chapitre 4
Carolyn passa les trois jours suivants à lire et relire le testament laissé par son grand-père, et à vérifier qu’elle pouvait faire confiance à Me Bancroft. La réputation de l’avocat et celle de son cabinet étaient sans tache. Comme promis, il avait fait virer une coquette somme sur le compte de Carolyn, tout en précisant qu’il ne s’agissait que d’un modeste acompte. Elle lui demanda d’établir un contrat de mariage pour protéger ses biens, et lui exprima ses regrets d’être utilisée par Alan pour son enquête.
— Votre rôle est capital, assura-t il. D’autre part, il est important que vous connaissiez au plus vite la vérité sur d’éventuelles manœuvres frauduleuses chez Horizon. Les soupçons qui pèsent sur le laboratoire doivent être étayés ou définitivement infirmés.
Carolyn adhéra totalement à cette conclusion.
Quelques heures plus tard, ils roulaient tous deux vers la propriété des Stanford. La route était bordée de domaines plus imposants les uns que les autres, et Carolyn ne pouvait s’empêcher de s’extasier.
— Je suis comme Alice quand elle découvre le pays des Merveilles ! s’exclama-t elle, fascinée.
Puis elle se tut. Ils approchaient de chez les Stanford et elle se sentait nerveuse. Du bout de la langue, elle s’humecta les lèvres, puis lissa les plis de sa jupe rose sur ses jambes. Le matin même, la cérémonie du mariage s’était déroulée comme Alan l’avait prévu. Me Bancroft avait demandé à un juge de paix de ses amis de lire les attendus du mariage. La cérémonie avait été brève, pas plus d’une dizaine de minutes, dans une ambiance aussi chaleureuse que celle qui règne aux guichets d’une gare. Feignant d’être détachée, Carolyn s’était laissé glisser l’alliance à l’annulaire gauche. Apparemment aussi peu ému qu’elle, Lawrence avait tendu son doigt à son tour pour qu’elle lui passe l’anneau. Elle n’avait pris conscience de son engagement que lorsque Me Bancroft, à la fin de la cérémonie, s’était adressé à elle en l’appelant « Madame Lawrence ».
— J’ai pris contact avec Jasper Stanford et lui ai fait savoir que toutes les démarches étaient terminées, madame Lawrence, expliqua l’avocat. J’ai répondu à ses questions au sujet de l’héritage et de vos projets de mariage. Je l’ai prévenu que vous arriveriez à Stanford avec votre mari dans la journée. Je vous présente mes meilleurs vœux de bonheur.
Puis il ajouta, plus ambigu :
— Et de réussite.
Alan avait serré la main de l’avocat et l’avait remercié.
Tout compte fait, la cérémonie s’était déroulée mieux qu’il l’avait prévu. Il craignait que Carolyn ne fasse des difficultés de dernière minute, mais il n’en avait rien été. Elle s’était conduite magnifiquement. C’était vraiment la femme idéale pour ce rôle. C’était aussi la plus désirable qu’il croisait depuis longtemps. Elle était belle, dans sa robe rose à fleurs, toute simple, qui lui allait à merveille. Elle respirait un peu vite, cependant, comme si elle avait été émue, ou angoissée. Ses cheveux blonds couleur de miel tombaient en vagues sur ses épaules étroites, et son seul bijou était un collier de fausses perles qui faisait ressortir l’élégance de son cou élancé.
Elle avait refusé de tenir un bouquet de fleurs, estimant qu’il serait déplacé dans ce simulacre de mariage.
Au moment du traditionnel baiser de mariage, elle avait écarquillé les yeux quand Alan lui avait pris les lèvres. Hélas, il n’avait fait que les effleurer…
De son côté, Alan, surpris par la douceur de ce contact, avait eu du mal à ne pas approfondir son baiser, tant ses lèvres étaient tentantes. Il l’avait sentie se raidir contre lui, comme si elle avait capté dans son regard le désir qu’elle lui inspirait.
« Ce n’est pas malin, se dit il. Vraiment pas malin ! »
Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas serré une femme dans ses bras. Encore moins une Carolyn. Mais mêler des sentiments à cette affaire purement professionnelle n’était pas de circonstance. Pire, cela risquait de le mener au désastre. S’il ne se conduisait pas en gentleman, il ne faisait aucun doute qu’elle s’empresserait de mettre fin à leur coopération.
