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CHAPITRE3


Quand il la vit sortir de la clinique, en compagnie d’une femme brune, Alan se leva du banc où il s’était assis en l’attendant. Il était plus de 18 heures, et il commençait à se demander s’il ne l’avait pas ratée.
L’apercevant, elle eut un mouvement de recul et ses traits se crispèrent. Lui, au contraire, affichait un sourire très détendu.
— Je voulais être sûr que tu avais une voiture pour rentrer, dit il tout de suite pour expliquer sa présence. La tienne n’étant plus là, je me demandais si elle était au garage…
Elle continua d’avancer vers lui, sans se presser. Comment allait elle lui répondre ? se demanda-t il. D’un ton sec, assorti d’un regard glacial ? Vu son air, il y avait fort à parier qu’elle n’était pas disposée à lui réserver un accueil chaleureux.
Arrivée à la hauteur d’Alan, elle esquissa un sourire et, contre toute attente, glissa le bras sous le sien.
— Comme c’est gentil d’être venu, mon chéri, murmura-t elle.
Stupéfait, il dut prendre sur lui pour cacher son étonnement. Etait-ce la même femme qu’il avait déposée devant la clinique, quelques heures plus tôt ?
Perplexe, il la regarda et l’entendit poursuivre avec un naturel désarmant :
— Je parlais justement de toi. Je racontais à Rosie comment tu m’avais enlevée et séduite sans que j’aie le temps de dire ouf.
Pour donner le change devant l’infirmière, elle l’avait tutoyé, elle aussi. Et cette familiarité ne semblait pas lui poser le moindre problème.
« Elle a un réel talent de comédienne », se dit il.
Se tournant alors vers son amie, elle enchaîna :
— Rosie, je te présente Alan Lawrence, mon fiancé.
— Quelle surprise ! Je n’arrive pas à y croire, répliqua Rosie en le détaillant des pieds à la tête.
« Moi non plus », pensa Alan.
— Ravi de faire votre connaissance, Rosie.
— Moi aussi, répondit elle, abasourdie. Pour une surprise, c’est une surprise, répéta-t elle. Depuis le temps que je lui disais qu’elle devrait se trouver quelqu’un… Mais chaque fois, elle m’envoyait bouler. Je lui ai présenté je ne sais combien de copains à moi mais, invariablement, elle m’a renvoyée dans mes buts en me disant : « Tu te calmes, Rosie. » Je comprends maintenant pourquoi… Il y avait anguille sous roche.
Curieuse impénitente, Rosie voulait tout savoir.
— Vous êtes d’ici, Alan ? Et vous faites quoi, dans la vie ?
Alan vit Carolyn, crispée, ouvrir la bouche pour répondre, mais il la prit de vitesse.
— Ce n’est pas facile de vous expliquer très précisément ce que je fais, Rosie, déclara-t il d’une voix feutrée. Je suis consultant. Pour être un peu moins vague, disons que je loue mes services à des entreprises qui veulent tester l’efficacité et la compétence de leur personnel, et souhaitent que je leur fasse des recommandations pour accroître leur rendement. Actuellement, je suis à Seattle pour mener un audit dans un groupe d’investissements financiers.
Tout en inventant une explication crédible, il serrait le bras de Carolyn pour tenter de la rassurer. Le naturel avec lequel il mentait la déconcertait et elle le regardait, effarée par sa duplicité. Son agence à Washington, heureusement pour lui, lui avait fourni des documents officiels portant sa fausse identité. Grâce à eux, il allait pouvoir s’infiltrer chez Horizon et suivre les opérations — douteuses ? — qui s’y déroulaient.
Encore fallait il qu’elle lui laisse libre accès aux laboratoires.
Sortant de son silence, Carolyn coupa court.
— Sais-tu que mon fiancé est originaire du Nouveau-Mexique ?
— Non ! Pas possible ! s’exclama Rosie. Presque toute ma famille vit là-bas. Il y a des kyrielles de Dipaloa dans tout le Sud.
Se tournant vers Alan :
— Je suis presque sûre que vous en avez déjà rencontré.
— C’est possible, mais vous savez, cela fait un bon moment que j’ai quitté le Nouveau-Mexique.
Rosie sourit à Carolyn.
— Tu n’es qu’une cachottière ! Moi qui pensais que tu passais tes journées à travailler, à étudier, à travailler encore et encore à étudier… Tu m’as bien eue. Quand je pense que pas une fois tu n’as fait allusion à ton Roméo !
— Je voulais d’abord finir mes études et obtenir un poste à l’hôpital. D’ailleurs, tu vois, je n’ai pas de bague. Mais maintenant, nous allons révéler notre secret, n’est-ce pas, mon chéri ?
— Oui, il est temps que tout le monde sache, s’empressa-t il de répondre.
Les yeux de Carolyn se mirent à pétiller de malice.
— Dès ce soir, mon amour, nous allons fêter notre rencontre.
On aurait dit qu’elle s’amusait à en rajouter, comme si elle avait voulu lui lancer un défi.
— Je t’invite à dîner, insista-t elle. Ensuite, si cela te plaît, nous irons danser, puis…

La voix lourde de sous-entendus, il enchaîna :
— Voilà une soirée qui s’annonce sous les meilleurs auspices…
Quel aplomb ! Il ne manquait pas d’audace. Pour qui la prenait il ? A cet instant, elle l’aurait volontiers étranglé, mais Rosie étant là…
De plus en plus étonnée, l’infirmière dévisagea Alan une nouvelle fois.
— Excusez-moi, il faut que je rentre. Je cours annoncer la nouvelle à ma famille. Il faudra que vous veniez tous les deux à la maison pour que je fasse plus ample connaissance avec Alan. Tu feras une jolie mariée, Carolyn, j’en suis sûre !
— Oui, une superbe mariée, renchérit Alan, effrayé à l’idée que Rosie pose trop de questions sur leur mariage et que Carolyn ne dévoile la vérité.
Quel événement avait pu pousser Carolyn à accepter son plan ? se demanda-t il.
La voyant se raidir brusquement, il eut peur d’un revirement et prit les devants.
— Je crains que nous ne soyons trop pris l’un et l’autre pour faire un grand mariage, dit il d’une voix suave.
— J’imagine que tu vas abandonner ton poste à la clinique, soupira Rosie, que cette pensée semblait attrister. Quel dommage ! C’est le Dr McPherson qui va être déçu !
— J’essaierai de me trouver un ou une remplaçante, promit Carolyn.
Alan lui pressa le bras. Il était temps de s’en aller.
— Je t’appellerai plus tard, lança Carolyn à son amie.
Comme ils marchaient tous les trois en direction du parking, Carolyn sentit le regard de Rosie posé sur elle. Comment son amie avait elle pu avaler une histoire aussi énorme ? L’avait elle vraiment crue ?
Au moment de monter en voiture, Alan s’arrêta pour contempler le ciel qui s’était dégagé à l’approche de la nuit.
— Quelle belle soirée ! Il fait doux, c’est un vrai bonheur…
Elle ne répondit pas, mais son visage fermé n’exprimait rien de bon.
— Montez, lui dit il en s’installant lui aussi.
Les deux mains sur le volant, il lui jeta un coup d’œil. Il n’aurait su dire si elle allait exploser de colère ou fondre en larmes.
La voix blanche, elle l’avertit :
— Non, je ne vois pas comment je peux faire ce que vous me demandez…
Ses lèvres tremblaient et elle avait empoigné ses genoux.
— J’aurais bien voulu, mais cela m’est très difficile, répéta-t elle.
Que s’était il donc passé pour qu’elle change d’avis aussi subitement ? Quel démon la torturait soudain ? Il aurait aimé la prendre dans ses bras, la serrer contre lui pour apaiser son inquiétude, mais il s’en garda bien. Ce n’était pas le moment d’agir à la légère. Il fallait d’abord qu’il découvre ce qui motivait ce retournement. Les minutes à venir allaient être déterminantes.
Il se tourna vers elle. Bien calée contre son dossier, elle regardait droit devant elle.
Comme elle restait muette, il dit simplement :
— Que s’est il passé, Carolyn ?
Son malaise était presque palpable. Respiration hachée, pâleur extrême. Les mains toujours serrées autour de ses genoux, elle hésita puis se tourna vers lui.
— J’ai reçu tout à l’heure un jeune couple mexicain avec un bébé qui avait une mauvaise angine. Il fallait un antibiotique… Quand je leur ai tendu les échantillons de ce médicament et que j’ai vu qu’ils étaient étiquetés « Laboratoires Horizon », la peur qu’ils soient empoisonnés m’a littéralement pétrifiée.
Elle fixa de nouveau le parking devant elle.
— Et si le contenu des flacons que j’allais leur donner avait été mortel ? Et si les parents avaient administré l’antibiotique à leur enfant, croyant le guérir, et que…
— Le bébé serait mort, dit il.
— A cause de moi. Par ma faute.
— Non, tu ne pouvais pas deviner s’ils étaient contaminés. Beaucoup de personnes achètent et revendent des médicaments en toute bonne foi. Elles sont innocentes. Les coupables sont ceux qui leur fournissent des faux, ceux qui mettent sur le marché des produits nocifs, en toute connaissance de cause. Ceux-là, on ne pourra les arrêter qu’à la source. Il faut les prendre sur le fait.
— La source ? Tu parles des… laboratoires Horizon ?
— Oui, c’est l’objectif de mon enquête, et c’est dans cette optique que j’ai besoin de ton aide.
Les lèvres frémissantes, elle murmura :
— J’aurais préféré rester à l’écart de ce micmac, mais maintenant que tu m’as prévenue, je suis obligée de collaborer. Comment pourrais-je vivre tranquille, si je refusais ?
— C’est une question à laquelle je ne répondrai pas pour toi.
— Quand j’ai ausculté ce bébé et que j’ai vu la confiance que ses parents mettaient en moi, je me suis dit que je n’avais pas beaucoup de marge de manœuvre si…
Elle releva le nez.
— … si, du moins, je voulais continuer à vivre en paix avec ma conscience.
Elle souda son regard au sien.
— C’est pour cela que j’ai menti à Rosie.
Alan lui prit la main.
— Tu prends la bonne décision. Je suis certain que tu ne le regretteras pas.
En son for intérieur, il se prit à espérer qu’il n’aurait pas à le regretter non plus, et qu’il saurait la tenir à l’écart de tout danger.
Elle hocha la tête.
— Ah, ce que tu me demandes me fait mal… Mentir, encore mentir, surtout à Rosie… ma seule amie.
Un soupir lui échappa.
— Elle est tellement heureuse de savoir que je vais me marier, et moi, je la trahis ! Je me déteste. J’ai horreur de tromper les autres.
— Je suis comme toi, Carolyn. Je déteste la duplicité et le mensonge. J’ai tâché de trouver d’autres formules pour diligenter mon enquête, mais en vain. A moins de parvenir à m’infiltrer chez Horizon, ce trafic honteux continuera.
Son regard se durcit.
— Et Dieu sait combien d’innocents mourront encore. Comme Marietta.
Carolyn se recueillit quelques secondes et reprit :
— Bien… Maintenant, que va-t il se passer ?
— Maintenant… c’est l’heure de dîner, répondit il, cherchant à détendre l’atmosphère.
Sur les rives du lac Washington, Alan connaissait un petit restaurant. Carolyn n’y était jamais allée, mais, dès l’entrée, l’ambiance familiale de l’établissement et les menus sans prétention qu’il proposait lui plurent. Assis près d’une fenêtre, la jeune femme en face de lui, Alan commença à lui raconter comment il avait découvert cet endroit, tout à fait par hasard, dès son arrivée.
— Je cherchais un restaurant qui propose des plats « comme à la maison », expliqua-t il.
Epuisée par les rebondissements de la journée, Carolyn lui répondit par un sourire las.
Même si elle avait fait l’impasse sur le déjeuner, elle n’avait pas faim.
— Une salade de fruits de mer, cela me suffira, dit elle.
Les événements n’ayant pas coupé l’appétit à Alan, il commanda une côte de bœuf.
Comme Carolyn goûtait le bordeaux blanc que la serveuse venait d’apporter, Alan, oubliant un instant son projet, tenta de la distraire en lui parlant un peu de lui.
— C’est vrai ? demanda-t elle. Tu es vraiment du Nouveau-Mexique ? De Santa Fe, j’imagine ?
— Bien sûr que c’est vrai. Pourquoi mentirais-j e ? répondit il en jouant l’indignation.
— Par habitude. Une manie comme une autre… La démonstration que tu as faite à Rosie tout à l’heure sur ton métier de consultant en entreprises était un modèle du genre. Est-ce que tu te figures vraiment qu’elle a gobé tes histoires d’audit et de conseil ès finances ?
— Je n’ai rien trouvé de mieux pour expliquer ma présence chez Horizon. Et je suis quasiment sûr que ça a marché et qu’elle m’a cru. A condition, bien entendu, que tu ne me trahisses pas.
— Je te trouve bien présomptueux.
— Je te mentirais si je te disais que j’ai cent pour cent de chances de réussite. Je sais qu’il y aura des milliers de pièges à éviter et qu’il faudra faire attention aux endroits où nous poserons les pieds.
— Tu sais, je suis une piètre comédienne. Si j’échoue, que se passera-t il ?
— Nous ferons tout pour ne pas nous trouver dans cette situation. Tu as fort bien joué le jeu avec Rosie, tout à l’heure. Puisque tu es capable de tromper ta grande amie avec une telle facilité, tu ne devrais pas avoir de problème pour tromper des inconnus.
— Je vais plonger dans un milieu qui a toutes les raisons de me détester, dit elle. Tu dois bien te douter qu’ils n’auront pas déroulé le tapis rouge pour m’accueillir. Et puis, je ne sais pas comment me comporter dans ce monde auquel je n’appartiens pas. Je n’ai jamais fréquenté de bourgeois fortunés et encore moins mis les pieds dans leurs propriétés de luxe.
— Ne t’inquiète pas si tu fais quelques faux pas, ils s’y attendent. Au contraire, ce sera bien, car ils ne se méfieront pas de toi.
— Conclusion ? demanda-t elle, sarcastique. Plus je commets d’impairs et plus j’ai l’air nunuche, mieux ça vaudra ?
— Ce n’est pas du tout ce que j’ai dit ! corrigea-t il en riant. Je voulais seulement te mettre en garde contre ce qui t’attend. Une personne avertie en vaut deux.
— On dirait que tu crains que je ne me ridiculise ?
— Pas du tout. Je fais confiance à ta sensibilité de femme pour savoir t’adapter.
Carolyn avait connu diverses expériences déplaisantes à l’hôpital, quand des malades qui se croyaient au-dessus des lois avaient tenté de faire valoir leurs relations et leurs moyens financiers pour transgresser les règles qui ne leur convenaient pas.
— Je ne suis pas douée pour communiquer avec les gens riches, admit elle. Leur arrogance me met mal à l’aise.

