chapitre 2
— Vous avez l’intention de prétendre que vous êtes mon mari ? martela-t elle d’une voix à la fois amusée et indignée.
— Je n’ai pas l’intention de le prétendre.
— Comment cela ?
Elle plissa le front et se raidit.
Comprenant qu’il avait fait preuve de maladresse, il se leva, fit quelques pas dans la pièce et s’appuya sur le coin d’un meuble. Il fallait qu’il rétablisse la situation au plus vite. Peut-être serait il plus à l’aise s’il s’éloignait de cette femme dont la respiration seule suffisait à le troubler.
Et comme elle n’était pas du genre à tout accepter les yeux fermés, mieux valait que ses explications soient claires.
— Non, il ne s’agit pas de « prétendre », répondit il. Nous devons nous marier vraiment, au cas où quelqu’un aurait la fâcheuse idée de vouloir vérifier si nous sommes vraiment mari et femme. Il faudra aussi que nous organisions une petite fête à cette occasion, comme cela se fait.
— Vous croyez vraiment à ce que vous dites ? lui répondit elle le plus calmement du monde.
— Bien sûr, mais il est évident qu’il s’agit d’un arrangement professionnel entre nous. L’enquête terminée, nous y mettrons un terme en demandant la dissolution de notre union pour incompatibilité, ou que sais-je… ? Je ne serai votre mari que sur le papier.
De plus en plus ahurie, elle arqua les sourcils.
— Un arrangement professionnel…, répéta-t elle, rêveuse. Un mari sur le papier ? Et comment cela va-t il fonctionner ?
— C’est très simple. Quand nous serons en public, nous jouerons le jeu du couple amoureux et…
Elle l’interrompit.
— Vous voulez dire que nous devrons nous comporter comme deux tourtereaux ?
Il ne put s’empêcher de rire. Il la laissait libre de fixer les limites de leur union.
— Nous n’aurons qu’à jouer la comédie, tout simplement, ajouta-t il.
— Vous voulez dire qu’il va falloir s’embrasser comme des jeunes mariés devant tout le monde au bureau ?
— Exactement. Du théâtre pour la galerie.
Tout en prononçant ces mots, le regard d’Alan se fixa sur les lèvres roses et joliment dessinées de Carolyn. Elle avait un visage délicat, un vrai profil de médaille. Il allait devoir se raisonner, s’il ne voulait pas tout gâcher par des élans incontrôlés, tant ce qui émanait de sa charmante personne était attirant. L’envie de la toucher lui chatouilla le bout des doigts. S’il ne s’était pas retenu, il l’aurait déjà serrée contre lui, embrassée… dévorée ! Oui, il allait devoir se méfier de lui, de ses débordements, et éviter de lui dire de but en blanc qu’il la trouvait follement sexy.
Comme si elle avait percé ses pensées, elle voulut le mettre dans l’embarras.
— Et comment vivrons-nous ? Faudra-t il que nous soyons sans cesse en représentation ?
— Le manoir Stanford est suffisamment vaste pour que nous y vivions sans nous gêner. Nous nous installerons dans une aile de la maison, et les autres dans l’autre. Nous ne les verrons que lorsque nous rechercherons leur compagnie.
Il omit de préciser qu’il souhaitait nouer des liens étroits avec Della et Jasper en raison de leur rôle chez Horizon.
— Si je comprends bien, monsieur l’agent fédéral a tout combiné, dit elle, sarcastique.
— Ce n’était pas difficile. C’est l’une des choses que je fais le mieux.
— Et cet arrangement professionnel doit durer… longtemps ? Est il déjà inscrit sur vos tablettes ? ajouta-t elle, toujours sarcastique.
— Il durera quelques semaines si tout va bien. Quand j’aurai en main les dossiers de la société, je devrais rapidement retrouver la trace des transports illicites.
Il marqua un temps d’arrêt, puis reprit :
— Mais il y a autre chose.
— Encore ! s’exclama-t elle, jugeant, cette fois, qu’il abusait.
Il hésita, chercha ses mots.
— Il se pourrait qu’il y ait quelques complications si ce que je découvre relance l’enquête criminelle sur la mort de votre grand-père.
— Une enquête criminelle ? s’étonna-t elle.
— Oui, l’histoire du chauffard, que l’on n’a jamais retrouvé, bien sûr, m’a toujours paru suspecte.
