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ÞÏíã 06-04-10, 11:58 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 11
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Chapitre 10



Le premier dimanche d'août, on faisait l'inventaire, qui devait être terminé le soir même. Dès le matin, comme un jour de semaine, tous les employés étaient à leur poste, et la besogne avait commencé, les portes closes, dans les magasins vides de clientes.

Denise n'était pas descendue à huit heures, avec les autres vendeuses. Retenue depuis le jeudi dans sa chambre, par une entorse prise en montant aux ateliers, elle allait enfin beaucoup mieux ; mais, comme Mme Aurélie la gâtait, elle ne se hâtait pas, achevait de se chausser avec peine, résolue cependant à se montrer au rayon. Maintenant, les chambres des demoiselles occupaient le cinquième étage des bâtiments neufs, le long de la rue Monsigny ; elles étaient au nombre de soixante, aux deux côtés d'un corridor, et plus confortables, toujours meublées pourtant du lit de fer, de la grande armoire et de la petite toilette de noyer. La vie intime des vendeuses y prenait des propretés et des élégances, une pose pour les savons chers et les linges fins, toute une montée naturelle vers la bourgeoisie, à mesure que leur sort s'améliorait ; bien qu'on entendît encore voler des gros mots et les portes battre, dans le coup de vent d'hôtel garni qui les emportait matin et soir. D'ailleurs, à titre de seconde, Denise avait une des plus grandes chambres, dont les deux fenêtres mansardées ouvraient sur la rue. Riche à présent, elle se donnait du luxe, un édredon rouge recouvert d'un voile de guipure, un petit tapis devant l'armoire, deux vases de verre bleu sur la toilette, où se fanaient des roses.

Quand elle fut chaussée, elle essaya de marcher dans la pièce. Il lui fallut s'appuyer aux meubles, car elle boitait encore. Mais cela s'échaufferait. Tout de même elle avait eu raison de refuser, pour le soir, une invitation à dîner de l'oncle Baudu, et de prier sa tante de faire sortir Pépé, qu'elle avait remis en pension chez Mme Gras. Jean, qui était venu la voir la veille, dînait aussi chez l'oncle. Doucement, elle continuait de s'essayer à marcher, en se promettant de se coucher de bonne heure, afin de reposer sa jambe, lorsque la surveillante, Mme Cabin, frappa et lui donna une lettre, d'un air de mystère.

La porte refermée, Denise, étonnée du sourire discret de cette femme, ouvrit la lettre. Elle se laissa tomber sur une chaise : c'était une lettre de Mouret, où il se disait heureux de son rétablissement et la priait de descendre le soir dîner avec lui, puisqu'elle ne pouvait sortir. Le ton de ce billet, à la fois familier et paternel, n'avait rien de blessant ; mais il lui était impossible de se méprendre, le Bonheur connaissait bien la signification vraie de ces invitations, une légende courait là-dessus : Clara avait dîné, d'autres aussi, toutes celles que le patron remarquait. Après le dîner, comme disaient les commis farceurs, il y avait le dessert. Et les joues blanches de la jeune fille étaient peu à peu envahies par un flot de sang.

Alors, la lettre glissée entre les genoux, le cœur battant à coups profonds, Denise resta les yeux fixés sur la lumière aveuglante d'une des fenêtres. C'était un aveu qu'elle avait dû se faire, dans cette chambre même, aux heures d'insomnie : si elle tremblait encore quand il passait, elle savait maintenant que ce n'était pas de crainte ; et son malaise d'autrefois, son ancienne peur ne pouvait être que l'ignorance effarée de l'amour, le trouble de ses tendresses naissantes, dans sa sauvagerie d'enfant. Elle ne raisonnait pas, elle sentait seulement qu'elle l'avait toujours aimé, depuis l'heure où elle avait frémi et balbutié devant lui. Elle l'aimait lorsqu'elle le redoutait comme un maître sans pitié, elle l'aimait lorsque son cœur éperdu rêvait de Hutin, inconscient, cédant à un besoin d'affection. Peut-être se serait-elle donnée à un autre, mais jamais elle n'avait aimé que cet homme dont un regard la terrifiait. Et tout le passé revivait, se déroulait dans la clarté de la fenêtre : les sévérités des premiers temps, cette promenade si douce sous les ombrages noirs des Tuileries, enfin les désirs dont il l'effleurait depuis l'heure où elle était rentrée. La lettre glissa jusqu'à terre, Denise regardait toujours la fenêtre, dont le plein soleil l'éblouissait.

Brusquement, on frappa, et elle se hâta de ramasser la lettre, de la faire disparaître dans sa poche. C'était Pauline, qui, s'échappant de son rayon sous un prétexte, venait causer un peu.

– Êtes-vous remise, ma chère ? On ne se rencontre plus.

Mais, comme il était défendu de remonter dans les chambres, et surtout de s'y enfermer à deux, Denise l'emmena au bout du couloir, où se trouvait le salon de réunion, une galanterie du directeur pour ces demoiselles, qui pouvaient y causer ou y travailler, en attendant onze heures. La pièce, blanc et or, d'une nudité banale de salle d'hôtel, était meublée d'un piano, d'un guéridon central, de fauteuils et de canapés recouverts de housses blanches. Du reste, après quelques soirées passées entre elles, dans le premier feu de la nouveauté, les vendeuses ne s'y rencontraient plus, sans en arriver tout de suite aux mots désagréables. C'était une éducation à faire, la petite cité phalanstérienne manquait de concorde. Et, en attendant, il n'y avait guère là, le soir, que la seconde des corsets, miss Powell, qui tapait sèchement du Chopin sur le piano, et dont le talent jalousé achevait de mettre en fuite les autres.

– Vous voyez, mon pied va mieux, dit Denise. Je descendais.

– Ah bien ! cria la lingère, en voilà du zèle !… C'est moi qui resterais à me dorloter, si j'avais un prétexte !

Toutes deux s'étaient assises sur un canapé. L'attitude de Pauline avait changé, depuis que son amie était seconde aux confections. Il entrait, dans sa cordialité de bonne fille, une nuance de respect, une surprise de sentir la petite vendeuse chétive d'autrefois en marche pour la fortune. Cependant, Denise l'aimait beaucoup et se confiait à elle seule, au milieu du continuel galop des deux cents femmes que la maison occupait maintenant.

– Qu'avez-vous ? demanda vivement Pauline, quand elle remarqua le trouble de la jeune fille.

– Mais rien, assura celle-ci, avec un sourire embarrassé.

– Si, si, vous avez quelque chose… Vous vous méfiez donc de moi, que vous ne me dites plus vos chagrins ?

Alors, Denise, dans l'émotion qui gonflait sa poitrine et qui ne pouvait se calmer, s'abandonna. Elle tendit la lettre à son amie, en balbutiant :

– Tenez ! il vient de m'écrire.

Entre elles, jamais encore elles n'avaient parlé ouvertement de Mouret. Mais ce silence même était comme un aveu de leurs secrètes préoccupations. Pauline n'ignorait rien. Après avoir lu la lettre, elle se serra contre Denise, la prit à la taille, pour lui murmurer doucement :

– Ma chère, si vous voulez que je sois franche, je croyais que c'était fait… Ne vous révoltez donc pas, je vous assure que tout le magasin doit le croire comme moi. Dame ! il vous a nommée seconde si vite, puis il est toujours après vous, ça crève les yeux !

Elle lui mit un gros baiser sur la joue. Puis, elle l'interrogea.

– Vous irez ce soir, naturellement ?

Denise la regardait sans répondre. Et, tout d'un coup, elle éclata en sanglots, la tête appuyée sur l'épaule de son amie. Celle-ci demeura très surprise.

– Voyons, calmez-vous. Il n'y a rien là-dedans qui puisse vous bouleverser ainsi.

– Non, non, laissez-moi, bégayait Denise. Si vous saviez comme j'ai du chagrin ! Depuis que j'ai reçu cette lettre, je ne vis plus… Laissez-moi pleurer, cela me soulage.

Très apitoyée, sans comprendre pourtant, la lingère chercha des consolations. D'abord, il ne voyait plus Clara. On disait bien qu'il allait chez une dame au-dehors, mais ce n'était pas prouvé. Puis, elle expliqua qu'on ne pouvait être jalouse d'un homme dans une pareille position. Il avait trop d'argent, il était le maître après tout.

Denise l'écoutait ; et, si elle avait encore ignoré son amour, elle n'en aurait plus douté à la souffrance dont le nom de Clara et l'allusion à Mme Desforges lui tordirent le cœur. Elle entendait la voix mauvaise de Clara, elle revoyait Mme Desforges la promener dans les magasins, avec son mépris de dame riche.

– Alors, vous iriez, vous ? demanda-t-elle.

Pauline, sans se consulter, cria :

– Sans doute, est-ce qu'on peut faire autrement !

Puis, elle réfléchit, elle ajouta :

– Pas maintenant, autrefois, parce que maintenant je vais me marier avec Baugé, et ce serait mal tout de même.

En effet, Baugé, qui avait quitté depuis peu le Bon Marché pour le Bonheur des Dames, allait l'épouser, vers le milieu du mois. Bourdoncle n'aimait guère les ménages ; cependant, ils avaient l'autorisation, ils espéraient même obtenir un congé de quinze jours.

– Vous voyez bien, déclara Denise. Quand un homme vous aime, il vous épouse… Baugé vous épouse.

Pauline eut un bon rire.

– Mais, ma chérie, ce n'est pas la même chose. Baugé m'épouse, parce que c'est Baugé. Il est mon égal, ça va tout seul… Tandis que M. Mouret ! Est-ce que M. Mouret peut épouser ses vendeuses ?

– Oh ! non, oh ! non, cria la jeune fille révoltée par l'absurdité de la question, et c'est pourquoi il n'aurait pas dû m'écrire.

Ce raisonnement acheva d'étonner la lingère. Son visage épais, aux petits yeux tendres, prenait une commisération maternelle. Puis, elle se leva, ouvrit le piano, joua doucement avec un seul doigt Le Roi Dagobert, pour égayer la situation sans doute. Dans la nudité du salon, dont les housses blanches semblaient augmenter le vide, montaient les bruits de la rue, la mélopée lointaine d'une marchande criant des pois verts. Denise s'était renversée au fond du canapé, la tête contre le bois, secouée par une nouvelle crise de sanglots, qu'elle étouffait dans son mouchoir.

– Encore ! reprit Pauline, en se retournant. Vous n'êtes vraiment pas raisonnable… Pourquoi m'avez-vous amenée ici ? Nous aurions mieux fait de rester dans votre chambre.

Elle s'agenouilla devant elle, recommença à la sermonner. Que d'autres auraient voulu être à sa place ! D'ailleurs, si la chose ne lui plaisait pas, c'était bien simple : elle n'avait qu'à dire non, sans se chagriner si fort. Mais elle réfléchirait, avant de risquer sa position par un refus que rien n'expliquait, puisqu'elle n'avait pas d'engagement ailleurs. Était-ce donc si terrible ? et la semonce finissait par des plaisanteries chuchotées gaiement, lorsqu'un bruit de pas vint du corridor.

Pauline courut à la porte jeter un coup d'œil.

– Chut ! Mme Aurélie ! murmura-t-elle. Je me sauve… Et vous, essuyez vos yeux. On n'a pas besoin de savoir.

Quand Denise fut seule, elle se mit debout, renfonça ses larmes ; et, les mains tremblantes encore, de peur d'être surprise ainsi, elle ferma le piano, que son amie avait laissé ouvert. Mais elle entendit Mme Aurélie frapper à sa porte. Alors, elle quitta le salon.

– Comment ! vous êtes levée ! cria la première. C'est une imprudence, ma chère enfant. Je montais justement prendre de vos nouvelles et vous dire que nous n'avons pas besoin de vous, en bas.

Denise lui assura qu'elle allait mieux, que cela lui ferait du bien de s'occuper, de se distraire.

– Je ne me fatiguerai pas, madame. Vous m'installerez sur une chaise, je travaillerai aux écritures.

Toutes deux descendirent. Très prévenante, Mme Aurélie l'obligeait à s'appuyer sur son épaule. Elle avait dû remarquer les yeux rouges de la jeune fille, car elle l'examinait à la dérobée. Sans doute, elle savait bien des choses.

C'était une victoire inespérée : Denise avait enfin conquis le rayon. Après s'être jadis débattue pendant près de dix mois, au milieu de ses tourments de souffre-douleur, sans lasser le mauvais vouloir de ses camarades, elle venait en quelques semaines de les dominer, de les voir autour d'elle souples et respectueuses. La brusque tendresse de Mme Aurélie l'avait beaucoup aidée, dans cette ingrate besogne de se concilier les cœurs ; on racontait tout bas que la première était la complaisante de Mouret, qu'elle lui rendait des services délicats ; et elle prenait si chaudement la jeune fille sous sa protection, qu'on devait en effet la lui recommander, d'une façon spéciale. Mais celle-ci avait également travaillé de tout son charme pour désarmer ses ennemies. La tâche était d'autant plus rude, qu'il lui fallait se faire pardonner sa nomination au poste de seconde. Ces demoiselles criaient à l'injustice, l'accusaient d'avoir gagné ça au dessert, avec le patron ; même elles ajoutaient des détails abominables. Malgré leurs révoltes pourtant, le titre de seconde agissait sur elles, Denise prenait une autorité, qui étonnait et pliait les plus hostiles. Bientôt, elle trouva des flatteuses, parmi les dernières venues. Sa douceur et sa modestie achevèrent la conquête. Marguerite se rallia. Et Clara seule continua de se montrer mauvaise, risquant encore l'ancienne injure de « mal peignée », qui maintenant n'égayait personne. Pendant la courte fantaisie de Mouret, elle en avait abusé pour lâcher la besogne, d'une paresse bavarde et vaniteuse ; puis, comme il s'était lassé tout de suite, elle ne récriminait même pas, incapable de jalousie dans la débandade galante de son existence, simplement satisfaite d'en tirer le bénéfice d'être tolérée à ne rien faire. Seulement, elle considérait que Denise lui avait volé la succession de Mme Frédéric. Jamais elle ne l'aurait acceptée, à cause du tracas ; mais elle était vexée du manque de politesse, car elle avait les mêmes titres que l'autre, et des titres antérieurs.

– Tiens ! voilà qu'on sort l'accouchée, murmura-t-elle, quand elle aperçut Mme Aurélie amenant Denise à son bras.

Marguerite haussa les épaules, en disant :

– Si vous croyez que c'est drôle !

Neuf heures sonnaient. Au-dehors, un ciel d'un bleu ardent chauffait les rues, des fiacres roulaient vers les gares, toute la population endimanchée gagnait en longues files les bois de la banlieue. Dans le magasin, inondé de soleil par les grandes baies ouvertes, le personnel enfermé venait de commencer l'inventaire. On avait retiré les boutons des portes, des gens s'arrêtaient sur le trottoir, regardant par les glaces, étonnés de cette fermeture, lorsqu'on distinguait à l'intérieur une activité extraordinaire. C'était, d'un bout à l'autre des galeries, du haut en bas des étages, un piétinement d'employés, des bras en l'air, des paquets volant par-dessus les têtes ; et cela au milieu d'une tempête de cris, de chiffres lancés, dont la confusion montait et se brisait en un tapage assourdissant. Chacun des trente-neuf rayons faisait sa besogne à part, sans s'inquiéter des rayons voisins. D'ailleurs, on attaquait à peine les casiers, il n'y avait encore par terre que quelques pièces d'étoffe. La machine devait s'échauffer, si l'on voulait finir le soir même.

– Pourquoi descendez-vous ? reprit Marguerite obligeamment, en s'adressant à Denise. Vous allez vous faire du mal, et nous avions le monde nécessaire.

– C'est ce que je lui ai dit, déclara Mme Aurélie. Mais elle a voulu quand même nous aider.

Toutes ces demoiselles s'empressaient auprès de Denise. Le travail s'en trouva interrompu. On la complimentait, on écoutait avec des exclamations l'histoire de son entorse. Enfin, Mme Aurélie la fit asseoir devant une table ; et il fut entendu qu'elle se *******erait d'inscrire les articles appelés. D'ailleurs, le dimanche de l'inventaire, on mettait à réquisition tous les employés capables de tenir une plume : les inspecteurs, les caissiers, les commis aux écritures, jusqu'aux garçons de magasin ; puis les divers rayons se partageaient ces aides d'un jour, pour bâcler vivement la besogne. C'était ainsi que Denise se trouvait installée près du caissier Lhomme et du garçon Joseph, l'un et l'autre penchés sur de grandes feuilles de papier.

– Cinq manteaux, drap, garnis fourrure, troisième grandeur, à deux cent quarante ! criait Marguerite. Quatre idem, première grandeur, à deux cent vingt !

Le travail recommença. Derrière Marguerite, trois vendeuses vidaient les armoires, classaient les articles, les lui donnaient par paquets ; et, quand elle les avait appelés, elle les jetait sur les tables, où ils s'entassaient peu à peu, en piles énormes. Lhomme inscrivait, Joseph dressait une autre liste, pour le contrôle. Pendant ce temps, Mme Aurélie elle-même, aidée de trois autres vendeuses, dénombrait de son côté les vêtements de soie, que Denise portait sur des feuilles. Clara était chargée de veiller aux tas, de les ranger et de les échafauder, de manière à ce qu'ils tinssent le moins de place possible, le long des tables. Mais elle n'était guère à sa tâche, des piles croulaient déjà.

– Dites donc, demanda-t-elle à une petite vendeuse entrée de l'hiver, est-ce qu'on vous augmente ?… Vous savez qu'on va mettre la seconde à deux mille francs, ce qui lui fera près de sept mille, avec son intérêt.

La petite vendeuse, sans cesser de passer des rotondes, répondit que, si on ne lui donnait pas huit cents francs, elle lâcherait la boîte. Les augmentations avaient lieu au lendemain de l'inventaire ; c'était également l'époque où, le chiffre d'affaires réalisées pendant l'année étant connu, les chefs de rayon touchaient leurs intérêts sur l'augmentation de ce chiffre, comparé au chiffre de l'année précédente. Aussi, malgré le vacarme et le tohu-bohu de la besogne, les commérages passionnés allaient-ils leur train. Entre deux articles appelés, on ne causait que d'argent. Le bruit courait que Mme Aurélie dépasserait vingt-cinq mille francs ; et une pareille somme excitait beaucoup ces demoiselles. Marguerite, la meilleure vendeuse après Denise, s'était fait quatre mille cinq cents francs, quinze cents francs d'appointements fixes et trois mille francs environ de tant pour cent ; tandis que Clara n'arrivait pas à deux mille cinq cents, en tout.

– Moi, je m'en fiche, de leurs augmentations ! reprenait celle-ci, en s'adressant à la petite vendeuse. Si papa était mort, ce que je les planterais là… ! Mais une chose qui m'exaspère, ce sont les sept mille francs de ce bout de femme. Hein ! et vous ?

Mme Aurélie interrompit violemment la conversation. Elle se tourna, de son air superbe.

– Taisez-vous donc, mesdemoiselles ! On ne s'entend pas, ma parole d'honneur !

Puis, elle se remit à crier :

– Sept mantes à la vieille, sicilienne, première grandeur, à cent trente !… Trois pelisses, surah, deuxième grandeur, à cent cinquante !… Y êtes-vous, mademoiselle Baudu ?

– Oui, madame.

Alors, Clara dut s'occuper des brassées de vêtements empilés sur les tables. Elle les bouscula, gagna de la place. Mais bientôt elle les lâcha encore, pour répondre à un vendeur qui la cherchait. C'était le gantier Mignot, échappé de son rayon. Il chuchota une demande de vingt francs ; déjà, il lui en devait trente, un emprunt pratiqué un lendemain de courses, après avoir perdu sa semaine sur un cheval ; cette fois, il avait mangé à l'avance sa guelte touchée la veille, il ne lui restait pas dix sous pour son dimanche. Clara n'avait sur elle que dix francs, qu'elle prêta d'assez bonne grâce. Et ils causèrent, ils parlèrent d'une partie à six, faite par eux dans un restaurant de Bougival, où les femmes avaient payé leur écot : ça valait mieux, tout le monde était à son aise. Puis, Mignot, qui voulait ses vingt francs, alla se pencher à l'oreille de Lhomme. Celui-ci, arrêté dans ses écritures, parut saisi d'un grand trouble. Il n'osait refuser pourtant, il cherchait une pièce de dix francs, dans son porte-monnaie, lorsque Mme Aurélie, étonnée de ne plus entendre la voix de Marguerite, qui avait dû s'interrompre, aperçut Mignot et comprit. Elle le renvoya rudement à son rayon, elle n'avait pas besoin qu'on vînt distraire ces demoiselles. La vérité était qu'elle redoutait le jeune homme, le grand ami de son fils Albert, le complice de farces louches qu'elle tremblait de voir mal finir un jour. Aussi, lorsque Mignot tint les dix francs et qu'il se fut sauvé, ne put-elle s'empêcher de dire à son mari :

– S'il est permis ! vous laisser dindonner de la sorte !

– Mais, ma bonne, je ne pouvais vraiment refuser à ce garçon…

Elle lui ferma la bouche d'un haussement de ses fortes épaules. Puis, comme les vendeuses s'égayaient sournoisement de cette explication de famille, elle reprit avec sévérité :

– Allons, mademoiselle Vadon, ne nous endormons pas.

– Vingt paletots, cachemire double, quatrième grandeur, à dix-huit francs cinquante ! lança Marguerite, de sa voix chantante.

Lhomme, la tête basse, écrivait de nouveau. Peu à peu, on avait élevé ses appointements à neuf mille francs ; et il gardait son humilité devant Mme Aurélie, qui apportait toujours près du triple dans le ménage.

Pendant un instant, la besogne marcha. Les chiffres volaient, les paquets de vêtements pleuvaient dru sur les tables. Mais Clara avait inventé une autre distraction : elle taquinait le garçon Joseph, au sujet d'une passion qu'on lui prêtait pour une demoiselle employée à l'échantillonnage. Cette demoiselle, âgée de vingt-huit ans déjà, maigre et pâle, était une protégée de Mme Desforges, qui avait voulu la faire engager par Mouret comme vendeuse, en contant à celui-ci une histoire touchante : une orpheline, la dernière des Fontenailles, vieille noblesse du Poitou, débarquée sur le pavé de Paris avec un père ivrogne, restée honnête dans cette déchéance, d'une éducation trop rudimentaire malheureusement pour être institutrice ou donner des leçons de piano. Mouret, d'habitude, s'emportait, lorsqu'on lui recommandait des filles du monde pauvres ; il n'y avait pas, disait-il, de créatures plus incapables, plus insupportables, d'un esprit plus faux ; et, d'ailleurs, on ne pouvait s'improviser vendeuse, il fallait un apprentissage, c'était un métier complexe et délicat. Cependant, il prit la protégée de Mme Desforges, il la mit seulement au service des échantillons, comme il avait déjà casé, pour être agréable à des amis, deux comtesses et une baronne au service de la publicité, où elles faisaient des bandes et des enveloppes. Mlle de Fontenailles gagnait trois francs par jour, qui lui permettaient tout juste de vivre, dans une petite chambre de la rue d'Argenteuil. C'était à la rencontrer l'air triste, vêtue pauvrement, que le cœur de Joseph, de tempérament tendre sous sa raideur muette d'ancien soldat, avait fini par être touché. Il n'avouait pas, mais il rougissait, quand ces demoiselles des confections le plaisantaient ; car l'échantillonnage se trouvait dans une salle voisine du rayon, et elles l'avaient remarqué rôdant sans cesse devant la porte.

– Joseph a des distractions, murmurait Clara. Son nez se tourne vers la lingerie.

On avait réquisitionné Mlle de Fontenailles, qui aidait à l'inventaire du comptoir des trousseaux. Et, comme en effet le garçon jetait de continuels coups d'œil vers ce comptoir, les vendeuses se mirent à rire. Il se troubla, s'enfonça dans ses feuilles ; tandis que Marguerite, pour étouffer le flot de gaieté qui lui chatouillait la gorge, criait plus fort :

– Quatorze jaquettes, drap anglais, deuxième grandeur, à quinze francs !

Du coup, Mme Aurélie, en train d'appeler des rotondes, eut la voix couverte. Elle dit, l'air blessé, avec une lenteur majestueuse :

– Un peu plus bas, mademoiselle. Nous ne sommes pas à la halle… Et vous êtes toutes bien peu raisonnables, de vous amuser à des gamineries, quand notre temps est si précieux.

Justement, comme Clara ne veillait plus aux paquets, une catastrophe se produisit. Des manteaux s'éboulèrent, tous les tas de la table, entraînés, tombèrent les uns sur les autres. Le tapis en était jonché.

– Là, qu'est-ce que je disais ! cria la première hors d'elle. Faites donc un peu attention, mademoiselle Prunaire, c'est insupportable à la fin !

Mais un frémissement courut : Mouret et Bourdoncle faisant leur tournée d'inspection, venaient de paraître. Les voix repartirent, les plumes grincèrent, tandis que Clara se hâtait de ramasser les vêtements. Le patron n'interrompit pas le travail. Il resta là quelques minutes, muet, souriant ; et ses lèvres seules avaient un frisson de fièvre, dans son visage gai et victorieux des jours d'inventaire. Lorsqu'il aperçut Denise, il faillit laisser échapper un geste d'étonnement. Elle était donc descendue ? Ses yeux rencontrèrent ceux de Mme Aurélie. Puis, après une courte hésitation, il s'éloigna, il entra aux trousseaux.

Cependant, Denise, avertie par la rumeur légère, avait levé la tête. Et, après avoir reconnu Mouret, elle s'était de nouveau penchée sur ses feuilles, simplement. Depuis qu'elle écrivait d'une main machinale, au milieu de l'appel régulier des articles, un apaisement se faisait en elle. Toujours elle avait cédé ainsi au premier excès de sa sensibilité : des larmes la suffoquaient, sa passion doublait ses tourments ; puis, elle rentrait dans sa raison, elle retrouvait un beau courage calme, une force de volonté douce et inexorable. Maintenant, les yeux limpides, le teint pâle, elle était sans un frisson, toute à sa besogne, résolue à s'écraser le cœur et à ne faire que son vouloir.

Dix heures sonnèrent, le vacarme de l'inventaire montait, dans le branle-bas des rayons. Et, sous les cris, jetés sans relâche, qui se croisaient de toutes parts, la même nouvelle circulait avec une rapidité surprenante : chaque vendeur savait déjà que Mouret avait écrit le matin, pour inviter Denise à dîner. L'indiscrétion venait de Pauline. En redescendant, secouée encore, elle avait rencontré Deloche aux dentelles ; et, sans remarquer que Liénard parlait au jeune homme, elle s'était soulagée.

– C'est fait, mon cher… Elle vient de recevoir la lettre. Il l'invite pour ce soir.

Deloche était devenu blême. Il avait compris, car il questionnait souvent Pauline, tous deux causaient chaque jour de leur amie commune, du coup de tendresse de Mouret, de l'invitation fameuse qui finirait par dénouer l'aventure. Du reste, elle le grondait d'aimer secrètement Denise, dont il n'aurait jamais rien, et elle haussait les épaules, quand il approuvait la jeune fille de résister au patron.

– Son pied va mieux, elle descend, continuait-elle. Ne prenez donc pas cette figure d'enterrement… C'est une chance pour elle, ce qui arrive.

Et elle se hâta de retourner à son rayon.

– Ah ! bon ! murmura Liénard qui avait entendu, il s'agit de la demoiselle à l'entorse… Eh bien ! vous aviez raison de vous presser, vous qui la défendiez au café, hier soir !

À son tour, il se sauva ; mais, quand il rentra aux lainages, il avait déjà raconté l'histoire de la lettre à quatre ou cinq vendeurs. Et de là, en moins de dix minutes, elle venait de faire le tour des magasins.

La dernière phrase de Liénard rappelait une scène qui s'était passée la veille, au Café Saint-Roch. Maintenant, Deloche et lui ne se quittaient plus. Le premier avait pris, à l'Hôtel de Smyrne, la chambre de Hutin, lorsque celui-ci, nommé second, s'était loué un petit logement de trois pièces ; et les deux commis venaient ensemble le matin au Bonheur, s'attendaient le soir pour repartir ensemble. Leurs chambres, qui se touchaient, donnaient sur la même cour noire, un puits étroit dont les odeurs empoisonnaient l'hôtel. Ils faisaient bon ménage, malgré leur dissemblance, l'un mangeant avec insouciance l'argent qu'il tirait à son père, l'autre sans un sou, torturé par des idées d'économies, ayant pourtant tous deux un point de commun, leur maladresse comme vendeurs, qui les laissait végéter dans leurs comptoirs, sans augmentations. Après leur sortie du magasin, ils vivaient surtout au Café Saint-Roch. Vide de clients pendant le jour, ce café s'emplissait vers huit heures et demi d'un flot débordant d'employés de commerce, le flot lâché à la rue par la haute porte de la place Gaillon. Dès lors, éclataient un bruit assourdissant de dominos, des rires, des voix glapissantes, au milieu de la fumée épaisse des pipes. La bière et le café coulaient. Dans le coin de gauche, Liénard demandait des choses chères, tandis que Deloche se *******ait d'un bock, qu'il mettait quatre heures à boire. C'était là que celui-ci avait entendu Favier, à une table voisine, raconter des abominations sur Denise, la façon dont elle avait « fait » le patron, en se retroussant, quand elle montait un escalier devant lui. Il s'était retenu de le gifler. Puis, comme l'autre continuait, disait que la petite descendait chaque nuit retrouver son amant, il l'avait traité de menteur, fou de colère.

– Quel sale individu !… Il ment, entendez-vous !

Et, dans l'émotion qui le secouait, il lâchait des aveux, la voix bégayante, vidant son cœur.

– Je la connais, je le sais bien… Elle n'a jamais eu de l'amitié que pour un homme : oui, pour M. Hutin, et encore il ne s'en est pas aperçu, il ne peut même pas se vanter de l'avoir touchée du bout des doigts.

Le récit de cette querelle, grossi, dénaturé, égayait déjà le magasin, lorsque l'histoire de la lettre de Mouret circula. Justement, ce fut à un vendeur de la soie que Liénard confia d'abord la nouvelle. Chez les soyeux, l'inventaire fonctionnait rondement. Favier et deux commis, sur des escabeaux, vidaient les casiers, passaient au fur et à mesure les pièces d'étoffe à Hutin, qui, debout au milieu d'une table, criait les chiffres, après avoir consulté les étiquettes ; et il jetait ensuite les pièces par terre, elles encombraient peu à peu le parquet, elles montaient comme une marée d'automne. D'autres employés écrivaient, Albert Lhomme aidait ces messieurs, le teint brouillé par une nuit blanche, passée dans un bastringue de la Chapelle. Une nappe de soleil tombait des vitres du hall, qui laissaient voir le bleu ardent du ciel.

– Tirez donc les stores ! criait Bouthemont, très occupé à surveiller la besogne. Il est insupportable, ce soleil !

Favier, en train de se hausser pour atteindre une pièce, grogna sourdement :

– S'il est permis d'enfermer le monde par ce temps superbe ! Pas de danger qu'il pleuve, un jour d'inventaire !… Et l'on vous tient sous les verrous comme des galériens, lorsque tout Paris se promène !

Il passa la pièce à Hutin. Sur l'étiquette, le métrage était porté, diminué à chaque vente de la quantité vendue ; ce qui simplifiait beaucoup le travail. Le second cria :

– Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt et un mètres, à six francs cinquante !

Et la soie alla grossir le tas, par terre. Puis, il continua une conversation commencée, en disant à Favier :

– Alors, il a voulu vous battre ?

– Mais oui. Je buvais tranquillement mon bock… Ça valait bien la peine de démentir, la petite vient de recevoir une lettre du patron, qui l'invite à dîner… Toute la boîte en cause.

– Comment ! ce n'était pas fait !

Favier lui tendait une nouvelle pièce.

– N'est-ce pas ? on en aurait mis la main au feu. Ça semblait déjà un vieux collage.

– Idem, vingt-cinq mètres ! lança Hutin.

On entendit le coup sourd de la pièce, tandis qu'il ajoutait plus bas :

– Vous savez qu'elle a fait la vie chez ce vieux toqué de Bourras.

Maintenant, tout le rayon s'égayait, sans que la besogne en fût interrompue pourtant. On se murmurait le nom de la jeune fille, les dos s'enflaient, les nez tournaient à la friandise. Bouthemont lui-même, que les histoires gaillardes épanouissaient, ne put se tenir de lâcher une plaisanterie, dont le mauvais goût le fit éclater d'aise. Albert, réveillé, jura avoir vu la seconde des confections entre deux militaires, au Gros-Caillou. Justement, Mignot descendait, avec les vingt francs qu'il venait d'emprunter ; et il s'était arrêté, il coulait dix francs dans la main d'Albert, en lui donnant rendez-vous pour le soir, une noce projetée, entravée par le manque d'argent, possible enfin, malgré la médiocrité de la somme. Mais le beau Mignot, lorsqu'il apprit l'envoi de la lettre, eut une réflexion si grossière, que Bouthemont se vit forcé d'intervenir.

– En voilà assez, messieurs. Ça ne nous regarde pas… Allez, allez donc, monsieur Hutin.

– Soie de fantaisie, petits carreaux, trente-deux mètres, à six francs cinquante ! cria ce dernier.