— Tu apprendras. Ils sont tous façonnés sur le même modèle. Poids des traditions, fortune, mêmes fréquentations influentes, mêmes obligations, mêmes valeurs : aucun n’oserait déroger, sous peine de se voir exclu des cercles qu’il fréquente.
— On dirait que tu les connais bien ?
Il fronça le front, ce qu’elle ne manqua pas de remarquer.
— Bien sûr, tu appartiens à ce monde-là !
— C’est fini, ce temps-là, Carolyn. Autrefois, mon père avait une charge d’agent de change à New York et, comme j’étais fils unique, mes parents me gâtaient outrageusement. Meilleur collège, meilleur lycée, meilleure fac, ils ne me refusaient rien. A leurs yeux, rien n’était trop beau pour moi. Jusqu’au jour où — j’étais en dernière année à Harvard — le marché s’est effondré. Mon père a tout perdu à la Bourse. Enfin, presque. Il n’a pas supporté ce qu’il considérait comme une véritable descente aux enfers et il en est mort. Son cœur a fini par lâcher. Il est parti en laissant ma mère avec deux francs six sous. Il a fallu qu’elle déménage au Nouveau-Mexique pour pouvoir vivre avec ses modestes moyens. Je suis allé la voir là-bas à mon retour du Brésil, et j’y suis resté quelque temps.
Il jeta à Carolyn un regard malicieux.
— Tu vois, je n’étais pas loin de la vérité, quand je t’ai dit que j’étais du Nouveau-Mexique.
Elle aurait dû s’en douter. Ses bonnes manières, son assurance, tout en lui laissait transparaître une jeunesse dorée. Jusqu’à sa tenue vestimentaire qui, visiblement, sortait de la boutique d’un grand couturier. Il avait les mains fines et les ongles manucurés. Ses cheveux, coupés court, accusaient la virilité de ses traits. Oui, il pouvait fréquenter les cocktails les plus huppés sans risque de détonner. Il faisait bien partie de leur monde.
Et elle, là-dedans ? Comment pourrait elle prétendre être sa femme ?
Elle ferma les yeux et l’imagina à une soirée au country club. Smoking, cravate, Martini à la main. Derrière lui, la piscine et le golf, et partout des invités triés sur le volet. La pensée de M. Lawrence en maillot de bain lui donna un brusque coup de chaud. C’était absurde. Absurde et inopportun. S’il y avait une chose qui ne devait pas se développer entre eux, c’était un flirt. D’ailleurs, il avait été très clair à ce sujet : il ne se servait d’elle que pour aboutir à ses fins. Elle ne serait jamais qu’un instrument entre ses mains. Si elle envisageait autre chose, mieux valait l’oublier.
— Non, décidément, je crois que je ne suis pas faite pour cette mascarade, dit elle, sur la défensive.
Ses propres émotions mises à part, elle redoutait de commettre une bévue. Elle n’avait jamais pu oublier une maladresse qu’elle avait commise quand elle était enfant. Elle en rougissait encore ! Un jour, une dame riche avait invité une ribambelle de petits orphelins chez elle pour une fête. Carolyn, qui faisait évidemment partie de la bande, était si émue qu’elle avait renversé sur sa robe la coupe pleine de glace.
Au lieu d’en rire, elle en tremblait encore. Comme si l’aventure qui l’attendait n’était pas suffisamment stressante, la crainte de le décevoir venait s’y ajouter.
— Je ferai tout pour te faciliter les choses, Carolyn. Je ne veux pas que tu te sentes en position d’infériorité. Tu as ma parole que je n’exigerai rien de toi qui puisse te gêner, si mon enquête ne le justifie pas.
Il marqua un temps d’arrêt.
— Tu comprends ce que je veux dire ?
Voulait il insinuer que, comme elle, il se sentait attiré par elle mais qu’il saurait rester sage ?
Elle agita la tête.
— Oui, qu’il s’agit seulement d’un arrangement pour te permettre d’arriver à tes fins. Rien d’autre.
Elle s’arrêta. Ce qu’elle venait de lui dire était un message qui s’adressait aussi à elle.
— Exactement. En ce qui concerne notre mariage, nous passerons devant M. le maire aussi discrètement que possible et nous nous dispenserons de tout le reste, flonflons et compagnie.
De tout le reste ? De ses rêves ? De son envie d’être un jour la plus belle mariée du monde dans une robe de soie et de dentelle ? De son désir d’aimer et d’être aimée ?
Depuis sa plus tendre enfance, elle attendait le jour où elle entendrait ces mots magiques. Le jour où, enfin, elle ne serait plus seule. Son mariage ouvrirait le premier chapitre du roman de sa vraie vie et signerait la fin d’un cauchemar qui n’avait que trop duré.
— En fait, nous avons juste besoin de papiers officiels aux noms de M. et Mme Alan Lawrence. N’oublie jamais que tu dois te faire appeler Carolyn Lawrence jusqu’à la fin de l’enquête. Pour te protéger, M. Bancroft réglera les questions légales qui pourraient survenir pendant la durée de mon travail.
De son travail et non de leur mariage. Il avait eu soin de ne pas mélanger les genres ! Juste un arrangement… Ce n’était donc vraiment que cela, pensa-t elle, un goût amer dans la bouche. Mieux valait qu’elle arrête tout de suite de se bercer d’illusions. Les sentiments n’avaient pas leur place dans cette aventure économico-judiciaire.

Depuis le début, il s’était montré sans ambiguïté sur ce point. Alors, à quoi bon fantasmer ? Toute sa vie, l’envie de rêver l’avait tenaillée, mais la réalité, avec son visage terrible et froid, l’avait toujours rattrapée. Il fallait qu’elle continue d’être raisonnable et ne voie, dans l’alliance glacée qu’il serait bien obligé de lui glisser au doigt, qu’un anneau dépourvu de signification.
— Et quand tout cela va-t il commencer ? s’enquit elle, la voix crispée.
— C’est l’affaire de quelques jours. Bancroft va faire le nécessaire pour que nous emménagions au plus vite dans notre nouvelle résidence.
— Quelques jours seulement ? Comme tu y vas ! Décidément, tu sais imposer ton rythme…
— Plus vite nous serons en place, mieux cela vaudra.
Etre en place… Ce n’était vraiment que ça, pour lui, ce mariage. Professionnel, impersonnel, sans émotion.
Elle grinça des dents. Elle pouvait encore tout laisser tomber, elle avait le choix.
— Il faut que j’inspecte ma garde-robe pour voir si j’ai quelque chose de décent à me mettre sur le dos pour mon mariage d’opérette, déclara-t elle néanmoins.
— Je te ramène dès que tu auras fini.
Une tasse de café et une tarte aux pommes plus tard, ils quittèrent le restaurant.
Pendant tout le retour, ils gardèrent le silence. Les yeux fermés, elle repassait le film de la soirée. Le visage d’Alan. Les propos d’Alan. Toute cette histoire lui parut soudain étrange, et des doutes l’assaillirent. Alan n’était peut-être qu’un imposteur. Peut-être cherchait il, tout bonnement, à escroquer une riche héritière avec — pourquoi pas ? — la complicité de Me Bancroft… N’était elle pas victime d’une énorme mystification ?
Comme ils montaient l’escalier qui conduisait chez elle, elle se tourna brusquement vers lui.
— Comment puis-je vérifier que tout ce que tu m’as raconté est véridique ?
Stupéfait, Alan, qui était à mille lieues de penser qu’elle se posait ce genre de question, s’arrêta. Puis, décidant de traiter la chose avec humour, il lui proposa de faire ouvrir une enquête sur lui.
— Si cela se trouve, tu mens même sur ton nom, lui dit elle.
— Pour l’instant, je ne m’en connais pas d’autre.
En d’autres circonstances, elle aurait peut-être fini par se moquer d’elle-même mais, pour l’heure, une seule idée l’obsédait : rentrer chez elle dare-dare et se reposer.
Il eut à peine le temps de lui dire qu’il l’appellerait le lendemain que, déjà, la porte se refermait sur elle.
A peine revenu dans sa chambre d’hôtel, Alan appela sa supérieure, Angelica Rivers, femme à poigne à la voix aussi pointue que son physique. A cette heure matinale, se dit Alan, elle devait porter son incontournable chemisier blanc sous son sempiternel ensemble en lin gris. Jupe droite longue, veste assortie. Angelica était entrée à l’agence à vingt ans et aujourd’hui, quelque vingt ans plus tard, autant dire qu’elle faisait partie des meubles. Son ancienneté lui conférait des droits sur ses agents, dont elle n’admettait pas le moindre faux pas.
— Ça marche, lui annonça Alan.
— Carolyn Leigh est d’accord ?
— Oui, répondit il en croisant les doigts pour conjurer le sort.
— Quel genre de femme est-ce ?
« Prudence », se dit Alan. Angelica était assez fine mouche pour peser chaque mot et lire entre les lignes.
— On peut lui faire confiance. Elle est prête à coopérer sans réserve.
— J’ai dit « Quel genre de femme est-ce » ? répéta Angelica. Auriez-vous peur de me livrer le fond de votre pensée ?
— Absolument pas.
Le fond de sa pensée, c’est que Carolyn était très attirante, et à plus d’un titre, mais il ne pouvait faire cette confidence à sa supérieure.
— Alors ? insista-t elle. Elle ne vous plaît pas, cette femme ? Ou est-ce le contraire, comme je le soupçonne ?
Alan ricana.
— Ce que j’aime en vous, Angelica, c’est que vous ne vous embarrassez pas de faux-semblants. Vous allez droit au but, c’est un vrai plaisir… Comme disent certaines personnes de votre équipe, « Rivers n’a pas de porte de derrière ». Je dois dire que j’adore cette expression. Et vous ?
— Assez, Lawrence.
— Pourquoi me posez-vous cette question ? Vous voulez savoir si je lui ai fait la cour ?
— Et vous l’avez fait ? Vous savez que vous ne devez pas avoir d’aventure quand vous êtes en mission, surtout pour une mission comme la vôtre. Je ferais peut-être mieux de vous faire remplacer. Attention à vous, Lawrence… Une imprudence peut vous coûter la vie.
— Je n’ai pas l’intention d’être imprudent, je vous rassure. Quant à Mlle Leigh, ne vous inquiétez pas pour elle, elle a bien les pieds sur terre. Ce qui ne l’empêche pas d’être foncièrement bonne.
Il lui raconta alors l’épisode du couple mexicain et de leur bébé.
— Cette histoire n’a fait que la renforcer dans sa volonté de coopérer avec moi.
« En espérant qu’elle n’aura pas encore changé d’avis… », marmonna-t il tout bas.
— Et maintenant ? Quelle est la suite des événements ?
— Nous allons nous marier civilement dès que l’avocat aura réuni les documents nécessaires. Ensuite, nous emménagerons dans la résidence des Stanford et ferons la connaissance des différents acteurs de cette tragi-comédie.
— Nous assisterons alors au lever de rideau.
— Exactement, soupira Alan. Et que la pièce commence !