La voyant pâlir, il regretta d’avoir été aussi direct. Mais cela faisait partie des aléas du métier. A force d’asséner des choses douloureuses et qui blessent, il avait tendance à s’endurcir et à manquer de subtilité.
Les lèvres tremblantes, elle insista.
— Vous pensez vraiment qu’il y a un lien entre le marché noir des médicaments et la mort de mon grand-père ?
— Je n’en sais rien pour l’instant, mais je vous promets de tout faire pour en avoir le cœur net.
Il se rassit près d’elle et enchaîna :
— Carolyn, excusez-moi de me montrer aussi pressant, mais nous n’avons pas une minute à perdre. Avant que vous ne fassiez la connaissance de votre oncle et de tous ceux qui vivent dans cette grande demeure, il faut que je sois devenu votre mari.
— Mon oncle…
Ce mot parut lui écorcher la bouche.
— Vous le connaissez ?
Il vit sur son visage que l’idée d’affronter cette famille — sa famille — la préoccupait. C’était normal, car tout était allé tellement vite !
— Non, je n’ai jamais rencontré votre oncle, lui répondit Alan, mais je sais que Jasper Stanford a vécu avec votre grand-père pendant des années. Il doit avoir dans les cinquante ans. Il est chercheur chez Horizon et n’a aucun sens des affaires, aucune aptitude pour gérer des sociétés, commercialement parlant. Je vous l’ai déjà dit, chaque fois qu’il a tenté d’entreprendre quelque chose, il a échoué. Jasper était l’unique frère de votre mère. Il avait vingt-six ans et avait déjà quitté la maison quand votre mère s’est enfuie. Elle était toute jeune, seize ans à peine. Votre grand-mère est décédée quelques années plus tard, et votre grand-père est resté veuf de longues années.
Alan fit une pause et poursuivit. Il était important que Carolyn ait quelques idées au sujet des personnes qu’elle allait être amenée à croiser dans la propriété.
— La compagne de Jasper, Della, vit au manoir avec Lisa, sa fille, vingt-trois ans, et son fils Buddy, vingt et un ans. Votre grand-père avait donné son accord pour que tout ce petit monde s’installe à Stanford.
« Et si je n’aime pas ces gens ? s’inquiéta Carolyn. Et s’ils ne m’aiment pas ? »
Elle se sentait nouée. Cette aventure invraisemblable risquait de ressembler, par certains côtés, au cauchemar qu’elle avait connu dans son enfance.
Le mépris…
Elle ne supporterait plus le dédain dans lequel la tenaient autrefois ses parents adoptifs, qui ne toléraient sa présence que parce qu’ils étaient rémunérés en échange des maigres soins qu’ils lui donnaient. Que de fois elle avait été mal reçue… Que de fois elle avait pleuré, la nuit, dans un lit défoncé où personne, jamais, ne venait la border. Certes, les circonstances étaient différentes, aujourd’hui, mais une chose n’avait pas changé : ces gens-là n’allaient pas l’accueillir les bras ouverts.
— Mon grand-père les mentionne dans son testament ? s’enquit elle.
— Vous et Jasper êtes les principaux bénéficiaires. Les dernières volontés de votre grand-père étaient totalement inattendues : qu’il fasse de vous sa légataire universelle les a tous abasourdis.
Sa voix était chargée d’accents inquiétants. Cherchait il à l’avertir d’une quelconque menace ?
Anxieuse, elle frissonna. Tout allait beaucoup trop vite. Elle avait besoin de souffler. Brusquement, elle se leva.
— Je n’ai pas eu ma dose de caféine, ce matin. Je reprends une tasse de café, en voulez-vous une ?
La proposition ne débordait pas d’enthousiasme, mais il l’accepta et suivit Carolyn dans la kitchenette. Une chaise, une table en formica écorné : le décor était sommaire. Le visage fermé, elle sortit deux tasses d’un placard.
— De la crème et du sucre ?
— Non, merci. Noir.
— Tant mieux, parce que je n’ai pas de crème. Je n’aime pas faire les courses.
— Moi non plus. Je savais bien que nous avions des points communs, ironisa-t il.
Il guettait un sourire, mais le visage de Carolyn resta impénétrable.
