CHAPITRE 10
Le dîner fut lugubre. Seul Buddy faisait montre de bonne humeur. Il avait pêché avec un ami et, persuadé que ses exploits intéressaient la tablée, se vantait de ses prises. Ignorant le regard sévère de sa mère, il fit signe à Seika pour qu’elle lui verse à boire.
Della et Lisa avaient dû se heurter avant le dîner car elles n’échangèrent pas un mot de tout le repas. Jasper, absent de ce qui se passait à table, ne prêtait attention qu’à son assiette et n’ouvrit la bouche que pour laisser tomber ce commentaire définitif :
— Le saumon est sec.
Désireux de détendre l’atmosphère, Alan posa quelques questions à Della sur sa journée, et n’obtint que des réponses polies mais vagues. En mari amoureux et attentif, il souriait à Carolyn, lui proposant du pain, un peu plus de riz… Il était pourtant flagrant qu’elle ne faisait que picorer dans son assiette.
Chaque fois qu’il frôlait son bras, elle frissonnait. Le souvenir de ses lèvres quand il avait happé les siennes la faisait encore trembler. Elle imaginait ses jambes longues et musclées allongées sous la table, et l’idée de cette proximité la troublait.
Quand le repas, interminable, prit fin, Jasper pria Carolyn de l’accompagner dans la bibliothèque. L’étonnement fut général.
— Je veux te montrer quelque chose, dit il, solennel.
L’invitation ne s’adressait pas à Alan, qui fit comme s’il n’avait pas entendu. Il adressa un clin d’œil à Carolyn, lui prit le bras en souriant, et main dans la main, ils suivirent Jasper dans une grande pièce meublée de fauteuils de cuir et d’interminables rangées de livres.
Que pouvait donc lui vouloir Jasper ? Allait il lui révéler quelque chose de terrible sur ses ascendants ? Elle avait essayé d’obtenir quelques informations sur sa mère, sur les tableaux qui la représentaient, mais en vain. Il semblait pourtant impensable que le père et le frère de sa mère ignorent tout de celui qui lui avait fait un enfant. Avait elle été violée par un étranger ? Un ignoble individu avait il abusé de son innocence ? Profité de sa naïveté ?
— Ne t’inquiète pas, assura Alan. Souviens-toi d’une chose : quoi que tu apprennes sur tes parents, cela ne change rien à la femme que tu es. Tu es quelqu’un de bien, Carolyn. Je crois que tu en as largement fait la preuve.
Elle le remercia d’un sourire et s’assit sur le canapé que Jasper lui montrait du doigt. Alan s’installa près d’elle. Jasper s’éclaircit la voix et prit sur la table un paquet de photos qu’il lui tendit.
— Elles sont presque toutes de moi, dit il, à part quelques-unes qui sont de ta mère.
Les mains tremblantes, Carolyn prit les clichés. Ils représentaient surtout Jasper. Jasper assis, Jasper debout, Jasper enfant, Jasper adolescent, Jasper jeune homme, Jasper… Tiens, qui était ce petit personnage, derrière ? Cette petite fille de sept ou huit ans qui riait ou faisait des grimaces. Ma mère ? se demanda Carolyn. Du bout du doigt, elle caressa le tour de son adorable minois. Elle semblait heureuse. Que s’était il passé ? Pourquoi Alicia avait elle fugué ? Pourquoi avait elle abandonné un enfant sans nom et indésirable ?
— Vous n’avez pas de photos de sa mère un peu plus âgée ?
Jasper fronça les sourcils.
— Il y avait une boîte de photos dans la bibliothèque, autrefois, mais je me demande ce qu’elles sont devenues. Quand Della a emménagé, elle a fait un grand ménage et s’est débarrassée de pas mal de choses qui traînaient. Je dois dire qu’on ne pouvait pas se douter de ce qui allait arriver. Qui aurait cru qu’un jour la fille d’Alicia ferait son apparition ?
— Bien sûr, acquiesça Carolyn. Je me demande ce que ma mère penserait de tout cela. Vous croyez qu’elle serait étonnée que son père ait légué sa fortune à sa fille ?
En guise de réponse, Jasper haussa les épaules. Carolyn lui rendit les photos qu’il remit dans le tiroir sans en prendre grand soin. Quantité négligeable, songea-t elle.
