CHAPITRE 7
Voyant Carolyn pâlir, Alan suivit son regard.
— Reste calme, lui dit il quand il aperçut Cliff. Je me charge de lui.
Ce dernier approchait, tout sourires.
— Bonjour, Carolyn. Ça fait un bail ! Salut, Alan.
Ravi de sa plaisanterie, il s’esclaffa.
— Belle réception, hier soir, enchaîna-t il.
— En effet, répondit Alan. Della avait bien fait les choses.
— Il paraît que vous étiez dans nos murs, ce matin. Je pense que vous allez bientôt nous faire l’honneur de venir visiter les labos.
— Cet après-midi, sans doute. Vous auriez du temps pour nous guider, Cliff ? Ce serait sympathique que ce soit vous.
Alan souriait comme si le projet de déambuler dans les laboratoires en compagnie de Cliff le remplissait d’aise.
— Je suis votre homme. Tout ce que je peux faire pour m’attirer les bonnes grâces du nouveau patron, je le ferai. Je suis comme ça. Tu confirmes, n’est-ce pas, Carolyn ?
— Je ne sais pas… C’est vrai ? demanda-t elle sans ciller.
Cliff pouffa de rire. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle prenne sa remarque au sérieux.
— C’est une maîtresse femme, votre Carolyn. Il va falloir vous montrer à la hauteur, enchaîna-t il.
Il allait ajouter quelque chose quand une femme, jeune, mince et belle s’approcha de lui.
— Désolée, je suis en retard, lui dit elle, en reprenant son souffle. J’ai été bloquée à l’emballage. Le Dragon commence à dépasser les bornes. Je…
— On ne va pas encore parler de Della, Suzanne, interrompit Cliff, pour lui éviter un impair. Tiens, je te présente le nouveau patron d’Horizon, le Dr Carolyn Leigh Lawrence.
— Zut, alors ! s’exclama Suzanne, ne sachant plus où se mettre.
Toute rouge, elle se mit à bégayer.
— Je suis désolée… Je ne savais pas… Je…
— Je te l’avais dit, qu’il fallait que tu viennes au cocktail hier soir.
— Je n’aime pas beaucoup la foule, répliqua Suzanne, se tournant vers Carolyn.
— Ce n’est pas grave, répliqua Carolyn pour détendre l’atmosphère. Pour être tout à fait honnête, j’ai rencontré tellement de monde hier soir que je ne suis pas sûre que j’en reconnaîtrais la moitié. Suzanne, je vous présente mon mari, Alan Lawrence.
— Bonjour, je suis Suzanne Kimble. Ravie de faire votre connaissance, répondit elle, de plus en plus agitée.
Se séchant nerveusement les mains sur les coutures de son pantalon, elle jeta à Cliff un regard implorant.
— Je travaille dans les bureaux. Cliff et moi déjeunons souvent ensemble. Tu ne penses pas qu’on devrait choisir une table avant qu’elles soient toutes prises ? lui dit elle, cherchant visiblement à couper court à cette conversation.
Après une brève hésitation, Cliff acquiesça. Il dut comprendre que Carolyn et Alan n’étaient pas décidés à leur proposer de se joindre à eux. Il sourit à la jolie serveuse qui apportait leur commande et les salua.
— A tout à l’heure, dit il.
Tirant Suzanne par le bras, il se dirigea vers le fond du restaurant.
— Conversation enrichissante et instructive, tu ne trouves pas ? commenta Alan en prenant un petit pain.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’on apprend souvent des choses, comme ça, inopinément. Nous savons par exemple que Della est surnommée « le Dragon », ce qui ne me surprend pas. Et puis il y a Suzanne, pas exactement le type de la femme fatale, dont on peut se demander ce que lui veut Cliff quand il déjeune avec elle.
Il mordit dans son petit pain.
— Tu en as idée, toi ?
— Elle a peut-être des talents cachés ?