Comme ils quittaient le cabinet de l’avocat pour regagner la voiture, un silence pesant les avait enveloppés. Les mains serrées sur le volant, il ne disait pas un mot. Carolyn, elle, jetait de temps à autre un regard en coin sur celui qui la conduisait. Il portait un costume gris foncé, très bien coupé, une chemise blanche et une cravate de soie. Cet homme, se disait elle, était dorénavant son mari devant la loi. C’était tout bonnement incroyable !
Tout en faisant tourner l’alliance sertie de petits brillants autour de son doigt, elle s’obligea à se répéter que tout cela n’était pas réel.
Les jours derniers avaient passé comme un éclair. Alors que le hasard guidait ses pas vers une nouvelle vie, des craintes sur son aptitude à affronter les situations à venir lui nouaient l’estomac.
A Rosie, elle avait fini par avouer le vrai motif de sa démission de la clinique. Elles étaient assises dans le parc, sur un banc, et mangeaient des hot dogs. Rosie avait d’abord pouffé de rire et balayé d’un geste de la main les bêtises que lui racontait son amie.
— Je vois ! avait dit Rosie. Un inconnu est mort en te léguant sa fortune. Eh bien moi, je ne te l’ai pas encore dit, mais je suis la cousine de la reine d’Angleterre.
— Tu ne veux pas me croire ?
— Ecoute, ce n’est pas la peine de monter une histoire pareille pour me dire que tu vas filer avec le beau gosse que j’ai vu avec toi. Pas à moi, voyons, ma cocotte !
— Je te dis la vérité, Rosie. Je ne sais même pas de combien je vais hériter.
Devant l’apparente sincérité de Carolyn, l’infirmière cessa de se moquer.
— Mon grand-père, que je n’ai jamais connu, a laissé un testament en ma faveur.
Rosie ouvrit des yeux ronds.
— C’est lui qui a financé toutes mes études en secret…
Comme Carolyn racontait son histoire, Rosie, partagée entre l’émerveillement, l’envie et l’incrédulité, buvait ses paroles.
— Et voilà, conclut Carolyn, tu peux te dire que tu as comme amie la plus riche héritière du comté.
— T’es la meilleure ! commenta Rosie, d’un ton pincé.
En fait, Carolyn, dont on vantait à l’unanimité l’indulgence, ne pouvait lui reprocher sa froideur. Toutes deux avaient galéré ensemble. Ensemble, elles avaient rêvé de gagner le gros lot à la loterie ou d’épouser un milliardaire, mais rien ne s’était jamais produit. Et voilà que Carolyn l’abandonnait en chemin.
— Oui, tout cela est vrai ; j’ai même trouvé ma remplaçante pour la clinique, précisa Carolyn.
Alan lui avait demandé la plus grande discrétion sur leur mariage tant qu’ils ne seraient pas installés dans la résidence.
— Dès que je connaîtrai bien la propriété, dit elle à Rosie, tu viendras me voir et je te la ferai visiter.
Rosie resta de marbre. A sa froideur, Carolyn comprit que son histoire d’héritage avait ébranlé leur amitié.
Un trou dans la chaussée ramena Carolyn sur terre. Elle redoutait l’instant où elle poserait le pied chez les Stanford. Elle savait que cette demeure serait aussi impressionnante que celles qui défilaient derrière la vitre. Qui donc étaient ces gens, pour s’offrir un tel luxe ?
Sans même s’en rendre compte, elle poussa un profond soupir.
— Dis-moi, Alan, qu’est-ce qui m’attend, à mon arrivée ?
— Je pense que l’atmosphère sera tendue et déplaisante au début, mais il faudra faire avec, dit il.