Pendant ce temps, Alan avait étudié le visage de Jasper, sur lequel il n’avait pas décelé une once de douceur. L’homme n’était pas le personnage détaché et tranquille qu’il s’appliquait à paraître, ce qui confirmait les soupçons d’Alan. Sous la façade lisse de l’homme de sciences, une rancœur sourde avait aigri l’individu. Avait il une part de responsabilité dans le malheur de sa sœur ? Et n’allait il pas, maintenant, reporter sur Carolyn ses ressentiments ?
Après avoir remercié son oncle, Carolyn, suivie d’Alan, sortit de la bibliothèque. Prétextant une envie de se reposer, elle refusa de l’accompagner dehors et monta directement.
L’air était lourd, ce soir. La nuit commençait à tomber. Alan fit le tour de la maison, décidément imposante. L’héritage que Carolyn venait de faire, en la propulsant aux plus hautes marches de l’échelle sociale, l’auréolait d’un incontestable prestige. Dans ce monde d’opulence qui devenait le sien, elle choisirait sans tarder un mari fortuné qui ne dérogerait pas à son rang.
Alan grogna et envoya balader un caillou. Jaloux ? se dit il. Ce n’était pas son genre.
Comme il levait le nez vers la maison, il vit de la lumière dans les appartements de Della et hésita à lui rendre visite. C’était dangereux. Puisqu’il travaillait ici sous couverture, mieux valait adopter un profil bas. Attirer l’attention sur lui risquait de saborder le travail déjà accompli. Sous quel prétexte un jeune marié se promènerait il seul, dehors, au lieu d’être blotti contre le corps doux et tiède de sa jeune et belle épouse ?
Il rentra dans la maison, avec un souci en tête : se raccommoder avec Carolyn. Outre la tristesse que lui causait leur brouille, il avait besoin d’elle pour poursuivre son enquête. Bon gré mal gré, il fallait qu’elle continue à jouer le jeu. Heureusement, autour de la table, les convives, absorbés dans leurs pensées, n’avaient rien remarqué de la tension qui régnait entre eux. Du moins l’espérait il. Un regard, un geste, un soupir, une remarque pouvaient suffire à les trahir.
A peine levée de table, Carolyn était montée dans sa chambre. Serait elle éveillée quand il la rejoindrait ? Il fallait qu’ils parlent. C’était important.
Hélas ! Non seulement elle était couchée, mais apparemment, elle dormait. Déçu, il soupira. Le lendemain matin, à la première heure, avant même de descendre déjeuner, ils mettraient les choses au point.
*
* *
A 2 heures du matin, Carolyn se réveilla en criant, poursuivie par un cauchemar qui ne la quittait pas depuis son enfance. Tout avait commencé quand une orpheline un peu plus âgée qu’elle lui avait affirmé, pour la terroriser davantage, qu’on l’avait trouvée sous un tas de bois à l’orphelinat. Poussant la cruauté à son comble, l’adolescente lui avait montré l’endroit où on empilait les bûches. Dans ses cauchemars, Carolyn se voyait enterrée vivante sous les stères trop lourds, incapable de se dégager malgré ses efforts frénétiques. Elle criait, hurlait, se débattait, quand arrivait une sorcière qui mettait le feu au tas de bois.
Ses cris d’effroi réveillèrent Alan, qui venait de s’endormir. Il s’approcha d’elle dans le lit, mais elle le repoussa et continua de pleurer.
— Ne me brûlez pas ! Ne me brûlez pas !
Elle se battait avec l’énergie du désespoir, comme un animal pris au piège. Tandis qu’il tâchait de la rassurer, elle le griffa au bras.
— Carolyn, réveille-toi, c’est un rêve… Tout va bien.
Doucement, la voix d’Alan trouva son chemin dans les méandres cotonneux de son esprit. Elle ouvrit les yeux, et commença à émerger du tourbillon de peur qui l’avait aspirée.
— Tu rêvais, Carolyn. Tout va bien.
Sa respiration était saccadée. C’était tout juste si elle ne sentait pas encore les flammes qui la léchaient et le poids énorme des bûches sur son pauvre petit corps d’enfant. Il l’entoura de ses bras, et la sentit peu à peu se détendre.