— Probable ! Ce qui serait intéressant, c’est de savoir lesquels.
— C’est peut-être une fille facile ? Mais je ne parierais pas là-dessus. Elle a beau manquer d’à-propos, je ne serais pas surpris qu’elle soit plus astucieuse qu’il n’y paraît.
Carolyn regarda Alan, l’air admiratif. Il avait un don rare, celui d’observer les gens à leur insu. Sans s’impliquer, faisant complètement abstraction de lui, il analysait les situations avec justesse et les affrontait avec un sang-froid désarmant. Nul doute qu’il lui manquerait, quand il ne serait plus là.
La pensée de son départ lui serra le cœur. Le plaisir qu’elle ressentait quand il la touchait, la dévisageait, l’appelait « ma chérie », « mon ange », était indicible. Pourtant, après une première expérience amoureuse désastreuse, elle aurait dû être sur ses gardes. D’autant que, cette fois encore, il y avait une femme dans sa vie. Une Angelica…
— A quoi penses-tu ? demanda-t il, la voix douce, en se penchant vers elle. Sais-tu que tes yeux virent du bleu clair au marine, quand tu es absorbée dans tes pensées ?
Sa voix était caressante. Ils n’étaient plus en représentation, et il n’avait donc aucune raison de continuer à jouer la comédie de l’amour. Une mèche de cheveux lui barrait le front, ce qui adoucissait la rudesse de ses traits. Ainsi décoiffé, il dégageait quelque chose de tendre, presque d’enfantin, une forme de sensibilité d’autant plus attachante qu’il la cachait bien. Beaucoup de femmes avaient dû se laisser séduire par son charme, se dit elle, et se porter volontaires pour combler le vide que Marietta avait laissé en mourant.
— Je pensais à Suzanne…, prétendit elle.
Puis, sincère, elle enchaîna :
— Je me disais que si Cliff tourne autour d’elle, elle ferait bien de se méfier, car je crains qu’elle ne fasse pas le poids en face de lui. Il a fait quelques victimes parmi les jeunes infirmières, du temps où il sévissait dans les salles de garde. Oui, je devrais peut-être la mettre en garde contre Cliff.
Alan prit son hamburger à pleines mains, se demandant si le rapprochement entre Suzanne et Cliff était d’ordre sentimental ou si quelque complicité — financière, par exemple — n’expliquait pas leur connivence. Que penser, également, des relations entre Della et Cliff ? La façon dont il avait fait taire Suzanne quand elle s’était risquée à critiquer « le Dragon » était éloquente. Préférant ne pas envenimer une situation déjà fort complexe, Alan garda toutes ces questions pour lui.
Pendant qu’il gambergeait, Carolyn jouait avec sa salade d’épinards. Au fond d’elle-même, elle regrettait de ne pouvoir se glisser au volant de sa voiture et rentrer chez elle. Mais sa voiture était en panne. Quelle plaie ! Elle détestait être dépendante et, surtout, elle ne se sentait pas la femme de la situation. C’était la faute d’Alan, qui l’avait embarquée dans cette galère sans lui laisser le temps de s’y préparer.
— Qu’y a-t il ? demanda-t il devant sa mine renfrognée. J’ai l’impression que tu t’ennuies avec moi. On devrait peut-être commencer par faire connaissance… Imaginons que ceci soit notre premier rendez-vous.
Il avait de l’humour, et elle aimait ça. Ils avaient dormi dans le même lit la nuit dernière mais, à ce détail près, elle en savait autant sur ses goûts et ses habitudes que sur celles de son facteur. Peut-être même moins. Du facteur, elle savait qu’il aimait le sport et ne manquait pas un match de football. Alan aimait il le sport ? Mystère. La lecture ? Le cinéma ? La télévision ? Les vacances ? Aucune idée.
Mais était-ce si important ?
Ils avaient des problèmes essentiels à résoudre : en l’occurrence, savoir si l’accident de son grand-père avait été vraiment accidentel. N’était-ce pas tout ce qui comptait ?