Les plumes marchaient de nouveau, les paquets tombaient régulièrement, la mare d'étoffes montait toujours, comme si les eaux d'un fleuve s'y fussent déversées. Et l'appel des soies de fantaisie ne cessait pas, Favier, à demi-voix, fit alors remarquer que le stock serait joli : la direction allait être *******e, cette grosse bête de Bouthemont était peut-être le premier acheteur de Paris, mais comme vendeur on n'avait jamais vu un pareil sabot. Hutin souriait, enchanté, approuvant d'un regard amical ; car, après avoir lui-même introduit jadis Bouthemont au Bonheur des Dames, pour en chasser Robineau, il le minait à son tour, dans le but obstiné de lui prendre sa place. C'était la même guerre qu'autrefois, des insinuations perfides glissées à l'oreille des chefs, des excès de zèle afin de se faire valoir, toute une campagne menée avec une sournoiserie affable. Cependant, Favier, auquel Hutin témoignait une nouvelle condescendance, le regardait en dessous, maigre et froid, la bile au visage, comme s'il eût compté les bouchées dans ce petit homme trapu, ayant l'air d'attendre que le camarade eût mangé Bouthemont, pour le manger ensuite. Lui, espérait avoir la place de second, si l'autre obtenait celle de chef de comptoir. Puis, on verrait. Et tous deux, pris de la fièvre qui battait d'un bout à l'autre des magasins, causaient des augmentations probables, sans cesser d'appeler le stock des soies de fantaisie : on prévoyait que Bouthemont irait à ses trente mille francs, cette année-là ; Hutin dépasserait dix mille ; Favier estimait son fixe et son tant pour cent à cinq mille cinq cents. Chaque saison, les affaires du comptoir augmentaient, les vendeurs y montaient en grade et y doublaient leurs soldes, comme des officiers en temps de campagne.

– Ah çà, est-ce que ce n'est pas fini, ces petites soies ? dit brusquement Bouthemont, l'air agacé. Aussi quel fichu printemps, toujours de l'eau ! On n'a acheté que des soies noires.

Sa grosse figure rieuse se rembrunissait, il regardait le tas s'élargir par terre, tandis que Hutin répétait plus haut, d'une voix sonore, où perçait le triomphe :

– Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt-huit mètres, à six francs cinquante !

Il y en avait encore tout un casier. Favier, les bras rompus, y mettait de la lenteur. Comme il donnait pourtant les dernières pièces à Hutin, il reprit à voix basse :

– Dites donc, j'oubliais… Vous a-t-on raconté que la seconde des confections a eu une toquade pour vous ?

Le jeune homme parut très surpris.

– Tiens ! comment ça ?

– Oui, c'est ce grand serin de Deloche qui nous a fait la confidence… Je me souviens, autrefois, quand elle vous reluquait.

Depuis qu'il était second, Hutin avait lâché les chanteuses de café-concert et affichait des institutrices. Très flatté au fond, il répondit d'un air de mépris :

– Je les aime plus étoffées, mon cher, et puis on ne va pas avec tout le monde, comme le patron.

Il s'interrompit, il cria :

– Poult de soie blanc, trente-cinq mètres, à huit francs soixante-quinze !

– Ah ! enfin ! murmura Bouthemont soulagé.

Mais une cloche sonnait, c'était la deuxième table, dont Favier faisait partie. Il descendit de l'escabeau, un autre vendeur prit sa place ; et il lui fallut enjamber la houle des pièces d'étoffe, qui avait encore monté sur les parquets. Maintenant, dans tous les rayons, des écroulements pareils encombraient le sol ; les casiers, les cartons, les armoires se vidaient peu à peu, tandis que les marchandises débordaient de toutes parts, sous les pieds, entre les tables, dans une crue continuelle. Au blanc, on entendait les chutes lourdes des piles de calicot ; à la mercerie, c'était un léger cliquetis de boîtes ; et des roulements lointains venaient du comptoir des meubles. Toutes les voix donnaient ensemble, des voix aiguës, des voix grasses, les chiffres sifflaient dans l'air, une clameur grésillante battait l'immense nef, la clameur des forêts, en janvier, lorsque le vent souffle dans les branches.

Favier se dégagea enfin et prit l'escalier des réfectoires. Depuis les agrandissements du Bonheur des Dames, ces derniers se trouvaient au quatrième étage, dans les bâtiments neufs. Comme il se hâtait, il rattrapa Deloche et Liénard, montés avant lui ; alors, il se rabattit sur Mignot, qui le suivait.

– Diable ! dit-il dans le corridor de la cuisine, devant le tableau noir où le menu était inscrit, on voit bien que c'est l'inventaire. Fête complète ! Poulet ou émincé de gigot, et artichauts à l'huile !… Leur gigot va remporter une jolie veste !

Mignot ricanait, en murmurant :

– Il y a donc une maladie sur la volaille ?

Cependant, Deloche et Liénard avaient pris leurs portions, puis s'en étaient allés. Alors, Favier, penché au guichet, dit à voix haute :

– Poulet.

Mais il dut attendre, un des garçons qui découpaient venait de s'entailler le doigt, et cela jetait un trouble. Il restait la face à l'ouverture, regardant la cuisine, d'une installation géante, avec son fourneau central, sur lequel deux rails fixés au plafond amenaient par un système de poulies et de chaînes, les colossales marmites que quatre hommes n'auraient pu soulever. Des cuisiniers, tout blancs dans le rouge sombre de la fonte, surveillaient le pot-au-feu du soir, montés sur des échelles de fer, armés d'écumoires, au bout de grands bâtons. Puis, c'étaient, contre le mur, des grils à faire griller des martyrs, des casseroles à fricasser un mouton, un chauffe-assiettes monumental, une vasque de marbre emplie par un continuel filet d'eau. Et l'on apercevait encore, à gauche, une laverie, des éviers de pierre larges comme des piscines ; tandis que, de l'autre côté, à droite, se trouvait un garde-manger, où l'on entrevoyait des viandes rouges, à des crocs d'acier. Une machine à pelurer les pommes de terre fonctionnait avec un tic-tac de moulin. Deux petites voitures, pleines de salades épluchées, passaient, traînées par des aides, qui allaient les remiser au frais, sous une fontaine.

– Poulet, répéta Favier, pris d'impatience.

Puis, se retournant, il ajouta plus bas :

– Il y en a un qui s'est coupé… C'est dégoûtant, ça coule dans la nourriture.

Mignot voulut voir. Toute une queue de commis grossissait, il y avait des rires, des poussées. Et, maintenant, les deux jeunes gens, la tête au guichet, se communiquaient leurs réflexions, devant cette cuisine de phalanstère, où les moindres ustensiles, jusqu'aux broches et aux lardoires, devenaient gigantesques. Il y fallait servir deux mille déjeuners et deux mille dîners, sans compter que le nombre des employés augmentait de semaine en semaine. C'était un gouffre, on y engloutissait en un jour seize hectolitres de pommes de terre, cent vingt livres de beurre, six cents kilogrammes de viande ; et, à chaque repas, on devait mettre trois tonneaux en perce, près de sept cents litres coulaient sur le comptoir de la buvette.

– Ah ! enfin ! murmura Favier, lorsque le cuisinier de service reparut avec une bassine, où il piqua une cuisse pour la lui donner.

– Poulet, dit Mignot derrière lui.

Et tous deux, tenant leurs assiettes, entrèrent dans le réfectoire, après avoir pris leur part de vin à la buvette ; pendant que, derrière leur dos, le mot « poulet » tombait sans relâche, régulièrement, et qu'on entendait la fourchette du cuisinier piquer les morceaux, avec un petit bruit rapide et cadencé.

Maintenant, le réfectoire des commis était une immense salle où les cinq cents couverts de chacune des trois séries tenaient à l'aise. Ces couverts se trouvaient alignés sur de longues tables d'acajou, placées parallèlement, dans le sens de la largeur ; aux deux bouts de la salle, des tables pareilles étaient réservées aux inspecteurs et aux chefs de rayon ; et il y avait, dans le milieu, un comptoir pour les suppléments. De grandes fenêtres, à droite et à gauche, éclairaient d'une clarté blanche cette galerie, dont le plafond, malgré ses quatre mètres de hauteur, semblait bas, écrasé par le développement démesuré des autres dimensions. Sur les murs, peints à l'huile d'une teinte jaune clair, les casiers aux serviettes étaient les seuls ornements. À la suite de ce premier réfectoire, venait celui des garçons de magasin et des cochers, où les repas étaient servis sans régularité, au fur et à mesure des besoins du service.

– Comment ! vous aussi, Mignot, vous avez une cuisse, dit Favier, lorsqu'il se fut assis à une des tables, en face de son compagnon.

D'autres commis s'installaient autour d'eux. Il n'y avait pas de nappe, les assiettes rendaient un bruit fêlé sur l'acajou ; et tous s'exclamaient, dans ce coin, car le nombre des cuisses était vraiment prodigieux.

– Encore des volailles qui n'ont que des pattes ! fit remarquer Mignot.

Ceux qui avaient des morceaux de carcasse se fâchaient. Pourtant, la nourriture s'était beaucoup améliorée, depuis les aménagements nouveaux. Mouret ne traitait plus avec un entrepreneur pour une somme fixe ; il dirigeait aussi la cuisine, il en avait fait un service organisé comme un de ses rayons, ayant un chef, des sous-chefs, un inspecteur ; et, s'il déboursait davantage, il obtenait plus de travail d'un personnel mieux nourri, calcul d'une humanitairerie pratique qui avait longtemps consterné Bourdoncle.

– Allons, la mienne est tendre tout de même, reprit Mignot. Passez donc le pain !

Le gros pain faisait le tour, et lorsqu'il se fut coupé une tranche le dernier, il replanta le couteau dans la croûte. Des retardataires accouraient à la file, un appétit féroce, doublé par la besogne du matin, soufflait sur les longues tables, d'un bout à l'autre du réfectoire. C'étaient un cliquetis grandissant de fourchettes, des glouglous de bouteilles qu'on vidait, des chocs de verres reposés trop vivement, le bruit de meule de cinq cents mâchoires solides broyant avec énergie. Et les paroles, rares encore, s'étouffaient dans les bouches pleines.

Deloche, cependant, assis entre Baugé et Liénard, se trouvait presque en face de Favier, à quelques places de distance. Tous deux s'étaient lancé un regard de rancune. Des voisins chuchotaient, au courant de leur querelle de la veille. Puis, on avait ri de la malchance de Deloche, toujours affamé, et tombant toujours, par une sorte de destinée maudite, sur le plus mauvais morceau de la table. Cette fois, il venait d'apporter un cou de poulet et un débris de carcasse. Silencieux, il laissait plaisanter, il avalait de grosses bouchées de pain, en épluchant le cou avec l'art infini d'un garçon qui avait le respect de la viande.

– Pourquoi ne réclamez-vous pas ? lui dit Baugé.

Mais il haussa les épaules. À quoi bon ? ça ne tournait jamais bien. Quand il ne se résignait pas, les choses allaient plus mal.

– Vous savez que les bobinards ont leur club, maintenant, raconta tout d'un coup Mignot. Parfaitement, le Bobin’-Club… Ça se passe chez un marchand de vin de la rue Saint-Honoré, qui leur loue une salle, le samedi.

Il parlait des vendeurs de la mercerie. Alors, toute la table s'égaya. Entre deux morceaux, la voix empâtée, chacun lâchait une phrase, ajoutait un détail ; et il n'y avait que les liseurs obstinés, qui restaient muets, perdus, le nez enfoncé dans un journal. On en tombait d'accord ; chaque année, les employés de commerce prenaient un meilleur genre. Près de la moitié, à présent, parlaient l'allemand ou l'anglais. Le chic n'était plus d'aller faire du boucan à Bullier, de rouler les café-concerts pour y siffler les chanteuses laides. Non, on se réunissait une vingtaine, on fondait un cercle.

– Est-ce qu'ils ont un piano comme les toiliers ? demanda Liénard.

– Si le Bobin’-Club a un piano, je crois bien ! cria Mignot. Et ils jouent, et ils chantent !… Même il y en a un, le petit Bavoux, qui lit des vers.

La gaieté redoubla, on blaguait le petit Bavoux ; pourtant, il y avait sous les rires une grande considération. Puis, on causa d'une pièce du Vaudeville, où un calicot jouait un vilain rôle ; plusieurs se fâchaient pendant que d'autres s'inquiétaient de l'heure à laquelle on les lâcherait le soir, car ils devaient aller en soirée, dans des familles bourgeoises. Et de tous les points de la salle immense partaient des conversations semblables, au milieu du vacarme croissant de la vaisselle. Pour chasser l'odeur de la nourriture, la buée chaude qui montait des cinq cents couverts débandés, on avait ouvert les fenêtres, dont les stores baissés étaient brûlants du lourd soleil d'août. Des souffles ardents venaient de la rue, des reflets d'or jaunissaient le plafond, baignaient d'une lumière rousse les convives en nage.

– S'il est permis de vous enfermer un dimanche, par un temps pareil ! répéta Favier.

Cette réflexion ramena ces messieurs à l'inventaire. L'année était superbe. Et l'on en vint aux appointements, aux augmentations, l'éternel sujet, la question passionnante qui les secouait tous. Il en était chaque fois de même les jours de volaille, une surexcitation se déclarait, le bruit finissait par être insupportable. Quand les garçons apportèrent les artichauts à l'huile, on ne s'entendait plus. L'inspecteur de service avait l'ordre d'être tolérant.

– À propos, cria Favier, vous connaissez l'aventure ?

Mais il eut la voix couverte. Mignot demandait :

– Qui est-ce qui n'aime pas l'artichaut ? Je vends mon dessert contre un artichaut.

Personne ne répondit. Tout le monde aimait l'artichaut. Ce déjeuner-là compterait parmi les bons, car on avait vu des pêches pour le dessert.

– Il l'a invitée à dîner, mon cher, disait Favier à son voisin de droite, en achevant son récit. Comment ! vous ne le saviez pas ?

La table entière le savait, on était fatigué d'en causer depuis le matin. Et des plaisanteries, toujours les mêmes, passèrent de bouche en bouche. Deloche frémissait, ses yeux finirent par se fixer sur Favier, qui répétait avec insistance :

– S'il ne l'a pas eue, il va l'avoir… Et il n'en aura pas l'étrenne, ah ! non, il n'en aura pas l'étrenne.

Lui aussi regardait Deloche. Il ajouta d'un air provocant :

– Ceux qui aiment les os peuvent se la payer pour cent sous.

Brusquement, il baissa la tête. Deloche, cédant à un mouvement irrésistible, venait de lui jeter son dernier verre de vin par la figure, en bégayant :

– Tiens ! sale menteur, j'aurais dû t'arroser hier !

Ce fut un esclandre. Quelques gouttes avaient éclaboussé les voisins de Favier, dont les cheveux seuls se trouvaient mouillés légèrement : le vin, lancé d'une main trop rude, était allé tomber de l'autre côté de la table. Mais on se fâchait. Il couchait donc avec, qu'il la défendait ainsi ? Quelle brute ! il aurait mérité une paire de gifles, pour apprendre à se conduire. Pourtant, les voix baissèrent, on signalait l'approche de l'inspecteur, et c'était inutile de mettre la direction dans la querelle. Favier se *******a de dire :

– S'il m'avait attrapé, vous auriez vu quelle danse !

Puis, cela finit par des moqueries. Lorsque Deloche, encore tremblant, voulut boire pour cacher son trouble, et qu'il saisit d'une main tremblante son verre vide, des rires coururent. Il reposa son verre gauchement, il se mit à sucer les feuilles d'artichaut qu'il avait mangées déjà.

– Passez donc la carafe à Deloche, dit tranquillement Mignot. Il a soif.

Les rires redoublèrent. Ces messieurs prenaient des assiettes propres aux piles qui se dressaient sur la table, de distance en distance : tandis que les garçons promenaient le dessert, des pêches dans des corbeilles. Et tous se tinrent les côtes, lorsque Mignot ajouta :

– Chacun son goût, Deloche mange la pêche au vin.

Celui-ci restait immobile. La tête basse, comme sourd, il ne semblait pas entendre les plaisanteries, il éprouvait un regret désespéré de ce qu'il venait de faire. Ces gens avaient raison, à quel titre la défendait-il ? on allait croire toutes sortes de vilaines choses, il se serait battu lui-même, de l'avoir ainsi compromise, en voulant l'innocenter. C'était sa chance habituelle, il aurait mieux fait de crever tout de suite, car il ne pouvait même céder à son cœur, sans commettre des bêtises. Des larmes lui montaient aux yeux. N'était-ce pas également sa faute, si le magasin causait de la lettre écrite par le patron ? Il les entendait bien ricaner, avec des mots crus sur cette invitation, dont Liénard seul avait reçu la confidence ; et il s'accusait, il n'aurait pas dû laisser parler Pauline devant ce dernier, il se rendait responsable de l'indiscrétion commise.

– Pourquoi avez-vous raconté ça ? murmura-t-il enfin d'une voix douloureuse. C'est très mal.

– Moi ! répondit Liénard, mais je ne l'ai dit qu'à une ou deux personnes, en exigeant le secret… Est-ce qu'on sait comment les choses se répandent !

Lorsque Deloche se décida à boire un verre d'eau, toute la table éclata encore. On finissait, les employés, renversés sur leurs chaises, attendaient le coup de cloche, s'interpellant de loin dans l'abandon du repas. Au grand comptoir central, on avait demandé peu de suppléments, d'autant plus que, ce jour-là, c'était la maison qui payait le café. Les tasses fumaient, des visages en sueur luisaient sous les vapeurs légères, flottantes comme des nuées bleues de cigarettes. Aux fenêtres, les stores tombaient, immobiles, sans un battement. Un d'eux remonta, une nappe de soleil traversa la salle, incendia le plafond. Le brouhaha des voix battait les murs d'un tel bruit, que le coup de cloche ne fut d'abord entendu que des tables voisines de la porte. On se leva, la débandade de la sortie emplit longuement les corridors.

Cependant, Deloche était resté en arrière, pour échapper aux mots d'esprit qui continuaient. Baugé sortit même avant lui ; et Baugé d'habitude quittait la salle le dernier, faisait un détour et rencontrait Pauline, au moment où celle-ci se rendait au réfectoire des dames : c'était une manœuvre arrêtée entre eux, la seule manière de se voir une minute, durant les heures de travail. Mais, ce jour-là, comme ils se baisaient à pleine bouche, dans un angle du corridor, Denise qui montait également déjeuner, les surprit. Elle marchait d'un pas difficile, à cause de son pied.

– Oh ! ma chère, balbutia Pauline très rouge, ne dites rien, n'est-ce pas ?

Baugé, avec ses gros membres, sa carrure de géant, tremblait ainsi qu'un petit garçon. Il murmura :

– C'est qu'ils nous flanqueraient très bien dehors… Notre mariage a beau être annoncé, ils ne comprennent pas qu'on s'embrasse, ces animaux-là !

Denise, toute remuée, affecta de ne pas les avoir vus. Et Baugé se sauvait, lorsque Deloche, qui prenait le plus long, parut à son tour. Il voulut s'excuser, il balbutia des phrases que Denise ne saisit pas d'abord. Puis, comme il reprochait à Pauline d'avoir parlé devant Liénard, et que celle-ci demeurait embarrassée, la jeune fille eut enfin l'explication des mots qu'on chuchotait derrière elle, depuis le matin. C'était l'histoire de la lettre qui circulait. Elle fut reprise du frisson dont cette lettre l'avait secouée, elle se voyait déshabillée par tous les hommes.

– Moi, je ne savais pas, répétait Pauline. D'ailleurs, il n'y a rien là-dedans de vilain… On laisse causer, ils ragent tous, pardi !

– Ma chère, dit enfin Denise de son air raisonnable, je ne vous en veux point… Vous n'avez raconté que la vérité. J'ai reçu une lettre, c'est à moi d'y répondre.

Deloche s'en alla navré, ayant compris que la jeune fille acceptait la situation et qu'elle irait, le soir, au rendez-vous. Quand les deux vendeuses eurent déjeuné, dans une petite salle voisine de la grande, et où les femmes étaient servies plus confortablement, Pauline dut aider Denise à descendre, car le pied de celle-ci se fatiguait.

En bas, dans l'échauffement de l'après-midi, l'inventaire ronflait davantage. L'heure était venue du coup de collier, lorsque, devant la besogne peu avancée du matin, toutes les forces se tendaient, pour avoir fini le soir. Les voix se haussaient encore, on ne voyait que la gesticulation des bras, vidant toujours les cases, jetant les marchandises, et on ne pouvait plus marcher, la crue des piles et des ballots, sur les parquets, montait à la hauteur des comptoirs. Une houle de têtes, de poings brandis, de membres volants, semblait se perdre au fond des rayons, dans un lointain confus d'émeute. C'était la fièvre dernière du branle-bas, la machine près de sauter ; tandis que, le long des glaces sans tain, autour du magasin fermé, continuaient à passer de rares promeneurs, blêmes de l'ennui étouffant du dimanche. Sur le trottoir de la rue Neuve-Saint-Augustin, trois grandes filles en cheveux, l'air souillon, s'étaient plantées, collant effrontément leurs visages aux glaces, tâchant de voir la drôle de cuisine qu'on bâclait là-dedans.

Lorsque Denise rentra aux confections, Mme Aurélie laissa Marguerite achever l'appel des vêtements. Il restait à faire un travail de contrôle, pour lequel, désireuse de silence, elle se retira dans la salle de l'échantillonnage, en emmenant la jeune fille.

– Venez avec moi, nous collationnerons… Puis, vous additionnerez.

Mais, comme elle voulut laisser la porte ouverte, afin de surveiller ces demoiselles, le vacarme entrait, on ne s'entendait guère plus, au fond de cette salle. C'était une vaste pièce carrée, garnie seulement de chaises et de trois longues tables. Dans un coin, étaient les grands couteaux mécaniques, pour couper les échantillons. Des pièces entières y passaient, on expédiait par an plus de soixante mille francs d'étoffes, ainsi déchiquetées en lanières. Du matin au soir, les couteaux hachaient la soie, la laine, la toile, avec un bruit de faux. Ensuite, il fallait assembler les cahiers, les coller ou les coudre. Et il y avait encore, entre les deux fenêtres, une petite imprimerie, pour les étiquettes.

– Plus bas donc ! criait de temps à autre Mme Aurélie, qui n'entendait pas Denise lire les articles.

Quand la collation des premières listes fut terminée, elle laissa la jeune fille devant une des tables, plongée dans les additions. Puis, elle reparut presque tout de suite, elle installa Mlle de Fontenailles, dont les trousseaux n'avaient plus besoin, et qu'ils lui passaient. Cette dernière additionnerait aussi, on gagnerait du temps. Mais l'apparition de la marquise, comme la nommait Clara méchamment, avait remué le rayon. On riait, on plaisantait Joseph, des mots féroces arrivaient par la porte.

– Ne vous reculez pas, vous ne me gênez aucunement, dit Denise saisie d'une grande pitié. Tenez ! mon encrier suffira, vous prendrez de l'encre avec moi.

Mlle de Fontenailles, dans l'hébétement de sa déchéance, ne trouva pas même un mot de gratitude. Elle devait boire, sa maigreur avait des teintes plombées, et ses mains seules, blanches et fines, disaient encore la distinction de sa race.

Cependant, les rires tombèrent tout d'un coup, on entendit la besogne reprendre son ronflement régulier. C'était Mouret qui faisait de nouveau le tour des rayons. Mais il s'arrêta, il chercha Denise, surpris de ne pas la voir. D'un signe, il avait appelé Mme Aurélie ; et tous deux s'écartèrent, parlèrent bas un instant. Il devait l'interroger. Elle désigna des yeux la salle de l'échantillonnage, puis sembla rendre des comptes. Sans doute elle rapportait que la jeune fille avait pleuré le matin.

– Parfait ! dit tout haut Mouret, en se rapprochant. Montrez-moi les listes.

– Par ici, monsieur, répondit la première. Nous nous sommes sauvées du tapage.

Il la suivit dans la pièce voisine. Clara ne fut pas dupe de la manœuvre : elle murmura qu'on ferait mieux d'aller chercher un lit tout de suite. Mais Marguerite lui jetait les vêtements d'une main plus vive, pour l'occuper et lui fermer la bouche. Est-ce que la seconde n'était pas une bonne camarade ? ses affaires ne regardaient personne. Le rayon devenait complice, les vendeuses s'agitaient davantage, les dos de Lhomme et de Joseph se renflaient, comme sourds. Et l'inspecteur Jouve, ayant remarqué de loin la tactique de Mme Aurélie, vint marcher devant la porte de l'échantillonnage, du pas régulier d'un factionnaire qui garde le bon plaisir d'un supérieur.

– Donnez les listes à monsieur, dit la première en entrant.

Denise les donna, puis resta les yeux levés. Elle avait eu un léger sursaut, mais elle s'était domptée, et elle gardait un beau calme, les joues pâles. Un instant, Mouret parut s'absorber dans l'énumération des articles, sans un regard pour la jeune fille. Le silence régnait. Alors, Mme Aurélie, s'étant approchée de Mlle de Fontenailles, qui n'avait pas même tourné la tête, parut mé*******e de ses additions, et lui dit à demi-voix :

– Allez donc aider aux paquets… Vous n'avez pas l'habitude des chiffres.

Celle-ci se leva, retourna au rayon, où des chuchotements l'accueillirent. Joseph, sous les yeux rieurs de ces demoiselles, écrivait de travers, Clara, enchantée de cette aide qui lui arrivait, la bousculait pourtant, dans la haine qu'elle avait de toutes les femmes, au magasin. Était-ce idiot, de tomber à l'amour d'un homme de peine, quand on était marquise ! Et elle lui jalousait cet amour.

– Très bien ! très bien ! répétait Mouret, en affectant toujours de lire.

Cependant, Mme Aurélie ne savait comment sortir à son tour, d'une façon décente. Elle piétinait, allait regarder les couteaux mécaniques, furieuse que son mari n'inventât pas une histoire pour l'appeler ; mais il n'était jamais aux affaires sérieuses, il serait mort de soif à côté d'une mare. Ce fut Marguerite qui eut l'intelligence de demander un renseignement.

– J'y vais, répondit la première.

Et, sa dignité désormais à couvert, ayant un prétexte aux yeux de ces demoiselles qui la guettaient, elle laissa enfin seuls Mouret et Denise qu'elle venait de rapprocher, elle sortit d'un pas majestueux, le profil si noble, que les vendeuses n'osèrent même se permettre un sourire.

Lentement, Mouret avait reposé les listes sur la table. Il regardait la jeune fille, qui était restée assise, la plume à la main. Elle ne détournait pas les regards, elle avait seulement pâli davantage.

– Vous viendrez, ce soir ? demanda-t-il à demi-voix.

– Non, monsieur, répondit-elle, je ne pourrai pas. Mes frères doivent se trouver chez mon oncle, et j'ai promis de dîner avec eux.

– Mais votre pied ! vous marchez trop difficilement.

– Oh ! j'irai bien jusque-là, je me sens beaucoup mieux depuis ce matin.

À son tour, il était devenu pâle, devant ce refus tranquille. Une révolte nerveuse agitait ses lèvres. Pourtant, il se contenait, il reprit de son air de patron obligeant qui s'intéresse simplement à une de ses demoiselles :

– Voyons, si je vous priais… Vous savez dans quelle estime je vous tiens.

Denise garda son attitude respectueuse.

– Je suis très touchée, monsieur, de votre bonté pour moi, et je vous remercie de cette invitation. Mais, je le répète, c'est impossible, mes frères m'attendent ce soir.

Elle s'entêtait à ne pas comprendre. La porte demeurait ouverte, et elle sentait bien cependant le magasin entier qui la poussait. Pauline l'avait traitée amicalement de grande sotte, les autres se moqueraient d'elle, si elle refusait l'invitation. Mme Aurélie qui s'en était allée, Marguerite dont elle entendait monter la voix, le dos de Lhomme qu'elle apercevait immobile et discret, tous voulaient sa chute, tous la jetaient au maître. Et le ronflement lointain de l'inventaire, ces millions de marchandises, criés à la volée, remués à bout de bras, étaient comme un vent chaud qui soufflait la passion jusqu'à elle.

Il y eut un silence. Par moments, le bruit couvrait les paroles de Mouret, qu'il accompagnait du vacarme formidable d'une fortune de roi, gagnée dans les batailles.

– Alors, quand viendrez-vous ? demanda-t-il de nouveau. Demain ?

Cette simple question troubla Denise. Elle perdit un instant son calme, elle balbutia :

– Je ne sais pas… Je ne sais pas…

Il sourit, il essaya de lui prendre une main, qu'elle retira.

– De quoi donc avez-vous peur ?

Mais elle relevait déjà la tête, elle le regardait en face, et elle dit, en souriant de son air doux et brave :

– Je n'ai peur de rien, monsieur… On fait seulement ce qu'on veut faire, n'est-ce pas ? Moi je ne veux pas, voilà tout !

Comme elle se taisait, un craquement la surprit. Elle se retourna et vit la porte se fermer avec lenteur. C'était l'inspecteur Jouve qui prenait sur lui de la tirer. Les portes rentraient dans son service, aucune ne devait rester ouverte. Et il se mit à monter gravement sa faction. Personne ne parut s'apercevoir de cette porte fermée d'un air si simple. Clara seule lâcha un mot cru à l'oreille de Mlle de Fontenailles, qui demeura blême, le visage mort.

Denise, cependant, s'était levée. Mouret lui disait d'une voix basse, et tremblante :

– Écoutez, je vous aime… Vous le savez depuis longtemps, ne jouez pas le jeu cruel de faire l'ignorante avec moi… Et ne craignez rien. Vingt fois, j'ai eu l'envie de vous appeler dans mon cabinet. Nous aurions été seuls, je n'aurais eu qu'à pousser un verrou. Mais je n'ai pas voulu, vous voyez bien que je vous parle ici, où chacun peut entrer… Je vous aime, Denise…

Elle était debout, la face blanche, l'écoutant, le regardant toujours en face.

– Dites, pourquoi refusez-vous ?… N'avez-vous donc pas de besoins ? Vos frères sont une lourde charge. Tout ce que vous me demanderiez, tout ce que vous exigeriez de moi…

D'un mot, elle l'arrêta :

– Merci, je gagne maintenant plus qu'il ne me faut.

– Mais c'est la liberté que je vous offre, c'est une existence de plaisirs et de luxe… Je vous mettrai chez vous, je vous assurerai une petite fortune.

– Non, merci, je m'ennuierais à ne rien faire… Je n'avais pas dix ans que je gagnais ma vie.

Il eut un geste fou. C'était la première qui ne cédait pas. Il n'avait eu qu'à se baisser pour prendre les autres, toutes attendaient son caprice en servantes soumises ; et celle-ci disait non, sans même donner un prétexte raisonnable. Son désir, contenu depuis longtemps, fouetté par la résistance, s'exaspérait. Peut-être n'offrait-il pas assez ; et il doubla ses offres, et il la pressa davantage.

– Non, non, merci, répondait-elle chaque fois, sans une défaillance.

Alors, il laissa échapper ce cri de son cœur :

– Vous ne voyez donc pas que je souffre ! … Oui, c'est imbécile, je souffre comme un enfant !

Des larmes mouillèrent ses yeux. Un nouveau silence régna. On entendit encore, derrière la porte close, le ronflement adouci de l'inventaire. C'était comme un bruit mourant de triomphe, l'accompagnement se faisait discret, dans cette défaite du maître.

– Si je voulais pourtant ! dit-il d'une voix ardente, en lui saisissant les mains.

Elle les lui laissa, ses yeux pâlirent, toute sa force s'en allait.

Une chaleur lui venait des mains tièdes de cet homme, l'emplissait d'une lâcheté délicieuse. Mon Dieu ! comme elle l'aimait, et quelle douceur elle aurait goûtée à se pendre à son cou, pour rester sur sa poitrine !

– Je veux, je veux, répétait-il affolé. Je vous attends ce soir, ou je prendrai des mesures…

Il devenait brutal. Elle poussa un léger cri, la douleur qu'elle ressentait aux poignets lui rendit son courage. D'une secousse, elle se dégagea. Puis, toute droite, l'air grandi dans sa faiblesse :

– Non, laissez-moi… Je ne suis pas une Clara, qu'on lâche le lendemain. Et puis, monsieur, vous aimez une personne, oui, cette dame qui vient ici… Restez avec elle. Moi, je ne partage pas.

La surprise le tenait immobile. Que disait-elle donc et que voulait-elle ? Jamais les filles ramassées par lui dans les rayons, ne s'étaient inquiétées d'être aimées. Il aurait dû en rire, et cette attitude de fierté tendre achevait de lui bouleverser le cœur.

– Monsieur, reprit-elle, rouvrez cette porte. Ce n'est pas convenable, d'être ainsi ensemble.

Mouret obéit, et les tempes bourdonnantes, ne sachant comment cacher son angoisse, il rappela Mme Aurélie, s'emporta contre le stock des rotondes, dit qu'il faudrait baisser les prix, et les baisser tant qu'il en resterait une. C'était la règle de la maison, on balayait tout chaque année, on vendait à soixante pour cent de perte, plutôt que de garder un modèle ancien ou une étoffe défraîchie. Justement, Bourdoncle, à la recherche du directeur, l'attendait depuis un instant, arrêté devant la porte close par Jouve, qui lui avait glissé un mot à l'oreille, d'un air grave. Il s'impatientait, sans trouver cependant la hardiesse de déranger le tête-à-tête. Était-ce possible ? un jour pareil, avec cette chétive créature ! Et, lorsque la porte se rouvrit enfin, Bourdoncle parla des soies de fantaisie, dont le stock allait être énorme. Ce fut un soulagement pour Mouret, qui put crier à l'aise. À quoi songeait Bouthemont ? Il s'éloigna, en déclarant qu'il n'admettait pas qu'un acheteur manquât de flair, jusqu'à commettre la bêtise de s'approvisionner au-delà des besoins de la vente.