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ princesse.samara   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
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chapitre 4

Carolyn passa les trois jours suivants à lire et relire le testament laissé par son grand-père, et à vérifier qu’elle pouvait faire confiance à Me Bancroft. La réputation de l’avocat et celle de son cabinet étaient sans tache. Comme promis, il avait fait virer une coquette somme sur le compte de Carolyn, tout en précisant qu’il ne s’agissait que d’un modeste acompte. Elle lui demanda d’établir un contrat de mariage pour protéger ses biens, et lui exprima ses regrets d’être utilisée par Alan pour son enquête.
— Votre rôle est capital, assura-t il. D’autre part, il est important que vous connaissiez au plus vite la vérité sur d’éventuelles manœuvres frauduleuses chez Horizon. Les soupçons qui pèsent sur le laboratoire doivent être étayés ou définitivement infirmés.
Carolyn adhéra totalement à cette conclusion.
Quelques heures plus tard, ils roulaient tous deux vers la propriété des Stanford. La route était bordée de domaines plus imposants les uns que les autres, et Carolyn ne pouvait s’empêcher de s’extasier.
— Je suis comme Alice quand elle découvre le pays des Merveilles ! s’exclama-t elle, fascinée.
Puis elle se tut. Ils approchaient de chez les Stanford et elle se sentait nerveuse. Du bout de la langue, elle s’humecta les lèvres, puis lissa les plis de sa jupe rose sur ses jambes. Le matin même, la cérémonie du mariage s’était déroulée comme Alan l’avait prévu. Me Bancroft avait demandé à un juge de paix de ses amis de lire les attendus du mariage. La cérémonie avait été brève, pas plus d’une dizaine de minutes, dans une ambiance aussi chaleureuse que celle qui règne aux guichets d’une gare. Feignant d’être détachée, Carolyn s’était laissé glisser l’alliance à l’annulaire gauche. Apparemment aussi peu ému qu’elle, Lawrence avait tendu son doigt à son tour pour qu’elle lui passe l’anneau. Elle n’avait pris conscience de son engagement que lorsque Me Bancroft, à la fin de la cérémonie, s’était adressé à elle en l’appelant « Madame Lawrence ».
— J’ai pris contact avec Jasper Stanford et lui ai fait savoir que toutes les démarches étaient terminées, madame Lawrence, expliqua l’avocat. J’ai répondu à ses questions au sujet de l’héritage et de vos projets de mariage. Je l’ai prévenu que vous arriveriez à Stanford avec votre mari dans la journée. Je vous présente mes meilleurs vœux de bonheur.
Puis il ajouta, plus ambigu :
— Et de réussite.
Alan avait serré la main de l’avocat et l’avait remercié.
Tout compte fait, la cérémonie s’était déroulée mieux qu’il l’avait prévu. Il craignait que Carolyn ne fasse des difficultés de dernière minute, mais il n’en avait rien été. Elle s’était conduite magnifiquement. C’était vraiment la femme idéale pour ce rôle. C’était aussi la plus désirable qu’il croisait depuis longtemps. Elle était belle, dans sa robe rose à fleurs, toute simple, qui lui allait à merveille. Elle respirait un peu vite, cependant, comme si elle avait été émue, ou angoissée. Ses cheveux blonds couleur de miel tombaient en vagues sur ses épaules étroites, et son seul bijou était un collier de fausses perles qui faisait ressortir l’élégance de son cou élancé.
Elle avait refusé de tenir un bouquet de fleurs, estimant qu’il serait déplacé dans ce simulacre de mariage.
Au moment du traditionnel baiser de mariage, elle avait écarquillé les yeux quand Alan lui avait pris les lèvres. Hélas, il n’avait fait que les effleurer…
De son côté, Alan, surpris par la douceur de ce contact, avait eu du mal à ne pas approfondir son baiser, tant ses lèvres étaient tentantes. Il l’avait sentie se raidir contre lui, comme si elle avait capté dans son regard le désir qu’elle lui inspirait.
« Ce n’est pas malin, se dit il. Vraiment pas malin ! »
Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas serré une femme dans ses bras. Encore moins une Carolyn. Mais mêler des sentiments à cette affaire purement professionnelle n’était pas de circonstance. Pire, cela risquait de le mener au désastre. S’il ne se conduisait pas en gentleman, il ne faisait aucun doute qu’elle s’empresserait de mettre fin à leur coopération.
Comme ils quittaient le cabinet de l’avocat pour regagner la voiture, un silence pesant les avait enveloppés. Les mains serrées sur le volant, il ne disait pas un mot. Carolyn, elle, jetait de temps à autre un regard en coin sur celui qui la conduisait. Il portait un costume gris foncé, très bien coupé, une chemise blanche et une cravate de soie. Cet homme, se disait elle, était dorénavant son mari devant la loi. C’était tout bonnement incroyable !
Tout en faisant tourner l’alliance sertie de petits brillants autour de son doigt, elle s’obligea à se répéter que tout cela n’était pas réel.
Les jours derniers avaient passé comme un éclair. Alors que le hasard guidait ses pas vers une nouvelle vie, des craintes sur son aptitude à affronter les situations à venir lui nouaient l’estomac.
A Rosie, elle avait fini par avouer le vrai motif de sa démission de la clinique. Elles étaient assises dans le parc, sur un banc, et mangeaient des hot dogs. Rosie avait d’abord pouffé de rire et balayé d’un geste de la main les bêtises que lui racontait son amie.
— Je vois ! avait dit Rosie. Un inconnu est mort en te léguant sa fortune. Eh bien moi, je ne te l’ai pas encore dit, mais je suis la cousine de la reine d’Angleterre.
— Tu ne veux pas me croire ?
— Ecoute, ce n’est pas la peine de monter une histoire pareille pour me dire que tu vas filer avec le beau gosse que j’ai vu avec toi. Pas à moi, voyons, ma cocotte !
— Je te dis la vérité, Rosie. Je ne sais même pas de combien je vais hériter.
Devant l’apparente sincérité de Carolyn, l’infirmière cessa de se moquer.
— Mon grand-père, que je n’ai jamais connu, a laissé un testament en ma faveur.
Rosie ouvrit des yeux ronds.
— C’est lui qui a financé toutes mes études en secret…
Comme Carolyn racontait son histoire, Rosie, partagée entre l’émerveillement, l’envie et l’incrédulité, buvait ses paroles.
— Et voilà, conclut Carolyn, tu peux te dire que tu as comme amie la plus riche héritière du comté.
— T’es la meilleure ! commenta Rosie, d’un ton pincé.
En fait, Carolyn, dont on vantait à l’unanimité l’indulgence, ne pouvait lui reprocher sa froideur. Toutes deux avaient galéré ensemble. Ensemble, elles avaient rêvé de gagner le gros lot à la loterie ou d’épouser un milliardaire, mais rien ne s’était jamais produit. Et voilà que Carolyn l’abandonnait en chemin.
— Oui, tout cela est vrai ; j’ai même trouvé ma remplaçante pour la clinique, précisa Carolyn.
Alan lui avait demandé la plus grande discrétion sur leur mariage tant qu’ils ne seraient pas installés dans la résidence.
— Dès que je connaîtrai bien la propriété, dit elle à Rosie, tu viendras me voir et je te la ferai visiter.
Rosie resta de marbre. A sa froideur, Carolyn comprit que son histoire d’héritage avait ébranlé leur amitié.
Un trou dans la chaussée ramena Carolyn sur terre. Elle redoutait l’instant où elle poserait le pied chez les Stanford. Elle savait que cette demeure serait aussi impressionnante que celles qui défilaient derrière la vitre. Qui donc étaient ces gens, pour s’offrir un tel luxe ?
Sans même s’en rendre compte, elle poussa un profond soupir.
— Dis-moi, Alan, qu’est-ce qui m’attend, à mon arrivée ?
— Je pense que l’atmosphère sera tendue et déplaisante au début, mais il faudra faire avec, dit il.
Lui-même s’était posé la question et, pour être tout à fait honnête, n’avait pas su y répondre. Les humains sont tellement imprévisibles, s’était il dit. Comment pouvait il imaginer l’accueil que son oncle Jasper et le reste de sa famille réserveraient à Carolyn ? Della Denison, par exemple, qui avait été nommée à la tête d’Horizon par le grand-père, n’était sûrement pas prête à ouvrir les bras à Carolyn. Quant à Lisa et Buddy Denison, Alan s’inquiétait du traitement qu’ils allaient lui réserver. Tous deux, égocentriques et trop gâtés par la vie, étaient capables de lui faire subir un véritable enfer.
— J’aurais voulu avoir plus de temps pour me préparer.
Elle n’aurait jamais été prête, néanmoins, et elle le savait.
Discrètement, elle jeta un regard à son compagnon. Que savait elle de cet homme ? Comment avait elle pu accepter d’être un objet entre ses mains ?
Entre ses mains… Rêveuse, elle regarda ses mains serrées sur le volant.
Comme ils approchaient de Stanford, Alan prit la parole, d’un ton grave.
— Il faut que je te rappelle les règles que nous avons établies. Suis le plan sans en changer une virgule. Attention : ils essaieront de te tirer les vers du nez. Ne te laisse pas embobiner. Ils voudront savoir qui nous sommes vraiment. Reste toujours dans le vague et, surtout, n’oublie pas que tu es dorénavant la maîtresse des lieux et que tu as le pouvoir et l’argent.
« Le pouvoir et l’argent », se répéta-t elle tout bas. Quelle ironie, pour quelqu’un qui n’avait jamais rien possédé ! En tout cas, ce n’étaient pas des liasses de billets de banque qui allaient la changer.
— La première chose à faire, dit Alan, revenant à la charge, est de t’acheter une voiture. Une voiture qui roule.
— Tu as raison. Le frère de Rosie m’a téléphoné pour me dire que ma guimbarde était bonne pour la casse. Il m’a suggéré de venir à son garage choisir une bonne occasion, et je lui ai répondu que j’allais réfléchir.
— Réfléchir ! Tu ne lui as pas dit que tu pourrais t’offrir le dernier modèle de la gamme la plus luxueuse ?
— Je n’ai pas osé, répondit Carolyn en rougissant. Je voulais d’abord que Rosie sache…
Il opina de la tête.
— Je comprends. Mais maintenant, tu dois te sentir libre de dépenser ton argent comme bon te semble. Il t’appartient, Carolyn. Je pense, par exemple, que tu vas devoir te refaire une garde-robe.
Toute une garde-robe ? Elle qui n’achetait que les vêtements dont elle avait besoin, au compte-gouttes… Rosie et elle fréquentaient surtout les dépôts-ventes, et seulement quand c’était nécessaire. Tout cela allait changer. Ce fichu mariage lui créait un tas d’obligations dont elle se serait volontiers passée, et cela l’effrayait. Elle qui avait toujours agi en fonction de ses goûts, elle allait devoir se plier aux règles d’une communauté qu’elle ne connaissait même pas. Au nom d’une comédie qu’on l’avait vivement pressée de jouer.
Alan la vit pâlir. A quoi pensait elle ? se demandait il. Avait il été assez clair dans ses explications ? Si seulement il avait pu la tenir à l’écart ! Mais comment ? Sa présence était capitale, dans l’affaire, car elle constituait sa couverture.
Les mains agrippées au volant, Alan franchit les lourdes grilles en fer forgé de la résidence Stanford. Le souffle coupé, émerveillée, Carolyn découvrit un monumental manoir de pierre de taille qui s’élevait sur trois étages, au milieu d’immenses pelouses merveilleusement entretenues et de jardins paysagers à la française. A une extrémité de la maison, elle vit un garage qui devait pouvoir abriter cinq voitures, une gigantesque serre et, plus loin, un hangar à bateaux construit le long d’un des nombreux canaux qui irriguent Seattle.
Ecrasée par cet étalage de richesses, Carolyn eut du mal à admettre que quelques lignes sur un papier avaient suffi pour que tous ces biens lui reviennent. Il s’agissait sûrement d’une erreur. D’une énorme et monstrueuse erreur.
Alan arrêta la voiture devant les marches d’un perron à double volée encadré de colonnes de marbre. Chaque révolution menait à des portes de bois sculpté ornées de larges fenêtres aux carreaux biseautés. Comme ils admiraient l’environnement, l’ombre de l’énorme maison engloutit leur voiture.
— Es-tu prête ? s’enquit doucement Alan.
L’heure de vérité avait sonné, et Carolyn poussa un soupir déchirant.
— Oui, je suis prête.
— Alors, allons-y, dit il en souriant.
Après l’avoir aidée à descendre de voiture, il déposa leurs bagages au pied des marches.
— Quelqu’un s’en chargera, dit il.
Elle acquiesça. Elle n’était pourtant pas habituée à être servie. Quand elle descendait à l’hôtel, à l’occasion de conférences médicales, elle éprouvait une certaine gêne et évitait de regarder le groom qui portait ses valises. Ce souvenir la fit sourire.
La main posée sur le bras de Carolyn, Alan gravissait les marches quand la sonnette de la porte d’entrée retentit.