L’air sombre, le sourire crispé, elle posa sa serviette sur la table et, à la serveuse venue leur proposer un dessert, elle fit non de la tête. Déçu de ne pas avoir réussi à la dérider, Alan paya et ils sortirent, se tenant par la taille comme l’auraient fait de jeunes mariés vraiment amoureux.
Le laboratoire de recherches d’Horizon se trouvait au deuxième étage du Bâtiment n° 1. Comme on y travaillait en atmosphère stérile, Alan et Carolyn durent porter un masque, des gants de latex et une combinaison jetable. Carolyn était habituée à ce genre de procédure, à l’hôpital, mais Alan semblait emprunté dans ce drôle d’uniforme. Dans certaines pièces, les chimistes portaient des tenues encore plus isolantes — costumes de papier, bonnets, gants, bottes et masques. Son oncle Jasper, affublé comme les autres de la tenue de rigueur, vint les accueillir et les guida dans les locaux.
Il semblait tout à fait dans son élément, expliquant volontiers les expériences en cours dans les différents secteurs. Des ordinateurs, des imprimantes — tout un matériel informatique hautement sophistiqué trônait sur les paillasses et les bureaux.
Jasper marchait vite, ce qui laissait peu de temps à Carolyn pour observer les travaux des chimistes. Si c’était une stratégie pour l’empêcher de s’attarder dans son laboratoire, il ne savait pas à qui il avait affaire.
Pendant sa visite, elle ne reconnut aucun des visages qu’elle avait croisés la veille. D’autres laboratoires étaient éclairés, un peu plus loin. Sur la porte de l’un d’eux, elle lut l’inscription : Cliff Connors.
— La fabrication et le conditionnement sont dans l’autre bâtiment, dit Jasper, les précédant dans la passerelle de verre. Les expéditions se font en dessous, au premier niveau.
Ils passèrent plusieurs sas de sécurité et entrèrent dans le hall de fabrication, aussi blanc et propre que les laboratoires. Le personnel, le visage caché par des masques et des bonnets jetables, s’affairait dans un brouhaha de machines, devant des chaînes qui triaient et rangeaient les médicaments dans des cartons en vue de leur expédition.
Jasper présenta Alan et Carolyn à Nelly Ryan, chef du service qui, de son bureau, embrassait toute la salle. Alan se rappelait ce visage-là pour l’avoir vu la veille. Elle était grande, avait des taches de rousseur et une poignée de main à vous briser les os. Souriante, elle semblait sincèrement heureuse de les recevoir et de répondre aux questions qu’ils posaient. Jasper, au contraire, piaffait d’impatience.
— Toute personne en contact avec les médicaments entre la fabrication et l’expédition signe un document, expliqua-t elle. Ainsi, nous assurons la traçabilité des lots. Les substances du tableau A, comme la morphine, font l’objet de mesures très strictes. Les personnels qui ont un contact avec lesdites substances sont étroitement surveillés.
Jasper semblait n’éprouver aucun intérêt pour ce qui n’était pas de son domaine. Pas étonnant, se dit Alan, qu’Arthur Stanford ait décidé de ne pas lui confier les rênes de l’entreprise. Carolyn posait des questions judicieuses et très pointues, et elle écoutait les réponses en hochant la tête. Son esprit fin et sa curiosité auraient plu à son grand-père, songea Alan. Elle semblait avoir les capacités requises pour prendre la direction des laboratoires et se révéler un P.-D.G. performant. Encore fallait il que la vente de médicaments Horizon au marché noir cesse, pour ne plus ternir l’image de marque de la société.
Après la fabrication, Jasper les emmena dans la salle du conditionnement. Apparemment, jouer les guides ne l’amusait guère. Pas une fois il ne chercha à nouer un dialogue avec Carolyn. Tout au plus avait il l’air de juger sa présence indésirable. Della avait dû lui imposer de faire lui-même la visite, supposa Alan, qui se réservait le plaisir de faire un tour plus exhaustif à une autre occasion.