– Qu'a-t-il ? murmura Mme Aurélie, toute remuée par les reproches.

Et ces demoiselles se regardèrent avec surprise. À six heures, l'inventaire était terminé. Le soleil luisait encore, un blond soleil d'été, dont le reflet d'or tombait par les vitrages des halls. Dans l'air alourdi des rues, déjà des familles lasses revenaient de la banlieue, chargées de bouquets, et traînant des enfants. Un à un, les rayons avaient fait silence. On n'entendait plus, au fond des galeries, que les appels attardés de quelques commis vidant une dernière case. Puis, ces voix elles-mêmes se turent, il ne resta du vacarme de la journée qu'un grand frisson, au-dessus de la débâcle formidable des marchandises. Maintenant, les casiers, les armoires, le cartons, les boîtes, se trouvaient vides : pas un mètre d'étoffe, pas un objet quelconque n'était demeuré à sa place. Les vastes magasins n'offraient que la carcasse de leur aménagement, les menuiseries absolument nettes, comme au jour de l'installation. Cette nudité était la preuve visible du relevé complet et exact de l'inventaire. Et, à terre, s'entassaient seize millions de marchandises, une mer montante qui avait fini par submerger les tables et les comptoirs. Les commis, noyés jusqu'aux épaules, commençaient à replacer chaque article. On espérait avoir terminé vers dix heures.

Comme Mme Aurélie, qui était de la première table, descendait du réfectoire, elle rapporta le chiffre d'affaires réalisées dans l'année, un chiffre que les additions des divers rayons donnaient à l'instant. Le total était de quatre-vingts millions, dix millions de plus que l'année précédente. Il n'y avait eu une baisse que sur les soies de fantaisie.

– Si M. Mouret n'est pas *******, je ne sais ce qu'il lui faut, ajouta la première. Tenez ! il est là-bas, en haut du grand escalier, l'air furieux.

Ces demoiselles allèrent le voir. Il était seul, debout, le visage sombre, au-dessus des millions écroulés à ses pieds.

– Madame, vint demander à ce moment Denise, seriez-vous assez bonne pour me permettre de me retirer ? Je ne sers plus à rien, à cause de ma jambe, et comme je dois dîner chez mon oncle, avec mes frères…

Ce fut un étonnement. Elle n'avait donc pas cédé ? Mme Aurélie hésita, parut sur le point de lui défendre de sortir, la voix brève et mé*******e ; pendant que Clara haussait les épaules, pleine d'incrédulité ; laissez donc ! c'était bien simple, il ne voulait plus d'elle ! Quand Pauline apprit ce dénouement, elle se trouvait devant les layettes, avec Deloche. La joie brusque du jeune homme la mit en colère : ça l'avançait à grand-chose, n'est-ce pas ? il était peut-être heureux que son amie fût assez sotte pour manquer sa fortune ? Et Bourdoncle, qui n'osait aller déranger Mouret, dans son isolement farouche, se promenait au milieu des bruits, désolé lui-même, saisi d'inquiétude.

Cependant, Denise descendit. Comme elle arrivait au bas du petit escalier de gauche, doucement, en s'appuyant à la rampe, elle tomba sur un groupe de vendeurs qui ricanaient. Son nom fut prononcé, elle sentit qu'on parlait encore de son aventure. On ne l'avait pas aperçue.

– Allons donc ! des manières ! disait Favier. C'est pétri de vice… Oui, je connais quelqu'un qu'elle a voulu prendre de force.

Et il regardait Hutin, qui, pour conserver sa dignité de second, se tenait à quatre pas, sans se mêler aux plaisanteries. Mais il fut si flatté de l'air d'envie dont les autres le considéraient, qu'il daigna murmurer :

– Ce qu'elle m'a embêté, celle-là !

Denise, frappée au cœur, se retint à la rampe. On dut la voir, tous se dispersèrent avec des rires. Il avait raison, elle s'accusait de ses ignorances d'autrefois, quand elle songeait à lui. Mais comme il était lâche et comme elle le méprisait, maintenant ! Un grand trouble l'avait saisie : n'était-ce pas étrange qu'elle eût trouvé tout à l'heure la force de repousser un homme adoré, lorsqu'elle se sentait si faible, jadis, devant ce misérable garçon, dont elle rêvait seulement l'amour ? Sa raison et sa vaillance sombraient dans ces contradictions de son être, où elle cessait de lire clairement. Elle se hâta de traverser le hall.

Puis, un instinct lui fit lever la tête, pendant qu'un inspecteur ouvrait la porte, fermée depuis le matin. Et elle aperçut Mouret. Il était toujours en haut de l'escalier, sur le grand palier central, dominant la galerie. Mais il avait oublié l'inventaire, il ne voyait pas son empire, ces magasins crevant de richesses. Tout avait disparu, les victoires bruyantes d'hier, la fortune colossale de demain. D'un regard désespéré, il suivait Denise, et quand elle eut passé la porte, il n'y eut plus rien, la maison devint noire.

 
 

 

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Chapitre 11



XI

Bouthemont, ce jour-là, arriva le premier chez Mme Desforges, au thé de quatre heures. Seule encore dans son grand salon Louis XVI, dont les cuivres et la brocatelle avaient une gaieté claire, celle-ci se leva d'un air d'impatience, en disant :

– Eh bien ?

– Eh bien ! répondit le jeune homme, quand je lui ai dit que je monterais sans doute vous saluer, il m'a formellement promis de venir.

– Vous lui avez fait entendre que je comptais sur le Baron, aujourd'hui ?

– Sans doute… C'est cela qui a paru le décider.

Ils parlaient de Mouret. L'année précédente, ce dernier s'était pris d'une brusque tendresse pour Bouthemont, au point de l'admettre dans ses plaisirs ; et même il l'avait introduit chez Henriette, heureux d'avoir un complaisant à demeure, qui égayait un peu une liaison dont il se fatiguait. C'était ainsi que le premier à la soie avait fini par devenir le confident de son patron et de la jolie veuve : il faisait leurs petites commissions, causait de l'un avec l'autre, les raccommodait parfois. Henriette, dans les crises de sa jalousie, s'abandonnait à une intimité dont il restait surpris et embarrassé, car elle perdait ses prudences de femme du monde, mettant son art à sauver les apparences.

Elle s'écria violemment :

– Il fallait l'amener. J'aurais été sûre.

– Dame ! dit-il avec un rire bon garçon, ce n'est pas ma faute, s'il s'échappe toujours, à présent… Oh ! il m'aime bien quand même. Sans lui, j'aurais du mal là-bas.

En effet, sa situation au Bonheur des Dames était menacée, depuis le dernier inventaire. Il avait eu beau prétexter la saison pluvieuse, on ne lui pardonnait pas le stock considérable des soies de fantaisie ; et, comme Hutin exploitait l'aventure, le minait auprès des chefs avec un redoublement de rage sournoise, il sentait très bien le sol craquer sous lui. Mouret l'avait condamné, ennuyé sans doute maintenant de ce témoin qui le gênait pour rompre, las d'une familiarité sans bénéfices. Mais, selon son habituelle tactique, il poussait Bourdoncle en avant : c'était Bourdoncle et les autres intéressés qui exigeaient le renvoi, à chaque conseil ; tandis que lui résistait, disait-il, défendait son ami énergiquement, au risque des plus gros embarras.

– Enfin, je vais attendre, reprit Mme Desforges. Vous savez que cette fille doit être ici à cinq heures… Je veux les mettre en présence. Il faut que j'aie leur secret.

Et elle revint sur ce plan médité, elle répéta, dans sa fièvre, qu'elle avait fait prier Mme Aurélie de lui envoyer Denise, pour voir un manteau qui allait mal. Quand elle tiendrait la jeune fille au fond de sa chambre, elle trouverait bien le moyen d'appeler Mouret ; et elle agirait ensuite.

Bouthemont, assis en face d'elle, la regardait de ses beaux yeux rieurs, qu'il tâchait de rendre graves. Ce joyeux compère à la barbe d'un noir d'encre, ce noceur braillard dont le sang chaud de Gascon empourprait la face, songeait que les femmes. du monde n'étaient guère bonnes, et qu'elles lâchaient un joli déballage, quand elles osaient vider leur sac. Certainement, les maîtresses de ses amis, des filles de boutique, ne se permettaient pas de confidences plus complètes.

– Voyons, se hasarda-t-il à dire, qu'est ce que ça peut vous faire, puisque je vous jure qu'il n'y a absolument rien entre eux ?

– Justement ! cria-t-elle, il l'aime, celle-là… Je me moque des autres, de simples rencontres, des hasards d'un jour !

Elle parla de Clara avec dédain. On lui avait bien dit que Mouret, après les refus de Denise, s'était rejeté sur cette grande rousse à tête de cheval, sans doute par calcul ; car il la maintenait au rayon, pour l'afficher, en la comblant de cadeaux. D'ailleurs, depuis près de trois mois, il menait une vie terrible de plaisirs, semant l'argent avec une prodigalité dont on causait : il avait acheté un hôtel à une rouleuse de coulisses, il était mangé par deux ou trois autres coquines à la fois, qui semblaient lutter de caprices coûteux et bêtes.

– C'est la faute de cette créature, répétait Henriette. Je sens qu'il se ruine avec d'autres, parce qu'elle le repousse… Du reste, que m'importe son argent ! Je l'aurais mieux aimé pauvre. Vous savez comme je l'aime, vous qui êtes devenu notre ami.

Elle s'arrêta, étranglée, près d'éclater en larmes ; et, d'un mouvement d'abandon, elle lui tendit les deux mains. C'était vrai, elle adorait Mouret pour sa jeunesse et ses triomphes, jamais un homme ne l'avait ainsi prise tout entière, dans un frisson de sa chair et de son orgueil ; mais, à la pensée de le perdre, elle entendait aussi sonner le glas de la quarantaine, elle se demandait avec terreur comment remplacer ce grand amour.

– Oh ! je me vengerai, murmura-t-elle, je me vengerai, s'il se conduit mal !

Bouthemont lui tenait toujours les mains. Elle était encore belle. Ce serait seulement une maîtresse gênante, et il n'aimait guère ce genre-là. La chose pourtant méritait réflexion, il y aurait peut-être intérêt à risquer des ennuis.

– Pourquoi ne vous établissez-vous pas ? dit-elle tout d'un coup, en se dégageant.

Il demeura étonné. Puis, il répondit :

– Mais il faudrait des fonds considérables… L'année dernière, une idée m'a bien travaillé la tête. Je suis convaincu qu'on trouverait encore, dans Paris, la clientèle d'un ou deux grands magasins ; seulement il faudrait choisir le quartier. Le Bon Marché a la rive gauche, le Louvre tient le centre ; nous accaparons, au Bonheur, les quartiers riches de l'ouest. Reste le nord, où l'on pourrait créer une concurrence à la place Clichy. Et j'avais découvert une situation superbe, près de l'Opéra…

– Eh bien ?

Il se mit à rire bruyamment.

– Imaginez-vous que j'ai eu la bêtise de parler de cela à mon père… Oui, j'ai été assez naïf pour le prier de chercher des actionnaires à Toulouse.

Et il conta gaiement la colère du bonhomme, enragé contre les grands bazars parisiens, du fond de sa petite boutique de province. Le vieux Bouthemont, que les trente mille francs gagnés par son fils suffoquaient, avait répondu qu'il donnerait son argent et celui de ses amis aux hospices, plutôt que de contribuer pour un centime à un de ces grands magasins qui étaient les maisons de tolérance du commerce.

– D'ailleurs, conclut le jeune homme, il faudrait des millions.

– Si on les trouvait ? dit simplement Mme Desforges.

Il la regarda, subitement sérieux. N'était-ce qu'une parole de femme jalouse ? Mais elle ne lui laissa pas le temps de la questionner, elle ajouta :

– Enfin, vous savez combien je m'intéresse à vous… Nous en recauserons.

Le timbre de l’antichambre avait retenti. Elle se leva, et lui-même, d'un mouvement instinctif, recula sa chaise, comme si déjà l'on eût pu les surprendre. Un silence régna, dans le salon aux tentures riantes, garni d'une telle profusion de plantes vertes, qu'il y avait comme un petit bois entre les deux fenêtres. Debout, l'oreille vers la porte, elle attendait.

– C'est lui, murmura-t-elle.

Le domestique annonça :

– M. Mouret, M. de Vallagnosc.

Elle ne put retenir un geste de colère. Pourquoi ne venait-il pas seul ? Il devait être allé chercher son ami, dans la crainte d'un tête-à-tête possible. Puis, elle eut un sourire, elle tendit la main aux deux hommes.

– Comme vous devenez rare !… Je dis cela aussi pour vous, monsieur de Vallagnosc.

Son désespoir était de grossir, elle se serrait dans des toilettes de soie noire, afin de dissimuler l'embonpoint qui montait. Pourtant, sa jolie tête, aux cheveux sombres, gardait sa finesse aimable. Et Mouret put lui dire familièrement, en l'enveloppant d'un regard :

– Il est inutile de vous demander de vos nouvelles, Vous êtes fraîche comme une rose.

– Oh ! je me porte trop bien, répondit-elle. Du reste, j'aurais pu mourir, vous n'en auriez rien su.

Elle l'examinait aussi, le trouvait nerveux et las, les paupières battues, le teint plombé.

– Eh bien ! reprit-elle d'un ton qu'elle tâcha de rendre plaisant, je ne vous rendrai pas votre flatterie, vous n'avez guère bonne mine, ce soir.

– Le travail ! dit Vallagnosc.

Mouret eut un geste vague, sans répondre. Il venait d'apercevoir Bouthemont, il lui adressait un signe amical de la tête. Au temps de leur grande intimité, il l'enlevait lui-même au rayon, et l'amenait chez Henriette, pendant le gros travail de l'après-midi. Mais les temps étaient changés, il lui dit à demi-voix :

– Vous avez filé de bien bonne heure… Vous savez qu'ils se sont aperçus de votre sortie et qu'ils sont furieux, là-bas.

Il parlait de Bourdoncle et des autres intéressés, comme s'il n'avait pas été le maître.

– Ah ! murmura Bouthemont, inquiet.

– Oui, j'ai à causer avec vous… Attendez-moi, nous nous en irons ensemble.

Cependant, Henriette s'était assise de nouveau ; et, tout en écoutant Vallagnosc, qui lui annonçait la visite probable de Mme de Boves, elle ne quittait pas Mouret des yeux. Celui-ci, redevenu muet, regardait les meubles, semblait chercher au plafond. Puis, comme elle se plaignait en riant de n'avoir plus que des hommes à son thé de quatre heures, il s'oublia jusqu'à lâcher cette phrase :

– Je croyais trouver le baron Hartmann.

Henriette avait pâli. Sans doute elle savait qu'il venait chez elle uniquement pour s'y rencontrer avec le baron ; mais il aurait pu ne pas lui jeter ainsi son indifférence à la face. Justement, la porte s'était ouverte, et le domestique se tenait debout derrière elle. Quand elle l'eut interrogé d'un mouvement de tête, il se pencha, il lui dit très bas :

– C'est pour ce manteau. Madame m'a recommandé de la prévenir… La demoiselle est là.

Alors, elle haussa la voix de façon à être entendue. Toute sa souffrance jalouse se soulagea dans ces mots, d'une sécheresse méprisante :

– Qu'elle attende !

– Faut-il la faire entrer dans le cabinet de madame ?

– Non, non, qu'elle reste dans l'antichambre ! Et, quand le domestique fut sorti, elle reprit tranquillement sa conversation avec Vallagnosc. Mouret, retombé dans sa lassitude, avait écouté d'une oreille distraite, sans comprendre. Bouthemont, que préoccupait l'aventure, réfléchissait. Mais presque aussitôt la porte se rouvrit, deux dames furent introduites.

– Imaginez-vous, dit Mme Marty, je descendais de voiture, lorsque j'ai vu arriver Mme de Boves sous les arcades.

– Oui, expliqua celle-ci, il fait beau, et comme mon médecin veut toujours que je marche…

Puis, après un échange général de poignées de mains, elle demanda à Henriette :

– Vous prenez donc une nouvelle femme de chambre ?

– Non, répondit celle-ci étonnée. Pourquoi ?

– C'est que je viens de voir dans l'antichambre une jeune fille…

Henriette l'interrompit en riant.

– N'est-ce pas ? toutes ces filles de boutique ont l'air de femmes de chambre… Oui, c'est une demoiselle qui vient pour corriger un manteau.

Mouret la regarda fixement, effleuré d'un soupçon. Elle continuait avec une gaieté forcée, elle racontait qu'elle avait acheté cette confection au Bonheur des Dames, la semaine précédente.

– Tiens ! dit Mme Marty, ce n'est donc plus Sauveur qui vous habille ?

– Si, ma chère, seulement j'ai voulu faire une expérience. Et puis, j'étais assez satisfaite d'un premier achat, d'un manteau de voyage… Mais, cette fois, ça n'a pas réussi du tout. Vous avez beau dire, on est fagotée, dans vos magasins. Oh ! je ne me gêne pas, je parle devant M. Mouret… Jamais vous n'habillerez une femme un peu distinguée.

Mouret ne défendait pas sa maison, les yeux toujours sur elle, se rassurant, se disant qu'elle n'aurait point osé. Et ce fut Bouthemont qui dut plaider la cause du Bonheur.

– Si toutes les femmes du beau monde qui s'habillent chez nous s'en vantaient, répliqua-t-il gaiement, vous seriez bien étonnée de notre clientèle… Commandez-nous un vêtement sur mesure, il vaudra ceux de Sauveur, et vous le payerez la moitié moins cher. Mais voilà, c'est justement parce qu'il est moins cher, qu'il est moins bien.

– Alors, elle ne va pas, cette confection ? reprit Mme de Boves. Maintenant, je reconnais la demoiselle… Il fait un peu sombre, dans votre antichambre.

– Oui, ajouta Mme Marty, je cherchais où j'avais déjà vu cette tournure… Eh bien ! allez, ma chère, ne vous gênez pas avec nous.

Henriette eut un geste de dédaigneuse insouciance.

– Oh ! tout à l'heure, rien ne presse.

Ces dames continuèrent la discussion sur les vêtements des grands magasins. Puis, Mme de Boves parla de son mari, qui, disait-elle, venait de partir en inspection, pour visiter le dépôt d'étalons de Saint-Lô, et, justement, Henriette racontait que la maladie d'une tante avait appelé la veille Mme Guibal en Franche-Comté. Du reste, elle ne comptait pas non plus, ce jour-là, sur Mme Bourdelais, qui, toutes les fins de mois, s'enfermait avec une ouvrière, afin de passer en revue le linge de son petit monde. Cependant, Mme Marty semblait agitée d'une sourde inquiétude. La situation de M. Marty était menacée au lycée Bonaparte, à la suite de leçons données par le pauvre homme, dans des institutions louches, où se faisait tout un négoce sur les diplômes de bachelier ; il battait monnaie comme il pouvait, fiévreusement, pour suffire aux rages de dépense qui saccageaient son ménage ; et elle, en le voyant pleurer un soir, devant la crainte d'un renvoi, avait eu l'idée d'employer son amie Henriette auprès d'un directeur du Ministère de l'instruction publique, que celle-ci connaissait. Henriette finit par la tranquilliser d'un mot. Du reste, M. Marty allait venir lui-même connaître son sort et apporter ses remerciements.

– Vous avez l'air indisposé, monsieur Mouret, fit remarquer Mme de Boves.

– Le travail ! répéta Vallagnosc avec son flegme ironique.

Mouret s'était levé vivement, en homme désolé de s'oublier ainsi. Il prit sa place habituelle au milieu de ces dames, il retrouva toute sa grâce. Les nouveautés d'hiver l'occupaient, il parla d'un arrivage considérable de dentelles ; et Mme de Boves le questionna sur le prix du point d'Alençon : elle en achèterait peut-être. Maintenant, elle se trouvait réduite à économiser les trente sous d'une voiture, elle rentrait malade de s'être arrêtée devant les étalages. Drapée dans un manteau qui datait déjà de deux ans, elle essayait en rêve sur ses épaules de reine toutes les étoffes chères qu'elle voyait ; puis, c'était comme si on les lui arrachait de la peau, quand elle s'éveillait vêtue de ses robes retapées, sans espoir de jamais satisfaire sa passion.

– Monsieur le baron Hartmann, annonça le domestique.

Henriette remarqua de quelle heureuse poignée de main Mouret accueillit le nouveau venu. Celui-ci salua ces dames, regarda le jeune homme de l'air fin qui éclairait par moments sa grosse figure alsacienne.

– Toujours dans les chiffons ! murmura-t-il avec un sourire.

Puis, en familier de la maison, il se permit d'ajouter :

– Il y a une bien charmante jeune fille, dans l'antichambre… Qui est-ce ?

– Oh ! personne, répondit Mme Desforges de sa voix mauvaise. Une demoiselle de magasin qui attend.

Mais la porte restait entr’ouverte, le domestique servait le thé. Il sortait, rentrait de nouveau, posait sur le guéridon le service de Chine, puis des assiettes de sandwiches et de biscuits. Dans le vaste salon ; une lumière vive, adoucie par les plantes vertes, allumait les cuivres, baignait d'une joie tendre la soie des meubles ; et, chaque fois que la porte s'ouvrait, on apercevait un coin obscur de l'antichambre, éclairée seulement par des vitres dépolies. Là, dans le noir, une forme sombre apparaissait, immobile et patiente. Denise se tenait debout ; il y avait bien une banquette recouverte de cuir, mais une fierté l'en éloignait. Elle sentait l'injure. Depuis une demi-heure, elle était là, sans un geste, sans un mot ; ces dames et le baron l'avaient dévisagée au passage ; maintenant, les voix du salon lui arrivaient par bouffées légères, tout ce luxe aimable la souffletait de son indifférence ; et elle ne bougeait toujours pas. Brusquement, dans l'entrebâillement de la porte, elle reconnut Mouret. Lui, venait enfin de la deviner.

– Est-ce une de vos vendeuses ? demandait le baron Hartmann.

Mouret avait réussi à cacher son grand trouble. L'émotion fit seulement trembler sa voix.

– Sans doute, mais je ne sais pas laquelle.

– C'est la petite blonde des confections, se hâta de répondre Mme Marty, celle qui est seconde, je crois.

Henriette le regardait à son tour.

– Ah ! dit-il simplement.

Et il tâcha de parler des fêtes données au roi de Prusse, depuis la veille à Paris. Mais le baron revint avec malice sur les demoiselles des grands magasins. Il affectait de vouloir s'instruire, il posait des questions : d'où venaient-elles en général ? avaient-elles d'aussi mauvaises mœurs qu'on le disait ? Toute une discussion s'engagea.

– Vraiment, répétait-il, vous les croyez sages ?

Mouret défendait leur vertu avec une conviction qui faisait rire Vallagnosc. Alors, Bouthemont intervint, pour sauver son chef. Mon Dieu ! il y avait un peu de tout parmi elles, des coquines et de braves filles. Le niveau de leur moralité montait, d'ailleurs. Autrefois, on n'avait guère que les déclassées du commerce, les filles vagues et pauvres tombaient dans les nouveautés ; tandis que, maintenant, des familles de la rue de Sèvres, par exemple, élevaient positivement leurs gamines pour le Bon Marché. En somme, quand elles voulaient se bien conduire, elles le pouvaient ; car elles n'étaient pas, comme les ouvrières du pavé parisien, obligées de se nourrir et de se loger : elles avaient la table et le lit, leur existence se trouvait assurée, une existence très dure sans doute. Le pis était leur situation neutre, mal déterminée, entre la boutiquière et la dame. Ainsi jetées dans le luxe, souvent sans instruction première, elles formaient une classe à part, innommée. Leurs misères et leurs vices venaient de là.

– Moi, dit Mme de Boves, je ne connais pas de créatures plus désagréables… C'est à les gifler, des fois.

Et ces dames exhalèrent leur rancune. On se dévorait devant les comptoirs, la femme y mangeait la femme, dans une rivalité aiguë d'argent et de beauté. C'était une jalousie maussade des vendeuses contre les clientes bien mises, les dames dont elles s'efforçaient de copier les allures, et une jalousie encore plus aigre des clientes mises pauvrement, des petites bourgeoises contre les vendeuses, ces filles vêtues de soie, dont elles voulaient obtenir une humilité de servante, pour un achat de dix sous.

– Laissez donc ! conclut Henriette, toutes des malheureuses à vendre, comme leurs marchandises !

Mouret eut la force de sourire. Le baron l'examinait, touché de sa grâce à se vaincre. Aussi détourna-t-il la conversation, en reparlant des fêtes données au roi de Prusse : elles seraient superbes, tout le commerce parisien allait en profiter. Henriette se taisait, semblait rêveuse, partagée entre le désir d'oublier davantage Denise dans l'antichambre, et la peur que Mouret, prévenu maintenant, ne s'en allât. Aussi finit-elle par quitter son fauteuil.

– Vous permettez ?

– Comment donc, ma chère ! dit Mme Marty. Tenez ! je vais faire les honneurs de chez vous.

Elle se leva, prit la théière, emplit les tasses. Henriette s'était tournée vers le baron Hartmann.

– Vous restez bien quelques minutes ?

– Oui, j'ai à causer avec M. Mouret. Nous allons envahir votre petit salon.

Alors, elle sortit, et sa robe de soie noire, contre la porte, eut un frôlement de couleuvre, filant dans les broussailles.

Tout de suite, le baron manœuvra pour emmener Mouret, en abandonnant ces dames à Bouthemont et à Vallagnosc. Puis, ils causèrent devant la fenêtre du salon voisin, debout, baissant la voix. C'était toute une affaire nouvelle. Depuis longtemps, Mouret caressait le rêve de réaliser son ancien projet, l'envahissement de l'îlot entier par le Bonheur des Dames, de la rue Monsigny à la rue de la Michodière, et de la rue Neuve Saint-Augustin à la rue du Dix-Décembre. Dans le pâté énorme, il y avait encore, sur cette dernière voie, un vaste terrain en bordure, qu'il ne possédait point ; et cela suffisait à gâter son triomphe, il était torturé par le besoin de compléter sa conquête, de dresser, là, comme apothéose, une façade monumentale. Tant que l'entrée d'honneur se trouverait rue Neuve-Saint-Augustin, dans une rue noire du vieux Paris, son œuvre demeurait infirme, manquait de logique ; il la voulait afficher devant le nouveau Paris, sur une de ces jeunes avenues où passait au grand soleil la cohue de la fin du siècle ; il la voyait dominer, s'imposer comme le palais géant du commerce, jeter plus d'ombre sur la ville que le vieux Louvre. Mais, jusque-là, il s'était heurté contre l'entêtement du Crédit Immobilier, qui tenait à sa première idée d'élever, le long du terrain en bordure, une concurrence au Grand-Hôtel. Les plans étaient prêts, on attendait seulement le déblaiement de la rue du Dix-Décembre, pour creuser les fondations. Enfin, dans un dernier effort, Mouret avait presque convaincu le baron Hartmann.

– Eh bien ! commença celui-ci, nous avons eu hier un conseil, et je suis venu, pensant vous rencontrer et désireux de vous tenir au courant… Ils résistent toujours.

Le jeune homme laissa échapper un geste nerveux.

– Ce n'est pas raisonnable… Que disent-ils ?

– Mon Dieu ! ils disent ce que je vous ai dit moi-même, ce que je pense encore un peu… Votre façade n'est qu'un ornement, les nouvelles constructions n'agrandiraient que d'un dixième la superficie de vos magasins, et c'est jeter de bien grosses sommes dans une simple réclame.

Du coup, Mouret éclata.

– Une réclame ! une réclame ! En tout cas, celle-ci sera en pierre, et elle nous enterrera tous. Comprenez donc que ce sont nos affaires décuplées ! En deux ans, nous rattrapons l'argent.

Qu'importe ce que vous appelez du terrain perdu, si ce terrain vous rend un intérêt énorme !… Vous verrez la foule, quand notre clientèle n'étranglera plus la rue Neuve-Saint-Augustin, et qu'elle pourra librement se ruer par la voie large où six voitures rouleront à l'aise.

– Sans doute, reprit le baron en riant. Mais vous êtes un poète dans votre genre, je vous le répète. Ces messieurs estiment qu'il y aurait danger à élargir encore vos affaires. Ils veulent avoir de la prudence pour vous.

– Comment ! de la prudence ? Je ne comprends plus… Est-ce que les chiffres ne sont pas là et ne démontrent pas la progression constante de notre vente ? D'abord, avec un capital de cinq cent mille francs, je faisais deux millions d'affaires. Ce capital passait quatre fois. Puis, il est devenu de quatre millions, a passé dix fois et a produit quarante millions d'affaires. Enfin, après des augmentations successives, je viens de constater, lors du dernier inventaire, que le chiffre d'affaires atteint aujourd'hui le total de quatre-vingts millions ; et le capital, qui n'a guère augmenté, car il est seulement de six millions, a donc passé en marchandises sur nos comptoirs plus de douze fois.

Il élevait la voix, tapant les doigts de sa main droite sur la paume de sa main gauche, abattant les millions comme il aurait cassé des noisettes. Le baron l'interrompit.

– Je sais, je sais… Mais vous n'espérez peut-être pas monter toujours ainsi ?

– Pourquoi pas ? dit Mouret naïvement. Il n'y a aucune raison pour que ça s'arrête. Le capital peut passer quinze fois, voici longtemps que je le prédis. Même, dans certains rayons, il passera vingt-cinq et trente fois… Ensuite, eh bien ! ensuite, nous trouverons un truc pour le faire passer davantage.

– Alors, vous finirez par boire l'argent de Paris, comme on boit un verre d'eau ?

– Sans doute. Est-ce que Paris n'est pas aux femmes, et les femmes ne sont-elles pas à nous ?.

Le baron lui posa les deux mains sur les épaules, le regarda d'un air paternel.

– Tenez ! vous êtes un gentil garçon, je vous aime… On ne peut pas vous résister. Nous allons piocher l'idée sérieusement, et j'espère leur faire entendre raison. Jusqu'à présent, nous n'avons qu'à nous louer de vous. Les dividendes stupéfient la Bourse… Vous devez être dans le vrai, il vaut mieux mettre encore de l'argent dans votre machine, que de risquer cette concurrence au Grand-Hôtel, qui est hasardeuse.

L'excitation de Mouret tomba, il remercia le baron, mais sans y mettre son élan d'enthousiasme habituel ; et celui-ci le vit tourner les yeux vers la porte de la chambre voisine, repris de la sourde inquiétude qu'il cachait. Cependant, Vallagnosc s'était approché, en comprenant qu'ils ne causaient plus d'affaires. Il se tint debout près d'eux, il écouta le baron qui murmurait de son air galant d'ancien viveur :

– Dites, je crois qu'elles se vengent ?

– Qui donc ? demanda Mouret, embarrassé.

– Mais les femmes… Elles se lassent d'être à vous, et vous êtes à elles, mon cher : juste retour !

Il plaisanta, il était au courant des amours bruyantes du jeune homme. L'hôtel acheté à la rouleuse de coulisses, les sommes énormes mangées avec des filles ramassées dans les cabinets particuliers, l'égayaient comme une excuse aux folies qu'il avait faites lui-même autrefois. Sa vieille expérience se réjouissait.

– Vraiment, je ne comprends pas, répétait Mouret.

– Eh ! vous comprenez très bien. Elles ont toujours le dernier mot… Aussi je pensais : Ce n'est pas possible, il se vante, il n'est pas si fort ! Et vous y voilà ! Tirez donc tout de la femme, exploitez-la comme une mine de houille, pour qu'elle vous exploite ensuite et vous fasse rendre gorge !… Méfiez-vous, car elle vous tirera plus de sang et d'argent que vous ne lui en aurez sucé.

Il riait davantage, et Vallagnosc, près de lui, ricanait, sans dire une parole.

– Mon Dieu ! il faut bien goûter à tout, finit par confesser Mouret, en affectant de s'égayer également. L'argent est bête, si on ne le dépense pas.

– Ça, je vous approuve, reprit le baron. Amusez-vous, mon cher. Ce n'est pas moi qui vous ferai de la morale, ni qui tremblerai pour les gros intérêts que nous vous avons confiés. On doit jeter sa gourme, on a la tête plus libre ensuite… Et puis, il n'est pas désagréable de se ruiner, quand on est homme à rebâtir sa fortune… Mais si l'argent n'est rien, il y a des souffrances…

Il s'arrêta, son rire devint triste, d'anciennes peines passaient dans l'ironie de son scepticisme. Il avait suivi le duel d'Henriette et de Mouret, en curieux que les batailles du cœur passionnaient encore chez les autres ; et il sentait bien que la crise était venue, il devinait le drame, au courant de l'histoire de cette Denise, qu'il avait vue dans l'antichambre.

– Oh ! quant à souffrir, cela n'est pas dans ma spécialité, dit Mouret, d'un ton de bravade. C'est déjà bien joli de payer.

Le baron le regarda quelques secondes en silence. Sans vouloir insister, il ajouta lentement :

– Ne vous faites pas plus mauvais que vous n'êtes… Vous y laisserez autre chose que votre argent. Oui, vous y laisserez de votre chair, mon ami.

Il s'interrompit pour demander, en plaisantant de nouveau :

– N'est-ce pas ? monsieur de Vallagnosc, ça arrive ?

– On le dit, monsieur le baron, déclara simplement ce dernier.

Et, juste à ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit. Mouret, qui allait répondre, eut un léger sursaut. Les trois hommes se tournèrent. C'était Mme Desforges, l'air très gai, allongeant seulement la tête, appelant d'une voix pressée :

– Monsieur Mouret ! monsieur Mouret !