Appuyée au comptoir de la cuisine, elle buvait son café. Ils se tenaient tout près l’un de l’autre, mais cela ne semblait pas la troubler. C’était même vexant d’être ignoré à ce point, pensa-t il. Serait elle allée boire son café dans la pièce voisine, qu’il n’en aurait pas été étonné.
Comment avait il pu se tromper ainsi sur son compte ?
Dès l’instant où elle avait posé sur lui ses beaux yeux bleu océan, il aurait dû voir qu’elle était le contraire d’une femme fragile. Carolyn Leigh était indépendante et intraitable, et c’était sans doute sa volonté de fer qui avait plu à Arthur Stanford et l’avait décidé à en faire son héritière. Altière, intelligente, réfléchie, elle ne devait pas être femme à se laisser dominer par ses émotions. Ni par un mari, se dit il. Si elle acceptait le mariage blanc qu’il lui proposait, il avait toutes les chances de réussir. Si elle refusait son plan, il ne pourrait rien dire, ni faire, qui puisse infléchir sa décision.
En silence, Alan buvait son café tout en inspectant la cuisine. Sur une étagère étaient disposés un vase de fleurs artificielles, une tasse à thé en porcelaine et la photo encadrée d’une vieille dame, debout près d’une fillette blonde très menue. L’enfant devait avoir dans les huit ans.
— Oui, c’est moi, dit elle, suivant son regard.
— Et qui est la dame ?
— Un ange, murmura-t elle. Hannah Lamm. A trois ans, j’étais si maigrichonne que personne ne voulait m’adopter. Hannah, la gentille Hannah, m’a recueillie chez elle et m’a soignée jusqu’à mes huit ans. Je peux dire qu’elle m’a sauvé la vie. Tant physiquement qu’intellectuellement. A force de me répéter que j’étais intelligente, elle a fini par m’en convaincre. Elle m’a dit qu’il fallait que je m’instruise et m’a poussée à faire des études. C’est elle qui m’a suggéré de faire médecine. Quand elle est morte, on m’a replacée d’office dans le groupe des orphelins dont personne ne voulait. I-na-dop-table. S’il m’arrivait de penser que la vie n’avait aucun sens et ne valait pas la peine d’être vécue, je me ressaisissais très vite en pensant à Hannah, et me jurais de ne plus jamais me laisser aller au désespoir.
— Et vous vous en êtes sortie toute seule ?
— Oui. Voyez-vous, Hannah m’avait aussi enseigné que la réussite, professionnelle mais surtout personnelle, passe par le travail. Qu’il faut se donner beaucoup de mal pour atteindre ses objectifs, mais que le succès est gratifiant. Ainsi, à ma sortie du lycée, j’ai trouvé un poste dans une société d’investissements où j’ai appris beaucoup de choses sur les finances. Quand je suis entrée en fac, j’ai continué à travailler à mi-temps. J’ai souvent été tentée de rester dans cette société d’investissements, Champion and Co, car je commençais à prendre du galon, mais, d’un autre côté, je voulais me prouver à moi-même que j’étais capable de devenir médecin. Je devais cela à Hannah.
— Et vous l’avez fait ! Bravo… Votre grand-père croyait en vous, Carolyn, et il avait raison. Il devait aussi beaucoup aimer votre mère, pour décider de vous léguer la plus grande partie de ses biens.
— Oui, mais cela est si soudain, si… énorme, que j’ai du mal à y croire, dit elle.
Il la vit serrer très fort la tasse qu’elle tenait à la main.
— Comment une vie peut elle changer si radicalement en un laps de temps aussi court ? ajouta-t elle.
— Cela arrive parfois, en bien ou en mal. Tout évolue, et nous ne sommes pas toujours maîtres de notre destin. Quoi qu’il en soit, il faut aller de l’avant, sans quoi on perd son temps. Pire, on recule.
Le sous-entendu était évident mais elle se garda de réagir. Elle ne se sentait pas prête à s’engager tête la première dans l’aventure qu’il lui proposait. Elle avait besoin de réfléchir, besoin de temps. Le temps ! Elle jeta un œil sur la pendule de la cuisine. Presque 1 heure. Elle aurait dû être à la clinique à midi et demie.
Elle bondit de sa chaise.
— Que se passe-t il ? demanda-t il devant cette brusque agitation.
— Je devrais déjà être à la clinique. C’est mon après-midi de garde. J’ai complètement oublié… Mon Dieu, et ma voiture ? Si je prends l’autobus, j’en ai pour plus d’une heure.