Lui-même s’était posé la question et, pour être tout à fait honnête, n’avait pas su y répondre. Les humains sont tellement imprévisibles, s’était il dit. Comment pouvait il imaginer l’accueil que son oncle Jasper et le reste de sa famille réserveraient à Carolyn ? Della Denison, par exemple, qui avait été nommée à la tête d’Horizon par le grand-père, n’était sûrement pas prête à ouvrir les bras à Carolyn. Quant à Lisa et Buddy Denison, Alan s’inquiétait du traitement qu’ils allaient lui réserver. Tous deux, égocentriques et trop gâtés par la vie, étaient capables de lui faire subir un véritable enfer.
— J’aurais voulu avoir plus de temps pour me préparer.
Elle n’aurait jamais été prête, néanmoins, et elle le savait.
Discrètement, elle jeta un regard à son compagnon. Que savait elle de cet homme ? Comment avait elle pu accepter d’être un objet entre ses mains ?
Entre ses mains… Rêveuse, elle regarda ses mains serrées sur le volant.
Comme ils approchaient de Stanford, Alan prit la parole, d’un ton grave.
— Il faut que je te rappelle les règles que nous avons établies. Suis le plan sans en changer une virgule. Attention : ils essaieront de te tirer les vers du nez. Ne te laisse pas embobiner. Ils voudront savoir qui nous sommes vraiment. Reste toujours dans le vague et, surtout, n’oublie pas que tu es dorénavant la maîtresse des lieux et que tu as le pouvoir et l’argent.
« Le pouvoir et l’argent », se répéta-t elle tout bas. Quelle ironie, pour quelqu’un qui n’avait jamais rien possédé ! En tout cas, ce n’étaient pas des liasses de billets de banque qui allaient la changer.
— La première chose à faire, dit Alan, revenant à la charge, est de t’acheter une voiture. Une voiture qui roule.
— Tu as raison. Le frère de Rosie m’a téléphoné pour me dire que ma guimbarde était bonne pour la casse. Il m’a suggéré de venir à son garage choisir une bonne occasion, et je lui ai répondu que j’allais réfléchir.
— Réfléchir ! Tu ne lui as pas dit que tu pourrais t’offrir le dernier modèle de la gamme la plus luxueuse ?
— Je n’ai pas osé, répondit Carolyn en rougissant. Je voulais d’abord que Rosie sache…
Il opina de la tête.
— Je comprends. Mais maintenant, tu dois te sentir libre de dépenser ton argent comme bon te semble. Il t’appartient, Carolyn. Je pense, par exemple, que tu vas devoir te refaire une garde-robe.
Toute une garde-robe ? Elle qui n’achetait que les vêtements dont elle avait besoin, au compte-gouttes… Rosie et elle fréquentaient surtout les dépôts-ventes, et seulement quand c’était nécessaire. Tout cela allait changer. Ce fichu mariage lui créait un tas d’obligations dont elle se serait volontiers passée, et cela l’effrayait. Elle qui avait toujours agi en fonction de ses goûts, elle allait devoir se plier aux règles d’une communauté qu’elle ne connaissait même pas. Au nom d’une comédie qu’on l’avait vivement pressée de jouer.
Alan la vit pâlir. A quoi pensait elle ? se demandait il. Avait il été assez clair dans ses explications ? Si seulement il avait pu la tenir à l’écart ! Mais comment ? Sa présence était capitale, dans l’affaire, car elle constituait sa couverture.
Les mains agrippées au volant, Alan franchit les lourdes grilles en fer forgé de la résidence Stanford. Le souffle coupé, émerveillée, Carolyn découvrit un monumental manoir de pierre de taille qui s’élevait sur trois étages, au milieu d’immenses pelouses merveilleusement entretenues et de jardins paysagers à la française. A une extrémité de la maison, elle vit un garage qui devait pouvoir abriter cinq voitures, une gigantesque serre et, plus loin, un hangar à bateaux construit le long d’un des nombreux canaux qui irriguent Seattle.
Ecrasée par cet étalage de richesses, Carolyn eut du mal à admettre que quelques lignes sur un papier avaient suffi pour que tous ces biens lui reviennent. Il s’agissait sûrement d’une erreur. D’une énorme et monstrueuse erreur.
Alan arrêta la voiture devant les marches d’un perron à double volée encadré de colonnes de marbre. Chaque révolution menait à des portes de bois sculpté ornées de larges fenêtres aux carreaux biseautés. Comme ils admiraient l’environnement, l’ombre de l’énorme maison engloutit leur voiture.