Du bout de la langue, il cueillit une larme salée sur sa joue, tout en remettant en place une mèche de ses cheveux. Il la serra un peu plus fort contre lui. Dans ses bras, elle semblait reprendre peu à peu confiance. L’horreur et la peur se dissipaient. Il se passa quelques minutes et son pouls reprit son rythme normal, son souffle redevint régulier. Elle ferma les yeux et, refusant de penser, laissa la chaleur de ce corps viril et rassurant la protéger comme un rempart contre l’effroi.
— Ça va ? dit il doucement.
Elle ne répondit pas, mais fit oui de la tête. Elle était toujours dans ses bras et semblait s’y trouver bien, blottie contre sa poitrine. Le silence était profond, seul le tic-tac discret du réveil le trouait. Comme il la serrait contre lui, il remarqua qu’elle était plus grande qu’elle ne le paraissait. Ils n’étaient séparés que par l’épaisseur de leurs vêtements de nuit, et c’était une défense bien mince contre les pensées qui l’assaillaient. Qu’elle devait être belle, entièrement nue…
Une envie de la caresser lui chatouilla l’extrémité des doigts. Elle n’était que courbes et rondeurs, creux et déliés. Un véritable péché.
Il vit sa bouche remuer et approcha les lèvres. Sentant son souffle tiède, il recula la tête.
Au prix d’un effort considérable, il chassa les pensées qui l’entraînaient inexorablement vers un enfer… merveilleux. Vu son désarroi, elle répondrait sans aucun doute à ses élans de tendresse et à son désir.
Comment lui ferait elle encore confiance, quand il lui avait juré que leur mariage resterait platonique ? Une fois qu’ils auraient fait l’amour, il n’y aurait plus de retour en arrière possible. Compte tenu de l’enjeu, ils ne pouvaient se permettre d’être empêtrés dans des sentiments. Elle se dégagea de ses bras, ce qui ne le surprit pas, et roula doucement sur le dos.
— Veux-tu me raconter ? demanda-t il tendrement, pour ne pas l’effaroucher. Cela soulage, de parler.
Il se hissa sur un coude pour la regarder. Elle fixait le plafond.
— Je suis… Je suis désolée, dit elle.
Elle n’avait pas fait de cauchemars depuis longtemps et trouvait ridicule sa crise d’hystérie. Qu’allait il penser d’elle ? La même chose que ses parents adoptifs, qui la grondaient, quand ils ne la punissaient pas, pour avoir troublé la maisonnée par ses terreurs nocturnes. Ce n’était rien d’autre, disaient ils, que des caprices de gosse infernale.
— Tu n’as pas à t’excuser, lui dit il en tournant son visage vers lui.
Les rideaux n’avaient pas été bien tirés, et laissaient passer un rayon de lune qui éclairait ses yeux. Dans cet éclat de lumière, peut-être parce qu’ils étaient encore noyés de larmes, ces yeux étaient plus beaux et plus bouleversants que d’ordinaire. La douleur s’y lisait encore.
— Il n’y a pas de crime à faire des cauchemars, douce Carolyn.
Elle fouilla son visage, y cherchant la certitude qu’il ne se moquait pas d’elle. Puis elle mouilla ses lèvres et lui raconta son histoire.
Son récit achevé, elle se tut et regarda Alan, dont la colère n’avait cessé de croître au fil du récit. Elle méritait bien la chance qui la comblait aujourd’hui, se dit il. Et si un malheureux s’avisait de toucher, ne serait-ce qu’à un de ses cheveux, il aurait affaire à lui.
— Je te remercie de m’avoir raconté ça, dit il en la serrant comme un bébé dans le creux de son bras.
Elle ne protesta pas, resta immobile et ferma les paupières. Puis elle inspira profondément, comme si le récit qu’elle venait de faire l’avait libérée d’un poids trop lourd pour ses épaules.
Quand il entendit son souffle régulier, Alan comprit qu’elle s’était endormie. Il rejoignit alors son côté de lit. Il n’était pas sûr de pouvoir contrôler son désir, s’il se réveillait pendant la nuit. Elle était si chaude contre lui, et cela faisait trop longtemps qu’il n’avait pas été satisfait sexuellement. Il en avait la certitude, il connaissait une femme merveilleuse qui avait ravivé le feu qui sommeillait en lui depuis la mort de Marietta. Il sentait qu’il était en train d’en tomber amoureux, avec tous les risques que la passion entraîne.