Elinor Forbes, autre femme imposante par la stature, dirigeait le département conditionnement. Courtoise, juste ce qu’il fallait, elle salua les visiteurs mais leur fit comprendre que cet endroit était son domaine et qu’elle entendait bien ne pas être importunée. Cela faisait quelque vingt-cinq ans qu’elle travaillait chez Horizon. D’ailleurs, dans son testament, Arthur lui avait légué des titres de la société.
Elinor expliqua succinctement la marche de son service : emballer, peser les contenus, étiqueter et signer les bordereaux d’expédition, avant de remplir des caisses qui partaient ensuite vers le service livraison.
Alan ne perdait pas une miette des explications, espérant, à travers cette montagne d’informations, deviner le service qui présentait une faille… ou abritait une brebis galeuse. Il réfléchit et se dit que s’il pouvait identifier les livraisons frauduleuses et remonter jusqu’au donneur d’ordres, il avait une chance de mettre la main sur le cerveau de l’organisation.
Après avoir remercié Elinor, ils suivirent Jasper au service expéditions. Les présentations faites, le responsable, Nick Calhoum, adressa à Jasper un sourire qu’Alan jugea étrange. On aurait dit qu’une complicité tacite liait les deux hommes. Ils n’échangèrent cependant aucune plaisanterie — Jasper, semblait il, préférant garder ses distances. Il paraissait d’ailleurs n’entretenir de lien particulier avec qui que ce soit, hormis le personnel de son laboratoire. Cela pouvait être une façade, se dit Alan. Sachant que ses chances d’hériter de la société et de la résidence étaient minces, Jasper trahissait peut-être son père depuis longtemps.
— Je vous laisse regarder, dit il à Carolyn et Alan en quittant précipitamment le hall d’expéditions. Je retourne à ma paillasse.
Nick Calhoum était un homme massif au visage rouge et souriant.
— Vous êtes la jolie Carolyn, dit il, avec l’air d’apprécier le physique de sa visiteuse. Quand j’y pense… La petite-fille d’Arthur que tout le monde avait perdue de vue ! C’est incroyable. Enfin… vous êtes là.
Il adressa un clin d’œil à Alan.
— C’est une femme en or que vous avez épousée ! Désolé de n’avoir pu venir, hier soir, mais j’avais une soirée poker, et mes partenaires ne plaisantent pas avec ça.
Il remua la tête.
— Ils ont réussi à me piquer vingt dollars… J’aurais mieux fait d’accepter l’invitation du Dragon.
Une nouvelle fois, on utilisait ce surnom devant eux. Mais, à l’inverse de Suzanne, Calhoum ne semblait pas gêné de l’avoir employé.
— A votre place, j’en aurais fait autant, avoua Alan. Entre un cocktail et une partie de poker, je n’hésite pas une seconde.
— Ça vous dirait de vous joindre à nous, de temps en temps ? proposa Nick, les yeux brillants.
— Pourquoi pas ? Tu n’y vois pas d’inconvénient, ma chérie ? ajouta-t il en se tournant vers Carolyn.
Elle donna son accord avec un large sourire. Elle savait qu’il ne poursuivait qu’un but, faire la lumière sur les activités d’Horizon et que, pour y parvenir, il n’hésiterait pas à se servir de Nick Calhoum et des autres. Malgré tout, l’idée de trahir cet homme lui était désagréable. Elle le trouvait plutôt sympathique, amical, et il lui paraissait sincère.
— Pouvez-vous nous montrer comment fonctionne votre service, monsieur Calhoum ? demanda-t elle.
— Appelez-moi Nick, rectifia-t il. Je peux vous dire une chose, c’est que je suis ******* d’avoir une femme comme vous comme boss. Une belle femme, en plus.