Puis, quand elle les aperçut :

– Oh ! messieurs, vous permettez, j'enlève M. Mouret pour une minute. C'est bien le moins, puisqu'il m'a vendu un manteau affreux, qu'il me prête ses lumières. Cette fille est une sotte qui n'a pas une idée… Voyons, je vous attends.

Il hésitait, combattu, reculant devant la scène qu'il prévoyait. Mais il dut obéir. Le baron lui disait de son air paternel et railleur à la fois :

– Allez, allez donc, mon cher. Madame a besoin de vous.

Alors, Mouret la suivit. La porte retomba, et il crut entendre le ricanement de Vallagnosc, étouffé par les tentures. D'ailleurs, il était à bout de courage. Depuis qu'Henriette avait quitté le salon, et qu'il savait Denise au fond de l'appartement, entre des mains jalouses, il éprouvait une anxiété croissante, un tourment nerveux qui lui faisait prêter l'oreille, comme tressaillant à un bruit lointain de larmes. Que pouvait inventer cette femme pour la torturer ? Et tout son amour, cet amour qui le surprenait encore, allait à la jeune fille, ainsi qu'un soutien et une consolation. Jamais il n'avait aimé ainsi, avec ce charme puissant dans la souffrance. Ses tendresses d'homme affairé, Henriette elle-même, si fine, si jolie, et dont la possession flattait son orgueil, n'étaient qu'un agréable passe-temps, parfois un calcul, où il cherchait uniquement du plaisir profitable. Il sortait tranquille de chez ses maîtresses, rentrait se coucher, heureux de sa liberté de garçon, sans un regret ni un souci au cœur. Tandis que, maintenant, son cœur battait d'angoisse, sa vie était prise, il n'avait plus l'oubli du sommeil, dans son grand lit solitaire. Toujours Denise le possédait. Même à cette minute, il n'y avait qu'elle, et il songeait qu'il préférait être là pour la protéger, tout en suivant l'autre avec la peur de quelque scène fâcheuse.

D'abord, ils traversèrent la chambre à coucher, silencieuse et vide. Puis, Mme Desforges, poussant une porte, passa dans le cabinet, où Mouret entra derrière elle. C'était une pièce assez vaste, tendue de soie rouge, meublée d'une toilette de marbre et d'une armoire à trois corps, aux larges glaces. Comme la fenêtre donnait sur la cour, il y faisait déjà sombre ; et l'on avait allumé deux becs de gaz, dont les bras nickelés s'allongeaient, à droite et à gauche de l'armoire.

– Voyons, dit Henriette, ça va mieux marcher peut-être.

En entrant, Mouret avait trouvé Denise toute droite, au milieu de la vive lumière. Elle était très pâle, modestement serrée dans une jaquette de cachemire, coiffée d'un chapeau noir ; et elle tenait, sur un bras, le manteau acheté au Bonheur. Lorsqu'elle vit le jeune homme, ses mains eurent un léger tremblement.

– Je veux que monsieur juge, reprit Henriette. Aidez-moi, mademoiselle.

Et Denise, s'approchant, dut lui remettre le manteau. Dans un premier essayage, elle avait posé des épingles aux épaules, qui n'allaient pas. Henriette se tournait, s'étudiait devant l'armoire.

– Est-ce possible ? Parlez franchement.

– En effet, madame, il est manqué, dit Mouret, pour couper court. C'est bien simple, mademoiselle va vous prendre mesure, et nous vous en ferons un autre.

– Non, je veux celui-ci, j'en ai besoin tout de suite, reprit-elle avec vivacité. Seulement, il m'étrangle la poitrine, tandis qu'il fait une poche là, entre les épaules.

Puis, de sa voix sèche :

– Quand vous me regarderez, mademoiselle, ça ne corrigera pas le défaut !… Cherchez, trouvez quelque chose. C'est votre affaire.

Denise, sans ouvrir la bouche, recommença à poser des épingles. Cela dura longtemps : il lui fallait passer d'une épaule à l'autre ; même elle dut un instant se baisser, s'agenouiller presque, pour tirer le devant du manteau. Au-dessus d'elle, s'abandonnant à ses soins, Mme Desforges avait le visage dur d'une maîtresse difficile à *******er. Heureuse de rabaisser la jeune fille à cette besogne de servante, elle lui donnait des ordres brefs, en guettant sur la face de Mouret les moindres plis nerveux.

– Mettez une épingle ici. Eh ! non, pas là, ici, près de la manche. Vous ne comprenez donc pas ?… Ce n'est pas ça, voici la poche qui reparaît… Et prenez garde, vous me piquez maintenant !

À deux reprises encore, Mouret tâcha vainement d'intervenir, pour faire cesser cette scène. Son cœur bondissait, sous l'humiliation de son amour ; et il aimait Denise davantage, d'une tendresse émue, devant le beau silence qu'elle gardait. Si les mains de la jeune fille tremblaient toujours un peu, d'être ainsi traitée en face de lui, elle acceptait les nécessités du métier, avec la résignation fière d'une fille de courage. Quand Mme Desforges comprit qu'ils ne se trahiraient pas, elle chercha autre chose, elle inventa de sourire à Mouret, de l'afficher comme son amant. Alors, les épingles étant venues à manquer :

– Tenez, mon ami, regardez dans la boîte d'ivoire, sur la toilette… Vraiment ! elle est vide ?… Soyez aimable, voyez donc sur la cheminée de la chambre : vous savez, au coin de la glace.

Et elle le mettait chez lui, l'installait en homme qui avait couché là, qui connaissait la place des peignes et des brosses. Quand il lui rapporta une pincée d'épingles, elle les prit une par une, le força de rester debout près d'elle, le regardant, lui parlant à voix basse.

– Je ne suis pas bossue peut-être… Donnez votre main, tâtez les épaules, par plaisir. Est-ce que je suis faite ainsi ?

Denise, lentement, avait levé les yeux, plus pâle encore, et s'était remise à piquer en silence les épingles. Mouret n'apercevait que ses lourds cheveux blonds, tordus sur la nuque délicate ; mais, au frisson qui les soulevait, il croyait voir le malaise et la honte du visage. Maintenant, elle le repousserait, elle le renverrait à cette femme, qui ne cachait même pas sa liaison devant les étrangers. Et des brutalités lui venaient aux poignets, il aurait battu Henriette. Comment la faire taire ? comment dire à Denise qu'il l'adorait, qu'elle seule existait à cette heure, qu'il lui sacrifiait toutes ses anciennes tendresses d'un jour ? Une fille n'aurait pas eu les familiarités équivoques de cette bourgeoise. Il retira sa main, il répéta :

– Vous avez tort de vous entêter, madame, puisque je trouve moi-même que ce vêtement est manqué.

Un des becs de gaz sifflait ; et, dans l'air étouffé et moite de la pièce, on n'entendit plus que ce souffle ardent. Les glaces de l'armoire reflétaient de larges pans de clarté vive sur les tentures de soie rouge, où dansaient les ombres des deux femmes. Un flacon de verveine, qu'on avait oublié de reboucher, exhalait une odeur vague et perdue de bouquet qui se fane.

– Voilà, madame, tout ce que je puis faire, dit enfin Denise en se relevant.

Elle se sentait à bout de forces. Deux fois, elle s'était enfoncé les épingles dans les mains, comme aveuglée, les yeux troubles. Était-il du complot ? l'avait-il fait venir, pour se venger de ses refus, en lui montrant que d'autres femmes l'aimaient ? Et cette pensée la glaçait, elle ne se souvenait pas d'avoir jamais eu besoin d'autant de courage, même aux heures terribles de son existence où le pain lui avait manqué. Ce n'était rien encore d'être humiliée ainsi, mais de le voir presque aux bras d'une autre, comme si elle n'eût pas été là !

Henriette s'examinait devant la glace. De nouveau, elle éclata en paroles dures.

– C'est une plaisanterie, mademoiselle. Il va plus mal qu'auparavant… Regardez comme il me bride la poitrine. J'ai l'air d'une nourrice.

Alors, Denise, poussée à bout, eut une parole fâcheuse.

– Madame est un peu forte… Nous ne pouvons pourtant pas faire que madame soit moins forte.

– Forte, forte, répéta Henriette qui blêmissait à son tour. Voilà que vous devenez insolente, mademoiselle… En vérité, je vous conseille, de juger les autres !

Toutes deux, face à face, frémissantes, se contemplaient. Il n'y avait désormais ni dame, ni demoiselle de magasin. Elles n'étaient plus que femmes, comme égalées dans leur rivalité. L'une avait violemment retiré le manteau pour le jeter sur une chaise ; tandis que l'autre lançait au hasard sur la toilette les quelques épingles qui lui restaient entre les doigts.

– Ce qui m'étonne, reprit Henriette, c'est que M. Mouret tolère une pareille insolence… Je croyais, monsieur, que vous étiez plus difficile pour votre personnel.

Denise avait retrouvé son calme brave. Elle répondit doucement :

– Si M. Mouret me garde, c'est qu'il n'a rien à me reprocher… Je suis prête à vous faire des excuses, s'il l'exige.

Mouret écoutait, saisi par cette querelle, ne trouvant pas la phrase pour en finir. Il avait l'horreur de ces explications entre femmes, dont l'âpreté blessait son continuel besoin de grâce. Henriette voulait lui arracher un mot qui condamnât la jeune fille ; et, comme il restait muet, partagé encore, elle le fouetta d'une dernière injure.

– C'est bien, monsieur, s'il faut que je souffre chez moi les insolences de vos maîtresses !… Une fille ramassée dans quelque ruisseau.

Deux grosses larmes jaillirent des yeux de Denise. Elle les retenait depuis longtemps ; mais tout son être défaillait sous l'insulte. Quand il la vit pleurer ainsi, sans répondre par une violence, d'une dignité muette et désespérée, Mouret n'hésita plus, son cœur allait vers elle, dans une tendresse immense. Il lui prit les mains, il balbutia :

– Partez vite, mon enfant, oubliez cette maison.

Henriette, pleine de stupeur, étranglée de colère, les regardait.

– Attendez, continua-t-il en pliant lui-même le manteau, remportez ce vêtement. Madame en achètera un autre ailleurs. Et ne pleurez plus, je vous en prie. Vous savez quelle estime j'ai pour vous.

Il l'accompagna jusqu'à la porte, qu'il referma ensuite.

Elle n'avait pas prononcé une parole ; seulement, une flamme rose était montée à ses joues, tandis que ses yeux se mouillaient de nouvelles larmes, d'une douceur délicieuse.

Henriette, qui suffoquait, avait tiré son mouchoir et s'en écrasait les lèvres. C'était le renversement de ses calculs, elle-même prise au piège qu'elle avait tendu. Elle se désolait d'avoir poussé les choses trop loin, torturée de jalousie. Être quittée pour une pareille créature ! se voir dédaignée devant elle ! Son orgueil souffrait plus que son amour.

– Alors, c'est cette fille que vous aimez ? dit-elle péniblement, quand ils furent seuls.

Mouret ne répondit pas tout de suite, il marchait de la fenêtre à la porte, en cherchant à vaincre sa violente émotion. Enfin, il s'arrêta, et très poliment, d'une voix qu'il tâchait de rendre froide, il dit avec simplicité :

– Oui, madame.

Le bec de gaz sifflait toujours, dans l'air étouffé du cabinet. Maintenant, les reflets des glaces n'étaient plus traversés d'ombres dansantes, la pièce semblait nue, tombée à une tristesse lourde. Et Henriette s'abandonna brusquement sur une chaise, tordant son mouchoir entre ses doigts fébriles, répétant au milieu de ses sanglots :

– Mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Il la regarda quelques secondes, immobile. Puis, tranquillement, il s'en alla. Elle, toute seule, pleurait dans le silence, devant les épingles semées sur la toilette et sur le parquet.

Lorsque Mouret entra dans le petit salon, il n'y trouva plus que Vallagnosc, le baron étant retourné près des dames. Comme il se sentait tout secoué encore, il s'assit au fond de la pièce, sur un canapé ; et son ami, en le voyant défaillir, vint charitablement se planter devant lui, pour le cacher aux regards curieux. D'abord, ils se contemplèrent, sans échanger un mot. Puis, Vallagnosc, que le trouble de Mouret semblait égayer en dedans, finit par demander de sa voix goguenarde :

– Tu t'amuses ?

Mouret ne parut pas comprendre tout de suite. Mais, lorsqu'il se fut rappelé leurs conversations anciennes sur la bêtise vide et l'inutile torture de la vie, il répondit :

– Sans doute, jamais je n'ai tant vécu… Ah ! mon vieux, ne te moque pas, ce sont les heures les plus courtes, celles où l'on meurt de souffrance !

Il baissa la voix, il continua gaiement, sous ses larmes mal essuyées :

– Oui, tu sais tout, n'est-ce pas ? elles viennent, à elles deux, de me hacher le cœur. Mais c'est encore bon, vois-tu, presque aussi bon que des caresses, les blessures qu'elles font… Je suis brisé, je n'en peux plus ; n'importe, tu ne saurais croire combien j'aime la vie !… Oh ! je finirai par l'avoir, cette enfant qui ne veut pas !

Vallagnosc dit simplement :

– Et après ?

– Après ?… Tiens ! je l'aurai ! N'est-ce point assez ?… Si tu te crois fort, parce que tu refuses d'être bête et de souffrir ! Tu n'es qu'une dupe, pas davantage !… Tâche donc d'en désirer une et de la tenir enfin : cela paye en une minute toutes les misères.

Mais Vallagnosc exagérait son pessimisme. À quoi bon tant travailler, puisque l'argent ne donnait pas tout ? C'était lui qui aurait fermé boutique et qui se serait allongé sur le dos, pour ne plus remuer un doigt, le jour où il aurait reconnu qu'avec des millions on ne pouvait même pas acheter la femme désirée ! Mouret, en l'écoutant, devenait grave. Puis, il repartit violemment, il croyait à la toute-puissance de sa volonté.

– Je la veux, je l'aurai !… Et si elle m'échappe, tu verras quelle machine je bâtirai pour me guérir. Ce sera superbe quand même… Tu n'entends pas cette langue, mon vieux : autrement, tu saurais que l'action contient en elle sa récompense. Agir, créer, se battre contre les faits, les vaincre ou être vaincu par eux, toute la joie et toute la santé humaines sont là !

– Simple façon de s'étourdir, murmura l'autre.

– Eh bien ! j'aime mieux m'étourdir… Crever pour crever, je préfère crever de passion que de crever d'ennui !

Ils rirent tous les deux, cela leur rappelait leurs vieilles discussions du collège. Vallagnosc, d'une voix molle, se plut alors à étaler la platitude des choses. Il mettait une sorte de fanfaronnade dans l'immobilité et le néant de son existence. Oui, il s'ennuierait le lendemain au ministère, comme il s'y était ennuyé la veille ; en trois ans, on l'avait augmenté de six cents francs, il était maintenant à trois mille six, pas même de quoi fumer des cigares propres ; ça devenait de plus en plus inepte, et si l'on ne se tuait pas, c'était par simple paresse, pour éviter de se déranger. Mouret lui ayant parlé de son mariage avec Mlle de Boves, il répondit que, malgré l'obstination de la tante à ne pas mourir, l'affaire allait être conclue ; du moins, il le pensait, les parents étaient d'accord, lui affectait de n'avoir pas de volonté. Pourquoi vouloir ou ne pas vouloir, puisque jamais ça ne tournait comme on le désirait ? Il donna en exemple son futur beau-père, qui comptait trouver en Mme Guibal une blonde indolente, le caprice d'une heure, et que la dame menait à coups de fouet, ainsi qu'un vieux cheval dont on use les dernières forces. Tandis qu'on le croyait occupé à inspecter les étalons de Saint-Lô, elle achevait de le manger, dans une petite maison louée par lui à Versailles.

– Il est plus heureux que toi, dit Mouret en se levant.

– Oh ! lui, pour sûr ! déclara Vallagnosc. Il n'y a peut-être que le mal qui soit un peu drôle.

Mouret s'était remis. Il songeait à s'échapper ; mais il ne voulait pas que son départ eût l'air d'une fuite. Aussi, résolu à prendre une tasse de thé, rentra-t-il dans le grand salon avec son ami, plaisantant l'un et l'autre. Le baron Hartmann lui demanda si le manteau allait enfin ; et, sans se troubler, Mouret répondit qu'il y renonçait pour son compte. Il y eut une exclamation. Pendant que Mme Marty se hâtait de le servir, Mme de Boves accusait les magasins de tenir toujours les vêtements trop étroits. Enfin, il put s'asseoir près de Bouthemont, qui n'avait pas bougé. On les oublia, et sur les questions inquiètes de celui-ci, désireux de connaître son sort, il n'attendit pas d'être dans la rue, il lui apprit que ces messieurs du conseil s'étaient décidés à se priver de ses services. Entre chaque phrase, il buvait une cuillerée de thé, tout en protestant de son désespoir. Oh ! une querelle dont il se remettait à peine, car il avait quitté la salle hors de lui. Seulement, que faire ? il ne pouvait briser avec ces messieurs, pour une simple question de personnel. Bouthemont, très pâle, dut encore le remercier.

– Voilà un manteau terrible, fit remarquer Mme Marty. Henriette n'en sort pas.

En effet, cette absence prolongée commençait à gêner tout le monde. Mais, à l'instant même, Mme Desforges reparut.

– Vous y renoncez aussi ? cria gaiement Mme de Boves.

– Comment ça ?

– Oui, M. Mouret nous a dit que vous ne pouviez vous en tirer.

Henriette montra la plus grande surprise.

– M. Mouret a plaisanté. Ce manteau ira parfaitement.

Elle semblait très calme, souriante. Sans doute elle avait baigné ses paupières, car elles étaient fraîches, sans une rougeur. Tandis que tout son être tressaillait et saignait encore, elle trouvait la force de cacher sa torture, sous le masque de sa bonne grâce mondaine. Ce fut avec son rire accoutumé qu'elle présenta des sandwiches à Vallagnosc. Le baron seul, qui la connaissait bien, remarqua la légère contraction de ses lèvres et le feu sombre qu'elle n'avait pu éteindre au fond de ses yeux. Il devina toute la scène.

– Mon Dieu ! chacun son goût, disait Mme de Boves, en acceptant elle aussi un sandwich. Je connais des femmes qui n'achèteraient pas un ruban ailleurs qu'au Louvre. D'autres ne jurent que par le Bon Marché… C'est une question de tempérament sans doute.

– Le Bon Marché est bien province, murmura Mme Marty, et l'on est si bousculé au Louvre ! Ces dames étaient retombées sur les grands magasins.

Mouret dut donner son avis, il revint au milieu d'elles, et affecta d'être juste. Une excellente maison que le Bon Marché, solide, respectable ; mais le Louvre avait certainement une clientèle plus brillante.

– Enfin, vous préférez le Bonheur des Dames, dit le baron souriant.

– Oui, répondit tranquillement Mouret. Chez nous, on aime les clientes.

Toutes les femmes présentes furent de son avis. C'était bien cela, elles se trouvaient comme en partie fine au Bonheur, elles y sentaient une continuelle caresse de flatterie, une adoration épandue qui retenait les plus honnêtes. L'énorme succès du magasin venait de cette séduction galante.

– À propos, demanda Henriette, qui voulait montrer une grande liberté d'esprit, et ma protégée, qu'en faites-vous, monsieur Mouret ?… Vous savez, Mlle de Fontenailles.

Et, se tournant vers Mme Marty :

– Une marquise, ma chère, une pauvre fille tombée dans la gêne.

– Mais, dit Mouret, elle gagne ses trois francs par jour à coudre des cahiers d'échantillons, et je crois que je vais lui faire épouser un de mes garçons de magasin.

– Fi ! l'horreur ! cria Mme de Boves.

Il la regarda, il reprit de sa voix calme :

– Pourquoi donc, madame ? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux pour elle épouser un brave garçon, un gros travailleur, que de courir le risque d'être ramassée par des fainéants sur le trottoir ?

Vallagnosc voulut intervenir, en plaisantant.

– Ne le poussez pas, madame. Il va vous dire que toutes les vieilles familles de France devraient se mettre à vendre du calicot.

– Mais, déclara Mouret, pour beaucoup d'entre elles ce serait au moins une fin honorable.

On finit par rire, le paradoxe semblait un peu fort. Lui, continuait à célébrer ce qu'il appelait l'aristocratie du travail. Une faible rougeur avait coloré les joues de Mme de Boves, que sa gêne réduite aux expédients enrageait ; tandis que Mme Marty, au contraire, approuvait, prise de remords, en songeant à son pauvre mari. Justement, le domestique introduisit le professeur, qui venait la chercher. Il était plus sec, plus desséché par ses dures besognes, dans sa mince redingote, luisante. Quand il eut remercié Mme Desforges d'avoir parlé pour lui au ministère, il jeta vers Mouret le regard craintif d'un homme qui rencontre le mal dont il mourra. Et il resta saisi d'entendre ce dernier lui adresser la parole.

– N'est-ce pas, monsieur, que le travail mène à tout ?

– Le travail et l'épargne, répondit-il avec un léger grelottement de tout son corps. Ajoutez l'épargne, monsieur.

Cependant, Bouthemont était demeuré immobile dans son fauteuil. Les paroles de Mouret sonnaient encore à ses oreilles. Il se leva enfin, il vint dire tout bas à Henriette :

– Vous savez qu'il m'a signifié mon congé, oh ! très gentiment… Mais du diable s'il ne s'en repent pas ! Je viens de trouver mon enseigne : Aux Quatre Saisons, et je me plante près de l'Opéra !

Elle le regarda, ses yeux s'assombrirent.

– Comptez sur moi, j'en suis… Attendez.

Et elle attira le baron Hartmann dans l'embrasure d'une fenêtre. Sans attendre, elle lui recommanda Bouthemont, le donna comme un gaillard qui allait à son tour révolutionner Paris, en s'établissant à son compte. Quand elle parla d'une commandite pour son nouveau protégé ; le baron, bien qu'il ne s'étonnât plus de rien, ne put réprimer un geste d'effarement. C'était le quatrième garçon de génie qu'elle lui confiait, il finissait par se sentir ridicule. Mais il ne refusa pas nettement, l'idée de faire naître une concurrence au Bonheur des Dames lui plaisait même assez ; car il avait déjà inventé, en matière de banque, de se créer ainsi des concurrences, pour en dégoûter les autres. Puis, l'aventure l'amusait. Il promit d'examiner l'affaire.

– Il faut que nous causions ce soir, revint dire Henriette à l'oreille de Bouthemont. Vers neuf heures, ne manquez pas… Le baron est à nous.

À ce moment, la vaste pièce s'emplissait de voix. Mouret, toujours debout au milieu de ces dames, avait retrouvé sa bonne grâce : il se défendait gaiement de les ruiner en chiffons, il offrait de démontrer, chiffres en main, qu'il leur faisait économiser trente pour cent sur leurs achats. Le baron Hartmann le regardait, repris d'une admiration fraternelle d'ancien coureur de guilledou. Allons ! le duel était fini, Henriette restait par terre, elle ne serait certainement pas la femme qui devait venir. Et il crut revoir le profil modeste de la jeune fille, qu'il avait aperçue en traversant l'antichambre. Elle était là, patiente, seule, redoutable dans sa douceur.

 
 

 

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Chapitre 12


Ce fut le 25 septembre que commencèrent les travaux de la nouvelle façade du Bonheur des Dames. Le baron Hartmann, selon sa promesse, avait enlevé l'affaire, dans la dernière réunion générale du Crédit Immobilier. Et Mouret touchait enfin à la réalisation de son rêve : cette façade qui allait grandir sur la rue du Dix-Décembre, était comme l'épanouissement même de sa fortune. Aussi voulut-il fêter la pose de la première pierre. Il en fit une cérémonie, distribua des gratifications à ses vendeurs, leur donna le soir du gibier et du champagne. On remarqua son humeur joyeuse sur le chantier, le geste victorieux dont il scella la pierre, d'un coup de truelle. Depuis des semaines, il était inquiet, agité d'un tourment nerveux, qu'il ne parvenait pas toujours à cacher ; et son triomphe apportait un répit, une distraction dans sa souffrance. Tout l'après-midi, il sembla revenu à sa gaieté d'homme bien portant. Mais, dès le dîner, lorsqu'il traversa le réfectoire pour boire un verre de champagne avec son personnel, il reparut fiévreux, souriant d'un air pénible, les traits tirés par le mal inavoué qui le rongeait. Il était repris.

Le lendemain, aux confections, Clara Prunaire essaya d'être désagréable à Denise. Elle avait remarqué l'amour transi de Colomban, elle eut l'idée de plaisanter les Baudu. Comme Marguerite taillait son crayon en attendant les clientes, elle lui dit à voix haute :

– Vous savez, mon amoureux d'en face… Il finit par me chagriner dans cette boutique noire, où il n'entre jamais personne.

– Il n'est pas si malheureux, répondit Marguerite, il doit épouser la fille du patron.

– Tiens ! reprit Clara, ce serait drôle de l'enlever alors !… Je vais en faire la blague, parole d'honneur !

Et elle continua, heureuse de sentir Denise révoltée. Celle-ci lui pardonnait tout ; mais l'idée de sa cousine Geneviève mourante, achevée par cette cruauté, la jetait hors d'elle. Justement, une cliente se présentait, et comme Mme Aurélie venait de descendre au sous-sol, elle prit la direction du comptoir, elle appela Clara.

– Mademoiselle Prunaire, vous feriez mieux de vous occuper de cette dame que de causer.

– Je ne causais pas.

– Veuillez vous taire, je vous prie. Et occupez-vous de madame tout de suite.

Clara se résigna, domptée. Lorsque Denise faisait acte de force, sans élever le ton, pas une ne résistait. Elle avait conquis une autorité absolue, par sa douceur même. Un instant, elle se promena en silence, au milieu de ces demoiselles devenues sérieuses. Marguerite s'était remise à tailler son crayon, dont la mine cassait toujours. Elle seule continuait à approuver la seconde de résister à Mouret, hochant la tête, n'avouant pas l'enfant qu'elle avait fait par hasard, mais déclarant que, si l'on se doutait des embarras d'une bêtise, on aimerait mieux se bien conduire.

– Vous vous fâchez ? dit une voix derrière Denise.

C'était Pauline qui traversait le rayon. Elle avait vu la scène, elle parlait bas, en souriant.

– Mais il le faut bien, répondit de même Denise. Je ne puis venir à bout de mon petit monde.

La lingère haussa les épaules.

– Laissez donc, vous serez notre reine à toutes, quand vous voudrez.

Elle, ne comprenait toujours pas les refus de son amie.

Depuis la fin d'août, elle avait épousé Baugé, une vraie sottise, disait-elle gaiement. Le terrible Bourdoncle la traitait maintenant en sabot, en femme perdue pour le commerce. Sa frayeur était qu'on ne les envoyât un beau matin s'aimer dehors, car ces messieurs de la direction décrétaient l'amour exécrable et mortel à la vente. C'était au point que lorsqu'elle rencontrait Baugé dans les galeries, elle affectait de ne pas le connaître. Justement, elle venait d'avoir une alerte, le père Jouve avait failli la surprendre causant avec son mari, derrière une pile de torchons.

– Tenez ! il m'a suivie, ajouta-t-elle, après avoir conté vivement l'aventure à Denise. Le voyez-vous qui me flaire de son grand nez !

Jouve, en effet, sortait des dentelles, correctement cravaté de blanc, le nez à l'affût de quelque faute. Mais, lorsqu'il aperçut Denise, il fit le gros dos et passa d'un air aimable.

– Sauvée ! murmura Pauline. Ma chère, vous lui avez rentré ça dans la gorge… Dites donc, s'il m'arrivait malheur, vous parleriez pour moi ? Oui, oui, ne prenez pas votre air étonné, on sait qu'un mot de vous révolutionnerait la maison.

Et elle se hâta de rentrer à son comptoir. Denise avait rougi, troublée de ces allusions amicales. C'était vrai, du reste. Elle avait la sensation vague de sa puissance, aux flatteries qui l'entouraient. Lorsque Mme Aurélie remonta, et qu'elle trouva le rayon tranquille et actif, sous la surveillance de la seconde, elle lui sourit amicalement. Elle lâchait Mouret lui-même, son amabilité grandissait chaque jour pour une personne qui pouvait, un beau matin, ambitionner sa situation de première. Le règne de Denise commençait.

Seul, Bourdoncle ne désarmait pas. Dans la guerre sourde qu'il continuait contre la jeune fille, il y avait d'abord une antipathie de nature. Il la détestait pour sa douceur et son charme. Puis, il la combattait comme une influence néfaste qui mettrait la maison en péril, le jour où Mouret aurait succombé. Les facultés commerciales du patron lui semblaient devoir sombrer, au milieu de cette tendresse inepte : ce qu'on avait gagné par les femmes, s'en irait par cette femme. Toutes le laissaient froid, il les traitait avec le dédain d'un homme sans passion, dont le métier était de vivre d'elles, et qui avait perdu ses illusions dernières, en les voyant à nu, dans les misères de son trafic. Au lieu de le griser, l'odeur des soixante-dix mille clientes lui donnait d'intolérables migraines : il battait ses maîtresses, dès qu'il rentrait chez lui. Et ce qui l'inquiétait surtout, devant cette petite vendeuse devenue peu à peu si redoutable, c'était qu'il ne croyait point à son désintéressement, à la franchise de ses refus. Pour lui, elle jouait un rôle, le plus habile des rôles ; car, si elle s'était livrée le premier jour, Mouret sans doute l'aurait oubliée le lendemain ; tandis que, en se refusant, elle avait fouetté son désir, elle le rendait fou, capable de toutes les sottises. Une rouée, une fille de vice savant, n'aurait pas agi d'une autre façon que cette innocente. Aussi Bourdoncle ne pouvait-il la voir, avec ses yeux clairs, son visage doux, toute son attitude simple, sans être pris maintenant d'une peur véritable, comme s'il avait eu, en face de lui, une mangeuse de chair déguisée, l'énigme sombre de la femme, la mort sous les traits d'une vierge. De quelle manière déjouer la tactique de cette fausse ingénue ? Il ne cherchait plus qu'à pénétrer ses artifices, dans l'espoir de les dévoiler au grand jour ; certainement, elle commettrait quelque faute, il la surprendrait avec un de ses amants, et elle serait chassée de nouveau, la maison retrouverait enfin son beau fonctionnement de machine bien montée.

– Veillez, monsieur Jouve, répétait Bourdoncle à l'inspecteur. C'est moi qui vous récompenserai.

Mais Jouve y apportait de la mollesse, car il avait pratiqué les femmes, et il songeait à se mettre du côté de cette enfant, qui pouvait être la maîtresse souveraine du lendemain. S'il n'osait plus y toucher, il la trouvait diablement jolie. Son colonel, autrefois, s'était tué pour une gamine pareille, une figure insignifiante, délicate et modeste, dont un seul regard retournait les cœurs.

– Je veille, je veille, répondait-il. Mais, parole d'honneur ! je ne découvre rien.

Pourtant, des histoires circulaient, il y avait un courant de commérages abominables, sous les flatteries et le respect que Denise sentait monter autour d'elle. La maison entière, à cette heure, racontait qu'elle avait eu jadis Hutin pour amant ; on n'osait jurer que la liaison continuât, seulement on les soupçonnait de se revoir, de loin en loin. Et Deloche aussi couchait avec elle : ils se retrouvaient sans cesse dans les coins noirs, ils causaient pendant des heures. Un véritable scandale !

– Alors, rien du premier à la soie, rien du jeune homme des dentelles ? répétait Bourdoncle.

– Non, monsieur, rien encore, affirmait l'inspecteur.

C'était surtout avec Deloche que Bourdoncle comptait surprendre Denise. Un matin, lui-même les avait aperçus en train de rire dans le sous-sol. En attendant, il traitait la jeune fille de puissance à puissance, car il ne la dédaignait plus, il la sentait assez forte pour le culbuter lui-même, malgré ses dix ans de service, s'il perdait la partie.

– Je vous recommande le jeune homme des dentelles, concluait-il chaque fois. Ils sont toujours ensemble. Si vous les pincez, appelez-moi, et je me charge du reste.

Mouret, cependant, vivait dans l'angoisse. Était-ce possible ? cet enfant le torturait à ce point ! Toujours il la revoyait arrivant au Bonheur, avec ses gros souliers, sa mince robe noire, son air sauvage. Elle bégayait, tous se moquaient d'elle, lui-même l'avait trouvée laide d'abord. Laide ! et, maintenant, elle l'aurait fait mettre à genoux d'un regard, il ne l'apercevait plus que dans un rayonnement ! Puis, elle était restée la dernière de la maison, rebutée, plaisantée, traitée par lui en bête curieuse. Pendant des mois, il avait voulu voir comment une fille poussait, il s'était amusé à cette expérience, sans comprendre qu'il y jouait son cœur. Elle, peu à peu, grandissait, devenait redoutable. Peut-être l'aimait-il depuis la première minute, même à l'époque où il ne croyait avoir que de la pitié. Et, pourtant, il ne s'était senti à elle que le soir de leur promenade, sous les marronniers des Tuileries. Sa vie partait de là, il entendait les rires d'un groupe de fillettes, le ruissellement lointain d'un jet d'eau, tandis que, dans l'ombre chaude, elle marchait près de lui, silencieuse. Ensuite, il ne savait plus, sa fièvre avait augmenté d'heure en heure, tout son sang, tout son être s'était donné. Une enfant pareille, était-ce possible ? Quand elle passait à présent, le vent léger de sa robe lui paraissait si fort, qu'il chancelait.