Il grommela tout bas.
Pourquoi la petite-fille longtemps perdue de vue par Arthur Stanford était elle si belle et si excitante ?
Sa mission était déjà assez difficile… Pourquoi fallait il que des questions sentimentales la compliquent ?
Carolyn dormit tard, le lendemain matin, et ne s’éveilla qu’avec l’arrivée d’Alan qui lui apportait son petit déjeuner.
— Bonjour, chérie…
Surprise par cette marque de tendresse, elle regarda autour d’elle. Ces mots doux s’adressaient bien à elle. Redoublait il de gentillesse pour lui faire oublier son affreux cauchemar ?
Détestant être plainte, Carolyn se redressa dans son lit.
— Qu’est-ce que c’est ?
— J’ai pensé que tu méritais de prendre ton petit déjeuner au lit. D’autant que l’atmosphère, en bas, est à peu près aussi joyeuse que celle du dîner d’hier soir. Bien sûr, si tu préfères affronter la mine sinistre de Jasper et les remarques caustiques de Della, je peux repartir avec mon plateau.
— Jamais de la vie ! martela-t elle en tapotant son oreiller.
Alan déposa le plateau devant Carolyn qui souleva aussitôt les couvercles. Céréales, biscuits, fraises à la crème…
— Merci, mon chou, dit elle sur un ton badin, tu es vraiment trop gentil.
— Quels sont tes projets pour aujourd’hui ? lui demanda-t il en s’asseyant au bord du lit.
Elle mordit dans un biscuit, l’air absorbé.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Tu as des suggestions à me faire ?
— Nous pourrions peut-être aller t’acheter une voiture car il est temps, je trouve, que tu aies un véhicule à toi. De plus…
— De plus ?
— Je me sentirais mieux, te sachant libre de te déplacer comme tu veux au lieu de dépendre de quelqu’un.
Elle chercha son regard.
— Tu ne me cacherais pas quelque chose, par hasard ? Hier, tout s’est bien passé quand nous nous sommes promenées, Lisa et moi. Et, au besoin, je peux emprunter l’une des voitures qui sont dans le garage.
— Je ne veux pas que tu prennes de risque.
— J’ignore ce que tu veux dire, répondit elle en fronçant les sourcils.
— Tout simplement ceci : qu’il est plus facile d’avoir l’œil sur une voiture que d’en surveiller deux ou trois.
— Surveiller ? reprit elle faisant l’étonnée.
Alan ne parlait pas de mécanique, et elle le savait.
— Tu ne penses pas que…
Elle laissa sa phrase en suspens.
— Je ne pense à rien de précis pour l’instant, sinon qu’il te faut une voiture et que ce serait une bonne idée d’aller l’acheter. Qu’en penses-tu ? De quelle voiture as-tu envie ?
— Une voiture avec de bons pneus et qui démarre au quart de tour.
Alan se mit à rire.
— Je pense que cela devrait se trouver.
Carolyn ne parvenait pas à se décider. Quels vêtements allait elle porter aujourd’hui ? Après de longues hésitations, elle opta pour un pantalon camel en étamine de laine, bien appliqué sur les hanches, et le chemisier couleur sable qui se mariait à ravir avec son collier et les boucles d’oreilles en or serties d’améthystes. Elle remonta ses cheveux assez haut sur la nuque, puis déposa quelques gouttes de parfum derrière ses oreilles.
La voyant, Alan ne put retenir un Oh ! d’admiration.
— Tu as tout d’une grande bourgeoise qui s’apprête à acheter la plus luxueuse des limousines, dit il, extatique. Allons-y, faisons le bonheur d’un concessionnaire.
Trouver la voiture idéale se révéla plus difficile qu’Alan ne l’aurait imaginé. Déboussolée par ce que l’argent dont elle disposait subitement lui permettait de s’offrir, Carolyn se promenait dans les show-rooms comme une enfant à qui l’on propose tellement de bonbons qu’elle ne peut plus choisir.
— Que penses-tu de celle-ci ? Tu la trouves assez grande ou tu préfères un modèle encore plus gros ? Tiens, regarde celle-là, elle est du même bleu que tes yeux, dit il en lui montrant une petite sportive.