— Es-tu prête ? s’enquit doucement Alan.
L’heure de vérité avait sonné, et Carolyn poussa un soupir déchirant.
— Oui, je suis prête.
— Alors, allons-y, dit il en souriant.
Après l’avoir aidée à descendre de voiture, il déposa leurs bagages au pied des marches.
— Quelqu’un s’en chargera, dit il.
Elle acquiesça. Elle n’était pourtant pas habituée à être servie. Quand elle descendait à l’hôtel, à l’occasion de conférences médicales, elle éprouvait une certaine gêne et évitait de regarder le groom qui portait ses valises. Ce souvenir la fit sourire.
La main posée sur le bras de Carolyn, Alan gravissait les marches quand la sonnette de la porte d’entrée retentit.
— Souhaitez-vous, madame, que je vous prenne dans mes bras pour vous faire franchir le seuil de votre maison ?
— Cela aurait une certaine allure ! répondit elle sur un ton badin.
Elle n’avait pas fini sa phrase que la porte s’ouvrit sur une femme, grande, sèche et sanglée dans un uniforme de gouvernante, qui les foudroya du regard.
Si elle avait été seule, Carolyn aurait battu en retraite, mais Alan ne l’entendait pas de cette oreille. Feignant de ne pas remarquer l’hostilité de la domestique, il lui fit un sourire et se présenta.
— Monsieur Lawrence.
Désignant Carolyn, il ajouta :
— Ma femme. Nous sommes attendus.
— Il n’y a personne, répondit elle, aimable comme une porte de prison.
— Bien.
Alan prit Carolyn par la taille et la fit passer devant lui dans l’entrée.
— Vous êtes… ? demanda-t il.
— Morna. Je suis la gouvernante. Cela fait plus de vingt ans que je suis au service des Stanford. D’Arthur Stanford.
Elle dévisagea Carolyn.
— Mon mari, Mack, est le jardinier de la propriété.
— Je pense que mon grand-père a eu beaucoup de chance de vous avoir à son service, s’entendit répondre Carolyn avec un naturel qui la surprit.
— Savez-vous à quelle heure monsieur Stanford doit rentrer ? s’enquit Alan.
— Monsieur et Madame Denison sont absents pour la journée, répondit Morna, du bout des lèvres. Je crois savoir que vous occuperez la suite parentale, c’est bien cela ?
Carolyn approuva de la tête, ce qui sembla irriter profondément la gouvernante.
— Suivez-moi. Mack s’occupera de vos bagages.
Après un coup d’œil méprisant aux valises qui, il est vrai, ne portaient pas la griffe d’un grand malletier, elle les guida vers un escalier majestueux.
Comme ils montaient au deuxième étage, les nombreux portraits d’ancêtres accrochés aux murs attirèrent le regard de Carolyn. Etaient-ce vraiment ses ancêtres, là, dans ces cadres dorés à l’or fin ? Lequel de ces impressionnants personnages était son grand-père ? La femme aux cheveux blancs et au ruban de velours noir serré autour du cou était elle sa grand-mère ? Le cœur de Carolyn se mit à battre très fort. Le portrait de sa mère devait se trouver là, quelque part dans la maison.
La voyant s’attarder devant cette galerie de tableaux, Alan se dit qu’elle était décidément plus intéressée par sa famille que par la fortune qui s’étalait sous ses yeux. Mais pourquoi son oncle avait il préféré déserter les lieux, alors qu’il savait qu’ils devaient arriver ? Me Bancroft leur avait fait savoir en temps et heure qu’ils seraient là avant midi.
Au deuxième étage, Morna s’engouffra dans un large couloir qui conduisait à l’aile est de la maison, où se succédaient des chambres et une suite qui ouvrait en demi-cercle sur un salon.
— Voici la suite parentale, dit Morna en les laissant entrer.
La chambre était immense. Un lit de taille monstrueuse occupait le centre d’un pan de mur. En face, une cheminée tout aussi gigantesque semblait attendre qu’on y allume un feu.
— Les placards et les commodes ont été libérés ; j’espère que vous trouverez tout en ordre.