Se tournant alors vers Alan, il enchaîna :
— J’ai entendu dire que vous étiez consultant en stratégie d’entreprise. Je crois que je vais avoir besoin de vos conseils.
Avec un air de commandant en chef, Nick les promena dans son service. Dans la zone de chargement, des camions attendaient, alignés le long de quais, que les employés chargent les caisses rangées sur des étagères métalliques. Puis il les emmena vers son bureau, petit et très encombré, et leur montra le planning des livraisons.
Alan lui posa des questions qui laissèrent Carolyn perplexe. Elle ne connaissait rien au domaine du fret. Pour elle, il y avait la poste, et c’était tout.
— C’est vous seul qui remplissez toute cette paperasse ? s’enquit Alan. Gros travail ! Vous n’avez jamais songé à embaucher une ou deux secrétaires ?
— Je n’arrive pas à en trouver de capables, répondit Nick. Il m’arrive d’engager une intérimaire quand je suis vraiment trop débordé, ou bien c’est Nelly qui vient à mon secours. C’est une as de l’informatique.
Quelque chose dans la voix de Nick laissait supposer que sa relation avec Nelly allait au-delà du coup de main entre collègues. La suite de la conversation confirma ce qu’Alan avait supposé.
— Nelly a assisté au cocktail, hier soir. Nelly Ryan. Vous l’avez sûrement remarquée, avec ses taches de rousseur et son sourire.
— On vient de passer un moment avec elle en haut, répondit Carolyn. Elle est charmante, et son service a l’air de rouler comme sur des rails.
— Ça, c’est sûr ! Nelly est très bonne. Rien ne lui échappe. C’est comme si elle avait un sixième sens. Il y a de quoi vous rendre fou, d’ailleurs. Je suis bien placé pour le savoir, puisqu’on sort ensemble de temps en temps depuis deux ans. Elle est vraiment douée.
— Je parie qu’elle réussit même à vous supporter, plaisanta Alan.
Nick rajusta sa chemise dans son pantalon avec une grimace.
— Je dois dire qu’on s’entend bien. Tiens, vous devriez venir à L’oie qui galope, un soir après le travail. On pourrait faire connaissance autour d’une bière. Beaucoup d’employés d’Horizon s’arrêtent là pour boire un coup avant de rentrer chez eux.
— Bonne idée, qu’en dis-tu, chérie ? demanda Alan à Carolyn, sans lui laisser le temps de réfléchir à un refus poli.
Dire que la perspective de passer une soirée dans un pub enfumé la réjouissait ? Pas vraiment, mais c’était pour Alan l’occasion inespérée de se mêler au personnel, l’air de rien. Et puis l’alcool délie les langues, elle ne l’ignorait pas.
— Pourquoi pas ? répondit elle. C’est une bonne idée.
Elle se força à sourire.
Comme elle mentait bien, se dit Alan.
— Je vois d’ici la tête de Nelly, quand je vais lui dire qu’on va boire un verre avec la patronne à L’oie qui galope ! s’exclama Nick.
Il fit un clin d’œil à Alan.
— Ça va devenir sympa, ici, je le sens.
La visite terminée, ils revinrent dans l’autre bâtiment.
— C’était vraiment nécessaire, ce rendez-vous au pub ? demanda Carolyn en se laissant tomber sur le canapé de cuir de son bureau. J’ai toujours détesté les bars… L’odeur de bière m’écœure, et si j’en bois, je m’endors après deux verres.
Alan vint s’asseoir à côté d’elle sur le sofa où elle était effondrée, la tête en arrière.
— Le tout, c’est que tu ne t’endormes pas dans n’importe quel lit ! répliqua-t il. J’y veillerai.
Comme elle se tournait vers lui et le regardait, elle se dit qu’après tout cette perspective n’était pas des plus déplaisantes. Elle se sentait un peu fragile en ce moment, et avait besoin d’une épaule à laquelle s’appuyer. Elle en avait assez de devoir éternellement affronter les événements toute seule.