— Je ne pense pas que ce soit mon genre, répondit elle. Non, je préférerais quelque chose de plus grand mais de moins tape-à-l’œil.
Son choix se porta finalement sur une marque étrangère, un modèle de taille moyenne, blanc avec intérieur de cuir bordeaux. Alan, soulagé, soupira.
Le vendeur accepta de la livrer à la maison le jour même. Après un déjeuner pris sur le pouce, ils rentrèrent chez Horizon dans la voiture de location d’Alan.
— Je pense qu’il faudrait que je passe un peu de temps dans les services administratifs, dit il en se garant devant les bureaux.
Sans entrer dans les détails, il lui fit part de sa conversation avec Suzanne Kimble au petit déjeuner.
— Elle m’intrigue, poursuivit il. Je sais qu’elle est chef de service, ce qui est un poste à forte responsabilité.
— Tu ne la soupçonnes quand même pas d’être impliquée dans le trafic de médicaments ?
L’air vraiment surpris, elle se tourna vers lui.
— Elle a l’air tellement gentille…, ajouta-t elle.
— Je ne l’accuse pas, rectifia-t il. A ce stade, je cherche un fil à dérouler pour voir où il mène. Quand ils verront qu’on est près de les identifier, les malfrats tâcheront de nous arrêter. A ce moment-là, ça deviendra dangereux. Ta fonction fait que tu es particulièrement exposée, Carolyn. Je te demande en conséquence de ne rien faire sans m’en avertir au préalable.
Supportant de plus en plus mal qu’on lui dicte sa conduite, Carolyn commença à grogner. N’était elle pas capable de se prendre en charge toute seule ?
Elle se tournait vers Alan pour protester, quand elle vit son regard, dur et presque cruel. Aussitôt, elle se tut. Il ne semblait pas d’humeur à discuter. Etait-ce le même homme qui l’avait tenue dans ses bras et réconfortée, la veille ?
— D’accord, finit elle par répondre, mais sache que c’est une idée qui m’insupporte.
Le regard d’Alan s’adoucit. L’indépendance qu’elle revendiquait haut et fort était un trait de son caractère qu’il aimait particulièrement. Quoi qu’il arrive, elle voulait être libre d’agir à sa guise, en fonction d’elle et non de forces extérieures.
— Pourquoi ne passerais-tu pas la journée avec Della ? suggéra-t il. Si je n’étais pas là, c’est sûrement ce que tu ferais pour te mettre au courant.
— Elle doit penser que je suis futile et frivole, et que je partage mes journées entre la grasse matinée et le lèche-vitrines avec Lisa.
Alan fit la moue.
— Tant mieux, si c’est ce qu’elle pense. Moins elle se méfiera de toi, plus elle baissera la garde. C’est là qu’il faudra que tu ouvres tout grands tes yeux et tes oreilles.
— Que veux-tu que je regarde ou que j’entende ? Je ne connais rien à ce business qui est à des années-lumière de mon métier, lui rappela-t elle.
Comment pouvait il penser qu’elle était capable d’être son partenaire dans cette enquête, puisque ce domaine lui était totalement étranger ?
— Pour l’instant, *******e-toi d’observer Della. Si tu remarques une attitude étrange, note-la dans un coin de ta tête.
— Comme quoi, par exemple ?
— Si, par exemple, tu vois qu’elle entre en contact avec une personne qui n’a rien à voir avec Horizon… Celui qui orchestre l’opération de marché noir au sein de la société n’agit pas seul, de toute évidence. C’est beaucoup trop important et trop complexe.
Si les preuves contre Horizon n’avaient été aussi flagrantes, Carolyn aurait plaidé l’innocence de la société. Comme elle aurait aimé qu’Alan fasse fausse route… Hélas ! Rien ne l’arrêterait. Sa conviction et sa détermination étaient inébranlables. Il avait perdu un être cher, et d’autres encore mourraient si les coupables n’étaient pas remis entre les mains de la justice.
— D’accord, répondit elle. Je ferai ce que je peux. Je suis assez intuitive, et cela m’a déjà servi.
Ensemble, ils franchirent l’entrée du bâtiment. Et, pour donner le change, il l’embrassa ostensiblement dans le hall.
— A tout à l’heure, chérie.
Au moment où les portes de l’ascenseur allaient se refermer, il lui adressa de loin un baiser. Elle souriait encore en pénétrant dans le bureau de l’assistante de Della.