— J’en suis sûre, répondit Carolyn sur le même ton glacial qu’employait la gouvernante.
Habituée à gérer une armée d’infirmières pas toujours faciles à diriger, elle n’allait pas se laisser impressionner par la mauvaise humeur d’une domestique.
Carolyn balaya la pièce du regard. Le mobilier, ancien, devait appartenir à la famille depuis des générations. Un riche brocart à ramages drapait les très hautes fenêtres. Au sol, des tapis persans, certainement noués à la main, réchauffaient la moquette. Dans ce décor des Mille et Une Nuits, une question saugrenue traversa l’esprit de Carolyn. Où Alan allait il dormir ?
Le voyant disparaître dans une pièce attenante, elle se sentit rassurée.
— Vous désirez autre chose ? demanda Morna.
— Non, merci, répondit Carolyn. Nous allons fort bien nous organiser.
— Au fait, je vous informe que personne ne déjeunera ici aujourd’hui. Buddy est en mer, et Lisa a un cocktail au country club, s’empressa d’ajouter la gouvernante, bien décidée, apparemment, à ne pas faire d’heures supplémentaires devant ses fourneaux.
Agacé par cette attitude désagréable, Alan mit les pieds dans le plat.
— Parfait. Dans ces conditions, nous ne serons que deux pour le déjeuner. Nous allons commencer à repérer les lieux et nous descendrons ensuite à la salle à manger.
Morna leur jeta un regard qui en disait long sur le plaisir que lui procurait l’idée de les servir.
Le visage rouge de colère, elle tourna les talons et quitta la pièce.
— Brrrr…, fit Carolyn en feignant de trembler. Cette femme me réfrigère. Ne crois-tu pas que nous aurions dû agir autrement et lui donner congé pour la journée ?
— Absolument pas, trancha Alan. Les gens de maison savent être odieux si on les laisse faire. Si tu ne te méfies pas, c’est toi qui finis par les servir. Alors, sois sur tes gardes. Pas de faiblesse, ma chérie.
Chérie. Il l’avait appelée « chérie », se répéta-t elle. Cela lui faisait tout drôle. Tout chaud au cœur. Mais elle se raisonna.
« Ne sois pas idiote ! Tout le monde s’adresse des petits mots doux, aujourd’hui. »
Il ne fallait surtout pas qu’elle y attache d’importance…
Elle ouvrit la porte d’un placard, qui était vide, et se tourna vers Alan.
— J’aurais tant aimé retrouver des objets ou des vêtements ayant appartenu à mon grand-père, dit elle, pleine de regrets. Tout est tellement impersonnel, ici.
S’approchant alors du lit, elle ajouta sur un ton ironique :
— Il va me falloir un escabeau pour monter dedans. Et l’on doit pouvoir y dormir à quatre, au moins.
— Je le trouve parfait pour deux, déclara Alan.
Voulant s’assurer qu’il plaisantait, elle se tourna de nouveau vers lui. Il était on ne peut plus sérieux.
— Que dis-tu ? Il n’est pas question que nous dormions ensemble, précisa-t elle, la bouche sèche.
— Je crains que si, mais je dis bien : dormir ensemble. Je n’ai rien dit d’autre.
— Tu n’es pas sérieux ?
— Si. Si nous voulons que des mauvaises langues se posent des questions sur notre mariage, nous n’avons qu’à faire lit à part. Nous dormirons chacun d’un côté du lit, et nous respecterons cet engagement sans faillir.
Comment pouvait il penser que cette situation était viable ? La seule pensée du corps viril et tiède d’Alan allongé près d’elle commença à l’exciter. Peut-être dormait il nu ? Et si, au cours de la nuit, elle se rapprochait machinalement de lui et le sentait se serrer contre elle ?
D’un revers de main, elle essaya de chasser ces images.
— Qu’y a-t il, dans la pièce d’à côté ?
Elle n’avait jamais dormi dans des chambres aussi spacieuses, ni à l’hôpital ni dans ses familles d’accueil. Pendant son internat, garçons et filles dormaient ensemble sur de petits lits de camp, quand les malades les laissaient se reposer. Mais cela n’avait rien à voir.