Il la regarda, désolé de l’avoir retardée.
— Pour la voiture, ne vous faites pas de souci, j’ai la mienne. Espérons qu’elle marche toujours.
Elle soupira, soulagée.
— Merci. Je suis étonnée que le Dr McPherson ne m’ait pas encore téléphoné pour me rappeler à l’ordre. C’est un vieux bonhomme qui aurait dû prendre sa retraite il y a longtemps, mais il se croit indispensable. C’est peut-être parce que je ne suis pas rémunérée pour ma vacation qu’il n’a pas osé. C’est du bénévolat, que je fais.
Elle se précipita dans le salon.
— Donnez-moi une minute, le temps que je prenne mon porte-documents.
— Et votre déjeuner ?
— Je n’ai pas le temps, mais rassurez-vous, j’ai l’habitude.
Dommage ! Il avait l’espoir de l’inviter au restaurant.
— Voyons, docteur, ce n’est pas sérieux… Vous ne savez donc pas qu’il ne faut jamais sauter un repas ? dit il pour la taquiner.
Elle éclata de rire, un rire cristallin qui fit froncer son nez et éclaira ses beaux yeux bleus. Elle était belle, vraiment très belle. Pleine de vie et infiniment désirable. Alors qu’il se croyait devenu insensible à la beauté des femmes, il ne pouvait nier que la belle Carolyn Leigh l’attirait. Mais il ne devait pas se laisser diriger par ses pulsions, sous peine de se fourvoyer dans les méandres inextricables des sentiments. Pour commencer, la fortune qui attendait la jeune femme allait la projeter dans des sphères sociales où il n’avait pas sa place. Toute aventure avec elle était donc vouée à rester sans lendemain. Ensuite, leur mariage devait demeurer platonique, puisqu’il n’était qu’un simulacre d’union, destiné à assurer le succès de sa mission. Si les sentiments s’en mêlaient, c’était l’échec assuré. La conclusion qui s’imposait lui dictait donc de ne s’autoriser aucun écart. Quoi qu’il puisse ressentir…
La clinique occupait un vieux bâtiment qui avait été, un jour, une école communale. Certes, l’endroit avait besoin d’un bon coup de neuf, mais le premier étage avait été rénové pour faire face aux nombreuses demandes que recevait la Free Private Clinic. Une clinique totalement privée et gratuite.
Le ciel s’était couvert et le trottoir était déjà mouillé par le crachin quand elle descendit de voiture.
— Merci mille fois, dit elle, en commençant à courir vers le perron.
— N’oubliez pas ce que je vous ai dit.
— Je n’oublierai pas. Je vous appellerai.
La promesse, assez vague, le déçut un peu, mais il aurait été maladroit d’insister davantage, car elle lui aurait très certainement répondu non.
Il la regarda s’éloigner et, avant qu’elle ne disparaisse, lui lança :
— Je peux vous raccompagner ce soir, si vous voulez.
— Merci, je trouverai bien quelqu’un à la clinique pour me ramener.
Comme elle poussait la porte d’entrée, elle crut sentir le regard d’Alan posé sur elle. Voulant en avoir le cœur net, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : elle ne s’était pas trompée.
Pourquoi n’avait elle pas eu le courage de lui dire qu’il était hors de question qu’elle joue ce jeu ? Certes, elle compatissait au drame qui avait bouleversé sa vie. Certes, elle admirait sa conscience professionnelle, mais elle refusait cette comédie. En prétendant être sa femme, elle risquait, au fil des semaines, de nourrir des sentiments tendres pour lui, ce qu’elle préférait éviter.
— Qui est donc le beau gosse qui t’a retardée ? ironisa Rosie Dipaloa en l’accueillant.
L’infirmière, c’était clair, avait tout vu par la fenêtre.
— Ne me dis pas que notre charmant docteur a fait une conquête…
— Désolée de te décevoir, Rosie. Il n’y a pas de conquête dans l’air. Je suis en retard à cause d’une réunion de travail et de ma voiture qui est tombée en panne, une fois de plus. A ce propos, penses-tu que ton frère puisse s’en occuper ?