— Bonjour. Je suis Carolyn Lawrence. Mme Denison est elle là ?
— Elle sera sûrement là pour vous, lança la secrétaire en actionnant son Interphone.
Della devait l’avoir entendue, car la porte de son bureau s’ouvrit avant même que la jeune femme ait eu le temps de l’avertir.
— Voyons, Carolyn, vous n’allez quand même pas vous faire annoncer ! Pourquoi n’êtes-vous pas passée par les portes de communication entre nos deux bureaux ?
— Pour tout vous avouer, je ne suis pas encore passée à mon bureau, répondit Carolyn. Je suis allée m’acheter une voiture.
— Une voiture… Entrez donc. Nous avions une petite réunion, Cliff et moi, mais nous avons bientôt fini.
A la vue de son ancien camarade, le sentiment de bien-être qu’éprouvait Carolyn s’estompa. Cliff était assis dans un fauteuil profond et, dès qu’il la vit, se leva, un sourire vaguement sarcastique aux lèvres.
— Bonjour, Carolyn. J’ai bien entendu ? Tu viens de t’offrir une voiture ? Une Cadillac, je suppose, avec des chromes et toutes les options, j’imagine…
— Ah, non. Désolée de te décevoir, Cliff, répondit elle sans s’étendre davantage.
Se tournant alors vers Della, elle lui sourit.
— Pardon de vous interrompre. Si cela ne vous dérange pas, je vais m’asseoir dans un coin pendant que vous finissez. Faites comme si je n’étais pas là.
— C’est entendu.
Della se réinstalla dans un fauteuil de cuir, dans le coin salon de son bureau. Cliff retourna s’asseoir en face d’elle. Plusieurs dossiers étaient ouverts sur la table. Della en prit un et le reposa aussi vite.
— Excusez-moi, j’ai oublié de préciser un détail à mon assistante.
Sur ces mots, elle quitta le bureau. Profitant de ce qu’ils étaient seuls, Cliff se leva à son tour et s’approcha de Carolyn.
— Alors, comment va notre petite fille riche ?
Le ton était affable, mais l’étincelle qui brillait dans ses yeux en disait long sur ses intentions.
— Comme toujours, répondit elle, tout sourires. Rien n’a changé. Je pourrais me réveiller demain matin et retourner à mon ancienne vie, si la roue devait se mettre à tourner à l’envers.
— Ce serait désolant. Je serais navré pour toi. Tu te vois, recommencer à traîner ton passé comme un boulet au pied ?
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Tu sais, il y a belle lurette que j’ai digéré mon passé. Mes erreurs, tout cela, c’est de l’histoire ancienne. Pas pour toi, Cliff ?
S’il devait y avoir chantage, il fallait qu’il comprenne que les deux parties en avaient autant en réserve. Elle savait des choses sur lui qu’il n’aimerait sûrement pas voir déballées sur la place publique et, en définitive, il avait beaucoup plus à perdre qu’elle.
Soudain, une idée lui traversa l’esprit. Et si Cliff ne la faisait pas chanter pour de l’argent, mais pour son silence ? S’il était mêlé à cette histoire de marché mafieux, il pouvait user de toutes les ruses pour l’empêcher d’alerter la terre entière.
— Je n’aime pas les compromis, Cliff, reprit elle.
— Dommage, Carolyn.
Il entamait une autre phrase quand Della entra. Le visage de Cliff se détendit aussitôt. Sans demander son reste, il se leva et prit congé.
Le reste de l’après-midi, Carolyn le passa à observer Della qui pianotait sur son ordinateur. Le téléphone sonna à plusieurs reprises ; Della décrocha et répondit, sans prendre la peine d’informer Carolyn du contenu de la conversation. Si elle devait un jour prendre en mains les finances de la société, il fallait qu’elle s’attende à ne recevoir aucune aide de Della. Heureusement, il resterait les dossiers. Compte tenu de son niveau, elle devait être capable de se rendre compte de la solvabilité des laboratoires. Cela dit, comment cette femme, à elle seule, pouvait elle tout contrôler dans des domaines si différents ? Son grand-père, qui devait être un homme sensé, ne pouvait avoir placé — aveuglément — sa confiance en Della Denison.