— Puisque tu me le demandes, répondit Alan, la pièce d’à côté est un bureau.
— Cela m’ira très bien. Pourvu qu’il y ait un canapé et que je puisse dormir, cela ne me gêne pas. Chez moi, j’ai un lit étroit et presque tous les ressorts du sommier sont cassés.
Comme elle se dirigeait vers le bureau, Alan l’arrêta.
— Désolé, Carolyn, nous ne pouvons pas courir le risque d’être découverts dans des chambres séparées.
Les mains posées sur ses épaules, il la regarda droit dans les yeux.
— Je te promets que notre arrangement restera platonique et qu’à aucun moment je ne te harcèlerai sexuellement.
Elle aurait bien aimé le croire, mais pareille organisation était une atteinte au bon sens. Comment conserver leur relation sur un plan strictement professionnel, quand ils étaient appelés à partager l’intimité d’un même lit ? Cela dit, quelle alternative avait elle ? Aucune, maintenant qu’elle avait accepté l’inacceptable. En se mariant dans ces conditions, elle devait s’attendre à quelques obstacles, si elle souhaitait qu’Alan réussisse dans sa mission.
Revenant à la réalité, elle fixa son prétendu mari.
— D’accord pour partager le lit, mais chacun chez soi.
— Absolument, confirma-t il.
Il lâchait les épaules de Carolyn quand un bruit étouffé de pas attira son attention. Sur ses gardes, il la serra contre lui pour que l’intrus les trouve enlacés.
Il ne s’était pas trompé. C’était Mack. Gêné, le jardinier frappa deux coups sur la porte qui était restée ouverte. L’homme, de forte corpulence, était rouge et mafflu.
— Excusez-moi, dit il. Morna m’a demandé de vous apporter ceci.
— Oui, merci, dit Alan qui étreignait Carolyn. Votre femme nous a dit que vous étiez le jardinier chef de la résidence.
— Grosse responsabilité ! Cela dit, le parc est magnifique, ajouta Carolyn. Vous avez la main verte. J’ai hâte de m’y promener. Hélas, je ne connais pas le dixième des arbres et des fleurs qui y poussent… Je compte sur vous pour m’apprendre.
L’homme rougit de plaisir.
— Merci, madame.
Il pivota sur les talons de ses bottes et quitta la pièce sans ajouter un mot.
— Bien joué, Carolyn, tu viens de gagner un supporter.
— Ce que j’ai dit, je le pensais sincèrement. Ce parc et les jardins sont superbement entretenus, insista-t elle, irritée qu’Alan puisse la soupçonner de vile flatterie envers le jardinier.
— C’est bien ce que je te reproche, répliqua Alan. Tu es trop droite, trop honnête. Ta propension à livrer le fond de ta pensée risque de nous attirer des ennuis. Je te le répète, ne prends pas tout pour argent comptant et ne te fie à personne.
— Tu as raison, il ne faut se fier à personne, ironisa-t elle en se dégageant de ses bras.
Alan la regarda, narquois, et éclata de rire.
La table n’était pas dressée dans la salle à manger mais sur une terrasse en pierres du pays, à l’arrière de la demeure. A peine assis, ils virent s’approcher une jeune Asiatique au sourire timide qui leur apportait leur déjeuner. Les mets étaient joliment présentés et sentaient leur inspiration chinoise.
Seika — c’était son nom, leur apprit elle — était la fille de M. Lei, récemment engagé comme cuisinier chez les Stanford. Elle et sa sœur servaient comme domestiques. Apparemment, ils étaient nouveaux venus dans la maison, ce qui intrigua Alan. Pourquoi Della avait elle pris, récemment, la décision de renouveler le personnel ?
Le café servi, Alan se pencha vers Carolyn.
— Réclame une deuxième tasse de café et attarde-toi ici le plus longtemps possible, chuchota-t il. Pendant ce temps, je jette un coup d’œil alentour.
Carolyn ne lui posa pas de questions. Il fallait qu’elle s’habitue à être commandée sans demander d’explication. Ce n’était pas facile à accepter. Sans doute lui cachait il beaucoup de choses, mais pour la bonne cause. Moins elle en savait, au fond, moins elle risquait de gaffer.