Longtemps, il s'était révolté, et parfois encore, il s'indignait, il voulait se dégager de cette possession imbécile. Qu'avait-elle donc pour le lier ainsi ? ne l'avait-il pas vue sans chaussures ? n'était-elle pas entrée presque par charité ? Au moins, s'il se fût agi d'une de ces créatures superbes qui ameutent la foule ! mais cette petite fille, cette rien du tout ! Elle avait, en somme, une de ces figures moutonnières dont on ne dit rien. Elle ne devait même pas être d'une intelligence vive, car il se rappelait ses mauvais débuts de vendeuse. Puis, après chacune de ses colères, il y avait en lui une rechute de passion, comme une terreur sacrée d'avoir insulté son idole. Elle apportait tout ce qu'on trouve de bon chez la femme, le courage, la gaieté, la simplicité ; et, de sa douceur, montait un charme, d'une subtilité pénétrante de parfum. On pouvait ne pas la voir, la coudoyer ainsi que la première venue ; bientôt, le charme agissait avec une force lente, invincible ; on lui appartenait à jamais, si elle daignait sourire. Tout souriait alors dans son visage blanc, ses yeux de pervenche, ses joues et son menton troués de fossettes ; tandis que ses lourds cheveux blonds semblaient s'éclairer aussi, d'une beauté royale et conquérante. Il s'avouait vaincu, elle était intelligente comme elle était belle, son intelligence venait du meilleur de son être. Lorsque les autres vendeuses, chez lui, n'avaient qu'une éducation de frottement, le vernis qui s'écaille des filles déclassées, elle, sans élégances fausses, gardait sa grâce, la saveur de son origine. Les idées commerciales les plus larges naissaient de la pratique, sous ce front étroit, dont les lignes pures annonçaient la volonté et l'amour de l'ordre. Et il aurait joint les deux mains, pour lui demander pardon de blasphémer, dans ses heures de révolte.

Aussi pourquoi se refusait-elle avec une pareille obstination ? Vingt fois, il l'avait suppliée, augmentant ses offres, offrant de l'argent, beaucoup d'argent. Puis, il s'était dit qu'elle devait être ambitieuse, il lui avait promis de la nommer première, dès qu'un rayon serait vacant. Et elle refusait, elle refusait encore ! C'était pour lui une stupeur, une lutte où son désir s'enrageait. Le cas lui semblait impossible, cette enfant finirait par céder, car il avait toujours regardé la sagesse d'une femme comme une chose relative. Il ne voyait plus d'autre but, tout disparaissait dans ce besoin : la tenir enfin chez lui, l'asseoir sur ses genoux, en la baisant aux lèvres ; et, à cette vision, le sang de ses veines battait, il demeurait tremblant, bouleversé de son impuissance.

Désormais, ses journées s'écoulaient dans la même obsession douloureuse. L'image de Denise se levait avec lui. Il avait rêvé d'elle la nuit, elle le suivait devant le grand bureau de son cabinet, où il signait les traites et les mandats, de neuf à dix heures : besogne qu'il accomplissait machinalement, sans cesser de la sentir présente, disant toujours non de son air tranquille. Puis, à dix heures, c'était le conseil, un véritable conseil des ministres, une réunion des douze intéressés de la maison, qu'il lui fallait présider : on discutait les questions d'ordre intérieur, on examinait les achats, on arrêtait les étalages ; et elle était encore là, il entendait sa voix douce au milieu des chiffres, il voyait son clair sourire dans les situations financières les plus compliquées. Après le conseil, elle l'accompagnait, faisait avec lui l'inspection quotidienne des comptoirs, revenait l'après-midi dans le cabinet de la direction, restait près de son fauteuil de deux à quatre, pendant qu'il recevait toute une foule, les fabricants de la France entière, de hauts industriels, des banquiers, des inventeurs : va-et-vient continu de la richesse et de l'intelligence, danse affolée des millions, entretiens rapides où l'on brassait les plus grosses affaires du marché de Paris. S'il l'oubliait une minute en décidant de la ruine ou de la prospérité d'une industrie, il la retrouvait debout, à un élancement de son cœur ; sa voix expirait, il se demandait à quoi bon cette fortune remuée, puisqu'elle ne voulait pas. Enfin, lorsque sonnaient cinq heures, il devait signer le courrier, le travail machinal de sa main recommençait, pendant qu'elle se dressait plus dominatrice, le reprenant tout entier, pour le posséder à elle seule, durant les heures solitaires et ardentes de la nuit. Et, le lendemain, la même journée recommençait, ces journées si actives, si pleines d'un colossal labeur, que l'ombre fluette d'une enfant suffisait à ravager d'angoisse.

Mais c'était surtout pendant son inspection quotidienne des magasins, qu'il sentait sa misère. Avoir bâti cette machine géante, régner sur un pareil monde, et agoniser de douleur, parce qu'une petite fille ne veut pas de vous ! Il se méprisait, il traînait la fièvre et la honte de son mal. Certains jours, le dégoût le prenait de sa puissance, il ne lui venait que des nausées, d'un bout à l'autre des galeries. D'autres fois, il aurait voulu étendre son empire, le faire si grand, qu'elle se serait livrée peut-être, d'admiration et de peur.

D'abord, en bas, dans les sous-sols, il s'arrêtait devant la glissoire. Elle se trouvait toujours rue Neuve-Saint-Augustin ; mais on avait dû l'élargir, elle avait maintenant un lit de fleuve, où le continuel flot des marchandises roulait avec la voix haute des grandes eaux ; c'étaient des arrivages du monde entier, des files de camions venus de toutes les gares, un déchargement sans arrêt, un ruissellement de caisses et de ballots coulant sous terre, bu par la maison insatiable. Il regardait ce torrent tomber chez lui, il songeait qu'il était un des maîtres de la fortune publique, qu'il tenait dans ses mains le sort de la fabrication française, et qu'il ne pouvait acheter le baiser d'une de ses vendeuses.

Puis, il passait au service de la réception, qui occupait à cette heure la partie des sous-sols en bordure sur la rue Monsigny. Vingt tables s'y allongeaient, dans la clarté pâle des soupiraux ; tout un peuple de commis s'y bousculait, vidant les caisses, vérifiant les marchandises, les marquant en chiffres connus ; et l'on entendait sans relâche le ronflement voisin de la glissoire, qui dominait les voix. Des chefs de rayon l'arrêtaient, il devait résoudre des difficultés, confirmer des ordres. Ce fond de cave s'emplissait de l'éclat tendre des satins, de la blancheur des toiles, d'un déballage prodigieux où les fourrures se mêlaient aux dentelles, et les articles de Paris, aux portières d'Orient. Lentement, il marchait parmi ces richesses jetées sans ordre, entassées à l'état brut. En haut, elles allaient s'allumer aux étalages, lâcher le galop de l'argent à travers les comptoirs, aussi vite emportées que montées, dans le furieux courant de vente qui traversait la maison. Lui, songeait qu'il avait offert à la jeune fille des soies, des velours, tout ce qu'elle voudrait prendre à pleines mains, dans ces tas énormes, et qu'elle avait refusé, d'un petit signe de sa tête blonde.

Ensuite, il se rendait à l'autre bout des sous-sols, pour donner son coup d'œil habituel au service du départ. D'interminables corridors s'étendaient, éclairés au gaz ; à droite et à gauche, les réserves, fermées par des claies, mettaient comme des boutiques souterraines, tout un quartier commerçant, des merceries, des lingeries, des ganteries, des bimbeloteries, dormant dans l'ombre. Plus loin, se trouvait un des trois calorifères ; plus loin encore, un poste de pompiers gardait le compteur central, enfermé dans sa cage métallique. Il trouvait, au départ, les tables de triage encombrées déjà des charges de paquets, de cartons et de boîtes, que des paniers descendaient continuellement ; et Campion, le chef du service, le renseignait sur la besogne courante, tandis que les vingt hommes placés sous ses ordres distribuaient les paquets dans les compartiments, qui portaient chacun le nom d'un quartier de Paris, et d'où les garçons les montaient ensuite aux voitures, rangées le long du trottoir. C'étaient des appels, des noms de rue jetés, des recommandations criées, tout un vacarme, toute une agitation de paquebot, sur le point de lever l'ancre. Et il restait un moment immobile, il regardait ce dégorgement des marchandises, dont il venait de voir la maison s'engorger, à l'extrémité opposée des sous-sols : l'énorme courant aboutissait là, sortait par là dans la rue, après avoir déposé de l'or au fond des caisses. Ses yeux se troublaient, ce départ colossal n'avait plus d'importance, il ne lui restait qu'une idée de voyage, l'idée de s'en aller dans des pays lointains, de tout abandonner, si elle s'obstinait à dire non.

Alors, il remontait, il continuait sa tournée, parlant et s'agitant davantage, sans pouvoir se distraire. Au second étage, il visitait le service des expéditions, cherchait des querelles, s'exaspérait sourdement contre la régularité parfaite de la machine qu'il avait réglée lui-même. Ce service était celui qui prenait de jour en jour l'importance la plus considérable : il nécessitait à présent deux cents employés, dont les uns ouvraient, lisaient, classaient les lettres venues de la province et de l'étranger, tandis que les autres réunissaient dans des cases les marchandises demandées par les signataires. Et le nombre des lettres croissait tellement, qu'on ne les comptait plus ; on les pesait, il en arrivait jusqu'à cent livres par jour. Lui, fiévreux, traversait les trois salles du service, questionnait Levasseur, le chef, sur le poids du courrier : quatre-vingts livres, quatre-vingt-dix parfois, le lundi cent. Le chiffre montait toujours, il aurait dû être ravi. Mais il demeurait frissonnant, dans le tapage que l'équipe voisine des emballeurs faisait en clouant des caisses. En vain, il battait la maison : l'idée fixe restait enfoncée entre ses deux yeux, et à mesure que sa puissance se déroulait, que les rouages des services et l'armée de son personnel défilaient devant lui, il sentait plus profondément l'injure de son impuissance. Les commandes de l'Europe entière affluaient, il fallait une voiture des Postes spéciale pour apporter la correspondance ; et elle disait non, toujours non.

Il redescendait, visitait la caisse centrale, où quatre caissiers gardaient les deux coffres-forts géants, dans lesquels venaient de passer, l'année précédente, quatre-vingt-huit millions. Il donnait un coup d'œil au bureau de la vérification des factures, qui occupait vingt-cinq employés, choisis parmi les plus sérieux. Il entrait au bureau de défalcation, un service de trente-cinq jeunes gens, les débutants de la comptabilité, chargés de contrôler les notes de débit et de calculer le tant pour cent des vendeurs. Il revenait à la caisse centrale, s'irritait à la vue des coffres-forts, marchait au milieu de ces millions, dont l'inutilité le rendait fou. Elle disait non, toujours non.

Non toujours, dans tous les comptoirs, dans les galeries de vente, dans les salles, dans les magasins entiers ! Il allait de la soie à la draperie, du blanc aux dentelles ; il montait les étages, s'arrêtait sur les ponts volants, prolongeait son inspection avec une minutie maniaque et douloureuse. La maison s'était agrandie démesurément, il avait créé ce rayon, cet autre encore, il gouvernait ce nouveau domaine, il étendait son empire jusqu'à cette industrie, la dernière conquise ; et c'était non, toujours non, quand même. Aujourd'hui, son personnel aurait peuplé une petite ville : il y avait quinze cents vendeurs, mille autres employés de toute espèce, dont quarante inspecteurs et soixante-dix caissiers ; les cuisines seules occupaient trente-deux hommes ; on comptait dix commis pour la publicité, trois cent cinquante garçons de magasin portant la livrée, vingt-quatre pompiers à demeure. Et, dans les écuries royales, installées rue Monsigny, en face des magasins, se trouvaient cent quarante-cinq chevaux, tout un luxe d'attelage déjà célèbre. Les quatre premières voitures qui remuaient le commerce du quartier, autrefois, lorsque la maison n'occupait encore que l'angle de la place Gaillon, étaient montées peu à peu au chiffre de soixante-deux : petites voitures à bras, voitures à un cheval, lourds chariots à deux chevaux. Continuellement, elles sillonnaient Paris, conduites avec correction par des cochers vêtus de noir, promenant l'enseigne d'or et de pourpre du Bonheur des Dames. Même elles sortaient des fortifications, couraient la banlieue ; on les rencontrait dans les chemins creux de Bicêtre, le long des berges de la Marne, jusque sous les ombrages de la forêt de Saint-Germain ; parfois, du fond d'une avenue ensoleillée, en plein désert, en plein silence, on en voyait une surgir, passer au trot de ses bêtes superbes, en jetant à la paix mystérieuse de la grande nature la réclame violente de ses panneaux vernis. Il rêvait de les lancer plus loin, dans les départements voisins, il aurait voulu les entendre rouler sur toutes les routes de France, d'une frontière à l'autre. Mais, il ne descendait même plus visiter ses chevaux, qu'il adorait. À quoi bon cette conquête du monde, puisque c'était non, toujours non ?

Maintenant, le soir, lorsqu'il arrivait devant la caisse de Lhomme, il regardait encore par habitude le chiffre de la recette, inscrit sur une carte, que le caissier embrochait dans une pique de fer, à côté de lui ; rarement le chiffre tombait au-dessous de cent mille francs, il montait parfois à huit ou neuf cent mille, les jours de grande exposition ; et ce chiffre ne sonnait plus à son oreille comme un coup de trompette, il regrettait de l'avoir regardé, il en emportait une amertume, la haine et le mépris de l'argent.

Mais les souffrances de Mouret devaient grandir. Il devint jaloux. Un matin, dans le cabinet, avant le conseil, Bourdoncle osa lui faire entendre que cette petite fille des confections se moquait de lui.

– Comment ça ? demanda-t-il très pâle.

– Eh oui ! elle a des amants ici même.

Mouret eut la force de sourire.

– Je ne songe plus à elle, mon cher. Vous pouvez parler… Qui donc, des amants ?

– Hutin, assure-t-on, et encore un vendeur des dentelles, Deloche, ce grand garçon bête… Je n'affirme rien, je ne les ai pas vus. Seulement, il paraît que ça crève les yeux.

Il y eut un silence. Mouret affectait de ranger des papiers sur son bureau, pour cacher le tremblement de ses mains. Enfin, il dit sans lever la tête :

– Il faudrait des preuves, tâchez de m'apporter des preuves… Oh ! pour moi, je vous le répète, je m'en moque, car elle a fini par m'agacer. Mais nous ne pourrions tolérer des choses pareilles chez nous.

Bourdoncle répondit simplement :

– Soyez tranquille, vous aurez des preuves un de ces jours. Je veille.

Alors, Mouret acheva de perdre toute tranquillité. Il n'eut plus le courage de revenir sur cette conversation, il vécut dans la continuelle attente d'une catastrophe, où son cœur resterait broyé. Et son tourment le rendit terrible, la maison entière trembla. Il dédaignait de se cacher derrière Bourdoncle, il faisait lui-même les exécutions, dans un besoin nerveux de rancune, se soulageant à abuser de sa puissance, de cette puissance qui ne pouvait rien pour le *******ement de son désir unique. Chacune de ses inspections devenait un massacre, on ne le voyait plus paraître, sans qu'un frisson de panique soufflât de comptoir en comptoir. Justement, on entrait dans la morte-saison d'hiver, et il balaya les rayons, il entassa les victimes, poussant tout à la rue. Sa première idée était de chasser Hutin et Deloche ; puis, il avait réfléchi que, s'il ne les gardait pas, il ne saurait jamais rien ; et les autres payaient pour eux, le personnel entier craquait. Le soir, quand il se retrouvait seul, des larmes lui gonflaient les paupières.

Un jour surtout, la terreur régna. Un inspecteur croyait remarquer que le gantier Mignot volait. Toujours des filles aux allures étranges rôdaient devant son comptoir ; et l'on venait d'arrêter une d'elles, les hanches garnies et la gorge bourrée de soixante paires de gants. Dès lors, une surveillance fut organisée, l'inspecteur prit Mignot en flagrant délit, facilitant les tours de main d'une grande blonde, une ancienne vendeuse du Louvre tombée au trottoir : la manœuvre était simple, il affectait de lui essayer des gants, attendait qu'elle se fût emplie, et la menait ensuite à une caisse, où elle en payait une paire. Justement, Mouret se trouvait là. D'habitude, il préférait ne pas se mêler de ces sortes d'aventures, qui étaient fréquentes ; car, malgré le fonctionnement de machine bien réglée, un grand désordre régnait dans certains rayons du Bonheur des Dames, et il ne se passait pas de semaine, sans qu'on chassât un employé pour vol. Même la direction aimait mieux faire le plus de silence possible autour de ces vols, jugeant inutile de mettre la police sur pied, ce qui aurait étalé une des plaies fatales des grands bazars. Seulement, ce jour-là, Mouret avait le besoin de se fâcher, et il traita violemment le joli Mignot, qui tremblait de peur, la face blême et décomposée.

– Je devrais appeler un sergent de ville, criait-il au milieu des autres vendeurs. Mais répondez ! quelle est cette femme ?… Je vous jure que j'envoie chercher le commissaire, si vous ne me dites pas la vérité.

On avait emmené la femme, deux vendeuses la déshabillaient. Mignot balbutia :

– Monsieur, je ne la connais pas autrement… C'est elle qui est venue…

– Ne mentez donc pas ! interrompit Mouret avec un redoublement de violence. Et personne ici qui nous avertisse ! Vous vous entendez tous, ma parole ! Nous sommes dans une véritable forêt de Bondy, volés, pillés, saccagés ! C'est à n'en plus laisser sortir un seul, sans fouiller ses poches !

Des murmures se firent entendre. Les trois ou quatre clientes qui achetaient des gants, restaient effarées.

– Silence ! reprit-il furieusement, ou je balaie la maison !

Mais Bourdoncle était accouru, inquiet à l'idée du scandale. Il murmura quelques mots à l'oreille de Mouret, l'affaire prenait une gravité exceptionnelle ; et il le décida à conduire Mignot dans le bureau des inspecteurs, une pièce située au rez-de-chaussée, près de la porte Gaillon. La femme se trouvait là, en train de remettre tranquillement son corset. Elle venait de nommer Albert Lhomme. Mignot, questionné de nouveau, perdit la tête, sanglota : lui, n'était pas coupable, c'était Albert qui lui envoyait ses maîtresses ; d'abord, il les avantageait simplement, les faisait profiter des occasions ; puis, quand elles finissaient par voler, il était trop compromis déjà pour avertir ces messieurs. Et ceux-ci apprirent alors toute une série de vols extraordinaires : des marchandises enlevées par des filles, qui allaient les attacher sous leurs jupons, dans les cabinets luxueux, installés près du buffet, au milieu des plantes vertes ; des achats qu'un vendeur négligeait d'appeler à une caisse, lorsqu'il y conduisait une cliente, et dont il partageait le prix avec le caissier ; jusqu'à de faux « rendus », des articles qu'on annonçait comme rentrés dans la maison, pour empocher l'argent remboursé fictivement ; sans compter le vol classique, des paquets sortis le soir sous la redingote, roulés autour de la taille, parfois même pendus le long des cuisses. Depuis quatorze mois, grâce à Mignot et à d'autres vendeurs sans doute qu'ils refusèrent de nommer, il se faisait ainsi, à la caisse d'Albert, une cuisine louche, tout un gâchis impudent, pour des sommes dont on ne connut jamais le chiffre exact.

Cependant, la nouvelle s'était répandue dans les rayons. Les consciences inquiètes frissonnaient, les honnêtetés les plus sûres d'elles redoutaient le coup de balai général. On avait vu Albert disparaître dans le bureau des inspecteurs. Ensuite Lhomme était passé, étouffant, le sang au visage, le cou serré déjà par l'apoplexie. Puis, Mme Aurélie elle-même venait d'être appelée ; et elle, la tête haute sous l'affront, avait la bouffissure grasse et blême d'un masque de cire. L'explication dura longtemps, personne n'en sut au juste les détails : on raconta que la première des confections avait giflé son fils, à lui retourner la tête, et que le vieux brave homme de père pleurait, pendant que le patron, sorti de toutes ses habitudes de grâce, jurait comme un charretier, en voulant absolument livrer les coupables aux tribunaux. Cependant, on étouffa le scandale. Seul, Mignot fut chassé sur-le-champ. Albert ne disparut que deux jours plus tard ; sans doute, sa mère avait obtenu qu'on ne déshonorât pas la famille par une exécution immédiate. Mais la panique souffla plusieurs jours encore, car, après la scène, Mouret s'était promené d'un bout à l'autre des magasins, l'œil terrible, sabrant devant lui ceux qui osaient simplement lever les yeux.

– Que faites-vous là, monsieur, à regarder les mouches ?… Passez à la caisse !

Enfin, l'orage éclata un jour sur la tête de Hutin lui-même. Favier, nommé second, mangeait le premier, afin de le déloger de sa place. C'était la continuelle tactique, des rapports sournois adressés à la direction, des occasions exploitées pour faire prendre le chef du comptoir en défaut. Donc, un matin, comme Mouret traversait la soie, il s'arrêta, surpris de voir Favier en train de modifier les étiquettes de tout un solde de velours noir.

– Pourquoi baissez-vous les prix ? demanda-t-il. Qui vous en a donné l'ordre ?

Le second, qui menait grand bruit autour de ce travail, comme s'il eût voulu accrocher le directeur au passage, en prévoyant la scène, répondit d'un air naïvement surpris :

– Mais c'est M. Hutin, monsieur.

– M. Hutin !… Où est donc M. Hutin ?

Et, lorsque celui-ci fut remonté de la réception, où un vendeur était descendu le chercher, une explication vive s'engagea. Comment ! il baissait maintenant les prix de lui-même ! Mais il parut très étonné à son tour, il avait simplement causé de cette baisse avec Favier, sans donner un ordre positif. Alors, ce dernier prit l'air chagrin d'un employé qui se voit dans l'obligation de contredire son supérieur. Pourtant, il voulait bien accepter la faute, s'il s'agissait de le tirer d'un mauvais pas. Du coup, les choses se gâtèrent.

– Entendez-vous ! monsieur Hutin, cria Mouret, je n'ai jamais toléré ces tentatives d'indépendance… Nous seuls décidons de la marque.

Il continua, d'une voix âpre, avec des intentions blessantes, qui surprirent les vendeurs, car d'ordinaire ces sortes de discussions avaient lieu à l'écart, et le cas pouvait du reste venir en effet d'un malentendu. On sentait chez lui comme une rancune inavouée à satisfaire. Enfin, il le prenait donc en défaut, ce Hutin qu'on donnait pour amant à Denise ! il pouvait donc se soulager un peu, en lui faisant sentir durement qu'il était le maître ! Et il exagérait les choses, il finissait par insinuer que la baisse des prix cachait des intentions peu honnêtes.

– Monsieur, répétait Hutin, je comptais vous soumettre cette baisse… Elle est nécessaire, vous le savez, car ces velours n'ont pas réussi.

Mouret voulut couper court, par une dernière dureté.

– C'est bien, monsieur, nous examinerons l'affaire… Et ne recommencez pas, si vous tenez à la maison.

Il tourna le dos. Hutin, étourdi, furieux, ne trouvant que Favier pour vider son cœur, lui jura qu'il allait flanquer sa démission à la tête de cette brute-là. Puis, il ne parla plus de s'en aller, il remuait seulement toutes les accusations abominables qui traînaient parmi les vendeurs contre les chefs. Et Favier, l'œil luisant, se défendait, avec de grandes démonstrations de sympathie. Il avait dû répondre, n'est-ce pas ? et puis, est-ce qu'on pouvait s'attendre à une pareille histoire pour des bêtises ? Sur quoi donc marchait le patron, depuis quelque temps, qu'il devenait indécrottable ?

– Oh ! sur quoi il marche, on le sait, reprit Hutin. Est-ce ma faute, à moi, si cette grue des confections le fait tourner en bourrique !… Voyez-vous, mon cher, le coup vient de là. Il sait que j'ai couché avec, et ça ne lui est pas agréable ; ou bien c'est elle qui veut me faire flanquer à la porte, parce que je la gêne… Je vous jure qu'elle aura de mes nouvelles, si jamais elle tombe sous ma patte.

Deux jours plus tard, comme Hutin était monté à l'atelier des confections, en haut, sous les toits, pour recommander lui-même une ouvrière, il eut un léger sursaut, en apercevant, au bout d'un couloir, Denise et Deloche accoudés devant une fenêtre ouverte, si enfoncés dans une conversation intime, qu'ils ne tournèrent pas la tête. L'idée de les faire surprendre lui vint brusquement, lorsqu'il s'aperçut que Deloche pleurait. Alors, il se retira sans bruit ; et, dans l'escalier, ayant rencontré Bourdoncle et Jouve, il leur conta une histoire, un des extincteurs dont la porte semblait arrachée ; de cette façon, ils monteraient, ils tomberaient sur les deux autres. Bourdoncle les découvrit le premier. Il s'arrêta net, dit à Jouve d'aller chercher le directeur, pendant que lui resterait là. L'inspecteur dut obéir, très contrarié de se compromettre dans une pareille affaire.

C'était un coin perdu du vaste monde où s'agitait le peuple du Bonheur des Dames. On y arrivait par une complication d'escaliers et de couloirs. Les ateliers occupaient les combles, une suite de salles basses et mansardées, éclairées de larges baies taillées dans le zinc, uniquement meublées de longues tables et de gros poêles de fonte ; il y avait, à la file, des lingères, des dentellières, des tapissiers, des confectionneuses, vivant l'été et l'hiver dans une chaleur étouffante, au milieu de l'odeur spéciale du métier ; et l'on devait longer toute l'aile, prendre à gauche après les confectionneuses, monter cinq marches, avant d'atteindre ce bout écarté de corridor. Les rares clientes, qu'un vendeur amenait là parfois, pour une commande, reprenaient haleine, brisées, effarées, avec la sensation de tourner sur elles-mêmes depuis des heures, et d'être à cent lieues du trottoir.

Plusieurs fois déjà, Denise avait trouvé Deloche qui l'attendait. Comme seconde, elle était chargée des rapports du rayon avec l'atelier, où l'on ne faisait d'ailleurs que les modèles et les retouches ; et, à toute heure, elle montait, pour donner des ordres. Il la guettait, inventait un prétexte, filait derrière elle ; puis, il affectait la surprise, quand il la rencontrait, à la porte des confectionneuses. Elle avait fini par en rire, c'étaient comme des rendez-vous acceptés. Le corridor longeait le réservoir, un énorme cube de tôle qui contenait soixante mille litres d'eau ; et il y en avait, sur le toit, un second d'égale grandeur, auquel on arrivait par une échelle de fer. Un instant, Deloche causait, appuyé d'une épaule contre le réservoir, dans le continuel abandon de son grand corps ployé de fatigue. Des bruits d'eau chantaient, des bruits mystérieux dont la tôle gardait toujours la vibration musicale. Malgré le profond silence, Denise se retournait avec inquiétude, ayant cru voir passer une ombre sur les murailles nues, peintes en jaune clair. Mais, bientôt, la fenêtre les attirait, ils s'y accoudaient, s'y oubliaient dans des bavardages rieurs, des souvenirs sans fin sur le pays de leur enfance. Au-dessous d'eux, s'étendait l'immense vitrage de la galerie centrale, un lac de verre borné par les toitures lointaines, comme par des côtes rocheuses. Et ils ne voyaient au-delà que du ciel, une nappe de ciel, qui reflétait, dans l'eau dormante des vitres, le vol de ses nuages et le bleu tendre de son azur.

Justement, ce jour-là, Deloche parlait de Valognes.

– J'avais six ans, ma mère m'emmenait dans une carriole au marché de la ville. Vous savez qu'il y a treize bons kilomètres, il fallait partir de Briquebec à cinq heures… C'est très beau, par chez nous. Est-ce que vous connaissez ?

– Oui, oui, répondait lentement Denise, les regards au loin. J'y suis allée une fois, mais j'étais bien petite… Des routes, avec des gazons à droite et à gauche, n'est-ce pas ? et, de loin en loin, des moutons lâchés deux à deux, traînant la corde de leurs entraves…

Elle se taisait, puis reprenait avec un vague sourire :

– Nous autres, nous avons des routes droites pendant des lieues, entre les arbres qui font de l'ombre… Nous avons des herbages entourés de haies plus grandes que moi, où il y a des chevaux et des vaches… Nous avons une petite rivière, et l'eau est très froide, sous les broussailles, dans un endroit que je sais bien.

– C'est comme nous ! c'est comme nous ! criait Deloche ravi. Il n'y a que de l'herbe, chacun enferme son morceau avec des aubépines et des ormes, et l'on est chez soi, et c'est tout vert, oh ! d'un vert qu'ils n'ont pas à Paris… Mon Dieu ! que j'ai joué au fond du chemin creux, à gauche, en descendant du moulin !

Et leurs voix défaillaient, ils demeuraient les yeux fixés et perdus sur le lac ensoleillé des vitres. Un mirage se levait pour eux de cette eau aveuglante, ils voyaient des pâturages à l'infini, le Cotentin trempé par les haleines de l'océan, baigné d'une vapeur lumineuse, qui fondait l'horizon dans un gris délicat d'aquarelle. En bas, sous la colossale charpente de fer, dans le hall des soieries, ronflait la vente, la trépidation de la machine en travail ; toute la maison vibrait du piétinement de la foule, de la hâte des vendeurs, de la vie des trente mille personnes qui s'écrasaient là ; et eux, emportés par leur rêve, à sentir ainsi cette profonde et sourde clameur dont les toits frémissaient, croyaient entendre le vent du large passer sur les herbes, en secouant les grands arbres.

– Mon Dieu ! mademoiselle Denise, balbutia Deloche, pourquoi n'êtes-vous pas plus gentille ?… Moi qui vous aime tant !

Des larmes lui étaient montées aux yeux et comme elle voulait l'interrompre d'un geste, il continua vivement :

– Non, laissez-moi vous dire ces choses une fois encore… Nous nous entendrions si bien ensemble ! On a toujours à causer, quand on est du même pays.

Il suffoqua, elle put enfin dire doucement :

– Vous n'êtes pas raisonnable, vous m'aviez promis de ne plus parler de cela… C'est impossible. J'ai beaucoup d'amitié pour vous, parce que vous êtes un brave garçon ; mais je veux rester libre.

– Oui, oui, je sais, reprit-il d'une voix brisée, vous ne m'aimez pas. Oh ! vous pouvez le dire, je comprends ça, je n'ai rien pour que vous m'aimiez… Tenez ! il n'y a eu qu'une bonne heure dans ma vie, le soir où je vous ai rencontrée à Joinville, vous vous souvenez ? Un instant, sous les arbres, où il faisait si noir, j'ai cru que votre bras tremblait, j'ai été assez bête pour m'imaginer…

Mais elle lui coupa de nouveau la parole. Son oreille fine venait d'entendre les pas de Bourdoncle et de Jouve, au bout du corridor.

– Écoutez donc, on a marché.

– Non, dit-il, en l'empêchant de quitter la fenêtre. C'est dans ce réservoir : il en sort toujours des bruits extraordinaires, on croirait qu'il y a du monde dedans.

Et il continua ses plaintes timides et caressantes. Elle ne l'écoutait plus, reprise d'une songerie à ce bercement d'amour, promenant ses regards sur les toitures du Bonheur des Dames. À droite et à gauche de la galerie vitrée, d'autres galeries, d'autres halls luisaient au soleil, entre des combles troués de fenêtres et allongés symétriquement, comme des ailes de caserne. Des charpentes métalliques se dressaient, des échelles, des ponts, qui découpaient leur dentelle dans le bleu de l'air ; tandis que la cheminée des cuisines faisait une grosse fumée de fabrique, et que le grand réservoir carré, tenu en plein ciel sur des piliers de fonte, prenait un étrange profil de construction barbare, haussée à cette place par l'orgueil d'un homme. Au loin, Paris grondait.

Lorsque Denise revint de ces espaces, de ce développement du Bonheur à ses pensées flottaient comme dans une solitude, elle vit que Deloche s'était emparé de sa main. Et il avait le visage si bouleversé, qu'elle ne la retira pas.

– Pardonnez-moi, murmurait-il. C'est fini maintenant, je serais trop malheureux, si vous me punissiez en reprenant votre amitié… Je vous jure que je voulais vous dire autre chose. Oui, je m'étais promis de comprendre la situation, d'être bien sage…

Ses larmes coulaient de nouveau, il tâchait d'affermir sa voix.

– Car, enfin, je connais mon lot, dans l'existence. Ce n'est pas maintenant que la chance peut tourner. Battu là-bas, battu à Paris, battu partout. Voici quatre ans que je suis ici, et je reste le dernier du rayon… alors, je voulais vous dire de ne pas avoir de la peine à cause de moi. Je ne vous ennuierai plus. Tâchez d'être heureuse, aimez-en un autre ; oui, ça me fera plaisir. Si vous êtes heureuse, je serai heureux… Ce sera mon bonheur.

Il ne put continuer. Comme pour sceller sa promesse, il avait posé les lèvres sur la main de la jeune fille, qu'il baisait d'un humble baiser d'esclave. Elle était très touchée, elle dit simplement, avec une fraternité attendrie, qui atténuait la pitié des mots :

– Mon pauvre garçon !

Mais ils tressaillirent, ils se tournèrent. Mouret était devant eux.