— Souhaitez-vous, madame, que je vous prenne dans mes bras pour vous faire franchir le seuil de votre maison ?
— Cela aurait une certaine allure ! répondit elle sur un ton badin.
Elle n’avait pas fini sa phrase que la porte s’ouvrit sur une femme, grande, sèche et sanglée dans un uniforme de gouvernante, qui les foudroya du regard.
Si elle avait été seule, Carolyn aurait battu en retraite, mais Alan ne l’entendait pas de cette oreille. Feignant de ne pas remarquer l’hostilité de la domestique, il lui fit un sourire et se présenta.
— Monsieur Lawrence.
Désignant Carolyn, il ajouta :
— Ma femme. Nous sommes attendus.
— Il n’y a personne, répondit elle, aimable comme une porte de prison.
— Bien.
Alan prit Carolyn par la taille et la fit passer devant lui dans l’entrée.
— Vous êtes… ? demanda-t il.
— Morna. Je suis la gouvernante. Cela fait plus de vingt ans que je suis au service des Stanford. D’Arthur Stanford.
Elle dévisagea Carolyn.
— Mon mari, Mack, est le jardinier de la propriété.
— Je pense que mon grand-père a eu beaucoup de chance de vous avoir à son service, s’entendit répondre Carolyn avec un naturel qui la surprit.
— Savez-vous à quelle heure monsieur Stanford doit rentrer ? s’enquit Alan.
— Monsieur et Madame Denison sont absents pour la journée, répondit Morna, du bout des lèvres. Je crois savoir que vous occuperez la suite parentale, c’est bien cela ?
Carolyn approuva de la tête, ce qui sembla irriter profondément la gouvernante.
— Suivez-moi. Mack s’occupera de vos bagages.
Après un coup d’œil méprisant aux valises qui, il est vrai, ne portaient pas la griffe d’un grand malletier, elle les guida vers un escalier majestueux.
Comme ils montaient au deuxième étage, les nombreux portraits d’ancêtres accrochés aux murs attirèrent le regard de Carolyn. Etaient-ce vraiment ses ancêtres, là, dans ces cadres dorés à l’or fin ? Lequel de ces impressionnants personnages était son grand-père ? La femme aux cheveux blancs et au ruban de velours noir serré autour du cou était elle sa grand-mère ? Le cœur de Carolyn se mit à battre très fort. Le portrait de sa mère devait se trouver là, quelque part dans la maison.
La voyant s’attarder devant cette galerie de tableaux, Alan se dit qu’elle était décidément plus intéressée par sa famille que par la fortune qui s’étalait sous ses yeux. Mais pourquoi son oncle avait il préféré déserter les lieux, alors qu’il savait qu’ils devaient arriver ? Me Bancroft leur avait fait savoir en temps et heure qu’ils seraient là avant midi.
Au deuxième étage, Morna s’engouffra dans un large couloir qui conduisait à l’aile est de la maison, où se succédaient des chambres et une suite qui ouvrait en demi-cercle sur un salon.
— Voici la suite parentale, dit Morna en les laissant entrer.
La chambre était immense. Un lit de taille monstrueuse occupait le centre d’un pan de mur. En face, une cheminée tout aussi gigantesque semblait attendre qu’on y allume un feu.
— Les placards et les commodes ont été libérés ; j’espère que vous trouverez tout en ordre.
— J’en suis sûre, répondit Carolyn sur le même ton glacial qu’employait la gouvernante.
Habituée à gérer une armée d’infirmières pas toujours faciles à diriger, elle n’allait pas se laisser impressionner par la mauvaise humeur d’une domestique.
Carolyn balaya la pièce du regard. Le mobilier, ancien, devait appartenir à la famille depuis des générations. Un riche brocart à ramages drapait les très hautes fenêtres. Au sol, des tapis persans, certainement noués à la main, réchauffaient la moquette. Dans ce décor des Mille et Une Nuits, une question saugrenue traversa l’esprit de Carolyn. Où Alan allait il dormir ?
Le voyant disparaître dans une pièce attenante, elle se sentit rassurée.
— Vous désirez autre chose ? demanda Morna.
— Non, merci, répondit Carolyn. Nous allons fort bien nous organiser.
— Au fait, je vous informe que personne ne déjeunera ici aujourd’hui. Buddy est en mer, et Lisa a un cocktail au country club, s’empressa d’ajouter la gouvernante, bien décidée, apparemment, à ne pas faire d’heures supplémentaires devant ses fourneaux.
Agacé par cette attitude désagréable, Alan mit les pieds dans le plat.
— Parfait. Dans ces conditions, nous ne serons que deux pour le déjeuner. Nous allons commencer à repérer les lieux et nous descendrons ensuite à la salle à manger.
Morna leur jeta un regard qui en disait long sur le plaisir que lui procurait l’idée de les servir.
Le visage rouge de colère, elle tourna les talons et quitta la pièce.
— Brrrr…, fit Carolyn en feignant de trembler. Cette femme me réfrigère. Ne crois-tu pas que nous aurions dû agir autrement et lui donner congé pour la journée ?
— Absolument pas, trancha Alan. Les gens de maison savent être odieux si on les laisse faire. Si tu ne te méfies pas, c’est toi qui finis par les servir. Alors, sois sur tes gardes. Pas de faiblesse, ma chérie.
Chérie. Il l’avait appelée « chérie », se répéta-t elle. Cela lui faisait tout drôle. Tout chaud au cœur. Mais elle se raisonna.
« Ne sois pas idiote ! Tout le monde s’adresse des petits mots doux, aujourd’hui. »
Il ne fallait surtout pas qu’elle y attache d’importance…
Elle ouvrit la porte d’un placard, qui était vide, et se tourna vers Alan.
— J’aurais tant aimé retrouver des objets ou des vêtements ayant appartenu à mon grand-père, dit elle, pleine de regrets. Tout est tellement impersonnel, ici.
S’approchant alors du lit, elle ajouta sur un ton ironique :
— Il va me falloir un escabeau pour monter dedans. Et l’on doit pouvoir y dormir à quatre, au moins.
— Je le trouve parfait pour deux, déclara Alan.
Voulant s’assurer qu’il plaisantait, elle se tourna de nouveau vers lui. Il était on ne peut plus sérieux.
— Que dis-tu ? Il n’est pas question que nous dormions ensemble, précisa-t elle, la bouche sèche.
— Je crains que si, mais je dis bien : dormir ensemble. Je n’ai rien dit d’autre.
— Tu n’es pas sérieux ?
— Si. Si nous voulons que des mauvaises langues se posent des questions sur notre mariage, nous n’avons qu’à faire lit à part. Nous dormirons chacun d’un côté du lit, et nous respecterons cet engagement sans faillir.
Comment pouvait il penser que cette situation était viable ? La seule pensée du corps viril et tiède d’Alan allongé près d’elle commença à l’exciter. Peut-être dormait il nu ? Et si, au cours de la nuit, elle se rapprochait machinalement de lui et le sentait se serrer contre elle ?
D’un revers de main, elle essaya de chasser ces images.
— Qu’y a-t il, dans la pièce d’à côté ?
Elle n’avait jamais dormi dans des chambres aussi spacieuses, ni à l’hôpital ni dans ses familles d’accueil. Pendant son internat, garçons et filles dormaient ensemble sur de petits lits de camp, quand les malades les laissaient se reposer. Mais cela n’avait rien à voir.
— Puisque tu me le demandes, répondit Alan, la pièce d’à côté est un bureau.
— Cela m’ira très bien. Pourvu qu’il y ait un canapé et que je puisse dormir, cela ne me gêne pas. Chez moi, j’ai un lit étroit et presque tous les ressorts du sommier sont cassés.
Comme elle se dirigeait vers le bureau, Alan l’arrêta.
— Désolé, Carolyn, nous ne pouvons pas courir le risque d’être découverts dans des chambres séparées.
Les mains posées sur ses épaules, il la regarda droit dans les yeux.
— Je te promets que notre arrangement restera platonique et qu’à aucun moment je ne te harcèlerai sexuellement.
Elle aurait bien aimé le croire, mais pareille organisation était une atteinte au bon sens. Comment conserver leur relation sur un plan strictement professionnel, quand ils étaient appelés à partager l’intimité d’un même lit ? Cela dit, quelle alternative avait elle ? Aucune, maintenant qu’elle avait accepté l’inacceptable. En se mariant dans ces conditions, elle devait s’attendre à quelques obstacles, si elle souhaitait qu’Alan réussisse dans sa mission.
Revenant à la réalité, elle fixa son prétendu mari.
— D’accord pour partager le lit, mais chacun chez soi.
— Absolument, confirma-t il.
Il lâchait les épaules de Carolyn quand un bruit étouffé de pas attira son attention. Sur ses gardes, il la serra contre lui pour que l’intrus les trouve enlacés.
Il ne s’était pas trompé. C’était Mack. Gêné, le jardinier frappa deux coups sur la porte qui était restée ouverte. L’homme, de forte corpulence, était rouge et mafflu.
— Excusez-moi, dit il. Morna m’a demandé de vous apporter ceci.
— Oui, merci, dit Alan qui étreignait Carolyn. Votre femme nous a dit que vous étiez le jardinier chef de la résidence.
— Grosse responsabilité ! Cela dit, le parc est magnifique, ajouta Carolyn. Vous avez la main verte. J’ai hâte de m’y promener. Hélas, je ne connais pas le dixième des arbres et des fleurs qui y poussent… Je compte sur vous pour m’apprendre.
L’homme rougit de plaisir.
— Merci, madame.
Il pivota sur les talons de ses bottes et quitta la pièce sans ajouter un mot.
— Bien joué, Carolyn, tu viens de gagner un supporter.
— Ce que j’ai dit, je le pensais sincèrement. Ce parc et les jardins sont superbement entretenus, insista-t elle, irritée qu’Alan puisse la soupçonner de vile flatterie envers le jardinier.
— C’est bien ce que je te reproche, répliqua Alan. Tu es trop droite, trop honnête. Ta propension à livrer le fond de ta pensée risque de nous attirer des ennuis. Je te le répète, ne prends pas tout pour argent comptant et ne te fie à personne.
— Tu as raison, il ne faut se fier à personne, ironisa-t elle en se dégageant de ses bras.
Alan la regarda, narquois, et éclata de rire.
La table n’était pas dressée dans la salle à manger mais sur une terrasse en pierres du pays, à l’arrière de la demeure. A peine assis, ils virent s’approcher une jeune Asiatique au sourire timide qui leur apportait leur déjeuner. Les mets étaient joliment présentés et sentaient leur inspiration chinoise.
Seika — c’était son nom, leur apprit elle — était la fille de M. Lei, récemment engagé comme cuisinier chez les Stanford. Elle et sa sœur servaient comme domestiques. Apparemment, ils étaient nouveaux venus dans la maison, ce qui intrigua Alan. Pourquoi Della avait elle pris, récemment, la décision de renouveler le personnel ?
Le café servi, Alan se pencha vers Carolyn.
— Réclame une deuxième tasse de café et attarde-toi ici le plus longtemps possible, chuchota-t il. Pendant ce temps, je jette un coup d’œil alentour.
Carolyn ne lui posa pas de questions. Il fallait qu’elle s’habitue à être commandée sans demander d’explication. Ce n’était pas facile à accepter. Sans doute lui cachait il beaucoup de choses, mais pour la bonne cause. Moins elle en savait, au fond, moins elle risquait de gaffer.
Alan poussa la porte à double battant et suivit le couloir de marbre qui menait au hall d’entrée. Les portes, ouvertes ici et là, laissaient entrevoir un mobilier raffiné. En passant devant la salle à manger qu’éclairaient deux lustres monumentaux aux multiples pampilles de cristal, il aperçut Morna, de dos, qui s’affairait dans l’office. Sans se faire voir, il se dirigea vers l’escalier principal qui montait à l’étage. Les autres habitants occupant l’aile ouest de la maison, ils y avaient donc leurs chambres. Par chance, ils n’étaient pas là. Cette absence allait lui laisser tout loisir pour inspecter les lieux.
Premier coup d’œil, première certitude : Della et Jasper vivaient ensemble. Leurs affaires étaient mélangées comme celles d’un vieux couple. Bien sûr, chacun avait son dressing, où étaient suspendus et rangés des vêtements qui témoignaient de leur goût pour la mode classique.
Une pièce communiquait avec la chambre. C’était un bureau qui ouvrait par une autre porte sur le palier. Intéressant, pensa Alan. Sous une fenêtre, sur un grand bureau de chêne, trônait un ordinateur. Vu la masse de documents étalés sur la table, il y avait fort à parier que tout ce qui concernait l’entreprise devait être contenu dans cette pièce. Della devait y passer le plus clair de ses journées.
Alan se prit le menton dans la main. S’il pouvait interroger l’ordinateur, son enquête sur Horizon s’en trouverait simplifiée. Mais disposait il d’assez de temps ?
Alors qu’il hésitait, un bruit de voix le fit sursauter. Quelqu’un venait. Ce serait absurde de se faire prendre la main dans le sac, se dit il.
Fixant la porte, il tendit l’oreille. Les voix, étouffées, approchaient. Un homme et une femme. Bon sang ! Jasper et Della étaient rentrés.