Alan poussa la porte à double battant et suivit le couloir de marbre qui menait au hall d’entrée. Les portes, ouvertes ici et là, laissaient entrevoir un mobilier raffiné. En passant devant la salle à manger qu’éclairaient deux lustres monumentaux aux multiples pampilles de cristal, il aperçut Morna, de dos, qui s’affairait dans l’office. Sans se faire voir, il se dirigea vers l’escalier principal qui montait à l’étage. Les autres habitants occupant l’aile ouest de la maison, ils y avaient donc leurs chambres. Par chance, ils n’étaient pas là. Cette absence allait lui laisser tout loisir pour inspecter les lieux.
Premier coup d’œil, première certitude : Della et Jasper vivaient ensemble. Leurs affaires étaient mélangées comme celles d’un vieux couple. Bien sûr, chacun avait son dressing, où étaient suspendus et rangés des vêtements qui témoignaient de leur goût pour la mode classique.
Une pièce communiquait avec la chambre. C’était un bureau qui ouvrait par une autre porte sur le palier. Intéressant, pensa Alan. Sous une fenêtre, sur un grand bureau de chêne, trônait un ordinateur. Vu la masse de documents étalés sur la table, il y avait fort à parier que tout ce qui concernait l’entreprise devait être contenu dans cette pièce. Della devait y passer le plus clair de ses journées.
Alan se prit le menton dans la main. S’il pouvait interroger l’ordinateur, son enquête sur Horizon s’en trouverait simplifiée. Mais disposait il d’assez de temps ?
Alors qu’il hésitait, un bruit de voix le fit sursauter. Quelqu’un venait. Ce serait absurde de se faire prendre la main dans le sac, se dit il.
Fixant la porte, il tendit l’oreille. Les voix, étouffées, approchaient. Un homme et une femme. Bon sang ! Jasper et Della étaient rentrés.
— On n’a pas le choix, Jasper. Tu le sais. Peu importe ce qu’on pense d’elle, on ne peut rien changer… Il faut faire comme si de rien n’était et saisir toutes les occasions de l’écarter de notre chemin.
Alan entendit un soupir.
— Je n’en reviens pas qu’Arthur ait pu nous la mettre dans les jambes !
En guise de réponse, il entendit un grognement.
— Ils sont en train de déjeuner sur la terrasse, m’a dit Morna. Rafraîchissons-nous et descendons les rejoindre. Sourire de rigueur, précisa-t elle.
Edifié par la conversation, Alan quitta le bureau à pas de loup. Pour éviter de se faire voir, la porte de leur chambre étant restée ouverte, il décida d’emprunter le couloir en sens inverse pour rejoindre le rez-de-chaussée. Au passage, il jeta un coup d’œil rapide sur les chambres, celles de Lisa et de Buddy, sans doute. La première était très design, blanche avec des rechampis gris tourterelle. Celle de Buddy, plus encombrée, était le miroir de ce que son occupant aimait dans la vie : tennis, bateau, golf. La panoplie complète des jeunes gens oisifs et riches. Mais il fallait faire vite, s’il voulait devancer Della et Jasper sur la terrasse.
Au bout du couloir, deux portes l’arrêtèrent. L’une donnait sur une lingerie, l’autre sur un escalier de service qu’il prit. Mis à part un mince rai de lumière sous une porte en bas des marches, il faisait nuit noire.
Pourvu que cette porte ne soit pas fermée à clé ! se dit il en tournant la poignée. La porte résista un peu, puis, sous la poussée, céda dans un grincement de gonds. Un passage, étroit, menait d’un côté dans la cuisine, de l’autre vers l’extérieur. Il poussa la porte et sortit. Personne en vue. Parfait, se dit il en jubilant.
Fier de la moisson d’informations qu’il ramenait et allait transmettre à Carolyn, il tourna l’angle de la maison et l’aperçut, à table, en compagnie. Un homme jeune, cheveux bouclés bruns qui dépassaient de sa casquette bleu marine à longue visière, était installé en face d’elle. Alan se rendit compte qu’ils l’avaient vu.
Le moment était venu de jouer aux jeunes mariés transis d’amour et de désir.