Depuis dix minutes, Jouve cherchait le directeur dans les magasins. Celui-ci se trouvait sur les chantiers de la nouvelle façade, rue du Dix-Décembre. Tous les jours, il y passait de longues heures, il tentait de s'intéresser à ces travaux, dont il avait si longtemps rêvé. C'était son refuge contre ses tourments, au milieu des maçons établissant les piles d'angle en pierre de taille, et des serruriers posant les fers des grandes charpentes. Déjà, la façade, sortie du sol, indiquait le vaste porche, les baies du premier étage, un développement de palais à l'état d'ébauche. Il montait aux échelles, discutait avec l'architecte l'ornementation qui devait être tout à fait neuve, enjambait les fers et les briques, descendait jusque dans les caves ; et le ronflement de la machine à vapeur, le tic-tac des treuils, le tapage des marteaux, la clameur de ce peuple d'ouvriers, au travers de cette grande cage entourée de planches sonores, arrivaient à l'étourdir un instant. Il en sortait blanc de plâtre, noir de limaille, les pieds éclaboussés par les robinets des prises d'eau, si peu guéri de son mal, que l'angoisse revenait et battait son cœur à coups plus retentissants, à mesure que le vacarme du chantier s'éteignait derrière lui. Précisément, ce jour-là, une distraction lui avait rendu sa gaieté, il se passionnait en regardant sur un album les dessins des mosaïques et des terres cuites émaillées, qui devaient décorer les frises, lorsque Jouve était venu le chercher essoufflé, très ennuyé de salir sa redingote parmi ces matériaux. D'abord, il avait crié qu'on pouvait bien l'attendre ; puis, sur un mot de l'inspecteur dit à voix basse, il l'avait suivi, frissonnant, repris tout entier. Plus rien n'existait, la façade croulait avant d'être debout : à quoi bon ce triomphe suprême de son orgueil, si le nom seul d'une femme, murmuré tout bas, le torturait à ce point !

En haut, Bourdoncle et Jouve crurent prudent de disparaître. Deloche s'était enfui. Seule Denise restait en face de Mouret, plus blanche que d'habitude, mais le regard franchement levé sur lui.

– Mademoiselle, veuillez me suivre, dit-il d'une voix dure.

Elle le suivit, ils descendirent deux étages, traversèrent les rayons des meubles et des tapis, sans dire un mot. Quand il fut devant son cabinet, il ouvrit la porte toute grande.

– Entrez, mademoiselle.

Et il referma la porte, il marcha jusqu'à son bureau. Le nouveau cabinet du directeur était plus luxueux que l'ancien, une tenture de velours vert avait remplacé le repas, un corps de bibliothèque incrusté d'ivoire tenait tout un panneau ; mais, sur les murs, on ne voyait toujours que le portrait de Mme Hédouin, une jeune femme au beau visage calme, qui souriait dans son cadre d'or.

– Mademoiselle, dit-il enfin, en tâchant de garder une sévérité froide, il y a des choses que nous ne pouvons tolérer… La bonne conduite est ici de rigueur…

Il s'arrêtait, cherchait les mots, pour ne pas céder à la colère qui lui montait des entrailles. Eh quoi ! c'était ce garçon qu'elle aimait, ce misérable vendeur, la risée de son comptoir ! c'était le plus humble et le plus gauche de tous qu'elle lui préférait, à lui le maître ! car il les avait bien vus, elle abandonnant sa main, lui couvrant cette main de baisers.

– J'ai été très bon pour vous, mademoiselle, continua-t-il, en faisant un nouvel effort. Je ne m'attendais guère à être récompensé de cette façon.

Denise, dès la porte, avait eu les yeux attirés par le portrait de Mme Hédouin ; et, malgré son grand trouble, elle en demeurait préoccupée. Chaque fois qu'elle entrait à la direction, son regard se croisait avec celui de cette dame peinte. Elle en avait un peu peur, elle la sentait pourtant très bonne. Cette fois, elle trouvait là comme une protection.

– En effet, monsieur, répondit-elle doucement, j'ai eu tort de m'arrêter à causer, et je vous demande pardon de cette faute… Ce jeune homme est de mon pays…

– Je le chasse ! cria Mouret, qui mit toute sa souffrance dans ce cri furieux.

Et, bouleversé, sortant de son rôle de directeur sermonnant une vendeuse coupable d'une infraction au règlement, il se répandit en paroles violentes. N'avait-elle pas de honte ? une jeune fille comme elle s'abandonner à un être pareil ! et il en vint à des accusations atroces, il lui reprocha Hutin, d'autres encore, dans un tel flot de paroles, qu'elle ne pouvait même se défendre. Mais il allait faire maison nette, il les jetterait dehors à coups de pied. L'explication sévère qu'il s'était promis d'avoir, en suivant Jouve, tombait aux brutalités d'une scène de jalousie.

– Oui, vos amants !… On me le disait bien, et j'étais assez bête pour en douter… Il n'y avait que moi ! il n'y avait que moi !

Denise, suffoquée, étourdie, écoutait ces affreux reproches. Elle n'avait pas compris d'abord. Mon Dieu ! il la prenait donc pour une malheureuse ? À un mot plus dur, elle se dirigea vers la porte, silencieusement. Et, sur un geste qu'il fit pour l'arrêter :

– Laissez, monsieur, je m'en vais… Si vous croyez ce que vous dites, je ne veux pas rester une seconde de plus dans la maison.

Mais il se précipita devant la porte.

– Défendez-vous, au moins !… Dites quelque chose !

Elle restait toute droite, dans un silence glacé. Longtemps, il la pressa de questions, avec une anxiété croissante ; et la dignité muette de cette vierge semblait une fois encore le calcul savant d'une femme rompue à la tactique de la passion. Elle n'aurait pu jouer un jeu qui le jetât à ses pieds, plus déchiré de doute, plus désireux d'être convaincu.

– Voyons, vous dites qu'il est de votre pays… Vous vous êtes peut-être rencontrés là-bas… Jurez-moi qu'il ne s'est rien passé entre vous.

Alors, comme elle s'entêtait dans son silence, et qu'elle voulait toujours ouvrir la porte et s'en aller, il acheva de perdre la tête. Il eut une explosion suprême de douleur.

– Mon Dieu ! je vous aime, je vous aime… Pourquoi prenez-vous plaisir à me martyriser ainsi ? Vous voyez bien que plus rien n'existe, que les gens dont je vous parle ne me touchent que par vous, que c'est vous seule maintenant qui importez dans le monde… Je vous ai crue jalouse et j'ai sacrifié mes plaisirs. On vous a dit que j'avais des maîtresses ; eh bien ! je n'en ai plus, c'est à peine si je sors. Ne vous ai-je pas préférée, chez cette dame ? n'ai-je pas rompu pour être à vous seule ? J'attends encore un remerciement, un peu de gratitude… Et, si vous craignez que je retourne chez elle, vous pouvez être tranquille : elle se venge, en aidant un de nos anciens commis à fonder une maison rivale… Dites, faut-il que je me mette à genoux, pour toucher votre cœur ?

Il en était là. Lui qui ne tolérait pas une peccadille à ses vendeuses, qui les jetait sur le pavé au moindre caprice, se trouvait réduit à supplier une d'elles de ne pas partir, de ne pas l'abandonner dans sa misère. Il défendait la porte contre elle, il était prêt à lui pardonner, à s'aveugler, si elle daignait mentir. Et il disait vrai, le dégoût lui venait des filles ramassées dans les coulisses des petits théâtres et dans les restaurants de nuit ; il ne voyait plus Clara, il n'avait pas remis les pieds chez Mme Desforges, où Bouthemont régnait maintenant, en attendant l'ouverture des nouveaux magasins : les Quatre Saisons, qui emplissaient déjà les journaux de réclames.

– Dites, dois-je me mettre à genoux, répéta-t-il, la gorge étranglée de larmes contenues.

Elle l'arrêta de la main, ne pouvant plus elle-même cacher son trouble, profondément remuée par cette passion souffrante.

– Vous avez tort de vous faire de la peine, monsieur, répondit-elle enfin. Je vous jure que ces vilaines histoires sont des mensonges… Ce pauvre garçon de tout à l'heure est aussi peu coupable que moi.

Et elle avait sa belle franchise, ses yeux clairs qui regardaient droit devant elle.

– C'est bien, je vous crois, murmura-t-il, je ne renverrai aucun de vos camarades, puisque vous prenez tout ce monde sous votre protection… Mais alors pourquoi me repoussez-vous, si vous n'aimez personne ?

Une gêne soudaine, une pudeur inquiète s'empara de la jeune fille.

– Vous aimez quelqu'un, n'est-ce pas ? reprit-il d'une voix tremblante. Oh ! vous pouvez le dire, je n'ai aucun droit sur vos tendresses… Vous aimez quelqu'un.

Elle devenait très rouge, son cœur était sur ses lèvres, et elle sentait le mensonge impossible, avec cette émotion qui la trahissait, cette répugnance à mentir qui mettait quand même la vérité sur son visage.

– Oui, finit-elle par avouer faiblement. Je vous en prie, monsieur, laissez-moi, vous me faites du chagrin.

À son tour, elle souffrait. N'était-ce point assez déjà d'avoir à se défendre contre lui ? aurait-elle encore à se défendre contre elle, contre les souffles de tendresse qui lui ôtaient par moments tout courage ? Quand il lui parlait ainsi, quand elle le voyait si ému, si bouleversé, elle ne savait plus pourquoi elle se refusait ; et elle ne retrouvait qu'ensuite, au fond même de sa nature de fille bien portante, la fierté et la raison qui la tenaient debout, dans son obstination de vierge. C'était par un instinct du bonheur qu'elle s'entêtait, pour satisfaire son besoin d'une vie tranquille, et non pour obéir à l'idée de la vertu. Elle serait tombée aux bras de cet homme, la chair prise, le cœur séduit, si elle n'avait éprouvé une révolte, presque une répulsion devant le don définitif de son être, jeté à l'inconnu du lendemain. L'amant lui faisait peur, cette peur folle qui blêmit la femme à l'approche du mâle.

Cependant, Mouret avait eu un geste de morne découragement. Il ne comprenait pas. Il retourna vers son bureau, où il feuilleta des papiers qu'il reposa tout de suite, en disant :

– Je ne vous retiens plus, mademoiselle, je ne puis vous garder malgré vous.

– Mais je ne demande pas à m'en aller, répondit-elle en souriant. Si vous me croyez honnête, je reste… On doit toujours croire les femmes honnêtes, monsieur. Il y en a beaucoup qui le sont, je vous assure.

Les yeux de Denise, involontairement, s'étaient levés sur le portrait de Mme Hédouin, de cette dame si belle et si sage, dont le sang, disait-on, portait bonheur à la maison. Mouret suivit le regard de la jeune fille, en tressaillant, car il avait cru entendre sa femme morte prononcer la phrase, une phrase à elle, qu'il reconnaissait. Et c'était comme une résurrection, il retrouvait chez Denise le bon sens, le juste équilibre de celle qu'il avait perdue, jusqu'à la voix douce, avare de paroles inutiles. Il en resta frappé, plus triste encore.

– Vous savez que je vous appartiens, murmura-t-il pour conclure. Faites de moi ce qu'il vous plaira.

Alors, elle reprit avec gaieté :

– C'est cela, monsieur. L'avis d'une femme, si humble qu'elle soit, est toujours utile à écouter, quand elle a un peu d'intelligence… Je ne ferai de vous qu'un brave homme, allez ! si vous vous remettez entre mes mains.

Elle plaisantait, de son air simple qui avait tant de charme. Il eut à son tour un faible sourire, il la reconduisit jusqu'à la porte, comme une dame.

Le lendemain, Denise était nommée première. La direction avait dédoublé le rayon des robes et costumes, en créant spécialement en sa faveur un rayon de costumes pour enfants, qui fut installé près du comptoir des confections. Depuis le renvoi de son fils, Mme Aurélie tremblait, car elle sentait ces messieurs devenir froids, et elle voyait de jour en jour grandir la puissance de la jeune fille. N'allait-on pas la sacrifier à cette dernière, en profitant d'un prétexte quelconque ? Son masque d'empereur soufflé de graisse semblait avoir maigri de la honte qui entachait maintenant la dynastie des Lhomme : et elle affectait de s'en aller chaque soir au bras de son mari, rapprochés tous deux par l'infortune, comprenant que le mal venait de la débandade de leur intérieur ; tandis que le pauvre homme, plus affecté qu'elle, dans la peur maladive qu'on ne le soupçonnât lui-même de vol, comptait deux fois les recettes, bruyamment, en faisant avec son mauvais bras de véritables miracles. Aussi, lorsqu'elle vit Denise passer première aux costumes pour enfants, éprouva-t-elle une joie si vive, qu'elle afficha à l'égard de celle-ci les sentiments les plus affectueux. C'était bien beau de ne pas lui avoir pris sa place. Et elle la comblait d'amitiés, la traitait désormais en égale, allait causer souvent avec elle, dans. le rayon voisin, d'un air d'apparat, comme une reine mère rendant visite à une jeune reine.

Du reste, Denise était maintenant au sommet. Sa nomination de première avait abattu autour d'elle les dernières résistances. Si l'on clabaudait toujours, par cette démangeaison de langue qui ravage toute réunion d'hommes et de femmes, on s'inclinait très bas, jusqu'à terre. Marguerite, passée seconde aux confections, se répandait en éloges. Clara elle-même, travaillée d'un sourd respect en face de cette fortune dont elle était incapable, avait plié la tête. Mais la victoire de Denise était plus complète encore sur ces messieurs, sur Jouve qui ne lui parlait à présent que courbé en deux, sur Hutin pris d'inquiétude en sentant craquer sa situation, sur Bourdoncle enfin réduit à l'impuissance. Quand ce dernier l'avait vue sortir du cabinet de la direction, souriante, de son air tranquille, et que le lendemain le directeur avait exigé du conseil la création du nouveau comptoir, il s'était incliné, vaincu sous la terreur sacrée de la femme. Toujours il avait cédé ainsi devant la grâce de Mouret, il le reconnaissait pour son maître, malgré les fuites du génie et les coups de cœur imbéciles. Cette fois, la femme était la plus forte, et il attendait d'être emporté dans le désastre.

Cependant, Denise avait le triomphe paisible et charmant. Elle était touchée de ces marques de considération, elle voulait y voir une sympathie pour la misère de ses débuts et le succès final de son long courage. Aussi accueillait-elle avec une joie rieuse les moindres témoignages d'amitié, ce qui la fit réellement aimer de quelques-uns, tellement elle était douce et accueillante, toujours prête à donner son cœur. Elle ne montra une invincible répulsion que pour Clara, car elle avait appris que cette fille s'était amusée, comme elle en annonçait en plaisantant le projet, à mener un soir Colomban chez elle ; et le commis, emporté par sa passion enfin satisfaite, découchait maintenant, tandis que la triste Geneviève agonisait. On en causait au Bonheur, on trouvait l'aventure drôle.

Mais ce chagrin, le seul qu'elle eût au-dehors, n'altérait pas l'humeur égale de Denise. C'était surtout à son rayon qu'il fallait la voir, au milieu de son peuple de bambins de tout âge. Elle adorait les enfants, on ne pouvait la mieux placer. Parfois, on comptait là une cinquantaine de fillettes, autant de garçons, tout un pensionnat turbulent, lâché dans les désirs de la coquetterie naissante. Les mères perdaient la tête. Elle, conciliante, souriait, faisait aligner ce petit monde sur des chaises ; et, quand il y avait dans le tas une gamine rose, dont le joli museau la tentait, elle voulait la servir elle-même, apportait la robe, l'essayait sur les épaules potelées, avec des précautions tendres de grande sœur. Des rires clairs sonnaient, de légers cris d'extase partaient, au milieu de voix grondeuses. Parfois, une fillette déjà grande personne, neuf ou dix ans, ayant aux épaules un paletot de drap, l'étudiait devant la glace, se tournait, la mine absorbée, les yeux luisant du besoin de plaire. Et le déballage encombrait les comptoirs, des robes en toile d'Asie rose ou bleue pour enfants d'un an à cinq ans, des costumes de marin en zéphyr, jupe plissée et blouse ornée d'appliques en percale, des costumes Louis XV, des manteaux, des jaquettes, un pêle-mêle de vêtements étroits, raidis dans leur grâce enfantine, quelque chose comme le vestiaire d'une bande de grandes poupées, sorti des armoires et livré au pillage. Denise avait toujours au fond des poches quelques friandises, apaisait les pleurs d'un marmot désespéré de ne pas emporter des culottes rouges, vivait là parmi les petits, comme dans sa famille naturelle, rajeunie elle-même de cette innocence et de cette fraîcheur sans cesse renouvelées autour de ses jupes.

Maintenant, il lui arrivait d'avoir de longues conversations amicales avec Mouret. Quand elle devait se rendre à la direction pour prendre des ordres ou pour donner un renseignement, il la retenait à causer, il aimait l'entendre. C'était ce qu'elle appelait en riant « faire de lui un brave homme ». Dans sa tête raisonneuse et avisée de Normande, poussaient toutes sortes de projets, ces idées sur le nouveau commerce, qu'elle osait effleurer déjà chez Robineau, et dont elle avait exprimé quelques-unes, le beau soir de leur promenade aux Tuileries. Elle ne pouvait s'occuper d'une chose, voir fonctionner une besogne, sans être travaillée du besoin de mettre de l'ordre, d'améliorer le mécanisme. Ainsi, depuis son entrée au Bonheur des Dames, elle était surtout blessée par le sort précaire des commis ; les renvois brusques la soulevaient, elle les trouvait maladroits et iniques, nuisibles à tous, autant à la maison qu'au personnel. Ses souffrances du début la poignaient encore, une pitié lui remuait le cœur, à chaque nouvelle venue qu'elle rencontrait dans les rayons, les pieds meurtris, les yeux gros de larmes, traînant sa misère sous sa robe de soie, au milieu de la persécution aigrie des anciennes. Cette vie de chien battu rendait mauvaises les meilleures ; et le triste défilé commençait : toutes mangées par le métier avant quarante ans, disparaissant, tombant à l'inconnu, beaucoup mortes à la peine, phtisiques ou anémiques, de fatigue et de mauvais air, quelques-unes roulées au trottoir, les plus heureuses mariées, enterrées au fond d'une petite boutique de province. Était-ce humain, était-ce juste, cette consommation effroyable de chair que les grands magasins faisaient chaque année ? Et elle plaidait la cause des rouages de la machine, non par des raisons sentimentales, mais par des arguments tirés de l'intérêt même des patrons. Quand on veut une machine solide, on emploie du bon fer ; si le fer casse ou si on le casse, il y a un arrêt de travail, des frais répétés de mise en train, toute une déperdition de force. Parfois, elle s'animait, elle voyait l'immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, où chacun aurait sa part exacte des bénéfices, selon ses mérites, avec la certitude du lendemain, assurée à l'aide d'un contrat. Mouret alors s'égayait, malgré sa fièvre. Il l'accusait de socialisme, l'embarrassait en lui montrant des difficultés d'exécution ; car elle parlait dans la simplicité de son âme, et elle s'en remettait bravement à l'avenir, lorsqu'elle s'apercevait d'un trou dangereux, au bout de sa pratique de cœur tendre. Cependant, il était ébranlé, séduit, par cette voix jeune, encore frémissante des maux endurés, si convaincue, lorsqu'elle indiquait des réformes qui devaient consolider la maison ; et il l'écoutait en la plaisantant, le sort des vendeurs était amélioré peu à peu, on remplaçait les renvois en masse par un système de congés accordés aux mortes-saisons, enfin on allait créer une caisse de secours mutuels, qui mettrait les employés à l'abri des chômages forcés, et leur assurerait une retraite. C'était l'embryon des vastes sociétés ouvrières du vingtième siècle.

D'ailleurs, Denise ne s'en tenait pas à vouloir panser les plaies vives dont elle avait saigné : des idées délicates de femme, soufflées à Mouret, ravirent la clientèle. Elle fit aussi la joie de Lhomme, en appuyant un projet qu'il nourrissait depuis longtemps, celui de créer un corps de musique, dont les exécutants seraient tous choisis dans le personnel. Trois mois plus tard, Lhomme avait cent vingt musiciens sous sa direction, le rêve de sa vie était réalisé. Et une grande fête fut donnée dans les magasins, un concert et un bal, pour présenter la musique du Bonheur à la clientèle, au monde entier. Les journaux s'en occupèrent, Bourdoncle lui-même, ravagé par ces innovations, dut s'incliner devant l'énorme réclame. Ensuite, on installa une salle de jeu pour les commis, deux billards, des tables de trictrac et d'échecs. Il y eut des cours le soir dans la maison, cours d'anglais et d'allemand, cours de grammaire, d'arithmétique, et géographie ; on alla jusqu'à des leçons d'équitation et d'escrime. Une bibliothèque fut créée, dix mille volumes mis à la disposition des employés. Et l'on ajouta encore un médecin à demeure donnant des consultations gratuites, des bains, des buffets, un salon de coiffure. Toute la vie était là, on avait tout sans sortir, l'étude, la table, le lit, le vêtement. Le Bonheur des Dames se suffisait, plaisirs et besoins, au milieu du grand Paris, occupé de ce tintamarre, de cette cité du travail qui poussait si largement dans le fumier des vieilles rues, ouvertes enfin au plein soleil.

Alors, un nouveau mouvement d'opinion se fit en faveur de Denise. Comme Bourdoncle, vaincu, répétait avec désespoir à ses familiers qu'il aurait donné beaucoup pour la coucher lui-même dans le lit de Mouret, il fut acquis qu'elle n'avait pas cédé, que sa toute-puissance résultait de ses refus. Et, dès ce moment, elle devint populaire. On n'ignorait pas les douceurs qu'on lui devait, on l'admirait pour la force de sa volonté. En voilà une, au moins, qui mettait le pied sur la gorge du patron, et qui les vengeait tous, et qui savait tirer de lui autre chose que des promesses ! Elle était donc venue, celle qui faisait respecter un peu les pauvres diables ! Lorsqu'elle traversait les comptoirs, avec sa tête fine et obstinée, son air tendre et invincible, les vendeurs lui souriaient, étaient fiers d'elle, l'auraient volontiers montrée à la foule. Denise, heureuse, se laissait porter par cette sympathie grandissante. Était-ce possible, mon Dieu ! Elle se voyait arriver en jupe pauvre, effarée, perdue au milieu des engrenages de la terrible machine ; longtemps, elle avait eu la sensation de n'être rien, à peine un grain de mil sous les meules qui broyaient un monde ; et aujourd'hui, elle était l'âme même de ce monde, elle seule importait, elle pouvait d'un mot précipiter ou ralentir le colosse, abattu à ses petits pieds. Cependant, elle n'avait pas voulu ces choses, elle s'était simplement présentée, sans calcul, avec l'unique charme de la douceur. Sa souveraineté lui causait parfois une surprise inquiète : qu'avaient-ils donc tous à lui obéir ? elle n'était point jolie, elle ne faisait pas le mal. Puis, elle souriait, le cœur apaisé, n'ayant en elle que de la bonté et de la raison, un amour de la vérité et de la logique qui était toute sa force.

Une des grandes joies de Denise, dans sa faveur, fut de pouvoir être utile à Pauline. Celle-ci était enceinte, et elle tremblait, car deux vendeuses, en quinze jours, avaient dû partir au septième mois de leur grossesse. La direction ne tolérait pas ces accidents-là, la maternité était supprimée comme encombrante et indécente ; à la rigueur, on permettait le mariage, mais on défendait les enfants. Pauline, sans doute, avait un mari dans la maison ; elle se méfiait pourtant, elle n'en était pas moins impossible au comptoir ; et, afin de retarder un renvoi probable, elle se serrait à étouffer, résolue de cacher ça tant qu'elle pourrait. Une des deux vendeuses congédiées venait justement d'accoucher d'un enfant mort, pour s'être torturé ainsi la taille ; on désespérait de la sauver elle-même. Cependant, Bourdoncle regardait le teint de Pauline se plomber, tandis qu'il lui trouvait une raideur dans la démarche. Un matin, il était près d'elle, aux trousseaux, quand un garçon de magasin, qui enlevait un paquet, la heurta d'un tel coup, qu'elle porta les deux mains à son ventre, en poussant un cri. Tout de suite, il l'emmena, la confessa, soumit au conseil la question de son renvoi, sous le prétexte qu'elle avait besoin du bon air de la campagne : l'histoire du coup allait se répandre, l'effet serait désastreux sur le public, si elle faisait une fausse couche, comme il y en avait eu déjà une aux layettes, l'année précédente. Mouret, qui n'assistait pas à ce conseil, ne put donner son avis que le soir. Mais Denise avait eu le temps d'intervenir, et il ferma la bouche de Bourdoncle au nom des intérêts mêmes de la maison. On voulait donc ameuter les mères, froisser les jeunes accouchées de la clientèle ? Pompeusement, il fut décidé que toute vendeuse mariée qui deviendrait enceinte, serait mise chez une sage-femme spéciale, dès que sa présence au comptoir blesserait les bonnes mœurs.

Le lendemain, lorsque Denise monta voir à l'infirmerie Pauline, qui avait dû s'aliter à la suite du coup reçu, celle-ci l'embrassa violemment sur les deux joues.

– Que vous êtes gentille ! Sans vous, ils me jetaient dehors… Et ne vous inquiétez pas, le médecin affirme que ce ne sera rien.

Baugé, échappé de son rayon, était là, de l'autre côté du lit. Il balbutiait aussi des remerciements, troublé devant Denise, qu'il traitait maintenant en personne arrivée et d'une classe supérieure. Ah ! s'il entendait encore des saletés sur son compte, c'était lui qui fermerait le bec des jaloux ! Mais Pauline le renvoya, en haussant amicalement les épaules.

– Mon pauvre chéri, tu ne dis que des bêtises… Tiens ! laisse-nous causer.

L'infirmerie était une longue pièce claire, où douze lits s'alignaient, avec leurs rideaux blancs. On y soignait les commis logés dans la maison, lorsqu'ils ne témoignaient pas le désir de rejoindre leurs familles. Mais, ce jour-là, Pauline seule s'y trouvait couchée, près d'une des grandes fenêtres, qui ouvraient sur la rue Neuve-Saint-Augustin. Et les confidences, les paroles tendres et chuchotées vinrent tout de suite, au milieu de ces linges candides, dans cet air assoupi, parfumé d'une vague odeur de lavande.

– Il fait donc quand même ce que vous voulez ?… Comme vous êtes dure, de lui causer tant de peine ! Voyons, expliquez-moi ça, puisque j'ose aborder ce sujet. Vous le détestez ?

Elle avait gardé la main de Denise, assise près du lit, accoudée au traversin ; et cette dernière, gagnée par une soudaine émotion, les joues envahies de rougeur, eut une faiblesse, à cette question directe et inattendue. Son secret lui échappa, elle cacha la tête dans l'oreiller, en murmurant :

– Je l'aime !

Pauline restait stupéfaite.

– Comment ! vous l'aimez ? Mais, c'est bien simple : dites oui.

Denise, le visage toujours caché, répondait non d'un branle énergique de la tête. Et elle disait non, justement parce qu'elle l'aimait, sans expliquer cela. Certainement, c'était ridicule ; mais elle sentait ainsi, elle ne pouvait se refaire. La surprise de son amie augmentait, elle demanda enfin :

– Alors, tout ça, c'est pour en arriver à ce qu'il vous épouse ?

Du coup, la jeune fille se redressa. Elle était bouleversée.

– Lui, m'épouser ! oh ! non, oh ! je vous jure que je n'ai jamais voulu une pareille chose !… Non, jamais un tel calcul n'est entré dans ma tête, et vous savez que j'ai horreur du mensonge !

– Dame ! ma chère, reprit doucement Pauline, vous aurez l'idée de vous faire épouser, que vous ne vous y prendriez pas autrement… Il faudra bien que ça finisse, et il n'y a encore que le mariage, puisque vous ne voulez point de l'autre affaire… Écoutez, je dois vous prévenir que tout le monde a la même pensée : oui, on est persuadé que vous lui tenez la dragée haute pour le mener devant M. le maire… Mon Dieu ! quelle drôle de femme vous êtes !

Et elle dut consoler Denise, qui était retombée la tête sur le traversin, sanglotant, répétant qu'elle finirait par s'en aller, puisqu'on lui prêtait sans cesse toutes sortes d'histoires, qui ne pouvaient seulement lui entrer dans le crâne. Sans doute, quand un homme aimait une femme, il devait l'épouser. Mais elle ne demandait rien, elle ne calculait rien, elle suppliait seulement qu'on la laissât vivre tranquille, avec ses chagrins et ses joies, comme tout le monde. Elle s'en irait.

À la même minute, en bas, Mouret traversait les magasins. Il avait voulu s'étourdir en visitant les travaux une fois encore. Des mois s'étaient écoulés, la façade dressait maintenant ses lignes monumentales, derrière la vaste chemise de planches qui la cachait au public. Toute une armée de décorateurs se mettaient à l'œuvre : des marbriers, des faïenciers, des mosaïstes ; on dorait le groupe central, au-dessus de la porte, tandis que, sur l'acrotère, on scellait déjà les piédestaux qui devaient recevoir les statues des villes manufacturières de la France. Du matin au soir, le long de la rue du Dix-Décembre, ouverte depuis peu, stationnait une foule de badauds, le nez en l'air, ne voyant rien, mais préoccupés des merveilles qu'on se racontait de cette façade dont l'inauguration allait révolutionner Paris. Et c'était sur ce chantier enfiévré de travail, au milieu des artistes achevant la réalisation de son rêve, commencée par les maçons, que Mouret venait de sentir plus amèrement que jamais la vanité de sa fortune. La pensée de Denise lui avait brusquement serré la poitrine, cette pensée qui, sans relâche, le traversait d'une flamme, comme l'élancement d'un mal inguérissable. Il s'était enfui, il n'avait pas trouvé un mot de satisfaction, craignant de montrer ses larmes, laissant derrière lui le dégoût du triomphe. Cette façade, qui se trouvait debout enfin, lui semblait petite, pareille à un de ces murs de sable que les gamins bâtissent, et l'on aurait pu la prolonger d'un faubourg de la cité à l'autre, l'élever jusqu'aux étoiles, elle n'aurait pas rempli le vide de son cœur, que le seul « oui » d'une enfant pouvait combler.

Lorsque Mouret rentra dans son cabinet, il étouffait de sanglots contenus. Que voulait-elle donc ? il n'osait plus lui offrir de l'argent, l'idée confuse d'un mariage se levait, au milieu de ses révoltes de jeune veuf. Et, dans l'énervement de son impuissance, ses larmes coulèrent. Il était malheureux.

 
 

 

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Chapitre 13



Un matin de novembre, Denise donnait les premiers ordres à son rayon, lorsque la bonne des Baudu vint lui dire que Mlle Geneviève avait passé une bien mauvaise nuit, et qu'elle voulait voir sa cousine tout de suite. Depuis quelque temps, la jeune fille s'affaiblissait de jour en jour, et elle avait dû s'aliter l'avant-veille.

– Dites que je descends à l'instant, répondit Denise très inquiète.

Le coup qui achevait Geneviève, était la disparition brusque de Colomban. D'abord, plaisanté par Clara, il avait découché ; puis, cédant à la folie de désir des garçons sournois et chastes, devenu le chien obéissant de cette fille, il n'était pas rentré un lundi, il avait simplement écrit à son patron une lettre d'adieu, faite avec des phrases soignées d'homme qui se suicide. Peut-être, au fond de ce coup de passion, aurait-on trouvé aussi le calcul rusé d'un garçon ravi de renoncer à un mariage désastreux ; la maison de draperie se portait aussi mal que sa future, l'heure était bonne de rompre par une sottise. Et tout le monde le citait comme une victime fatale de l'amour.

Lorsque Denise arriva au Vieil Elbeuf, Mme Baudu s'y trouvait seule. Elle était immobile derrière la caisse, avec sa petite figure blanche, mangée d'anémie, gardant le silence et le vide de la boutique. Il n'y avait plus de commis ; la bonne donnait un coup de plumeau aux casiers ; et encore était-il question de la remplacer par une femme de ménage. Un froid noir tombait du plafond ; des heures se passèrent sans qu'une cliente vînt déranger cette ombre, et les marchandises qu'on ne remuait pas, étaient de plus en plus gagnées par le salpêtre des murs.

– Qu'y a-t-il ? demanda vivement Denise. Est-ce que Geneviève est en danger ?

Mme Baudu ne répondit pas tout de suite. Ses yeux s'emplirent de larmes. Puis, elle balbutia :

– Je ne sais rien, on ne me dit rien… Ah ! c'est fini, c'est fini…

Et ses regards noyés faisaient le tour de la boutique sombre, comme si elle eût senti sa fille et la maison partir ensemble. Les soixante-dix mille francs, produits par la vente de la propriété de Rambouillet, s'étaient fondus en moins de deux ans dans le gouffre de la concurrence. Pour lutter contre le Bonheur, qui tenait à présent les draps d'homme, les velours de chasse, les livrées, le drapier avait fait des sacrifices considérables. Enfin, il venait d'être définitivement écrasé sous les molletons et les flanelles de son rival, un assortiment tel qu'il n'en existait pas encore sur la place. Peu à peu, la dette avait grandi ; il s'était décidé, comme ressource suprême, à hypothéquer l'antique immeuble de la rue de la Michodière, où le vieux Finet, l'ancêtre, avait fondé la maison ; et ce n'était plus, maintenant, qu'une question de jours, l'émiettement s'achevait, les plafonds eux-mêmes devaient s'écrouler et s'envoler en poussière, ainsi qu'une construction barbare et vermoulue, emportée par le vent.

– Le père est là-haut, reprit Mme Baudu de sa voix brisée. Nous y passons deux heures chacun ; il faut bien que quelqu'un garde ici, oh ! seulement par précaution, car en vérité…

Son geste acheva la phrase. Ils auraient mis les volets, sans leur vieil orgueil commercial qui les tenait encore debout devant le quartier.

– Alors, je monte, ma tante, dit Denise dont le cœur se serrait, dans ce désespoir résigné que les pièces de drap exhalaient elles-mêmes.

– Oui, monte, monte vite, ma fille… Elle t'attend, elle t'a demandée toute la nuit. C'est quelque chose qu'elle veut te dire.