— Bien sûr, dit Rosie en notant l’adresse que lui donnait Carolyn. Mais, dis-moi, tu n’as pas l’impression que ta limousine passe plus de temps au garage que sur la route ? Tu devrais charger mon frère de te dénicher une bonne occasion… Un engin qui roule de temps en temps ! Tu devrais pouvoir te l’offrir, maintenant.
L’espace d’une seconde, Carolyn soupçonna Rosie d’être au courant du fameux héritage. Mais c’était impossible, elle ne pouvait le savoir. Non, elle devait faire allusion au poste d’attachée à plein temps qu’elle venait de décrocher. A propos d’héritage, se dit elle, comment Rosie allait elle réagir quand elle apprendrait que son amie avait désormais les moyens de s’offrir un carrosse, si cela lui chantait, et qu’elle était sur le point de troquer son petit appartement contre le luxe d’une somptueuse demeure ? Devenir une femme riche n’allait il pas lui ôter l’amitié de Rosie et de sa famille italienne ? Cette pensée la chagrina.
Elle avait vécu comme ces gens-là pendant des années. Tous ensemble, ils avaient connu les mêmes tracas financiers, les mêmes fins de mois difficiles. Les uns et les autres ne s’étaient jamais rien caché. Et voilà qu’à cause d’un testament de son grand-père, toute cette harmonie risquait de se trouver chamboulée.
— Qu’est-ce que tu as, aujourd’hui ? insista Rosie avec son habituelle franchise. Tu es sûre que tu n’as rien à me dire ?
— Non, rien de spécial, répondit Carolyn avec fermeté.
Elle aurait bien le temps, plus tard, de déballer son histoire. Pour l’heure, ses patients l’attendaient et elle devait leur consacrer tout son temps.
Elle ôta son manteau blanc, enroula son stéthoscope autour de son cou et lança à l’infirmière :
— Donne-moi cinq minutes et fais entrer le premier malade.
Quand Alan se gara dans le parking de Me Bancroft, il remarqua tout de suite que la voiture de Carolyn n’était plus là.
— Une dépanneuse est venue l’enlever, lui expliqua l’hôtesse d’accueil. Le garage Dipaloa. Pourquoi ? Il y a un problème ?
— Non, simple curiosité.
Entendant parler dans le hall, Me Bancroft passa la tête à la porte de son bureau.
— Il me semblait bien reconnaître votre voix. Entrez donc, Alan. Je vous ai vu partir avec le Dr Leigh. Quoi de neuf ?
— Peu de chose, en fait.
Il se laissa tomber dans le fauteuil club que lui désignait l’avocat.
— J’ai passé près de deux heures avec elle. Elle m’a écouté, a posé des questions et, en conclusion, m’a dit qu’elle me téléphonerait.
— Pensez-vous que l’idée de ce mariage va peu à peu faire son chemin ?
— Je n’en sais fichtre rien. Pour tout vous dire, je ne sais plus quoi penser. Nous savons vous et moi que, dès qu’elle aura franchi les portes des laboratoires Horizon, elle sera en danger. Heureusement, elle est suffisamment fine pour ne pas être dupe et se méfier. Il n’empêche : elle va mettre le nez dans les affaires de la société et risque de découvrir des fraudes suffisamment graves pour inquiéter certaines personnes. De là à ce que quelqu’un décide de la supprimer…
— C’est ce qui est arrivé au grand-père, d’après vous ? s’enquit l’avocat.
— J’en suis persuadé, répliqua Alan.
D’un geste nerveux, il s’emmêla les cheveux.
— Un inconnu se sert d’Horizon pour faire parvenir des médicaments sur un réseau de marché noir à l’étranger, poursuivit il. Si Carolyn met au jour le pot aux roses, sa vie ne vaudra pas cher.
— Lui avez-vous expliqué que vous la protégerez mieux si vous êtes son mari ?
— J’y suis allé sur la pointe des pieds. Je n’ai pas voulu l’effrayer mais je lui en ai suffisamment dit pour qu’elle comprenne qu’il ne s’agit pas d’un jeu de société. Malgré les éléments quasi irréfutables que je lui ai présentés, elle persiste à refuser de croire qu’Horizon puisse être impliqué dans ce genre de trafic. Si seulement j’avais des preuves concrètes, tangibles, pour la convaincre que quelqu’un, aux labos, fait fortune en détournant des médicaments vers l’étranger…
Dépité, il soupira.