— On n’a pas le choix, Jasper. Tu le sais. Peu importe ce qu’on pense d’elle, on ne peut rien changer… Il faut faire comme si de rien n’était et saisir toutes les occasions de l’écarter de notre chemin.
Alan entendit un soupir.
— Je n’en reviens pas qu’Arthur ait pu nous la mettre dans les jambes !
En guise de réponse, il entendit un grognement.
— Ils sont en train de déjeuner sur la terrasse, m’a dit Morna. Rafraîchissons-nous et descendons les rejoindre. Sourire de rigueur, précisa-t elle.
Edifié par la conversation, Alan quitta le bureau à pas de loup. Pour éviter de se faire voir, la porte de leur chambre étant restée ouverte, il décida d’emprunter le couloir en sens inverse pour rejoindre le rez-de-chaussée. Au passage, il jeta un coup d’œil rapide sur les chambres, celles de Lisa et de Buddy, sans doute. La première était très design, blanche avec des rechampis gris tourterelle. Celle de Buddy, plus encombrée, était le miroir de ce que son occupant aimait dans la vie : tennis, bateau, golf. La panoplie complète des jeunes gens oisifs et riches. Mais il fallait faire vite, s’il voulait devancer Della et Jasper sur la terrasse.
Au bout du couloir, deux portes l’arrêtèrent. L’une donnait sur une lingerie, l’autre sur un escalier de service qu’il prit. Mis à part un mince rai de lumière sous une porte en bas des marches, il faisait nuit noire.
Pourvu que cette porte ne soit pas fermée à clé ! se dit il en tournant la poignée. La porte résista un peu, puis, sous la poussée, céda dans un grincement de gonds. Un passage, étroit, menait d’un côté dans la cuisine, de l’autre vers l’extérieur. Il poussa la porte et sortit. Personne en vue. Parfait, se dit il en jubilant.
Fier de la moisson d’informations qu’il ramenait et allait transmettre à Carolyn, il tourna l’angle de la maison et l’aperçut, à table, en compagnie. Un homme jeune, cheveux bouclés bruns qui dépassaient de sa casquette bleu marine à longue visière, était installé en face d’elle. Alan se rendit compte qu’ils l’avaient vu.
Le moment était venu de jouer aux jeunes mariés transis d’amour et de désir.