Mais, juste à ce moment, Baudu descendit. La bile tournée verdissait son visage jaune, où ses yeux se tachaient de sang. Il gardait le pas étouffé dont il venait de quitter la chambre, il murmura, comme si on avait pu l'entendre d'en haut :

– Elle dort.

Et, les jambes cassées, il s'assit sur une chaise. D'un geste machinal, il s'essuyait le front avec l'essoufflement d'un homme qui sort d'une rude besogne. Un silence régna. Enfin, il dit à Denise :

– Tu la verras tout à l'heure… Quand elle dort, il nous semble qu'elle est guérie.

Le silence recommença. Face à face, le père et la mère se contemplaient. Puis, à demi-voix, il remâcha ses douleurs, ne nommant personne, ne s'adressant à personne.

– Ma tête sous le couteau, je ne l'aurais pas cru !… Il était le dernier, je l'avais élevé comme mon fils. On serait venu me dire : « Ils te le prendront aussi, tu le verras faire la culbute », j'aurais répondu : « Alors, c'est qu'il n'y aura plus de bon Dieu ! » Et il l'a faite, la culbute !… Ah ! le malheureux, qui était si bien au courant du vrai commerce, qui avait toutes mes idées ! Pour une guenuche, pour un de ces mannequins qui paradent aux vitrines des maisons louches !… Non, voyez-vous, c'est à confondre la raison !

Il branlait la tête, ses yeux vagues s'étaient baissés et regardaient les dalles humides, usées par des générations de clientes.

– Voulez-vous savoir ? continua-t-il à voix plus basse, eh bien ! il y a des moments où je me sens le plus coupable, dans notre malheur. Oui, c'est ma faute, si notre pauvre fille est là-haut, dévorée de fièvre. Est-ce que je n'aurais pas dû les marier tout de suite, sans céder à mon bête d'orgueil, à mon entêtement de ne point leur laisser la maison moins prospère ? Maintenant, elle aurait celui qu'elle aime, et peut-être leur jeunesse à tous deux accomplirait-elle ici le miracle que je n'ai pas su réaliser… Mais je suis un vieux fou, je n'y ai rien compris, je ne croyais pas qu'on tombât malade pour des choses pareilles… Vrai ! ce garçon était extraordinaire : un don de la vente, et une probité, une simplicité de mœurs, un ordre en toutes sortes, enfin mon élève…

Il relevait la tête, défendant encore ses idées, dans ce commis qui le trahissait. Denise ne put l'entendre s'accuser, et elle lui dit tout, emportée par son émotion, à le voir si humble, les yeux pleins de larmes, lui qui autrefois régnait là, en maître grondeur et absolu.

– Mon oncle, ne l'excusez pas, je vous en prie… Il n'a jamais aimé Geneviève, il se serait enfui plus tôt, si vous aviez voulu hâter le mariage. Je lui en ai parlé moi-même ; il savait parfaitement que ma pauvre cousine souffrait à cause de lui, et vous voyez bien que cela ne l'a pas empêché de partir… Demandez à ma tante.

Sans ouvrir les lèvres, Mme Baudu confirma ces paroles d'un signe de tête. Alors, le drapier blêmit davantage, tandis que les larmes achevaient de l'aveugler. Il bégaya :

– Ça devait être dans le sang, le père est mort l'été dernier d'avoir trop couru la gueuse.

Et, machinalement, son regard fit le tour des coins obscurs, passant des comptoirs nus aux casiers pleins, puis revint se fixer sur sa femme, qui se tenait toujours droite à la caisse, dans l'attente vaine de la clientèle disparue.

– Allons, c'est la fin, reprit-il. Ils nous ont tué notre commerce, et voilà qu'une de leurs coquines nous tue notre fille.

Personne ne parla plus. Le roulement des voitures, qui ébranlait par instants les dalles, passait comme une batterie funèbre de tambours, dans l'air immobile, étouffé sous le plafond bas. Et, au milieu de cette morne tristesse des vieilles boutiques agonisantes, on entendit des coups sourds, frappés quelque part dans la maison. C'était Geneviève qui venait de se réveiller et qui tapait avec un bâton, laissé près d'elle.

– Montons vite, dit Baudu, se levant en sursaut. Tâche de rire, il ne faut pas qu'elle sache.

Lui-même dans l'escalier, se frottait rudement les yeux, pour effacer la trace de ses larmes. Dès qu'il eut ouvert la porte, au premier étage, on entendit une faible voix, une voix éperdue, criant :

– Oh ! je ne veux pas être seule… Oh ! ne me laissez pas seule… Oh ! j'ai peur d'être seule…

Puis, quand elle aperçut Denise, Geneviève se calma, eut un sourire de joie.

– Vous voilà donc !… Comme je vous ai attendue, depuis hier ! Je croyais déjà que vous m'abandonniez, vous aussi !

C'était une pitié. La chambre de la jeune fille donnait sur la cour, une petite chambre où tombait une clarté livide. D'abord, les parents avaient couché la malade dans leur propre chambre, sur la rue ; mais la vue du Bonheur des Dames, en face, la bouleversait, et ils avaient dû la ramener chez elle. Là, elle était allongée, si fluette sous les couvertures, qu'on ne sentait même plus la forme et l'existence d'un corps. Ses maigres bras, brûlés de la fièvre ardente des phtisiques, avaient un perpétuel mouvement de recherche anxieuse et inconsciente ; tandis que ses cheveux noirs, lourds de passion, semblaient s'être encore épaissis et mangeaient de leur vie vorace son pauvre visage, où agonisait la dégénérescence dernière d'une longue famille poussée à l'ombre, dans cette cave du vieux commerce parisien.

Cependant, Denise, le cœur crevé de commisération, la regardait. Elle ne parlait pas, de peur de laisser couler ses larmes. Enfin, elle murmura :

– Je suis venue tout de suite… Si je pouvais vous être utile ? Vous me demandiez… Voulez-vous que je reste ?

Geneviève, l'haleine courte, les mains toujours errantes dans les plis de la couverture, ne la quittait pas des yeux.

– Non, merci, je n'ai besoin de rien… Je voulais seulement vous embrasser.

Des pleurs gonflèrent ses paupières. Alors, Denise, vivement, se pencha, la baisa sur les joues, toute frissonnante de se sentir aux lèvres la flamme de ces joues creuses. Mais la malade l'avait prise, et elle l'étreignait, et elle la gardait dans un embrassement désespéré. Puis, ses regards allèrent vers son père. – Voulez-vous que je reste ? répéta Denise. Si vous aviez quelque chose à faire ?

– Non, non.

Les regards de Geneviève se tournaient obstinément vers son père, qui demeurait debout, l'air hébété, la gorge étranglée. Il finit par comprendre, il se retira, sans prononcer un mot, et l'on entendit son pas descendre pesamment les marches.

– Dites-moi, il est avec cette femme ? demanda la malade tout de suite, en saisissant la main de sa cousine, qu'elle fit asseoir au bord de la couchette. Oui, j'ai voulu vous voir, il n'y a que vous pour me dire… N'est-ce pas, ils vivent ensemble ?

Denise, dans la surprise de ces questions, balbutia, dut avouer la vérité, les bruits qui couraient au magasin. Clara, ennuyée de ce garçon qui lui tombait sur le dos, lui avait déjà fermé sa porte ; et Colomban, désolé, la poursuivait partout, tâchait d'obtenir d'elle une rencontre de temps à autre, par une humilité de chien battu. On assurait qu'il allait entrer au Louvre.

– Si vous l'aimez tant, il peut vous revenir encore, continua la jeune fille, pour endormir la mourante dans ce dernier espoir. Guérissez vite, il reconnaîtra ses fautes, il vous épousera.

Geneviève l'interrompit. Elle avait écouté de tout son être, avec une passion muette qui la redressait. Mais elle retomba aussitôt.

– Non, laissez, je sais bien que c'est fini… Je ne dis rien, parce que j'entends papa pleurer, et que je ne veux pas rendre maman plus malade. Seulement, je m'en vais, voyez-vous, et si je vous appelais cette nuit, c'était par crainte de m'en aller avant le jour… Mon Dieu ! quand on pense qu'il n'est pas même heureux !

Et, Denise s'étant récriée, en lui assurant que son état n'était pas si grave, elle lui coupa une seconde fois la parole, elle rejeta soudain la couverture d'un geste chaste de vierge qui n'a plus rien à cacher dans la mort. Découverte jusqu'au ventre, elle murmura :

– Regardez-moi donc !… N'est-ce pas fini ?

Tremblante, Denise quitta le bord de la couchette, comme si, d'un souffle, elle eût craint de détruire cette nudité misérable. C'était la fin de la chair, un corps de fiancée usé dans l'attente, retourné à l'enfance grêle des premiers ans. Lentement, Geneviève se recouvrit, et elle répétait :

– Vous voyez bien, je ne suis plus une femme… Ce serait mal, de le vouloir encore.

Toutes deux se turent. Elles se regardaient de nouveau, ne trouvant plus une phrase. Ce fut Geneviève qui reprit :

– Allons, ne restez pas là, vous avez vos affaires. Et merci, j'étais tourmentée du besoin de savoir ; maintenant, je suis *******e. Si vous le revoyez, dites-lui que je lui pardonne… Adieu, ma bonne Denise. Embrassez-moi bien, c'est la dernière fois. La jeune fille l'embrassa, en protestant.

– Non, non, ne vous frappez donc pas, il vous faut des soins, rien de plus.

Mais la malade eut un hochement de tête obstiné. Elle souriait, elle était sûre. Et, comme sa cousine se dirigeait enfin vers la porte :

– Attendez, tapez avec ce bâton, pour que papa monte… J'ai trop peur toute seule.

Puis, quand Baudu fut là, dans cette petite chambre morne, où il passait les heures sur une chaise, elle prit un air de gaieté, elle cria à Denise :

– Ne venez pas demain, c'est inutile. Mais, dimanche, je vous attends, vous resterez l'après-midi avec moi.

Le lendemain, à six heures, au petit jour, Geneviève expirait, après quatre heures d'un râle affreux. Ce fut un samedi que tomba l'enterrement, par un temps noir, un ciel de suie qui pesait sur la ville frissonnante. Le Vieil Elbeuf, tendu de drap blanc, éclairait la rue d'une tache blanche ; et les cierges, brûlant dans le jour bas, semblaient des étoiles noyées de crépuscule. Des couronnes de perles, un gros bouquet de roses blanches, couvraient le cercueil, un cercueil étroit de fillette, posé sur l'allée obscure de la maison, au ras du trottoir, si près du ruisseau, que les voitures avaient déjà éclaboussé les draperies. Tout le vieux quartier suait l'humidité, exhalait son odeur moisie de cave, avec sa continuelle bousculade de passants sur le pavé boueux.

Dès neuf heures, Denise était venue, pour rester auprès de sa tante. Mais, comme le convoi allait partir, celle-ci, qui ne pleurait plus, les yeux brûlés de larmes, la pria de suivre le corps et de veiller sur l'oncle, dont l'accablement muet, la douleur imbécile inquiétait la famille. En bas, la jeune fille trouva la rue pleine de monde. Le petit commerce du quartier voulait donner aux Baudu un témoignage de sympathie ; et il y avait aussi, dans cet empressement, comme une manifestation contre le Bonheur des Dames, que l'on accusait de la lente agonie de Geneviève. Toutes les victimes du monstre étaient là, Bédoré et sœur, les bonnetiers de la rue Gaillon, les fourreurs Vanpouille frères, et Deslignières le bimbelotier, et Piot et Rivoire les marchands de meubles ; même Mlle Tatin, la lingère, et le gantier Quinette, balayés depuis longtemps par la faillite, s'étaient fait un devoir de venir, l'une des Batignolles, l'autre de la Bastille, où ils avaient dû reprendre du travail chez les autres. En attendant le corbillard qu'une erreur attardait, ce monde vêtu de noir, piétinant dans la boue, levait des regards de haine sur le Bonheur, dont les vitrines claires, les étalages éclatants de gaieté, leur semblaient une insulte, en face du Vieil Elbeuf, qui attristait de son deuil l'autre côté de la rue. Quelques têtes de commis curieux se montraient derrière les glaces ; mais le colosse gardait son indifférence de machine lancée à toute vapeur, inconsciente des morts qu'elle peut faire en chemin.

Denise cherchait des yeux son frère Jean. Elle finit par l'apercevoir devant la boutique de Bourras, où elle le rejoignit pour lui recommander de marcher près de l'oncle et de le soutenir, s'il avait de la peine à marcher. Depuis quelques semaines, Jean était grave, comme tourmenté d'une préoccupation. Ce jour-là, serré dans une redingote noire, homme fait à cette heure et gagnant des journées de vingt francs, il semblait si digne et si triste, que sa sœur en fut frappée, car elle ne le soupçonnait pas d'aimer à ce point leur cousine. Désireuse d'éviter à Pépé des tristesses inutiles, elle l'avait laissé chez Mme Gras, en se promettant d'aller l'y chercher l'après-midi, pour lui faire embrasser son oncle et sa tante. Cependant, le corbillard n'arrivait toujours pas, et Denise, très émue, regardait brûler les cierges, lorsqu'elle tressaillit, au son connu d'une voix qui parlait derrière elle. C'était Bourras. Il avait appelé d'un signe un marchand de marrons, installé en face, dans une étroite guérite, prise sur la boutique d'un marchand de vin, et il lui disait :

– Hein ? Vigouroux, rendez-moi ce service… Vous voyez, je retire le bouton… Si quelqu'un venait, vous diriez de repasser. Mais que ça ne vous dérange pas, il ne viendra personne.

Puis, il resta debout au bord du trottoir, attendant comme les autres. Denise, gênée, avait jeté un coup d'œil sur la boutique. Maintenant, il l'abandonnait, on ne voyait plus, à l'étalage, qu'une débandade pitoyable de parapluies mangés par l'air et de cannes noires de gaz. Les embellissements qu'il y avait faits, les peintures vert tendre, les glaces, l'enseigne dorée, tout craquait, se salissait déjà, offrait cette décrépitude rapide et lamentable du faux luxe, badigeonné sur des ruines. Pourtant, si les anciennes crevasses reparaissaient, si les taches d'humidité avaient repoussé sous les dorures, la maison tenait toujours, entêtée, collée au flanc du Bonheur des Dames, comme une verrue déshonorante, qui, bien que gercée et pourrie, refusait d'en tomber.

– Ah ! les misérables, gronda Bourras, ils ne veulent même pas qu'on l'emporte !

Le corbillard, qui arrivait enfin, venait d'être accroché par une voiture du Bonheur, dont les panneaux vernis filaient, jetant dans la brume leur rayonnement d'astre, au trot rapide de deux chevaux superbes. Et le vieux marchand lançait vers Denise un coup d'œil oblique, allumé sous la broussaille de ses sourcils.

Lentement, le convoi s'ébranla, pataugeant au milieu des flaques, dans le silence des fiacres et des omnibus brusquement arrêtés. Lorsque le corps drapé de blanc traversa la place Gaillon, les regards sombres du cortège plongèrent une fois encore derrière les glaces du grand magasin, où seules deux vendeuses accourues regardaient, heureuses de cette distraction. Baudu suivait le corbillard, d'un pas lourd et machinal ; et il avait refusé d'un signe le bras de Jean, qui marchait près de lui. Puis, après la queue du monde, venaient trois voitures de deuil. Comme on coupait la rue Neuve-des-Petits-Champs, Robineau accourut se joindre au cortège, très pâle, l'air vieilli.

À Saint-Roch, beaucoup de femmes attendaient, les petites commerçantes du quartier, qui avaient redouté l'encombrement de la maison mortuaire. La manifestation tournait à l'émeute ; et, lorsque, après le service, le convoi se remit en marche, tous les hommes suivirent de nouveau, bien qu'il y eût une longue course, de la rue Saint-Honoré au cimetière Montmartre. On dut remonter la rue Saint-Roch et passer une seconde fois devant le Bonheur des Dames. C'était une obsession, ce pauvre corps de jeune fille était promené autour du grand magasin, comme la première victime tombée sous les balles, en temps de révolution. À la porte, des flanelles rouges claquaient au vent ainsi que des drapeaux, un étalage de tapis éclatait en une floraison saignante d'énormes roses et de pivoines épanouies.

Denise, cependant, était montée dans une voiture, agitée de doutes si cuisants, la poitrine serrée d'une telle tristesse, qu'elle n'avait plus la force de marcher. Il y eut justement un arrêt rue du Dix-Décembre, devant les échafaudages de la nouvelle façade, qui gênait toujours la circulation. Et la jeune fille remarqua le vieux Bourras, resté en arrière, traînant la jambe, dans les roues mêmes de la voiture où elle se trouvait seule. Jamais il n'arriverait au cimetière. Il avait levé la tête, il la regardait. Puis, il monta.

– Ce sont mes sacrés genoux, murmurait-il. Ne vous reculez donc pas !… Est-ce que c'est vous qu'on déteste !

Elle le sentit amical et furieux, comme autrefois. Il grondait, déclarait ce diable de Baudu joliment solide, pour aller quand même, après de tels coups sur le crâne. Le convoi avait repris sa marche lente ; et, en se penchant, elle voyait en effet l'oncle s'entêter derrière le corbillard, de son pas alourdi, qui semblait régler le train sourd et pénible du cortège. Alors, elle s'abandonna dans son coin, elle écouta les paroles sans fin du vieux marchand de parapluies, au long bercement mélancolique de la voiture.

– Si la police ne devrait pas débarrasser la voie publique !… Il y a plus de dix-huit mois qu'ils nous encombrent, avec leur façade, où un homme s'est encore tué l'autre jour. N'importe ! lorsqu'ils voudront s'agrandir désormais, il leur faudra jeter des ponts par-dessus les rues… On dit que vous êtes deux mille sept cents employés et que le chiffre d'affaires atteindra cent millions cette année… Cent millions ! mon Dieu ! cent millions !

Denise n'avait rien à répondre. Le convoi venait de s'engager dans la rue de la Chaussée-d'Antin, où des embarras de voitures l'attardaient. Bourras continua, les yeux vagues, comme s'il eût maintenant rêvé tout haut. Il ne comprenait toujours pas le triomphe du Bonheur des Dames, mais il avouait la défaite de l'ancien commerce.

– Ce pauvre Robineau est fichu, il a une figure d'homme qui se noie… Et les Bédoré, et les Vanpouille, ça ne tient plus debout, c'est comme moi, les jambes cassées. Deslignières crèvera d'un coup de sang, Piot et Rivoire ont eu la jaunisse. Ah ! nous sommes tous jolis, un beau cortège de carcasses que nous faisons à la chère enfant ! Ça doit être drôle, pour les gens qui regardent défiler cette queue de faillites… D'ailleurs, il paraît que le nettoyage va continuer. Les coquins créent des rayons de fleurs, de modes, de parfumerie, de cordonnerie, que sais-je encore ? Grognet, le parfumeur de la rue de Grammont, peut déménager, et je ne donnerais pas dix francs de la cordonnerie Naud, rue d'Antin. Le choléra souffle jusqu'à la rue Sainte-Anne, où Lacassagne, qui tient les plumes et les fleurs, et Mme Chadeuil, dont les chapeaux sont pourtant connus, seront balayés avant deux ans… Après ceux-là, d'autres, et toujours d'autres ! Tous les commerces du quartier y passeront. Quand des calicots se mettent à vendre des savons et des galoches, ils peuvent bien avoir l'ambition de vendre des pommes de terre frites. Ma parole, la terre se détraque !

Le corbillard traversait alors la place de la Trinité, et, du coin de la sombre voiture, où Denise écoutait la plainte continue du vieux marchand, bercée au train funèbre du convoi, elle put voir, en débouchant de la rue de la Chaussée-d'Antin, le corps qui montait déjà la pente de la rue Blanche. Derrière l'oncle, à la marche aveugle et muette de bœuf assommé, il lui semblait entendre le piétinement d'un troupeau conduit à l'abattoir, toute la déconfiture des boutiques d'un quartier, le petit commerce traînant sa ruine, avec un bruit mouillé de savates, dans la boue noire de Paris. Cependant, Bourras parlait d'une voix plus sourde, comme ralentie par la montée rude de la rue Blanche.

– Moi, j'ai mon compte… Mais je le tiens tout de même et je ne le lâche pas. Il a encore perdu en appel. Ah ! ça m'a coûté bon : près de deux ans de procès, et les avoués, et les avocats ! N'importe, il ne passera pas sous ma boutique, les juges ont décidé qu'un tel travail n'avait point le caractère d'une réparation motivée. Quand on pense qu'il parlait de créer, là-dessous, un salon de lumières, pour juger la couleur des étoffes au gaz, une pièce souterraine qui aurait relié la bonneterie à la draperie ! Et il ne dérange plus, il ne peut avaler qu'un vieux démoli de mon espèce lui barre la route, quand tout le monde est à genoux devant son argent… Jamais ! je ne veux pas ! c'est bien entendu. Possible que je reste sur le carreau. Depuis que j'ai à me battre contre les huissiers, je sais que le gredin recherche mes créances, histoire sans doute de me jouer un vilain tour. Ça ne fait rien, il dit oui, je dis non, et je dirai non toujours ; tonnerre de Dieu ! même lorsque je serai cloué entre quatre planches, comme la petite qui s'en va, là-bas.

Quand on arriva au boulevard de Clichy, la voiture roula plus vite, on entendit l'essoufflement du monde, la hâte inconsciente du cortège, pressé d'en finir. Ce que Bourras ne disait pas nettement, c'était la misère noire où il était tombé, la tête perdue dans les tracas du petit boutiquier qui sombre et qui s'entête pour durer, sous la grêle des protêts. Denise, au courant de sa situation, rompit enfin le silence, en murmurant d'une voix de prière :

– Monsieur Bourras, ne faites pas le méchant davantage… Laissez-moi arranger les choses.

Il l'interrompit d'un geste violent.

– Taisez-vous, ça ne regarde personne… Vous êtes une bonne petite fille, je sais que vous lui rendez la vie dure, à cet homme qui vous croyait à vendre comme ma maison. Mais que répondriez-vous, si je vous conseillais de dire oui ? Hein ? vous m'enverriez coucher… Eh bien ! lorsque je dis non, ne mettez pas votre nez là-dedans.

Et, la voiture s'étant arrêtée à la route du cimetière, il descendit avec la jeune fille. Le caveau des Baudu se trouvait dans la première allée, à gauche. En quelques minutes, la cérémonie fut terminée. Jean avait écarté l'oncle, qui regardait le trou d'un air béant. La queue du cortège se répandait parmi les tombes voisines, tous les visages de ces boutiquiers, appauvris de sang au fond de leurs rez-de-chaussée malsains, prenaient une laideur souffrante, sous le ciel couleur de boue. Quand le cercueil roula doucement, des joues éraflées de couperose pâlirent, des nez s'abaissèrent pincés d'anémie, des paupières jaunes de bile, meurtries par les chiffres, se détournèrent.

– Nous devrions tous nous coller dans ce trou, dit Bourras à Denise, qui était restée près de lui. Cette petite, c'est le quartier qu'on enterre… Oh ! je me comprends, l'ancien commerce peut aller rejoindre ces roses blanches qu'on jette avec elle.

Denise ramena son oncle et son frère, dans une voiture de deuil. La journée fut pour elle d'une tristesse noire. D'abord, elle commençait à s'inquiéter de la pâleur de Jean ; et, quand elle eut compris qu'il s'agissait d'une nouvelle histoire de femme, elle voulut le faire taire, en lui ouvrant sa bourse ; mais il secouait la tête, il refusait, c'était sérieux cette fois, la nièce d'un pâtissier très riche, qui n'acceptait pas même des bouquets de violettes. Ensuite, l'après-midi, lorsque Denise alla chercher Pépé chez Mme Gras, celle-ci lui déclara qu'il devenait trop grand pour qu'elle le gardât davantage ; encore un tracas, il faudrait trouver un collège, éloigner l'enfant peut-être. Et elle eut enfin, en menant Pépé embrasser les Baudu, l'âme déchirée par la douleur morne du Vieil Elbeuf. La boutique était fermée, l'oncle et la tante se tenaient au fond de la petite salle, dont ils oubliaient d'allumer le gaz, malgré l'obscurité complète de cette journée d'hiver. Il n'y avait plus qu'eux, ils demeuraient face à face, dans la maison vidée lentement par la ruine ; et la mort de leur fille creusait davantage les coins de ténèbres, était comme le craquement suprême qui allait faire se rompre les vieilles poutres mangées d'humidité. Sous cet écrasement, l'oncle, sans pouvoir s'arrêter, marchait toujours autour de la table, de son pas du convoi, aveugle et muet ; tandis que la tante ne disait rien non plus, tombée sur une chaise, avec la face blanche d'une blessée, dont le sang s'épuisait goutte à goutte. Ils ne pleurèrent même pas, lorsque Pépé mit de gros baisers sur leurs joues froides. Denise étouffait de larmes.

Le soir, justement, Mouret fit demander la jeune fille, pour causer d'un vêtement d'enfant qu'il voulait lancer, un mélange d'écossais et de zouave. Et, toute frémissante de pitié, révoltée de tant de souffrances, elle ne put se contenir ; elle osa d'abord parler de Bourras, de ce pauvre homme à terre qu'on allait égorger. Mais, au nom du marchand de parapluies, Mouret s'emporta. Le vieux toqué, comme il l'appelait, désolait sa vie, gâtait son triomphe, par son entêtement idiot à ne pas céder sa maison, cette ignoble masure dont les plâtres salissaient le Bonheur des Dames, le seul petit coin du vaste pâté échappé à la conquête. L'affaire tournait au cauchemar ; tout autre que la jeune fille, parlant en faveur de Bourras, aurait risqué d'être jeté dehors, tellement Mouret était torturé du besoin maladif d'abattre la masure à coups de pied Enfin, que voulait-on qu'il fit ? Pouvait-il laisser ce tas de décombres au flanc du Bonheur ? Il fallait bien qu'il disparût, le magasin devait passer. Tant pis pour le vieux fou ! Et il rappelait ses offres, il lui avait proposé jusqu'à cent mille francs. N'était-ce pas raisonnable ? Certes, il ne marchandait pas, il donnait l'argent qu'on exigeait ; mais, au moins, qu'on eût un peu d'intelligence, qu'on le laissât finir son œuvre ! Est-ce qu'on se mêlait d'arrêter les locomotives, sur les chemins de fer ? Elle l'écoutait, les yeux baissés, ne trouvant que des raisons de sentiment. Le bonhomme était si vieux, on aurait pu attendre sa mort, une faillite le tuerait. Alors, il déclara qu'il n'était même plus le maître d'empêcher les choses, Bourdoncle s'en occupait, car le conseil avait résolu d'en finir. Elle n'eut rien à ajouter, malgré l'apitoiement douloureux de ses tendresses.

Après un silence pénible, ce fut Mouret lui-même qui parla des Baudu. Il commença par les plaindre beaucoup de la perte de leur fille. C'étaient de très bonnes gens, très honnêtes, et sur lesquels la mauvaise chance s'acharnait. Puis, il reprit ses arguments : au fond, ils avaient voulu leur malheur, on ne s'obstinait pas de la sorte dans la baraque vermoulue de l'ancien commerce ; rien d'étonnant à ce que la maison leur tombât sur la tête. Vingt fois, il l'avait prédit ; même elle devait se souvenir qu'il l'avait chargée d'avertir son oncle d'un désastre fatal, si ce dernier s'attardait dans des vieilleries ridicules. Et la catastrophe était venue, personne au monde ne l'empêcherait maintenant. On ne pouvait raisonnablement exiger qu'il se ruinât, afin d'épargner le quartier. Du reste, s'il avait eu la folie de fermer le Bonheur, un autre grand magasin aurait poussé de lui-même à côté, car l'idée soufflait des quatre points du ciel, le triomphe des cités ouvrières et industrielles était semé par le coup de vent du siècle, qui emportait l'édifice croulant des vieux âges. Peu à peu, Mouret s'échauffait, trouvait une émotion éloquente pour se défendre contre la haine de ses victimes involontaires, la clameur des petites boutiques moribondes, qu'il entendait monter autour de lui. On ne gardait pas ses morts, il fallait bien les enterrer ; et, d'un geste, il envoyait dans la terre, il balayait et jetait à la fosse commune le cadavre de l'antique négoce, dont les restes verdis et empestés devenaient la honte des rues ensoleillées du nouveau Paris. Non, non, il n'avait aucun remords, il faisait simplement la besogne de son âge, et elle le savait bien, elle qui aimait la vie, qui avait la passion des affaires larges, conclues au plein jour de la publicité. Réduite au silence, elle l'écouta longtemps, elle se retira, l'âme pleine de trouble.

Cette nuit-là, Denise ne dormit guère. Une insomnie traversée de cauchemars, la retournait sous la couverture. Il lui semblait qu'elle était toute petite, et elle éclatait en larmes, au fond de leur jardin de Valognes, en voyant les fauvettes manger les araignées, qui elles-mêmes mangeaient les mouches. Était-ce donc vrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette lutte pour la vie qui faisait pousser les êtres sur le charnier de l'éternelle destruction ? Ensuite, elle se revoyait devant le caveau où l'on descendait Geneviève, elle apercevait son oncle et sa tante, seuls au fond de leur salle à manger obscure. Dans le profond silence, un bruit sourd d'écroulement traversait l'air mort : c'était la maison de Bourras qui s'effondrait, comme minée par les grandes eaux. Le silence recommençait, plus sinistre, et un nouvel écroulement retentissait, puis un autre, puis un autre : les Robineau, les Bédoré et sœur, les Vanpouille, craquaient et s'écrasaient chacun à son tour, le petit commerce du quartier Saint-Roch s'en allait sous une pioche invisible, avec de brusques tonnerres de charrettes qu'on décharge. Alors, un chagrin immense l'éveillait en sursaut. Mon Dieu ! que de tortures ! des familles qui pleurent, des vieillards jetés au pavé, tous les drames poignants de la ruine ! Et elle ne pouvait sauver personne, et elle avait conscience que cela était bon, qu'il fallait ce fumier de misères à la santé du Paris de demain. Au jour, elle se calma, une grande tristesse résignée la tenait les yeux ouverts, tournés vers la fenêtre dont les vitres s'éclairaient. Oui, c'était la part du sang, toute révolution voulait des martyrs, on ne marchait en avant que sur des morts. Sa peur d'être une âme mauvaise, d'avoir travaillé au meurtre de ses proches, se fondait à présent dans une pitié navrée, en face de ces maux irrémédiables, qui sont l'enfantement douloureux de chaque génération. Elle finit par chercher les soulagements possibles, sa bonté rêva longtemps aux moyens à prendre, pour sauver au moins les siens de l'écrasement final.

Mouret, maintenant, se dressait devant elle, avec sa tête passionnée, aux yeux caressants. Certes, il ne lui refusait rien, elle était sûre qu'il accorderait tous les dédommagements raisonnables. Et sa pensée s'égarait, tâchait de le juger. Elle connaissait sa vie, n'ignorait pas le calcul ancien de ses tendresses, sa continuelle exploitation de la femme, des maîtresses prises pour faire son chemin, et sa liaison avec Mme Desforges dans l'unique but de tenir le baron Hartmann, et toutes les autres, les Clara de rencontre, le plaisir achevé, payé, rejeté au trottoir. Seulement, ces débuts d'un aventurier de l'amour, dont le magasin plaisantait, finissaient par se perdre dans le coup de génie de cet homme, dans sa grâce victorieuse. Il était la séduction. Ce qu'elle ne lui aurait jamais pardonné, c'était son mensonge d'autrefois, sa froideur d'amant sous la comédie galante de ses prévenances. Mais elle se sentait sans rancune, aujourd'hui qu'il souffrait par elle. Cette souffrance l'avait grandi. Quand elle le voyait torturé, expiant si durement son dédain de la femme, il lui semblait racheté de ses fautes.

Dès ce matin-là, Denise obtint de Mouret les compensations qu'elle jugerait légitimes, le jour où les Baudu et le vieux Bourras succomberaient. Les semaines se passèrent, elle allait voir son oncle presque tous les après-midi, s'échappant quelques minutes, apportant son rire, son courage de brave fille, pour égayer la sombre boutique. Sa tante surtout l'inquiétait, elle était restée dans une stupeur blême, depuis la mort de Geneviève ; il semblait que sa vie s'en allât un peu à chaque heure ; et, lorsqu'on l'interrogeait, elle répondait d'un air étonné qu'elle ne souffrait pas, qu'elle était comme prise de sommeil, simplement. Dans le quartier, on hochait la tête : la pauvre dame ne s'ennuierait pas longtemps de sa fille.

Un jour, Denise sortait de chez les Baudu, lorsque, au détour de la place Gaillon, elle entendit un grand cri. La foule se précipitait, un coup de panique soufflait, ce vent de peur et de pitié qui ameute brusquement une rue. C'était un omnibus à caisse brune, une des voitures faisant le trajet de la Bastille aux Batignolles, dont les roues passaient sur le corps d'un homme, au débouché de la rue Neuve-Saint-Augustin, devant la fontaine. Debout sur son siège, dans un mouvement furieux, le cocher retenait ses deux chevaux noirs, qui se cabraient ; et il jurait, il s'emportait en gros mots.

– Nom de dieu ! nom de dieu !… Faites donc attention, sacré maladroit !

Maintenant, l'omnibus était arrêté. La foule entourait le blessé, un sergent de ville se trouvait là par hasard. Toujours debout, appelant en témoignage les voyageurs de l'impériale, qui s'étaient levés, eux aussi, pour se pencher et voir le sang, le cocher s'expliquait avec des gestes exaspérés, la gorge étranglée d'une colère croissante.

