estomac de Carolyn se serra.
Se pouvait il qu’Alan se soit fourvoyé ? Sa croisade était peut-être une mauvaise croisade…
Comme ils quittaient le service conditionnement, Carolyn, découragée, soupira.
— Je pense que je vais aller rendre visite à mon oncle adoré, ce matin. Mais seule.
— Je crois que ce ne serait pas une mauvaise idée. Compte tenu de ta formation, tu n’es pas ridicule dans un laboratoire et, de plus, tu es en droit de lui poser toutes les questions que tu veux.
Carolyn n’avoua pas que ce qu’elle avait l’intention de lui demander revêtait un caractère privé. Elle ne supportait pas son silence concernant Alicia. Les enfants gardent toujours des souvenirs de leurs plus tendres années. Pourquoi, lui, ne se souvenait il de rien ? Toute son enfance se résumait à de malheureuses photos de lui. Quant à sa sœur, ou même son père, il était clair qu’il ne souhaitait pas les évoquer.
Aiguillonnée par sa volonté de comprendre, elle monta au deuxième étage, suivit le corridor sur lequel donnaient les laboratoires tout en baies vitrées.
Jasper était dans son bureau, assis à sa table, absorbé dans des papiers.
Sans attendre d’y être invitée, elle poussa la porte et entra.
Etonné de cette apparition, il fronça les sourcils puis, se reprenant, il se leva.
— Carolyn… Où étiez-vous, ce matin ? On vous a attendus pour le petit déjeuner.
Ce n’était pas vraiment une réprimande, mais plutôt un reproche. Carolyn décida de ne pas y prêter attention, sachant qu’il n’y a rien de pire que le mépris.
— J’aimerais m’entretenir avec vous un instant, oncle Jasper. Avez-vous un peu de temps à m’accorder ?
— Oui, bien sûr.
Il hésita une seconde, comme s’il n’était pas très chaud pour cet aparté.
— Si tu souhaites visiter le lab…
— Non, pas maintenant, répliqua-t elle d’un ton sec. J’ai des questions personnelles à vous poser.
La fermeté du ton dut l’inquiéter, car elle le vit se carrer sur ses jambes.
— Je ne suis pas certain de pouvoir te répondre, Carolyn.
— Il n’y a pourtant que vous qui puissiez le faire. Pourquoi la simple évocation du nom de ma mère vous fait elle tellement horreur ?
Elle n’avait pas mâché ses mots, et se sentait fière d’elle.
Il la regarda quelques secondes, hésitant visiblement à la contredire. Puis il s’assit, joignit les mains sur le bureau et lança naïvement :
— Parce que… cela se voit à ce point ?
— Oui, mon oncle. Maintenant, je veux une réponse.
Il regarda ses mains jointes.
— Je ne me rappelle pas précisément quand j’ai pris conscience du fait que je détestais ma sœur. Je crois que c’est à un Noël… Alicia avait quatre ans ; il y avait une pile de cadeaux merveilleux pour elle au pied du sapin, et pour moi, il n’y avait que des vêtements chauds pour l’hiver. Quand j’ai voulu m’amuser avec ses jouets, tout le monde s’est moqué de moi.
Son regard se durcit.
— En fait, c’était comme si mes parents n’avaient eu qu’un enfant, une fille : Alicia. Ils lui ont tout donné, toute leur attention, tout leur amour. Hélas, ils ont omis de lui enseigner une chose : la responsabilité. Et elle les a détruits.
Il se cala contre le dossier de son fauteuil.
— Quand elle est morte, mon père a tout reporté sur son travail. Ma mère et moi n’existions plus. Quand maman est morte à son tour, mon père a tout fait pour m’écarter de son existence.
Carolyn eut envie de faire le tour du bureau pour lui poser la main sur l’épaule et lui témoigner un peu de tendresse. Comme elle, il n’avait connu ni affection, ni attention. Juste la solitude de l’enfant mal aimé. Le parallèle était saisissant.
— Je me suis décarcassé pour que mon père soit fier de moi. Je m’étais figuré que si je réussissais dans les affaires, il m’accepterait enfin.
Il eut un rire amer.
— Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est lui prouver que je n’avais aucun sens des affaires et que je n’étais qu’un raté, comme il en était convaincu. Et puis il t’a retrouvée, la fille de sa fille, et il t’a tout légué.
Il agita la main devant son, visage.
— C’est drôle comme l’histoire se répète, tu ne trouves pas ?
Il fixa Carolyn. Il y avait de la haine dans son regard, la même haine sans doute que celle qu’il nourrissait contre sa sœur. Contre sa mère. Soudain, une pensée terrible l’envahit : tant de haine accumulée pouvait armer un bras. A force de le détester, Jasper avait pu vouloir supprimer l’homme qui lui renvoyait une image de lui qu’il n’aimait pas. Jasper, Judas improvisé, avait pu pousser la traîtrise jusqu’à tuer Arthur Stanford.