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ princesse.samara   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
ÞÏíã 30-04-10, 11:21 AM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 19
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ÇáÊÓÌíá: Apr 2008
ÇáÚÖæíÉ: 71788
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 417
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ãÚÏá ÇáÊÞííã: princesse.samara ÚÖæ ÈÍÇÌå Çáì ÊÍÓíä æÖÚå
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princesse.samara ÛíÑ ãÊæÇÌÏ ÍÇáíÇð
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ßÇÊÈ ÇáãæÖæÚ : princesse.samara ÇáãäÊÏì : ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ
ÇÝÊÑÇÖí

 

CHAPITRE 5

Carolyn s’apprêtait à se lever de table pour regagner sa suite, quand l’arrivée d’un cruiser qui appontait au quai privé de la résidence attira son regard. A bord, on s’agitait. Un jeune homme émergea soudain de la cabine et sauta sur le ponton. Puis, d’un pas nonchalant, il remonta l’allée qui menait à la maison.
A peine avait il posé pied à terre que Carolyn comprit qu’il s’agissait de Buddy Denison. Elle ne savait pourtant que peu de chose à son sujet — juste ce qu’Alan et Me Bancroft en avaient dit devant elle : que le jeune homme vivait aux crochets de sa mère et ne se souciait que de lui. Naviguer devait faire partie de ses pôles d’intérêt, se dit elle en le voyant approcher de la terrasse. Moyennement grand mais bien bâti, visage poupin, allure décontractée, il la regarda, les yeux écarquillés.
— Bon sang ! C’était donc vrai ! Voilà notre riche héritière en chair et en os. Maman m’avait prévenu de votre arrivée.
Il lui adressa un sourire faussement contrit.
— J’avais reçu des instructions pour me présenter de façon correcte, mais je crains que ce ne soit trop tard.
Sa décontraction mit Carolyn à l’aise.
— Je vous trouve très présentable, Buddy, assura-t elle, notant l’élégance de sa tenue blanche.
Elle lui tendit la main
— Je m’appelle Carolyn.
Il s’essuya les mains sur son pantalon avant de lui tendre la sienne.
— Heureux de vous connaître, dit il. Je vous…
Il s’arrêta.
— Drôle de situation, n’est-ce pas ? dit elle pour l’aider. Mais asseyez-vous, je vous en prie.
— Alors, c’est vrai que vous êtes médecin ? demanda-t il en s’asseyant sur la chaise qu’Alan avait quittée. Vous n’en avez pas l’air…
— Vous savez, c’est récent, répondit elle tout sourire.
Puis, pour changer de sujet, elle ajouta :
— Dites-moi, vous avez un beau bateau.
Le visage de Buddy s’illumina.
— C’est mon trésor. « Suncrest » ne fait pas partie de l’héritage, il est à moi et vous ne pourrez pas me le prendre.
Le ton était agressif. Sans doute voulait il lui signifier qu’il ne se laisserait pas spolier. Elle le prit comme un avertissement.
L’arrivée d’Alan interrompit l’échange.
— Je vois que tu as trouvé de la compagnie pendant que je me promenais, dit il en s’asseyant près de Buddy.
— Je vous présente mon mari, Alan Lawrence, dit Carolyn.
Soulagée par le retour d’Alan, elle lui prit la main, qu’elle serra nerveusement.
— Tu sais, chéri, Buddy me parlait de son bateau. Il me…
La voix de Della Denison les fit se retourner.
— Buddy, tu es déjà là ? Je ne savais pas que tu serais de retour si tôt. Je te croyais parti pour la journée.
Della ne semblait pas d’humeur gracieuse.
— Mais non, répondit il. C’est toi qui devais être absente toute la journée. C’est du moins ce que tu m’avais dit. Tu ne te rappelles pas ? J’aimerais savoir pourquoi tu es rentrée si vite.
Il ricana.
— Je parie que tu avais hâte de voir à quoi ressemble une riche héritière !
— Je t’en prie, Buddy. Sois correct.
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Dans l’embrasure des portes s’encadra un homme grand, mince, les épaules tombantes, qui dévisagea Carolyn comme s’il avait aperçu un fantôme. Visiblement bouleversé, il avança vers elle.
— C’est incroyable ! C’est le portrait d’Alicia petite.
Carolyn se leva sur-le-champ.
— Oncle Jasper ?
L’émotion lui serra si fort la poitrine que, l’espace de quelques secondes, elle perdit sa respiration. Il la scrutait avec une telle intensité qu’elle avait l’impression qu’il fouillait aussi son âme.
Soucieuse de détendre l’atmosphère, Della semblait chercher quelque chose à dire mais, entendant le soupir de Jasper, elle se tut.
— Arthur avait donc raison… Vous êtes vraiment la fille d’Alicia.
En guise de réponse, Carolyn hocha la tête. Son émotion était trop forte et les mots lui manquaient. Pourtant, elle aurait aimé lui dire qu’elle aussi était surprise, chavirée même, d’apprendre qu’elle était la fille de sa sœur.
— Mais où étais-tu ? Et pourquoi ta mère a-t elle agi de cette façon ? Elle nous a causé bien des soucis, tu sais ? Bien des soucis… Au fait, tu permets que je te tutoie ?
Elle ne répondit pas. Il y avait de la colère dans la voix de son oncle, trop satisfait de pouvoir déverser sur cette nièce providentielle une rancœur trop longtemps contenue.
— Je ne sais rien de ma mère, excepté ce que l’on m’a dit d’elle, répliqua finalement Carolyn d’un ton sec.
Elle était déçue. Les bras qu’elle avait levés, pensant serrer son oncle contre elle, retombèrent doucement le long de son corps. Il la fixait d’un regard glacial. Sans joie. Sans envie de lui ouvrir son cœur. C’était comme si son arrivée ravivait une haine qui n’avait jamais cessé de couver. Amère, Carolyn se dit que la vie n’aurait pu lui offrir pire cadeau que cette famille.
Della alla se placer au côté de Jasper.
— Carolyn, je suis désolée que nous n’ayons pas été là pour vous accueillir, vous et votre mari.
Prêt à intervenir, Alan surveillait les protagonistes. Della, la cinquantaine, estima-t il au jugé, était une fort belle femme. Cheveux noirs, coupe moderne. Sourcils épilés, cils épaissis par plusieurs couches de mascara. Sa bouche, pulpeuse, devait avoir reçu quelques doses de silicone. Son brillant à lèvres nacré était cerné d’un trait fin, d’une nuance plus soutenue, qui en délimitait très précisément le contour. Sous une robe droite, elle cachait les rondeurs qui commençaient à alourdir un peu sa silhouette. Elle avait de la présence et dégageait une certaine autorité. Alan pensa qu’il faudrait se méfier d’elle.
— Je suis Della Denison, dit elle, se décidant enfin à lui accorder un regard.
— J’imagine qu’ils savent qui tu es, maman, laissa tomber Buddy, que la scène semblait réjouir. Je ne vois pas où est la surprise, dans ce joyeux rassemblement familial. Je dis une bêtise ?
Il fit un clin d’œil à Carolyn, comme s’il avait voulu en faire sa complice, ce qu’elle trouva puéril mais plutôt sympathique.
— Je suis désolée que ma venue vous mette dans un état pareil, oncle Jasper. Je sais que ce n’est facile ni pour vous ni pour moi, et je regrette que ces retrouvailles n’aient pas eu lieu du vivant de mon grand-père.
— Je ne lui pardonnerai jamais de m’avoir caché ce secret si longtemps, se lamenta Jasper. Ma sœur et moi n’étions peut-être pas très proches — elle avait dix ans de moins que moi —, il n’empêche que j’avais le droit de savoir.
— Il ne vous a jamais dit qu’il m’avait retrouvée et qu’il finançait mes études de médecine ? demanda Carolyn.
— Pas un mot, coupa Della de son ton cassant. C’est tout lui, cette façon de faire. J’ai travaillé pour Arthur, votre grand-père, pendant près de dix ans, ce qui m’a permis de constater qu’il adorait les cachotteries. J’en ai découvert certaines, mais celle-ci bat tous les records.
Elle cachait mal sa colère.
— Du calme, maman ! s’exclama Buddy.
Puis il ajouta, à l’intention de Carolyn :
— Ne faites pas attention, ma mère…
— S’il te plaît, Buddy ! interrompit Della.
Se tournant de nouveau vers Carolyn, elle poursuivit :
— Arthur était un homme de secrets. Sa main droite ignorait ce que faisait la gauche. Croyez-moi, ce n’était pas facile de travailler sereinement avec lui, car c’était le champion de la rétention d’informations.
— Arthur n’a jamais cherché à interférer dans mes recherches au labo, rectifia Jasper, soucieux de rétablir la vérité. Il a toujours été d’accord avec moi.
— En ce cas, pourquoi ne t’a-t il pas cédé cinquante et un pour cent des parts, au lieu de trente-neuf ? Tu étais son fils, après tout.
L’amertume lui déformait le visage.
— Effectivement, ça ne semble pas normal, intervint Alan, ravi d’attiser le feu. Pourquoi a-t il agi ainsi ?
— Parce que c’était un grand sentimental complètement fou, répliqua Della.
Elle oubliait les résultats désastreux de Jasper, qui avait failli mener l’entreprise au dépôt de bilan, ou préférait sans doute les passer sous silence.
— Carolyn se rendra vite compte qu’il ne faut pas faire de sentiments en affaires, déclara Alan.
Della se tordit les mains nerveusement.
— Il ne faut pas qu’elle se croie obligée de s’impliquer dans les affaires de la société. Ce n’est pas utile. D’une part c’est très prenant, ensuite, j’imagine que vous avez pour l’instant d’autres projets en tête, tous les deux.
Malgré l’envie qu’ils en avaient, Carolyn et Alan évitèrent de se regarder. A trop parler, Della venait de dévoiler le fond de sa pensée. Certes, ils avaient des projets bien à eux, mais ces projets ne concordaient certainement pas avec ceux que cette femme autoritaire espérait.
— Je vais me familiariser avec Horizon, dit Carolyn d’une voix lisse qui la surprit elle-même. Etant donné ma culture médicale, je suis intéressée au premier chef par l’industrie pharmaceutique. Bien sûr, il n’est pas dans mes intentions de diriger tout de suite la société, mais je pense que mon mari aura à cœur de voir de quelle façon il est possible d’améliorer encore les résultats de l’entreprise.
Elle adressa à Alan un regard fondant.
— Pourquoi ne le leur expliques-tu pas toi-même, mon chéri ?
Sans se démonter, Alan parla de sa compétence en tant que consultant, et de quelle façon il chercherait à affiner les méthodes de production. Blêmes, Della et Jasper écoutaient. Leur hostilité était presque palpable.
— Voilà, conclut Alan. J’ai repoussé à plus tard mes autres chantiers afin de me rendre disponible pour Horizon. Je pense être en mesure de faire quelques propositions assez rapidement.
Carolyn vit Della desserrer les dents.
— Je suis impressionnée par ce que vous faites, dit elle. Mais pour être tout à fait honnête, monsieur…
— Appelez-moi Alan, je vous en prie.
— Pour être tout à fait honnête, Alan, je ne suis pas sûre que Horizon ait besoin d’un audit aussi exhaustif. La société ronronne comme un moteur bien huilé, et je me méfie beaucoup du grain de sable qui pourrait venir enrayer la machine.
— Je ne veux personne dans mes jambes dans mon labo, renchérit Jasper. C’est mon domaine, et je n’ai pas envie que quelqu’un qui n’y connaît rien m’impose de nouvelles méthodes. Ah, je les connais, ces prétendus ingénieurs qui ne savent même pas ce qu’est un bec Bunsen !
Alan éclata de rire pour casser la tension qui montait.
— Je comprends votre position, Jasper. Vous n’avez pas de temps à perdre avec des gens incapables ou sans expérience.
— J’aimerais visiter votre laboratoire, suggéra Carolyn en se levant. Ce sera l’occasion de me familiariser avec les activités familiales, tout en actualisant mes connaissances en pharmacopée.
« Bien joué », pensa Alan. La jeune Carolyn avait du métier ! Mettre en avant son statut de médecin pour demander à visiter le laboratoire était très habile. Jasper ne pouvait émettre la moindre objection, et encore moins opposer un refus.
Tout le monde se tut. Soudain, un gloussement étouffé rompit le silence. Les regards se tournèrent vers Buddy.
— Je pensais que nous pourrions inviter quelques personnes à dîner ce soir, dit Della avec un sourire forcé aux lèvres. Un dîner impromptu. Juste quelques cadres de la société. Je pense qu’il ne faut rien précipiter. Cependant, si du moins cela vous agrée, je crois qu’il serait bon que vous fassiez connaissance avec nos directeurs. Ce serait ensuite plus facile pour tout le monde. Vous devez vous douter que la rumeur d’un changement à la tête d’Horizon est allée bon train…
En apparence, la proposition était fort sympathique, mais Alan redoutait un piège. Della n’avait elle pas une idée derrière la tête ? Carolyn, il le savait, n’aimerait pas être le point de mire d’une assemblée. D’un autre côté, il y aurait peut-être des avantages à tirer de cette soirée. Au profit de son enquête, évidemment.
— Je vous recommande d’enfiler votre tenue de combat, lança Buddy sur un ton badin, sans se soucier du coup d’œil meurtrier que lui jetait sa mère.
Assis dans leur suite, sur le divan du bureau, Carolyn et Alan bavardaient. L’idée du cocktail l’angoissait, aussi essayait elle de se rassurer. Elle se sentait comme quelqu’un qui, tombé à la mer, s’accroche désespérément à sa bouée de sauvetage et rentre les épaules à la vue d’une lame.
— A ton avis, pourquoi Buddy a-t il dit ça ?
— Probablement parce qu’il sait que sa mère devient une furie dès qu’on touche à Horizon. Della ne veut pas de nous sur son territoire. Elle redoute de nous voir empiéter sur ses plates-bandes. Comme Jasper s’occupe exclusivement du laboratoire, ton grand-père a peu à peu laissé Della prendre du poids dans la société. Elle est très compétente, paraît il. Il est clair que pour Della, Horizon est son bébé. Tu auras remarqué combien elle est possessive.
— Je m’en suis bien rendu compte. A ce sujet, je me demande comment tu vas pouvoir mener ton enquête.
— Ma femme devra réfuter ses objections.
Ma femme… Elle se raidit. Elle avait beau savoir que ce mot ne voulait rien dire dans sa bouche, elle se sentit mal à l’aise.
Assis près d’elle, Alan remarqua son trouble. Il flottait autour d’elle un parfum de fruits et de fleurs qu’il trouva subtil et délicieux. Ses cheveux blonds, soyeux, volèrent de droite à gauche quand elle hocha la tête. Fasciné par sa beauté discrète, il sentit qu’elle ne le laissait pas de marbre…
— Et comment votre femme devra-t elle s’y prendre ?
— En exerçant son autorité.
— Je ne suis pas sûre d’en être capable. Tu me prends à la gorge, Alan. J’ai besoin de temps pour m’adapter à la situation, pour prendre mes marques…
— Pas de chance ! C’est justement le temps qui nous manque, répliqua-t il. Il faut impérativement agir vite, si nous voulons arrêter le prochain affrètement.
Elle soupira, se sentant submergée. Tout cela la dépassait.
La voyant si préoccupée, il songea un instant à l’attirer à lui pour qu’elle se blottisse au creux de sa poitrine et y puise la force de continuer, mais il se retint. Il avait bouclé sa porte aux sentiments. Depuis la mort de Marietta, son cœur était fermé à double tour, et il s’était interdit de désirer de nouveau une femme.
— Pourquoi crois-tu que Della a invité les directeurs d’Horizon dès la première soirée ? demanda-t elle.
Elle sonda son regard, en quête de réconfort.
— Je n’en ai aucune idée.
« Sans doute pour te déstabiliser », pensa-t il.
— J’ai peur, avoua-t elle. J’ai peur de dire une bêtise ou de commettre un impair qui fiche tout en l’air.
Alan savait que ce qu’il lui demandait était à peine à la portée d’un agent bien rodé. Mais elle en était tout à fait capable. Elle était assez fine pour affronter la curiosité des invités que Della promènerait avec fierté d’un coin à l’autre du salon.
— C’est peut-être aussi bien de les rencontrer tout de suite, dit il après réflexion. Ce sera fait.
Il savait que la rencontre de Carolyn avec son oncle avait été fraîche. Elle comptait sur des effusions, elle avait eu droit à une animosité presque palpable. Jasper s’était répandu en commentaires acerbes sur l’attitude de sa sœur. Pauvre Carolyn, qui espérait trouver auprès de lui amour et affection ! Quelle déception ! Sa rancœur n’était pas près de s’apaiser, semblait il.
La guerre ne faisait que commencer.
— Je n’ai rien à me mettre, reprit Carolyn.
Emu par sa détresse, Alan lui passa le bras autour des épaules.
— Quoi que tu portes, tu seras dix fois plus sexy que toutes ces femmes, j’en suis sûr.
La sentant se raidir, il regretta l’adjectif qu’il venait d’employer. De toute évidence, Carolyn ne se trouvait pas sexy, mais elle se jugeait mal. Il aurait aimé le lui dire et lui poser une multitude de questions. Avait elle été amoureuse ? Heureuse avec un homme ?
Bien que curieux de le savoir, il n’avait, tout compte fait, pas vraiment envie de connaître les réponses.
Côte à côte dans le salon, Carolyn et Alan souriaient aux quelque douze invités de Della, qui circulaient autour d’eux sans se priver de leur lancer des regards en coin. Seika et sa sœur passaient les boissons sous l’œil sévère de Morna, qui veillait aussi à ce que le buffet ne se dégarnisse pas.
Comme elle l’avait redouté, la situation était détestable. Feignant de les ignorer, les convives — les femmes, surtout — riaient un peu fort et leurs yeux brillaient trop. Carolyn avait enfilé une petite robe jaune d’or qui lui allait à ravir, avait affirmé Alan, plein d’admiration. Mais le compliment n’avait pas suffi à lui redonner du courage. Pour être au diapason, il portait une tenue décontractée, pantalon foncé et chemise à col ouvert, cintrée, qui avantageait sa musculature. Il était plutôt séduisant. Le visage ouvert, il n’était pas avare de sourires. Carolyn n’avait jamais passé de soirées avec un homme aussi à l’aise en société. Saluts, serrements de mains, hochements de tête, sourires : attentif à ce qu’on lui racontait, il semblait attirer spontanément la sympathie. C’était un grand communicant.
Comédien jusqu’au bout des ongles, il multipliait les démonstrations de tendresse envers Carolyn qui le lui rendait bien. Trop, peut-être ? se demanda-t elle.
Comme la plupart des invitées, elle n’était pas insensible à son charme. Mais il ne fallait pas qu’elle se méprenne : le vocabulaire qu’il employait pour s’adresser à elle — mon ange, chérie, mon cœur — n’était pas à prendre à la lettre, et ces mots doux ne devaient pas tomber dans ses oreilles comme autant de petites graines prêtes à germer dans un terreau fertile.
« Calme-toi », se dit elle.
Ce n’était pas le moment de délirer. Toute cette histoire n’était qu’une pièce de théâtre dont elle était la tête d’affiche et lui le second rôle. N’empêche, ce n’était pas facile. Elle sombrait de nouveau dans sa rêverie quand Lisa Denison, en tenue de tennis, fit irruption dans les salons.
Della foudroya sa fille du regard, ce qui ne parut pas troubler le moins du monde la jeune fille. Petite, toute en courbes, elle était ravissante. Son visage aurait pu faire la une d’un magazine de mode ou de beauté. Son indépendance d’esprit sautait aux yeux. Lisa Denison, se dit Carolyn, était un électron libre qui devait leur en faire voir de toutes les couleurs.
— Ah ! C’est vous, la surprise que nous réservait Arthur ! lança-t elle en traversant la pièce en direction de Carolyn. Quelle veine vous avez ! Je parie que vous n’aviez jamais pensé qu’un truc pareil pourrait vous arriver…
Elle éclata de rire.
— Je me pince encore, répondit Carolyn.
C’était sans doute pour provoquer sa mère que la jeune fille était entrée en jupette de tennis : son esprit frondeur, qui les rangeait plutôt du même bord, elle et Carolyn, détonnait dans cette assemblée guindée. Naturelle, vive et sans chichis, Lisa Denison attirait spontanément la sympathie.
— Et c’est vous, le mari surprise…, poursuivit Lisa en riant.
— On ne peut rien vous cacher, déclara à son tour Alan en lui tendant la main. Eh bien, ravi de vous connaître, mademoiselle.
Lisa serra la main qu’il lui tendait.
— Tout ce que je peux dire, c’est que Carolyn a vraiment de la chance.
Elle sourit à Carolyn.
— Avec vous deux ici, on va peut-être commencer à s’amuser un peu, dans cette baraque. Qui sait ? On m’y verra peut-être un peu plus souvent. Mais je suppose que vous aurez mieux à faire que de moisir dans ce mausolée… Il y a tellement de choses à voir, dans la région !
Elle hocha la tête.
— A quoi sert l’argent sinon à le dépenser, pas vrai ?
— Je suis bien de cet avis, approuva Carolyn, s’étonnant elle-même de sa réponse.
Toute l’assemblée devait savoir qu’elle était, jusque-là, complètement désargentée.