Quand Alan fut prêt à quitter l’administration, l’heure de la fermeture sonnait. Le temps passé avec Suzanne s’était révélé aussi peu productif que celui que Carolyn avait passé avec Della. Il avait observé les machines, mais Suzanne ne s’était pas montrée prolixe en explications. Pour l’heure, il était toujours incapable de voir de quelle manière de fausses commandes pouvaient partir. Ils n’avaient donc pas progressé.
Ils décidèrent de ne pas rentrer à la résidence. Endurer un dîner aussi tendu que celui de la veille était au-dessus de leurs forces. Quand Carolyn appela Della pour lui dire qu’ils dînaient en ville, celle-ci leur recommanda, à leur grande surprise, un petit restaurant de bord de mer « où l’on sert un fabuleux homard », précisa-t elle.
Le tour de la baie se révéla un vrai bonheur. La nourriture aussi. Comme Carolyn et Alan se détendaient et savouraient les mets, ils décidèrent d’un commun accord d’éviter les sujets qui fâchent.
Pendant deux heures environ, ils ne furent que deux personnes qui cherchent à mieux se connaître. Après le dîner, ils décidèrent de se promener sur les quais, puis de faire une incursion dans les petites rues adjacentes, bordées de coquets magasins.
— Tu devrais entrer et t’offrir quelque chose de joli, lui dit il.
— Tu sais, je ne suis pas une consommatrice insatiable, répondit elle. Je n’ai pas besoin de posséder pour apprécier.
Il fit une moue dubitative.
— Je pense que tu changeras vite d’avis. En attendant, pourquoi n’achètes-tu pas des cadeaux pour tes amies ? Pour Rosie, par exemple.
Carolyn écarquilla les yeux.
— Tu as raison, c’est une bonne idée. Je vais lui acheter une boîte à musique. Si tu savais le nombre de fois où elle m’a fait écouter ces fichues mécaniques ! Elle a failli me rendre folle, d’autant qu’on savait très bien, l’une comme l’autre, qu’elle n’avait pas le premier sou pour en acheter une.
Ils trouvèrent une boutique de cadeaux, où Carolyn choisit un carrousel miniature avec de petits chevaux peints de couleurs pastel. Ravie de son achat, elle prit le coude d’Alan et, bras dessus bras dessous, ils retournèrent à la voiture.
— Si nous faisions une petite balade en voiture, maintenant ? lui proposa-t il comme s’ils avaient été deux amoureux. La nuit est claire, nous pourrions nous arrêter et compter les étoiles.
— En tout bien tout honneur ? répliqua-t elle sur un ton badin.
Il était beau, ou plutôt craquant, et avait un goût très sûr pour s’habiller.
— Absolument, répondit il.
— C’est vrai que la nuit est belle, dit elle à son tour. Ce serait dommage de ne pas en profiter.
Son audace la surprit. Flirter n’avait jamais été sa tasse de thé, et elle se sentait un peu nerveuse. Que ferait elle, s’il pensait qu’elle lui faisait du charme et se montrait trop entreprenant ? Faire l’amour dans une voiture, quand on a un lit immense qui vous attend, était pour le moins ridicule.
Ils firent quelques kilomètres sur le grand axe, puis Alan tourna sur une petite route qui menait à un point de vue dominant la baie de Puget. Il y avait un autre véhicule garé là, qui redémarra aussitôt.
Une superbe plage de sable blanc s’étirait en bas, au pied de la falaise à pic. Alan coupa le moteur.
— J’adore le bruit des vagues, dit Carolyn. Tu crois qu’il existe un chemin pour descendre jusqu’à la mer ?
— Ça me semble un peu raide, mais on peut aller voir.
Main dans la main, ils s’avancèrent jusqu’au bord de la falaise. Soudain, dans le fracas des vagues, le ronflement d’un moteur de voiture apparemment lancée à grande vitesse les fit se retourner. Elle fonçait droit sur eux.
Aveuglée par les phares, Carolyn se mit à hurler. Les jambes en plomb, paralysée, elle attendait l’imparable choc quand, d’un revers du bras, Alan la bouscula. Un grincement terrifiant de freins leur vrilla les oreilles. C’était trop tard pour esquiver. Projetés dans le vide, ils basculèrent sur la pente qu’ils dévalèrent jusqu’à la mer. Comme deux cailloux.