— Je suis partante, dit elle.
— Je pense que ton éducation serait incomplète si tu n’allais pas dans un bar à karaoké, lui dit il, glissant son bras autour de sa taille.
— Je n’oserais jamais chanter en public !
— Ce serait dommage, car c’est très amusant. Tu verras…
— On verra ça, dit elle en riant. C’est peut-être drôle, en effet.
Drôle… Le mot sonna bizarrement à ses oreilles. Peut-être qu’en d’autres circonstances elle aurait pu songer à s’amuser avec lui, mais franchement, dans ce contexte…
— Tope là ! dit il, ravi.
Un coup sur la porte vint interrompre leur bavardage. C’était Della, les bras chargés de disquettes, suivie d’un homme en combinaison qui portait un ordinateur.
— Désolée de ne pas vous avoir apporté ça plus tôt, dit elle. Je n’ai pas touché terre de la journée. Je n’ai même pas eu le temps de jeter un coup d’œil aux dossiers d’Arthur. Tout est en l’état.
Alan se demanda si elle disait la vérité. En tout cas, elle fuyait le regard de Carolyn et le sien. Il était bien placé pour savoir que les gens évitent de regarder leur interlocuteur dans les yeux quand ils mentent ou dissimulent quelque chose.
— Où dois-je poser le matériel ? Sur le meuble à côté du bureau ?
— Si vous voulez, répondit Carolyn. Ce sera parfait pour l’instant.
Bien joué, Carolyn, pensa Alan en réprimant une mimique de satisfaction.
Contrairement à ce qu’il avait d’abord cru, Carolyn était tout à fait capable de tenir la dragée haute à Della, « le Dragon ». Sa technique était simple : elle l’ignorait sciemment et, dans le même temps, souriait à l’homme qui installait l’ordinateur et ses périphériques.
— Merci, dit elle.
— A votre service, madame. Je m’appelle Bob Beavers.
— Bonjour, je vous présente mon mari, Alan Lawrence.
L’homme s’essuya la main sur sa combinaison de travail et la tendit à Alan sous l’œil agacé de Della, qui devait trouver déplacés ces échanges de politesses entre un salarié de base et la plus haute instance de la hiérarchie.
— Je suppose que vous allez organiser une réunion du comité de direction, dit Della à Carolyn. Soyez gentille de me le faire savoir à l’avance, que je puisse mettre de l’ordre dans mes dossiers. Ce genre de réunions nous donne à tous un tel surcroît de travail…
— Rien ne presse, déclara Carolyn. A ma connaissance, du moins.
Le sous-entendu n’échappa pas à Della qui, prise de court, vacilla légèrement. Alan nota une petite crispation sur son visage. Pour la première fois, elle prenait conscience que ce n’était plus elle qui dirigeait.
Della s’humecta les lèvres.
— Que voulez-vous dire, Carolyn ? Si vous pensez que je n’ai pas l’intention de poursuivre ma carrière chez Horizon, compte tenu des événements actuels, vous vous méprenez totalement.
Sa façon de se tenir, les inflexions de sa voix indiquaient qu’elle était prête à tout pour garder et son poste et son pouvoir actuels.
Elle leur adressa un sourire.
— Horizon, c’est toute ma vie.
— Vous me rassurez, Della. Je préfère ne pas imaginer le chaos, si vous aviez décidé de nous quitter.
Puis plus bas, comme pour elle-même, elle ajouta :
— Je préfère ne pas y penser.
Bien joué, Carolyn, se dit de nouveau Alan, qui marquait les points en silence. Ils ne cherchaient pas la guerre, ils cherchaient l’origine d’une fraude criminelle. Della pouvait être innocente. Mais elle pouvait aussi être coupable.
A moitié rassurée seulement, Della se retourna pour sortir et Beavers lui emboîta le pas.