— Je compte sur vous pour m’indiquer les belles boutiques de la ville. Il va falloir que je fasse des achats.
— Cool !
Elle regarda Carolyn, et fit un clin d’œil à Alan.
— Vous n’allez pas la reconnaître, c’est moi qui vous le dis !
Un petit coucou de la main, et elle fila vers le buffet où un jeune homme la dévorait des yeux.
— Bravo, chuchota Alan à l’oreille de Carolyn. Tu as mené ça de main de maître.
— C’est vrai ?
Elle avait agi spontanément, sans la moindre arrière-pensée, simplement parce que Lisa lui plaisait. Mais elle devait se méfier. Si elle continuait à agir ainsi, impulsivement, elle allait au-devant de problèmes qui risquaient de mettre leur vie en danger. Les invités lui posant des questions de plus en plus précises sur le rôle qu’elle allait jouer dans l’entreprise, elle décida donc de rester évasive.
Elle songeait à s’éclipser quand un homme jeune, un verre à la main, s’approcha d’elle, tout sourires.
— Comme on se retrouve ! La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était à une soirée.
— Ça alors ! s’exclama-t elle. Cliff Connors.
S’il y avait quelqu’un qu’elle ne s’attendait pas à voir ici, c’était bien lui. Ils étaient en troisième année de médecine ensemble, mais Cliff avait abandonné ses études à ce moment.
Devant son étonnement, il éclata de rire.
— Eh oui ! C’est ce bon vieux Cliff.
Carolyn tira Alan par le bras pour lui présenter son ancien camarade.
— Nous avons usé les bancs de la fac de médecine ensemble, dit elle. Qu’est-ce qu’on a souffert !
— Ce que ne dit pas Carolyn, parce qu’elle est gentille, c’est que j’ai laissé tomber en cours d’études. A cette occasion, j’ai donné une soirée d’adieux que je n’oublierai jamais. Tu te rappelles ? Quelle rigolade !
De nouveau, il éclata de rire.
— Qui aurait dit qu’on se retrouverait ici ? Je travaille avec Jasper comme assistant de laboratoire depuis un an, et te voilà qui arrive pour prendre la tête de la boîte. Avoue que c’est inespéré !
Il lui fit un clin d’œil.
— Je vais tout de suite te demander une augmentation.
— On verra ça, répliqua-t elle, sur le même ton de plaisanterie.
— C’est super de te voir arriver là, comme ça. Tu le méritais bien. Tu sais que le Dr Lanza a finalement quitté sa femme ?
Il regarda Alan furtivement, et reporta les yeux sur Carolyn.
— Mais je pense que tu ne veux plus rien de lui, maintenant.
— Disons les choses comme ça, répondit elle avec calme.
Glacée de colère, elle serra les poings si fort que ses ongles lui entamèrent la chair. Puis un brusque coup de chaleur lui incendia les joues.
— Il va falloir qu’on se revoie très vite pour parler du bon vieux temps, dit elle en se forçant à sourire.
Soupçonna-t il sa rage ? Cliff esquissa un vague sourire et s’en alla.
— Viens, chérie, dit alors Alan qui avait perçu la colère de Carolyn. Sortons. Avec un peu de chance, personne ne le remarquera.
La prenant par la taille, il l’entraîna dans le jardin. Dans la nuit, ils entendaient le bruit de l’eau qui clapotait contre le ponton et le bateau de Buddy. Quelque part sur l’eau, une radio diffusait de la musique. Tout était calme.
— Je vois un banc, dit elle. Si nous nous asseyions ?
Elle était blême et ses lèvres tremblaient, comme le nota Alan.
— Finalement, c’était plutôt amusant, dit elle.
— Tu veux qu’on parle ?
— Non, je n’y tiens pas. Je n’ai même pas envie de penser.
Sa voix se brisa.
— Je préfère oublier comme j’étais bête.
— On est tous bêtes, un jour ou l’autre. C’est la vie.
— Je croyais que j’étais guérie, dit elle. Eh bien, pas du tout !
Elle fixa la lune dans le ciel un long moment puis, la voix sourde, commença à lui raconter son histoire.
Alan l’écoutait sans bouger. Cette histoire était des plus classiques. Le Dr Lanza, trente-cinq ans à l’époque, était professeur de médecine. Beau garçon, séduisant, titré et promis à un bel avenir, il avait toutes les qualités pour attirer une jeune étudiante en médecine qui n’était pas insensible à son numéro de charme.
Carolyn était une cible parfaite. Seule dans la vie, seule pour se défendre, elle rêvait d’être aimée.
— En fait, je savais qu’il me menait en bateau, mais j’avais tellement envie de croire que je comptais pour quelqu’un… Quand j’étais avec lui, il me faisait croire qu’il était malheureux en ménage et qu’il allait quitter sa femme. Je me voyais déjà dans une maison, une vraie maison.
Elle haussa les épaules en ricanant.
— En fait, notre aventure s’est terminée en début de quatrième année, avec l’arrivée des nouveaux étudiants. Il m’a raconté que sa femme et lui s’étaient réconciliés. Mais je pense qu’elle a fini par se lasser de ses mensonges, puisqu’ils ont divorcé. Bref, ça m’a servi de leçon. Point final.
— Point final ? reprit il. Si le seul fait d’entendre son nom te dérange, c’est que l’histoire n’est pas finie. Du moins pour toi…
Il fronça les sourcils.
— Dis-moi, qui est ce Cliff ? Il était au courant de votre liaison ?
— Oui, il nous a surpris, un soir, dans le bureau de Michel ; mais à ma connaissance, il n’a pas ébruité l’affaire. En fait, j’avais peu de contacts avec lui, en dehors des travaux pratiques. Il était brillant mais instable. Ça n’a étonné personne qu’il abandonne tout, subitement. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Parce que son topo sur le Dr Lanza, tout à l’heure, tombait comme un cheveu sur la soupe. Maintenant que je connais l’histoire, je me demande… A ton avis, serait il capable de chantage ?
Elle eut un haut-le-corps.
— Je n’en sais rien. A ma connaissance, il a gardé ça pour lui.
— Mais maintenant qu’il sait que tu as de l’argent, cela lui donne peut-être des idées.
Ses lèvres frémirent.
— S’il se figure qu’il va me faire peur, il se trompe.
— C’est bien.
Alan prit le menton de Carolyn dans le creux de sa main et tourna son visage vers lui. Refoulant une envie féroce de l’embrasser avec fougue, il se *******a d’effleurer son front.
— Je connais un dicton qui m’a souvent aidé. « Il faut fermer la porte du passé pour pouvoir ouvrir celle du futur. »
— Merci, dit elle. Je m’en souviendrai.
Ils restèrent ainsi quelques minutes, assis l’un contre l’autre, sans parler. C’est Alan qui rompit le silence.
— Etes-vous prête à retourner dans la fosse aux lions, madame Lawrence ?
— Oui, monsieur Lawrence.
Serrés l’un contre l’autre, ils remontèrent vers la maison. Il la frôlait en marchant et elle aimait le contact de sa cuisse, chaud et ferme contre sa hanche. Elle ferma un instant les yeux. Pourquoi cette balade enchanteresse au clair de lune n’était elle qu’un simulacre ?