— J’espérais qu’elle aurait à cœur d’aider à faire éclater la vérité.
— C’est peut-être beaucoup demander à une jeune femme déjà si maltraitée par la vie. Après tout ce qu’elle a enduré, je comprends qu’elle hésite. Il n’en reste pas moins qu’on ne peut qu’admirer sa réussite professionnelle, vous en conviendrez.
— Mais je l’admire… énormément…
Il l’admirait, et plus encore. Chaque fois qu’il la regardait, un coup de chaud sournois, contre lequel il ne pouvait rien, lui incendiait les reins. Pour la première fois depuis longtemps, il retrouvait l’envie de toucher une femme. De caresser sa peau du bout des doigts. Du bout des lèvres.
Mal à l’aise à cause des images érotiques qui s’imposaient à lui, il gesticula dans son fauteuil de cuir.
— Et maintenant, quelles sont vos intentions ? demanda l’avocat.
— Réfléchir encore, répondit Alan. Vous savez, il y a un juste équilibre à trouver. Faire pression sur elle ? La laisser libre d’agir à sa guise ? La marge de manœuvre est étroite. Reste à espérer qu’elle ne se réveillera pas trop tard.
Il crispa les mâchoires.
— Une chose est certaine, en tout cas. Qu’il pleuve ou qu’il vente, je veux être présent quand elle entrera dans la fosse aux lions.
Carolyn consulta l’horloge. 17 h 15. La clinique fermait à 18 heures. Elle avait encore le temps de recevoir un patient. D’un mouvement de tête, elle fit signe à Rosie de faire entrer son dernier malade.
— Bonjour, dit elle en souriant au jeune couple qui se présentait, un bébé dans les bras.
Le père, mexicain de toute évidence, s’exprimait dans un anglais approximatif. Sa femme, toute jeune, semblait très inquiète. Saisonniers agricoles tous les deux, racontèrent ils, ils allaient d’exploitation en exploitation pour vendre leurs services. Leur bébé, tout juste six mois, souffrait d’un gros rhume et avait beaucoup de fièvre.
— Sauvez notre José, docteur…, supplia le père.
Après avoir examiné l’enfant et diagnostiqué une forte angine, Carolyn rédigea une ordonnance qu’elle leur expliqua.
— Vous allez lui donner des antibiotiques pendant huit jours et tout rentrera dans l’ordre.
Comme ces médicaments coûtaient cher et que les malheureux semblaient démunis, elle se leva pour chercher des échantillons dans son placard.
— Voici trois flacons. C’est juste la dose pour la durée du traitement.
Elle les leur tendit et, ce faisant, jeta un coup d’œil aux étiquettes. « Laboratoires Horizon », lut elle tout bas. Elle avait déjà délivré des échantillons identiques à des malades et, à sa connaissance, aucun problème n’avait été signalé. C’étaient donc de bons produits.
Mais ceux-ci ? Peut-être avaient ils été trafiqués ? La voix d’Alan résonnait encore à ses oreilles…
Subitement envahie par une panique incontrôlable, la bouche sèche, elle resta immobile, les flacons dans les mains. S’il y avait le moindre risque que ces antibiotiques soient dangereux, elle ne devait pas les donner à ces pauvres gens.
Surpris par le comportement de Carolyn, le jeune père mexicain s’agita sur sa chaise.
— Quelque chose pas bon, docteur ?
— Si, tout va bien, assura-t elle.
Se ravisant, elle reposa les trois flacons Horizon dans le placard et les remplaça par trois produits fabriqués par un laboratoire concurrent.
— Dieu vous bénisse, remercia la mère en quittant le cabinet de Carolyn. Dieu vous bénisse.
Le couple à peine sorti de la clinique, Rosie s’empressa de fermer derrière eux .
— Quelle journée ! Le Dr McPherson est parti de bonne heure et m’a laissé une montagne de papiers à remplir.
Voyant que Carolyn ne réagissait pas, elle la regarda avec plus d’attention. Elle semblait préoccupée.
— Tu as l’air ailleurs, aujourd’hui. Si je ne te connaissais pas, je dirais qu’il y a un homme là-dessous.
— Comment l’as-tu deviné ? avoua Carolyn, se forçant à sourire.
Une profonde inspiration, pour se donner du courage, et elle se tourna vers l’infirmière.
— Rosie, il faut que tu saches, je vais me marier.