— Il ne reste plus qu’à voir si la bécane a quelque chose à nous dire, intervint Alan. Tu veux regarder ?
Carolyn fit non de la tête.
— Dans la société d’investissements où je travaillais, je connaissais les programmes. A la fac, je travaillais aussi sur ordinateur, mais je ne suis pas assez compétente pour utiliser du matériel que je ne connais pas.
D’un geste ample de la main, elle lui indiqua l’ordinateur :
— A toi de jouer.
Alan passa le reste de l’après-midi devant l’écran tandis que Carolyn s’affairait dans les papiers. Plus l’heure avançait, plus l’admiration de celle-ci pour son grand-père grandissait. Quelle tristesse de penser que quelqu’un avait pu vouloir ternir le noble idéal d’Arthur ! De plus en plus remontée contre les faussaires, elle décida qu’elle allait agir. Elle voulait prouver qu’elle était digne de son héritage, de sa confiance en elle, quel que soit le sacrifice qu’elle serait amenée à faire. Elle allait apprendre, s’informer sur les opérations qui se déroulaient à l’usine et sur tous les personnels qui étaient impliqués dans ces opérations. Ecrire les questions auxquelles elle voulait des réponses circonstanciées lui donna soudain le sentiment qu’elle prenait vraiment ses responsabilités. Il ne faisait aucun doute qu’en apprenant à mieux connaître l’entreprise, elle allait pouvoir aider Alan dans ses recherches.
Comme elle laissait errer son regard sur lui, elle se dit que se priver de sa compagnie allait être plus difficile qu’elle ne l’avait pensé jusqu’alors. A son insu, elle s’était attachée à lui et il occupait déjà une grande place dans son cœur — un cœur que même son amourette avec Michel n’avait pas comblé.
Incapable de rester en place, elle approcha de l’ordinateur devant lequel Alan était assis, posa les mains sur ses épaules et se pencha sur lui. Il sentait bon l’after-shave et le shampooing aux herbes. Sous ses doigts, à travers l’étoffe de sa chemise, la tiédeur de son corps magnifiquement musclé était palpable. Un désir diffus l’envahit. L’image des quelques fois où, jouant les maris amoureux, il l’avait enlacée s’imposa à elle comme un souvenir langoureux. Hélas, ce n’était qu’une mise en scène…
Un nuage de tristesse assombrit son regard.
— Alors ? dit elle sortant de ses rêves.
— Je ne vois rien d’extraordinaire, mais je vais faire analyser quelques disquettes par des experts qui sauront dire mieux que moi si les données ont été trafiquées. Pour l’heure, je ne vois rien d’anormal dans la fabrication ni dans les livraisons ; mais comme nous sommes certains que, quelque part, il y a manipulation, nous ne pouvons en rester là. Une fois que nous saurons à quel niveau intervient la fraude, nous saurons où le chercher.
— C’est tout ?
Il plia les bras et posa les mains sur les siennes, sur ses épaules.
— C’est peut-être suffisant pour aujourd’hui, qu’en penses-tu ? Je propose que nous allions à L’oie qui galope et que nous nous détendions.
— Bonne idée, mentit elle, cachant mal une inavouable déception.
Tout en éteignant l’ordinateur, il se leva.
— Je ne serai pas mé******* de me reposer un peu.
L’émotion qu’elle avait ressentie quand elle avait posé les mains sur ses épaules s’était dissipée. S’il allait au pub, ce n’était pas pour se détendre avec elle, mais pour continuer de mener son enquête. Il était tout à son affaire, et c’était aussi bien ainsi, essaya-t elle de se convaincre.
Pourtant au fin fond de son cœur, elle aurait aimé croire qu’ils étaient deux jeunes mariés, heureux de partager un même bonheur. Mais à quoi servait de se bercer d’illusions ?
Elle glissa son bras sous le sien et lui adressa un sourire si plein de tendresse qu’il fronça les sourcils, étonné.