 
 

 

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CHAPITRE 6


Les yeux grands ouverts fixant le plafond, Carolyn était allongée dans sa moitié de lit. De l’autre côté, Alan, le souffle régulier, dormait. Quand elle s’était préparée pour la nuit, elle avait traîné longtemps dans la salle de bains. Elle avait pris une douche, s’était séché les cheveux, et avait pris tout son temps pour les coiffer.
Leur organisation, imposée par la mission qu’ils accomplissaient ici, l’avait fait grincer des dents. Dormir avec un étranger, dans le même lit… Elle n’avait jamais rien connu de plus loufoque. Ni de plus embarrassant.
Que savait elle d’Alan Lawrence ? Pratiquement rien. Il lui avait avoué qu’il cachait sous un tissu de mensonges sa véritable identité. Quelle était la part de vérité dans ce qu’il lui avait dit ? Le peu qu’il lui avait raconté n’était peut-être que le produit de son imagination ?
Malgré ses doutes, elle se sentait troublée par lui, par son sourire et son charme, et animée de sentiments qu’elle s’était interdit d’éprouver depuis longtemps.
Toute la soirée, accrochée à son bras, elle avait joué les amoureuses transies. Il l’avait couverte de regards enamourés et abreuvée de mots doux. Les invités, surtout les femmes, le dévisageaient avec envie ou admiration, et elle avait regretté que l’adoration qu’il lui portait ne soit que de façade.
Maintenant, il fallait qu’ils dorment dans le même lit. Serait elle capable de ce tour de force ? Et lui ? En serait il capable ?
Se regardant dans la glace de la salle de bains avant de se coucher, elle s’était surprise, coquette, à caresser son col de pyjama et à ramener une mèche de cheveux derrière son oreille. Mais sa petite voix intérieure l’avait rappelée à l’ordre.
Qu’est-ce que tu fais ? Tu te fais belle pour la nuit ? Mais tu sais bien que ce n’est pas un vrai mari !
Elle avait ri — jaune — et chassé ses pensées un peu folles. Ce n’était pas sa nuit de noces, même si cela y ressemblait. D’ailleurs, de nuit de noces, elle n’en aurait peut-être jamais.
Sur la pointe des pieds, elle était sortie de la salle de bains et avait constaté, avec soulagement, qu’Alan se trouvait dans la pièce voisine, au téléphone. A qui pouvait il bien parler, à cette heure avancée de la nuit ? Intriguée, elle s’arrêta pour écouter. Sa voix grave lui parvenait à travers la cloison.
— C’est ce que j’aime en toi, Angelica. Tu sais toujours comment…
Dépitée, Carolyn s’était bouché les oreilles et couchée. C’était sûr, il avait une petite amie. Ou une femme. De toute manière, la personne était au courant de sa mission. Ce qu’il avait dit au sujet de leur arrangement était exact. Sa gentillesse, ses attentions n’étaient que de pure forme. Comment avait elle pu, une seule seconde, s’imaginer qu’il éprouvait une certaine attirance pour elle ? Décidément, elle resterait une incorrigible rêveuse ! Enfin… Elle pouvait dormir tranquille, car elle ne risquait rien avec lui.
Quand il s’était glissé dans le lit et avait éteint la lumière, elle avait fait semblant de dormir. Il lui avait dit « Bonsoir, Carolyn. » Elle n’avait pas répondu, mais il n’avait pas été dupe. Des règles avaient été établies, elle ne les transgresserait pas.
Quand elle ouvrit les yeux, le lendemain matin, il avait déserté le lit. Le réveil affichait 6 h 30 et elle soupira. La journée, qui comprenait une visite aux laboratoires, promettait d’être rude. Alan ne le lui avait pas caché.
Mais où était il ? Il régnait un silence de mort dans la suite : il ne devait pas être là. Il avait dû s’habiller et partir alors qu’elle dormait encore.
Elle paressa au lit quelques minutes, le temps de réfléchir. Pourquoi acceptait elle cette mascarade ? Cela faisait longtemps qu’elle gérait sa vie et que personne ne décidait plus pour elle. Alors pourquoi ? Allait elle se laisser dicter ce qu’elle devait faire et quand elle devait le faire ? Pourquoi le laissait elle orchestrer ses journées comme si elle avait été une marionnette ? L’envie de se rebeller la gagna soudain. Et pourtant…
Si elle sauvait ne fût-ce qu’une vie grâce à l’enquête d’Alan, le jeu en valait la chandelle. Il fallait donc qu’elle accepte tout sans rechigner.
En grognant, elle repoussa les couvertures et se leva. Elle allait se préparer pour la visite des laboratoires que son grand-père lui avait confiés.
Quand elle descendit, elle trouva Alan installé dans une petite salle à manger attenante dans la cuisine, en face de Jasper. Morna, debout devant le buffet, veillait à ce que les plats d’argent ne soient jamais vides.
— Bonjour, ma chérie, lança Alan quand elle se pencha sur lui pour l’embrasser.
Elle souriait, mais son sourire était forcé.
— Bonjour, mon oncle.
Jasper, homme du monde, se leva pour lui laisser sa chaise, mais elle s’assit près d’Alan.
— Je n’arrive toujours pas à y croire, dit Jasper en la regardant, incrédule.
— Moi non plus, mon oncle, répondit elle. Je n’aurais jamais pensé qu’un jour je prendrais mon petit déjeuner avec un oncle dans une demeure aussi somptueuse.
Les traits de Jasper se détendirent.
— Je crois qu’Arthur a voulu nous jouer un tour à tous. C’était un homme très directif qui ne supportait pas que les choses ne se déroulent pas comme il le souhaitait.
Il y avait de l’amertume dans sa voix.
— A plusieurs reprises, j’ai voulu quitter la société, m’en aller de cette maison, mais chaque fois il m’en a empêché. Disons plus exactement qu’il a fait en sorte que je ne puisse pas mettre ma menace à exécution.
— Cela fait longtemps que vous travaillez chez Horizon ? s’enquit Alan, qui savait beaucoup de choses sur Jasper, mais feignait de tout ignorer.
Pourquoi Jasper se sentait il obligé de rester vivre dans la demeure familiale au lieu de partir avec Della ? Cela n’avait pas de sens, sauf s’il y trouvait un intérêt.
— Mon père a toujours voulu que je sois chercheur chez Horizon. Nous possédons l’un des laboratoires de recherches les plus performants de tout le pays. C’est vrai que j’aurais pu me faire engager ailleurs pour un salaire supérieur, mais…
Il se tut.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
Jasper serra très fort sa tasse entre ses mains.
— Ce serait un peu long à expliquer.
De toute évidence, il préférait éluder la question.
— Un peu de café ? proposa Morna à Jasper. Un autre toast ?
Alan ne put s’empêcher de noter l’empressement et les marques d’attention de la gouvernante envers Jasper. Cela changeait de l’attitude qu’elle leur avait réservée, à Carolyn et à lui. Dès l’instant où Jasper était entré dans la pièce, elle avait changé de visage. Morna devait avoir sensiblement l’âge de Jasper. Depuis quand était elle dans la famille ?
L’entrée de Della dans la salle à manger mit un terme aux réflexions d’Alan, qui ne manqua pas de noter que Morna recommençait à faire grise mine.
— Bonjour, lança Della en direction de Carolyn et d’Alan. Déjà debout ? J’espère que vous avez bien dormi.
— Très bien, mentit Carolyn, qui craignait que ses cernes ne la trahissent.
Elle avait passé de nombreuses nuits blanches à l’hôpital, du temps de son internat, et appris à fonctionner avec peu de sommeil. Mais les remarques de Cliff, ajoutées à la découverte d’une Angelica dans la vie d’Alan, lui avaient brisé le moral et entravé le sommeil. Et ce manque de sommeil était autrement plus épuisant que ses veilles en salle de garde.
— Merci pour la réception d’hier soir, dit Alan à Della, en lui proposant la chaise entre Jasper et lui.
Elle portait une robe bleu marine qui affinait sa silhouette un peu épaissie par l’âge. Un maquillage discret mais bien étudié agrandissait ses yeux noisette et arrondissait des lèvres que les années avaient dû affiner.
Elle commanda son petit déjeuner à Morna, puis tapota la main de Jasper.
— Tu aimerais peut-être rester te reposer à la maison, aujourd’hui, mon chéri. Tu as passé presque toute la nuit debout.
Comme il ne répondait pas, Della prit Carolyn à témoin.
— Il est capable de passer des nuits entières sur ses livres et ses cahiers. Il ne dévoile jamais rien de ses travaux tant qu’il n’est pas certain des résultats.
Carolyn crut percevoir une pointe d’agressivité dans la voix, comme si Della cherchait à insinuer quelque chose.
— Comme moi. Je suis sûre qu’oncle Jasper et moi nous entendrons très bien, tant au plan professionnel que privé, répondit Carolyn sans se démonter.
A la fac de médecine, elle avait appris à éconduire les gens un peu trop directifs. Si Della pensait lui imposer sa loi, elle faisait fausse route.
Elle coula un regard en coin à Alan, calé contre le dossier de sa chaise. Il était particulièrement beau, ce matin. Chemise à col ouvert, pantalon camel.
— Veux-tu une autre brioche, ma chérie ? Je sais que tu adores ça, dit il d’une voix de velours.
— Merci, mon trésor, répondit elle.
Comme il mentait bien ! C’en était presque gênant. Et comme il était attirant ! Sa voix, son regard, la douceur de sa peau, à l’instant, quand il avait frôlé sa main en lui tendant la brioche, et cette fossette — oh, cette fossette ! Il était irrésistible. Elle cligna des yeux pour se ressaisir. Tout cela n’était que mise en scène, elle ne devait y accorder aucune valeur.
Elle se tourna alors vers Della.
— Lisa et Buddy vont ils prendre leur petit déjeuner avec nous ?
— Ils descendront à l’heure du déjeuner, rétorqua Jasper avec un haussement d’épaules. Ce sont deux oiseaux de nuit. Della et moi entamons la journée à 8 heures… quand ils rentrent, ou presque. Nous les apercevons le soir, et encore…
Carolyn évita de faire un commentaire, mais s’étonna intérieurement que son grand-père ait toléré de telles attitudes sous son toit.
— Alors, quel est votre programme pour la journée ? demanda Della, soucieuse de changer de conversation.
« On dirait qu’elle s’adresse à un couple de touristes », pensa Alan.
— Quelle est la meilleure heure pour visiter le laboratoire ? répliqua Carolyn. Puisque nous sommes déjà tous debout, nous pourrions peut-être y aller ensemble ce matin.
Plein d’admiration, Alan observait Carolyn. S’il avait eu des doutes sur sa capacité à appréhender la situation, il pouvait être tout à fait rassuré. Non seulement elle imposait sa volonté à Della, mais elle la mettait dans l’obligation d’accepter, sous peine d’être taxée de mauvaise volonté.
— Pourquoi pas ? C’est une bonne idée, mais je pense que vous auriez une meilleure vision de l’activité du labo plus tard dans la journée. Le matin, ça démarre généralement assez lentement.
— Raison de plus pour y aller maintenant. Nous serons moins encombrants. Qu’en penses-tu, chéri ?
— Ça me paraît très bien, répondit Alan avec enthousiasme. Il faut dire que nous sommes tous deux des mordus du travail. Mais ne vous inquiétez pas, nous n’allons pas rester dans vos jambes… Nous ne voudrions pas vous empêcher de vaquer à vos occupations comme vous en avez l’habitude.
Della lui jeta un regard mortel, entrouvrit la bouche pour parler mais, finalement, se tut.
Alors que Carolyn et Alan prenaient place à l’arrière de la luxueuse limousine, Jasper et Della s’installèrent à l’avant. La tête tournée vers l’extérieur, Carolyn regardait défiler les plus belles demeures et les plus gros 4x4 qu’elle eût jamais vus. Ce n’était plus de la richesse, c’était de l’opulence.
Effarée par un tel étalage d’argent, elle se tenait à l’autre bout du siège, raide, le visage torturé. On aurait dit qu’elle allait au-devant d’une épreuve insurmontable. La nuit dernière, quand il avait rejoint leur grand lit, elle lui avait semblé si fragile, roulée en boule dans son coin, qu’il aurait volontiers ignoré la promesse qu’il lui avait faite de ne pas la toucher. Mais il s’en était bien gardé. Au cours de la soirée, en effet, elle ne l’avait appelé au secours que parce que Cliff l’avait sournoisement prise à partie. Quand ils étaient rentrés chez eux, elle lui avait semblé nerveuse et, ce matin, il la retrouvait distante et réservée. Cliff l’avait il troublée parce qu’il savait des choses de son passé ? Indiscutablement, sa présence, la nuit dernière, l’avait dérangée, et elle n’avait peut-être pas tort de s’inquiéter. Maître chanteur en puissance ou acteur dans la vilaine affaire de marché noir ? Cela restait à vérifier.
Ce matin, en tout cas, son numéro de jeune épouse amoureuse laissait à désirer. Fort heureusement, Della et Jasper, absorbés par leurs propres problèmes, n’y avaient prêté aucune attention.
La voyant regarder obstinément dehors, Alan se rapprocha d’elle et glissa le bras autour de ses épaules.
— Tout va bien, tu es parfaite, lui murmura-t il. Rappelle-toi qu’aujourd’hui nous sommes de simples visiteurs. Ne fais rien, ne dis rien… Regarde, c’est tout.
En guise de réponse, elle hocha la tête. Une mèche de ses cheveux caressa la joue d’Alan, qui inspira un délicat parfum de chèvrefeuille. Une touche de poudre nuançait l’ivoire de son teint. Un rouge à lèvres rose pâle éclairait sa bouche qu’il brûlait d’envie d’embrasser. Tout en elle était attirant. Tout incitait à la toucher. Tout appelait la caresse.
Luttant contre le désir qui l’envahissait, il se pencha à son oreille, et lui murmura d’une voix rauque :
— Rien ne t’arrivera, je te protégerai toujours…
Elle se tourna vers lui et répondit, un pauvre sourire sur les lèvres :
— Je sais que tu le feras. Tu es le plus fort.
Quand ils arrivèrent chez Horizon, au sud de Seattle, ils franchirent lentement les grilles de sécurité. Jasper arrêta sa voiture à sa place réservée. Précédant Carolyn et Alan, Della se dirigea vers le premier bâtiment qui communiquait par une passerelle extérieure, au deuxième étage, avec deux autres bâtiments de briques identiques. L’ensemble était entouré d’une ceinture de fil de fer barbelé. L’entrée principale, seule, laissait libre accès au public.
Alan avait pris Carolyn par le bras. Il la sentait trembler. Peut-être l’importance de l’héritage qu’elle découvrait l’effrayait elle ?
— Les bureaux sont sur ce niveau. Les commerciaux occupent une autre aile, expliqua Della. Ici, à la réception, on accueille les visiteurs, et on leur remet un badge et une autorisation écrite sans lesquels ils ne peuvent circuler dans les bâtiments. Le bureau d’Arthur est au fond du couloir. Le mien le jouxte.
Elle se dirigea vers les ascenseurs.
— Le laboratoire de Jasper se trouve au deuxième étage et communique avec le bâtiment réservé à la production, le conditionnement et le transport des médicaments. Que désirez-vous voir en premier ?
— Le bureau de mon grand-père, répondit Carolyn.
Jasper appela un autre ascenseur.
— Je monte au labo. Je vous y attends, si cela vous intéresse.
L’invitation n’était pas des plus chaleureuses, mais un bref sourire à Carolyn lui fit oublier le ton rugueux.
Les portes de l’ascenseur tout juste refermées sur Jasper, Della pivota sur elle-même et prit le couloir qui menait au bureau d’Arthur Stanford. Comme Carolyn s’étonnait de l’absence de secrétaire, Della lui expliqua que celle-ci avait pris sa retraite après des années de bons et loyaux services. La réponse, trop rapide, surprit Carolyn. Pour quel motif l’assistante avait elle quitté la société ? Etait-ce vraiment par choix, sans contrainte ?
Della tourna la clé dans la serrure et ouvrit le bureau encore imprégné de relents de tabac. Le regard de Carolyn se posa aussitôt sur le grand fauteuil de cuir patiné, placé derrière la table. Fermant les yeux, elle imagina son grand-père assis là. Il n’y avait rien sur le bureau, excepté un téléphone et des pipes dans un râtelier. Bien peu de souvenirs, songea Carolyn, pour un homme qui a passé tant d’années dans cette pièce…
Comme si elle pouvait lire dans ses pensées, Della lui dit brusquement :
— Nous avons vidé le bureau d’Arthur après son décès. Son ordinateur et ses dossiers ont été transférés dans mon bureau. Quant à ses affaires personnelles, elles ont été emballées et rapportées à la propriété. Tiens… Je vois que ses pipes ont été oubliées.
La bouche de Carolyn frémit imperceptiblement, comme si elle réfrénait une émotion.
— On n’avait jamais de mal à localiser Arthur, reprit Della. On le suivait à la trace à cause du tabac…
— J’aimerais bien jeter un coup d’œil dans ses affaires, dit Carolyn. Dans ses affaires personnelles aussi, celles qui sont dans sa chambre.
— Bien sûr, je comprends.
— J’aimerais aussi que vous rapportiez ses dossiers et son ordinateur.
— Oh ! rétorqua Della, il vaudra mieux que je vous renseigne moi-même, car je crains que vous n’arriviez pas toute seule à y voir clair dans les papiers de la société.
Della avait changé de visage. Sa voix n’était plus la même. Elle semblait moins désireuse de coopérer.
— Nous aurons sûrement besoin de vos lumières, Della, dit Alan d’une voix aimable.
— Comme vous êtes très occupée et avez de lourdes responsabilités, poursuivit Carolyn, nous nous arrangerons pour vous déranger le moins possible. Je suis sûre que nous réussirons à ouvrir la plupart de ses fichiers informatiques.
Della dut comprendre qu’il était inutile d’insister, et opina de la tête.
— Très bien. Je vais vous faire descendre son ordinateur. Maintenant, je vous prie de m’excuser. Il faut que je prévienne les directeurs de votre visite. Je suis certaine que parmi ceux que vous avez vus hier soir, il y en aura qui voudront vous faire les honneurs de leur service.
— Merci, Della, répondit Carolyn. C’est très gentil à vous de nous accueillir comme vous le faites.
— Si j’étais vous, j’éviterais pour commencer de… casser la baraque !
Etonnée par la vulgarité de l’avertissement, Carolyn toussota, tandis que Della quittait le bureau en claquant la porte.
— Voilà qui est clair, lança Alan. Elle a au moins le mérite de la franchise.
— Tu crois qu’elle a compris pourquoi nous sommes ici ?
— Les gens n’aiment pas le changement. Della peut très bien être innocente comme l’agneau qui vient de naître, mais notre présence la dérange parce qu’elle est contrariée dans ses habitudes. Mais elle peut aussi redouter que nous fouillions un peu trop les dossiers de ton grand-père, et que des éléments que nous ne devrions pas voir nous tombent sous les yeux.
Il se mordit la lèvre.
— Cela ne change rien pour nous. Faisons ce que nous avons à faire.
— Quoi au juste ? demanda-t elle, hésitante, en jetant un regard circulaire autour de la pièce.
Un coin conversation — canapé de cuir fauve et deux fauteuils — avait été aménagé dans un angle du bureau, près de grandes baies vitrées.
Elle fit le tour de la table, espérant s’imprégner de l’ambiance de cette pièce où son grand-père maternel avait passé une grande partie de sa vie.
— Si tu regardais s’ils ont vraiment vidé les tiroirs ? suggéra Alan.
— Dans quel but ?
— On ne sait jamais, il reste peut-être des papiers écrits de la main d’Arthur. Moi, je vais vérifier les placards. J’en profiterai pour jeter un coup d’œil au bar, ajouta-t il avec malice.
La plaisanterie la fit rire.
— C’est une bonne idée, mais attends au moins que ce soit l’heure du déjeuner !
Infatigables, ils passèrent leur matinée à fouiller partout, mais rien n’avait été oublié. Si des éléments compromettants prouvant l’implication d’Horizon dans des activités douteuses avaient existé, ils avaient été mis à l’abri.
Personne ne vint les interrompre, le téléphone oublia de sonner, et l’ordinateur et les dossiers manquants ne furent pas rapportés. Comment Alan pouvait il ruser pour obtenir ce dont il avait besoin pour faire avancer son enquête sans mettre la puce à l’oreille aux directeurs en place ? Il allait devoir faire preuve de patience, ce qui n’était pas son fort.
— Et maintenant ? demanda-t elle, déçue.
Elle n’avait rien trouvé d’intéressant qui évoque son grand-père, rien qui lui donne un aperçu de la société, rien qui puisse aider Alan.
Celui-ci regardait justement sa montre.
— Maintenant ? Que dirais-tu de déjeuner ? J’ai vu en passant un petit restaurant de poisson qui avait l’air sympathique. Ensuite, on pourrait rendre visite à Jasper.
D’emblée, Carolyn eut envie de refuser. Elle n’avait pas faim. Elle savait aussi que dès qu’elle mettrait le pied hors du bureau d’Arthur, elle serait de nouveau le point de mire de tout le personnel, car la rumeur avait dû aller bon train.
Alan revint à la charge.
— Madame n’a donc pas faim ? Que prescririez-vous dans cette situation, docteur ?
L’aisance avec laquelle il réussissait à lui faire oublier ses soucis et à la faire rire l’étonna. C’était un don, chez lui, de dissiper les atmosphères tendues.
— O.K., mais qui paie ? demanda-t elle sur un ton plaisant, en attrapant son sac.
— Ma femme, puisqu’elle est riche.
Il ouvrit la porte du bureau et, très solennel, lui fit une courbette pour qu’elle le précède. A côté de celui d’Arthur, le bureau de Della était fermé et personne ne se promenait dans les couloirs.
Très surpris, ils se retrouvèrent à l’air libre sans avoir croisé personne. Un vrai soulagement pour Carolyn. Main dans la main, ils prirent la direction du restaurant. Elle se sentait des ailes, soudain. La matinée s’était passée sans qu’elle commette de gaffe, et c’était une belle victoire. Avec Alan à son côté, elle se sentait comme une citadelle invincible.
Toute joyeuse, elle s’assit à une table, en face d’Alan, mais à peine était elle installée qu’elle étouffa un cri.
— Non, pas lui ! soupira-t elle à la vue de Cliff Connors qui entrait.
Espérant échapper à son regard de lynx, elle baissa la tête, mais il l’avait vue et, déjà, sourire aux lèvres, se dirigeait vers leur table.
Pressentant un danger, elle s’agita sur sa chaise. Le souvenir de la nuit où il l’avait surprise avec Michel remonta à la surface de sa mémoire, avec toute la honte qu’elle avait éprouvée ce jour-là. S’y ajoutait, aujourd’hui, une crainte diffuse.
Si, à l’époque, Cliff n’avait pas ébruité l’affaire, c’était sans doute parce qu’il la soupçonnait d’être au courant de sa liaison avec une infirmière enceinte. Ils étaient en quelque sorte à égalité. Mais ce qui était vrai alors ne l’était plus aujourd’hui. L’argent changeait la donne. Et si Alan avait raison ? Si Cliff rapportait l’histoire à la presse à scandales ? C’en serait fini de sa réputation. Quel choix lui restait il ? Accepter le chantage ? Où cela la mènerait il ?
Elle se mit à trembler.

 
 

 

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