– On n'a pas idée… Qui est-ce qui m'a fichu un particulier pareil ? Il était là comme chez lui. J'ai crié, et le voilà qui se fout sous les roues !

Alors, un ouvrier, un peintre en bâtiment, accouru avec son pinceau d'une devanture voisine, dit d'une voix aiguë, au milieu des clameurs :

– Ne te fais donc pas de bile ! Je l'ai vu, il s'est collé dessous, parbleu !… Tiens ! il a piqué une tête comme ça. Encore un qui s'embêtait, faut croire !

D'autres voix s'élevèrent, on tombait d'accord sur l'idée d'un suicide, pendant que le sergent de ville verbalisait. Des dames, toutes pâles, descendaient vivement, emportaient, sans se retourner, l'horreur de la secousse molle dont l'omnibus leur avait remué les entrailles, en passant sur le corps. Cependant, Denise s'approcha, attirée par la pitié active, qui la faisait se mêler de tous les accidents, des chiens écrasés, des chevaux abattus, des couvreurs tombés des toits. Et, sur le pavé, elle reconnut le malheureux, évanoui, la redingote souillée de boue.

– C'est M. Robineau ! cria-t-elle, dans son douloureux étonnement.

Tout de suite, le sergent de ville interrogea cette jeune fille. Elle donna le nom, la profession, l'adresse. Grâce à l'énergie du cocher, l'omnibus avait fait un crochet, et les jambes seules de Robineau s'étaient trouvées engagées sous les roues. Seulement, il y avait à craindre qu'elles ne fussent rompues l'une et l'autre. Quatre hommes de bonne volonté transportèrent le blessé chez un pharmacien de la rue Gaillon, pendant que l'omnibus reprenait lentement sa marche.

– Nom de Dieu ! dit le cocher en enveloppant ses chevaux d'un coup de fouet, j'ai fait ma journée.

Denise avait suivi Robineau chez le pharmacien. Celui-ci, dans l'attente d'un médecin, qu'on ne pouvait trouver, déclarait qu'il n'y avait aucun danger immédiat et que le mieux était de porter le blessé à son domicile, puisqu'il habitait le voisinage. Un homme était allé au poste de police demander un brancard. Alors, la jeune fille conçut la bonne pensée de partir en avant, afin de préparer Mme Robineau à ce coup affreux. Mais elle eut toutes les peines du monde à gagner la rue, au travers de la foule, qui s'écrasait devant la porte. Cette foule, avide de mort, augmentait de minute en minute ; des enfants, des femmes, se haussaient, tenaient bon dans les poussées brutales ; et chaque nouveau venu inventait son accident, c'était à cette heure un mari que l'amant de sa femme avait jeté par la fenêtre.

Rue Neuve-des-Petits-Champs, Denise aperçut de loin Mme Robineau sur la porte de la spécialité de soies. Cela lui donna un prétexte pour s'arrêter, et elle causa un instant, en cherchant une façon d'amortir la terrible nouvelle. Le magasin sentait le désordre et l'abandon des luttes dernières, dans un commerce qui se meurt. C'était le dénouement prévu de la grande bataille des deux soies rivales, le Paris-Bonheur avait écrasé la concurrence, à la suite d'une nouvelle baisse de cinq centimes : il ne se vendait plus que quatre francs quatre-vingt-quinze, la soie de Gaujean avait trouvé son Waterloo. Depuis deux mois, Robineau, réduit aux expédients, menait une vie d'enfer, pour empêcher une déclaration de faillite.

– J'ai vu passer votre mari sur la place Gaillon, murmura Denise, qui avait fini par entrer dans la boutique.

Mme Robineau, dont une sourde inquiétude semblait ramener continuellement les regards vers la rue, dit vivement :

– Ah ! tout à l'heure, n'est-ce pas ?… Je l'attends, il devrait être ici. Ce matin, M. Gaujean est venu, et ils sont sortis ensemble.

Elle était toujours charmante, délicate et gaie ; mais une grossesse avancée déjà la fatiguait, elle restait plus effarée, plus dépaysée que jamais, dans ces affaires, auxquelles sa nature tendre ne mordait pas, et qui tournaient mal. Comme elle le répétait souvent, pourquoi donc tout ça ? ne serait-ce pas plus gentil de vivre tranquille, au fond d'un petit logement, où l'on ne mangerait que du pain ?

– Ma chère enfant, reprit-elle avec un sourire qui s'attristait, nous n'avons rien à vous cacher… Ça ne va pas bien, mon pauvre chéri n'en dort plus. Aujourd'hui encore, ce Gaujean l'a tourmenté, à propos de billets en retard… Je me sentais mourir d'inquiétude, à être là toute seule…

Et elle retournait sur la porte, lorsque Denise l'arrêta. Au loin, celle-ci venait d'entendre une rumeur de foule. Elle devina le brancard qu'on apportait, le flot de curieux qui n'avaient pas lâché l'accident. Alors, la gorge sèche, ne trouvant pas les mots consolateurs qu'elle aurait voulu, elle dut parler.

– Ne vous inquiétez pas, il n'y a pas de danger immédiat… Oui, j'ai vu M. Robineau, il lui est arrivé un malheur… On l'apporte, ne vous inquiétez pas, je vous en prie.

La jeune femme l'écoutait, toute blanche, sans comprendre nettement encore. La rue s'était emplie de monde, les fiacres arrêtés juraient, des hommes avaient posé le brancard devant la porte du magasin, pour ouvrir les deux battants vitrés.

– C'est un accident, continuait Denise, résolue à cacher la tentative de suicide. Il était sur le trottoir, et il a glissé sous les roues d'un omnibus… Oh ! les pieds seulement. On cherche un médecin. Ne vous inquiétez pas.

Un grand frisson secouait Mme Robineau. Elle eut deux ou trois cris inarticulés ; puis, elle ne parla plus, elle s'abattit près du brancard, dont elle écarta les toiles de ses mains tremblantes. Les hommes qui venaient de le porter, attendaient devant la maison, pour le remporter, lorsqu'on aurait enfin trouvé un médecin. On n'osait plus toucher à Robineau, qui avait repris connaissance, et dont les souffrances devenaient atroces, au moindre mouvement. Quand il vit sa femme, deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Elle l'avait embrassé, et elle pleurait, en le regardant de ses yeux fixes. Dans la rue, la cohue continuait, les visages s'entassaient comme au spectacle, avec des yeux luisants ; des ouvrières, échappées d'un atelier, menaçaient d'enfoncer les glaces des vitrines, pour mieux voir. Afin d'échapper à cette fièvre de curiosité, et jugeant d'ailleurs qu'il n'était pas convenable de laisser le magasin ouvert, Denise eut l'idée de baisser le rideau métallique. Elle-même alla tourner la manivelle, l'engrenage avait un cri plaintif, les feuilles de tôle descendaient avec lenteur, ainsi qu'une draperie lourde tombant sur le dénouement d'un cinquième acte. Et, lorsqu'elle rentra et qu'elle eut fermé derrière elle la petite porte ronde, elle retrouva Mme Robineau serrant toujours son mari entre ses bras éperdus, sous le demi-jour louche qui venait des deux étoiles découpées dans la tôle. La boutique ruinée semblait glisser au néant, seules les deux étoiles luisaient sur cette catastrophe rapide et brutale du pavé parisien : Enfin, Mme Robineau recouvra la parole.

– Oh ! mon chéri… Oh ! mon chéri… Oh ! mon chéri…

Elle ne trouvait que ces mots, et lui suffoqua, se confessa dans une crise de remords, en la voyant ainsi agenouillée, renversée, avec son ventre de mère qui s'écrasait contre le brancard. Lorsqu'il ne bougeait pas, il ne sentait que le plomb brûlant de ses jambes.

– Pardonne-moi, j'ai dû être fou… Quand l'avoué m'a dit devant Gaujean que les affiches seraient posées demain, il m'a semblé que des flammes dansaient, comme si les murs avaient brûlé… Et puis, je ne me souviens plus : je descendais la rue de la Michodière, j'ai cru que les gens du Bonheur se fichaient de moi, cette grande gueuse de maison m'écrasait… Alors, quand l'omnibus a tourné, j'ai songé à Lhomme et à son bras, je me suis jeté dessous…

Lentement, Mme Robineau tomba assise sur le parquet, dans l'horreur de ces aveux. Mon Dieu ! il avait voulu mourir. Elle saisit la main de Denise, qui s'était penchée vers elle, toute retournée par cette scène. Le blessé, que son émotion épuisait, venait encore de perdre connaissance. Et ce médecin qui n'arrivait pas ! Deux hommes avaient déjà battu le quartier, le concierge de la maison s'était mis en campagne à son tour.

– Ne vous inquiétez pas, répétait Denise machinalement, sanglotant elle aussi.

Alors, Mme Robineau, assise par terre, la tête à la hauteur du brancard, la joue contre la sangle où gisait son mari, soulagea son cœur.

– Oh ! si je vous racontais… C'est pour moi qu'il a voulu mourir. Il me disait sans cesse : « Je t'ai volée, l'argent venait de toi. » Et, la nuit, il rêvait de ces soixante mille francs, il se réveillait en sueur, se traitait d'incapable. Quand on n'avait pas plus de tête, on ne risquait pas la fortune des autres. Vous savez qu'il a toujours été nerveux, l'esprit tourmenté. Il finissait par voir des choses qui me faisaient peur, il m'apercevait dans la rue, en guenilles, mendiant, moi qu'il aimait si fort, qu'il désirait riche, heureuse…

Mais, en tournant la tête, elle le retrouva les yeux ouverts ; et elle continua, de sa voix bégayante :

– Oh ! mon chéri, pourquoi as-tu fait cela ?… Tu me crois donc bien vilaine ? Va, ça m'est égal, que nous soyons ruinés. Pourvu qu'on soit ensemble, on n'est pas malheureux… Laisse-les donc tout prendre. Allons-nous-en quelque part, où tu n'entendras plus parler d'eux. Tu travailleras quand même, tu verras comme ce sera bon encore.

Son front était tombé près du visage pâle de son mari, tous deux se taisaient maintenant, dans l'attendrissement de leur angoisse. Il y eut un silence, la boutique semblait dormir, engourdie par le crépuscule blafard qui la noyait ; tandis qu'on entendait, derrière la tôle mince de la fermeture le fracas de la rue, la vie du plein jour passant avec le grondement des voitures et la bousculade des trottoirs. Enfin, Denise, qui allait, à chaque minute, jeter un coup d'œil par la petite porte ouvrant sur le vestibule de la maison, revint en criant :

– Le médecin !

C'était un jeune homme, aux yeux vifs, que le concierge ramenait. Il préféra visiter le blessé avant qu'on le couchât. Une seule des jambes, la gauche, se trouvait cassée, au-dessus de la cheville. La rupture était simple, aucune complication ne semblait à craindre. Et l'on se disposait à porter le brancard au fond, dans la chambre, lorsque Gaujean se présenta. Il venait rendre compte d'une dernière démarche, dans laquelle du reste il avait échoué : la déclaration de faillite était définitive.

– Quoi donc ? murmura-t-il, qu'est-il arrivé ?

D'un mot, Denise le renseigna. Alors, il resta gêné. Robineau lui dit faiblement :

– Je ne vous en veux pas, mais tout cela est un peu de votre faute.

– Dame ! mon cher, répondit Gaujean, il fallait avoir des reins plus solides que les nôtres… Vous savez que je ne suis guère mieux portant que vous.

On soulevait le brancard. Le blessé trouva encore la force de dire :

– Non, non, des reins plus solides auraient plié tout de même… Je comprends que les vieux entêtés, comme Bourras et Baudu, y restent ; mais nous autres, qui étions jeunes, qui acceptions le nouveau train des choses !… Non, voyez-vous, Gaujean, c'est la fin d'un monde.

On l'emporta. Mme Robineau embrassa Denise, dans un élan où il y avait presque de la joie, à être enfin débarrassée du tracas des affaires. Et, comme Gaujean se retirait avec la jeune fille, il lui confessa que ce pauvre diable de Robineau avait raison. C'était imbécile de vouloir lutter contre le Bonheur des Dames. Lui, personnellement, se sentait perdu, s'il ne rentrait pas en grâce. Déjà, la veille, il avait fait une démarche secrète auprès de Hutin, qui justement allait partir pour Lyon. Mais il désespérait, et il tâcha d'intéresser Denise, au courant sans doute de sa puissance.

– Ma foi ! répétait-il, tans pis pour la fabrication ! On se moquerait de moi, si je me ruinais en bataillant davantage dans l'intérêt des autres, lorsque les gaillards se disputent à qui fabriquera le moins cher… Mon Dieu ! comme vous le disiez autrefois, la fabrication n'a qu'à suivre le progrès, par une meilleure organisation et des procédés nouveaux. Tout s'arrangera, il suffit que le public soit *******.

Denise souriait. Elle répondit :

– Allez donc dire cela à M. Mouret lui-même… Votre visite lui fera plaisir, et il n'est pas homme à vous tenir rancune, si vous lui offrez seulement un bénéfice d'un centime par mètre.

Ce fut en janvier que Mme Baudu expira, par un clair après-midi de soleil. Depuis quinze jours, elle ne pouvait plus descendre à la boutique, qu'une femme de journée gardait. Elle était assise au milieu de son lit, les reins soutenus par des oreillers. Seuls, dans son visage blanc, les yeux vivaient encore ; et, la tête droite, elle les tournait obstinément vers le Bonheur des Dames, en face, à travers les petits rideaux des fenêtres. Baudu, souffrant lui-même de cette obsession, de la fixité désespérée de ces regards, voulait parfois tirer les grands rideaux. Mais, d'un geste suppliant, elle l'arrêtait, elle s'entêtait à voir, jusqu'à son dernier souffle. Maintenant, le monstre lui avait tout pris, sa maison, sa fille ; elle-même s'en était allée peu à peu avec le Vieil Elbeuf, perdant de sa vie à mesure qu'il perdait de sa clientèle ; le jour où il râlait, elle n'avait plus d'haleine. Quand elle se sentit mourir, elle eut encore la force d'exiger de son mari qu'il ouvrît les deux fenêtres. Il faisait doux, une nappe de gai soleil dorait le Bonheur, tandis que la chambre de l'antique logis frissonnait dans l'ombre. Mme Baudu demeurait les regards fixes, emplis de cette vision de monument triomphal, de ces glaces limpides, derrière lesquelles passait un galop de millions. Lentement, ses yeux pâlissaient, envahis de ténèbres, et lorsqu'ils s'éteignirent dans la mort, ils restèrent grands ouverts, regardant toujours, noyés de grosses larmes.

Une fois encore, tout le petit commerce ruiné du quartier, défila au convoi. On y vit les frères Vanpouille, blêmes de leurs échéances de décembre, payées par un suprême effort qu'ils ne pourraient recommencer. Bédoré et sœur s'appuyait sur une canne, travaillé de tels soucis, que sa maladie d'estomac s'aggravait. Deslignières avait eu une attaque, Piot et Rivoire marchaient en silence, le nez à terre, en hommes finis. Et l'on n'osait s'interroger sur les disparus, Quinette, Mlle Tatin, d'autres qui, du matin au soir, sombraient, roulés, emportés dans le flot des désastres ; sans compter Robineau allongé sur son lit, avec sa jambe cassée. Mais on se montrait surtout, d'un air d'intérêt, les nouveaux commerçants atteints par la peste : le parfumeur Grognet, la modiste Mme Chadeuil, et Lacassagne le fleuriste, et Naud le cordonnier, encore debout, pris seulement de l'anxiété du mal qui devait les balayer à leur tour. Derrière le corbillard, Baudu marchait du même pas de bœuf assommé, dont il avait accompagné sa fille ; tandis que, au fond de la première voiture de deuil, on apercevait les yeux étincelants de Bourras, sous les broussailles de ses sourcils et de ses cheveux, d'un blanc de neige.

Denise eut un grand chagrin. Depuis quinze jours, elle était brisée de soucis et de fatigues. Il lui avait fallu mettre Pépé au collège, et Jean la faisait courir, tellement amoureux de la nièce du pâtissier, qu'il avait supplié sa sœur de la demander en mariage. Ensuite, la mort de la tante, ces catastrophes répétées, venaient d'accabler la jeune fille. Mouret s'était de nouveau mis à sa disposition : ce qu'elle ferait pour son oncle et les autres, serait bien fait. Un matin encore, elle eut un entretien avec lui, à la nouvelle que Bourras était jeté sur le pavé, et que Baudu allait fermer boutique. Puis, elle sortit après le déjeuner, avec l'espoir de soulager au moins ceux-là.

Dans la rue de la Michodière, Bourras était debout, planté sur le trottoir en face de sa maison, dont on l'avait expulsé la veille, à la suite d'un joli tour, une trouvaille de l'avoué : comme Mouret possédait des créances, il venait d'obtenir aisément la mise en faillite du marchand de parapluies, puis il avait acheté cinq cents francs le droit au bail, dans la vente faite par le syndic ; de sorte que le vieillard entêté s'était laissé prendre pour cinq cents francs ce qu'il n'avait pas voulu lâcher pour cent mille. D'ailleurs, l'architecte, qui arrivait avec sa bande de démolisseurs, avait dû requérir le commissaire pour le mettre dehors. Les marchandises étaient vendues, les chambres déménagées ; lui, s'obstinait dans le coin où il couchait, et dont on n'osait le chasser, par une pitié dernière. Même les démolisseurs attaquèrent la toiture sur sa tête. On avait retiré les ardoises pourries, les plafonds s'effondraient, les murs craquaient, et il restait là, sous les vieilles charpentes à nu, au milieu des décombres. Enfin, devant la police, il était parti. Mais, dès le lendemain matin, il avait reparu sur le trottoir d'en face, après avoir passé la nuit dans un hôtel meublé du voisinage.

– Monsieur Bourras, dit doucement Denise.

Il ne l'entendait pas, ses yeux de flamme dévoraient les démolisseurs, dont la pioche entamait la façade de la masure. Maintenant, par les fenêtres vides, on voyait l'intérieur, les chambres misérables, l'escalier noir, où le soleil n'avait pas pénétré depuis deux cents ans.

– Ah ! c'est vous, répondit-il enfin, quand il l'eut reconnue. Hein ? ils en font une besogne, ces voleurs !

Elle n'osait plus parler, remuée par la tristesse lamentable de la vieille demeure, ne pouvant elle-même détacher les yeux des pierres moisies qui tombaient. En haut, dans un coin du plafond de son ancienne chambre, elle apercevait encore le nom en lettres noires et tremblées : Ernestine, écrit avec la flamme d'une chandelle ; et le souvenir des jours de misère lui revenait, plein d'un attendrissement pour toutes les douleurs. Mais les ouvriers, afin d'abattre d'un coup un pan de muraille, avaient eu l'idée de l'attaquer à la base. Il chancelait.

– S'il pouvait les écraser tous ! murmura Bourras d'une voix sauvage.

On entendit un craquement terrible. Les ouvriers épouvantés se sauvèrent dans la rue. En s'abattant, la muraille ébranlait et emportait toute la ruine. Sans doute, la masure ne tenait plus, au milieu des tassements et des gerçures : une poussée avait suffi pour la fendre du haut en bas. Ce fut un éboulement pitoyable, l'aplatissement d'une maison de fange, détrempée par les pluies. Pas une cloison ne resta debout, il n'y eut plus par terre qu'un amas de débris, le fumier du passé tombé à la borne.

– Mon Dieu ! avait crié le vieillard, comme si le coup lui eût retenti dans les entrailles.

Il demeurait béant, jamais il n'aurait cru que ce serait fini si vite. Et il regardait l'entaille ouverte, le creux libre enfin dans le flanc du Bonheur des Dames, débarrassé de la verrue qui le déshonorait. C'était le moucheron écrasé, le dernier triomphe sur l'obstination cuisante de l'infiniment petit, toute l'île envahie et conquise. Des passants attroupés causaient très haut avec les démolisseurs, qui se fâchaient contre ces vieilles bâtisses, bonnes à tuer le monde.

– Monsieur Bourras, répéta Denise, en tâchant de l'emmener à l'écart, vous savez qu'on ne vous abandonnera pas. Il sera pourvu à tous vos besoins…

Il se redressa.

– Je n'ai pas de besoins… Ce sont eux qui vous envoient, n'est-ce pas ? Eh bien ! dites-leur que le père Bourras sait encore travailler, et qu'il trouvera de l'ouvrage où il voudra… Vrai ! ce serait trop commode, de faire la charité aux gens qu'on assassine ! Alors, elle le supplia.

– Je vous en prie, acceptez, ne me laissez pas ce chagrin.

Mais il secouait sa tête chevelue.

– Non, non, c'est fini, bonsoir… Vivez donc heureuse, vous qui êtes jeune, et n'empêchez pas les vieux de partir avec leurs idées.

Il jeta un dernier coup d'œil sur le tas des décombres, puis s'en alla, péniblement. Elle suivit son dos, au milieu des bousculades du trottoir. Le dos tourna l'angle de la place Gaillon, et ce fut tout.

Un instant, Denise resta immobile, les yeux perdus. Enfin, elle entra chez son oncle. Le drapier était seul, dans la boutique sombre du Vieil Elbeuf. La femme de ménage ne venait que le matin et le soir, pour faire un peu de cuisine et pour l'aider à ôter et à mettre les volets. Il passait les heures, au fond de cette solitude, sans que personne souvent le dérangeât de la journée, effaré et ne trouvant plus les marchandises, lorsqu'une cliente se risquait encore. Et là, dans le silence, dans le demi-jour, il marchait continuellement, il gardait le pas alourdi de ses deuils, cédant à un besoin maladif, à de véritables crises de marche forcée, comme s'il avait voulu bercer et endormir sa douleur.

– Allez-vous mieux, mon oncle ? demanda Denise.

Il ne s'arrêta qu'une seconde, il repartit, allant de la caisse à un angle obscur.

– Oui, oui, très bien… Merci.

Elle cherchait un sujet consolant, des paroles gaies, et n'en trouvait point.

– Vous avez entendu ce bruit ? La maison est par terre.

– Tiens ! c'est vrai, murmura-t-il d'un air étonné, ce devait être la maison… J'ai senti le sol trembler… Moi, ce matin, en les voyant sur le toit, j'avais fermé ma porte.

Et il eut un geste vague, pour dire que ces choses ne l'intéressaient plus. Chaque fois qu'il revenait devant la caisse, il regardait la banquette vide, cette banquette de velours usé, où sa femme et sa fille avaient grandi. Puis, lorsque son perpétuel piétinement le ramenait à l'autre bout, il regardait les casiers noyés d'ombre, dans lesquels achevaient de moisir quelques pièces de drap. C'était la maison veuve, ceux qu'il aimait partis, son commerce tombé à une fin honteuse, lui seul promenant son cœur mort et son orgueil abattu, au milieu de ces catastrophes. Il levait les yeux vers le plafond noir, il écoutait le silence qui sortait des ténèbres de la petite salle à manger, le coin familial dont il aimait autrefois jusqu'à l'odeur enfermée. Plus un souffle dans l'antique logis, son pas régulier et pesant faisait sonner les vieux murs, comme s'il avait marché sur la tombe de ses tendresses.

Enfin, Denise aborda le sujet qui l'amenait.

– Mon oncle, vous ne pouvez rester ainsi. Il faudrait prendre une détermination.

Il répondit sans s'arrêter :

– Sans doute, mais que veux-tu que je fasse ? J'ai tâché de vendre, personne n'est venu… Mon Dieu ! un matin, je fermerai la boutique, et je m'en irai.

Elle savait qu'une faillite n'était plus à craindre. Les créanciers avaient préféré s'entendre, devant un pareil acharnement du sort. Tout payé, l'oncle allait simplement se trouver à la rue.

– Mais que ferez-vous ensuite ? murmura-t-elle, cherchant une transition pour arriver à l'offre qu'elle n'osait formuler.

– Je ne sais pas, répondit-il. On me ramassera bien.

Il avait changé son trajet, il marchait de la salle à manger aux vitrines de la devanture ; et, maintenant, il considérait chaque fois d'un regard morne ces vitrines lamentables, avec leur étalage oublié. Ses yeux ne se levaient même pas sur la façade triomphante du Bonheur des Dames, dont les lignes architecturales se perdaient à droite et à gauche, aux deux bouts de la rue. C'était un anéantissement, il ne trouvait plus la force de se fâcher.

– Écoutez, mon oncle, finit par dire Denise embarrassée, il y aurait peut-être une place pour vous…

Elle se reprit, elle bégaya :

– Oui, je suis chargée de vous offrir une place d'inspecteur.

– Où donc ? demanda Baudu.

– Mon Dieu ! là, en face… Chez nous… Six mille francs, un travail sans fatigue.

Brusquement, il s'était arrêté devant elle. Mais, au lieu de s'emporter comme elle le craignait, il devenait très pâle, il succombait sous une émotion douloureuse, d'une amère résignation.

– En face, en face, balbutia-t-il à plusieurs reprises. Tu veux que j'entre en face ?

Denise elle-même était gagnée par cette émotion. Elle revoyait la longue lutte des deux boutiques, elle assistait aux convois de Geneviève et de Mme Baudu, elle avait sous les yeux le Vieil Elbeuf renversé, égorgé à terre par le Bonheur des Dames. Et l'idée de son oncle entrant en face, se promenant là en cravate blanche, lui faisait sauter le cœur de pitié et de révolte.

– Voyons, Denise, ma fille, est-ce possible ? dit-il simplement, tandis qu'il croisait ses pauvres mains tremblantes.

– Non, non, mon oncle ! cria-t-elle dans un élan de tout son être juste et bon. Ce serait mal… Pardonnez-moi, je vous en supplie.

Il avait repris sa marche, son pas ébranlait de nouveau le vide sépulcral de la maison. Et, quand elle le quitta, il allait, il allait toujours, dans cette locomotion entêtée des grands désespoirs qui tournent sur eux-mêmes, sans pouvoir en sortir jamais.

Denise, cette nuit-là, eut encore une insomnie. Elle venait de toucher le fond de son impuissance. Même en faveur des siens, elle ne trouvait pas un soulagement. Jusqu'au bout, il lui fallut assister à l'œuvre invincible de la vie, qui veut la mort pour continuelle semence. Elle ne se débattait plus, elle acceptait cette loi de la lutte ; mais son âme de femme s'emplissait d'une bonté en pleurs, d'une tendresse fraternelle, à l'idée de l'humanité souffrante. Depuis des années, elle-même était prise entre les rouages de la machine. N'y avait-elle pas saigné ? ne l'avait-on pas meurtrie, chassée, traînée dans l'injure ? Aujourd'hui encore, elle s'épouvantait parfois, lorsqu'elle se sentait choisie par la logique des faits. Pourquoi elle, si chétive ? pourquoi sa petite main pesant tout d'un coup si lourd, au milieu de la besogne du monstre ? Et la force qui balayait tout, l'emportait à son tour, elle dont la venue devait être une revanche. Mouret avait inventé cette mécanique à écraser le monde, dont le fonctionnement brutal l'indignait ; il avait semé le quartier de ruines, dépouillé les uns, tué les autres ; et elle l'aimait quand même pour la grandeur de son œuvre, elle l'aimait davantage à chacun des excès de son pouvoir, malgré le flot de larmes qui la soulevait, devant la misère sacrée des vaincus.

 
 

 

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Chapitre 14




La rue du Dix-Décembre, toute neuve, avec ses maisons d'une blancheur de craie et les derniers échafaudages des quelques bâtisses attardées, s'allongeait sous un limpide soleil de février ; un flot de voitures passait, d'un large train de conquête, au milieu de cette trouée de lumière qui coupait l'ombre humide du vieux quartier Saint-Roch ; et, entre la rue de la Michodière et la rue de Choiseul, il y avait une émeute, l'écrasement d'une foule chauffée par un mois de réclame, les yeux en l'air, bayant devant la façade monumentale du Bonheur des Dames, dont l'inauguration avait lieu ce lundi-là, à l'occasion de la grande exposition de blanc.

C'était, dans sa fraîcheur gaie, un vaste développement d'architecture polychrome, rehaussée d'or, annonçant le vacarme et l'éclat du commerce intérieur, accrochant les yeux comme un gigantesque étalage qui aurait flambé des couleurs les plus vives. Au rez-de-chaussée, pour ne pas tuer les étoffes des vitrines, la décoration restait sobre : un soubassement en marbre vert de mer ; les piles d'angle et les piliers d'appui recouverts de marbre noir, dont la sévérité s'éclairait de cartouches dorés ; et le reste en glaces sans tain, dans les châssis de fer, rien que des glaces qui semblaient ouvrir les profondeurs des galeries et des halls au plein jour de la rue. Mais, à mesure que les étages montaient, s'allumaient les tons éclatants. La frise du rez-de-chaussée déroulait des mosaïques, une guirlande de fleurs rouges et bleues, alternées avec des plaques de marbre, où étaient gravés des noms de marchandises, à l'infini, ceignant le colosse. Puis, le soubassement du premier étage, en briques émaillées, supportait de nouveau les glaces des larges baies, jusqu'à la frise, faite d'écussons dorés, aux armes des villes de France, et de motifs en terre cuite, dont l'émail répétait les teintes claires du soubassement. Enfin, tout en haut, l'entablement s'épanouissait comme la floraison ardente de la façade entière, les mosaïques et les faïences reparaissaient avec des colorations plus chaudes, le zinc des chéneaux était découpé et doré, l'acrotère alignait un peuple de statues, les grandes cités industrielles et manufacturières, qui détachaient en plein ciel leurs fines silhouettes. Et les curieux s'émerveillaient surtout devant la porte centrale, d'une hauteur d'arc de triomphe, décorée elle aussi d'une profusion de mosaïques, de faïences, de terres cuites, surmontée d'un groupe allégorique dont l'or neuf rayonnait, la Femme habillée et baisée par une volée rieuse de petits Amours.

Vers deux heures, un piquet d'ordre dut faire circuler la foule et veiller au stationnement des voitures. Le palais était construit, le temple élevé à la folie dépensière de la mode. Il dominait, il couvrait un quartier de son ombre. Déjà, la plaie laissée à son flanc par la démolition de la masure de Bourras, se trouvait si bien cicatrisée, qu'on aurait vainement cherché la place de cette verrue ancienne ; les quatre façades filaient le long des quatre rues, sans une lacune, dans leur isolement superbe. Sur l'autre trottoir, depuis l'entrée de Baudu dans une maison de retraite, le Vieil Elbeuf était fermé, muré ainsi qu'une tombe, derrière les volets qu'on n'enlevait plus ; peu à peu, les roues de fiacres les éclaboussaient, des affiches les noyaient, les collaient ensemble, flot montant de la publicité, qui semblait la dernière pelletée de terre jetée sur le vieux commerce ; et, au milieu de cette devanture morte, salie des crachats de la rue, bariolée des guenilles du vacarme parisien, s'étalait, comme un drapeau planté sur un empire conquis, une immense affiche jaune, toute fraîche, annonçant en lettres de deux pieds la grande mise en vente du Bonheur des Dames. On eût dit que le colosse, après ses agrandissements successifs, pris de honte et de répugnance pour le quartier noir, où il était né modestement, et qu'il avait plus tard égorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des rues étroites sur ses derrières, présentant sa face de parvenu à la voie tapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. Maintenant, tel que le montrait la gravure des réclames, il s'était engraissé, pareil à l'ogre des contes, dont les épaules menacent de faire craquer les nuages. D'abord, au premier plan de cette gravure, la rue du Dix-Décembre, les rues de la Michodière et Monsigny, emplies de petites figures noires, s'élargissaient démesurément, comme pour donner passage à la clientèle du monde entier. Puis, c'étaient les bâtiments eux-mêmes, d'une immensité exagérée, vus à vol d'oiseau avec leurs corps de toitures qui dessinaient les galeries couvertes, leurs cours vitrées où l'on devinait les halls, tout l'infini de ce lac de verre et de zinc luisant au soleil. Au delà, Paris s'étendait, mais un Paris rapetissé, mangé par le monstre : les maisons, d'une humilité de chaumières dans le voisinage, s'éparpillaient ensuite en une poussière de cheminées indistinctes ; les monuments semblaient fondre, à gauche deux traits pour Notre-Dame, à droite un accent circonflexe pour les Invalides, au fond le Panthéon, honteux et perdu, moins gros qu'une lentille. L'horizon tombait en poudre, n'était plus qu'un cadre dédaigné, jusqu'aux hauteurs de Châtillon, jusqu'à la vaste campagne, dont les lointains noyés indiquaient l'esclavage.

Depuis le matin, la cohue augmentait. Aucun magasin n'avait encore remué la ville d'un tel fracas de publicité. Maintenant, le Bonheur dépensait chaque année près de six cent mille francs en affiches, en annonces, en appels de toutes sortes ; le nombre des catalogues envoyés allait à quatre cent mille, on déchiquetait plus de cent mille francs d'étoffes pour les échantillons. C'était l'envahissement définitif des journaux, des murs, des oreilles du public, comme une monstrueuse trompette d'airain, qui, sans relâche, soufflait aux quatre coins de la terre le vacarme des grandes mises en vente. Et, désormais, cette façade, devant laquelle on s'écrasait, devenait la réclame vivante, avec son luxe bariolé et doré de bazar, ses vitrines larges à y exposer le poème entier des vêtements de la femme, ses enseignes prodiguées, peintes, gravées, taillées, depuis les plaques de marbre du rez-de-chaussée, jusqu'aux feuilles de tôle arrondies en arc au-dessus des toits, déroulant l'or de leurs banderoles, et où le nom de la maison se lisait en lettres couleur du temps, découpées sur le bleu de l'air. Pour fêter l'inauguration, on avait ajouté des trophées, des drapeaux ; chaque étage se trouvait pavoisé de bannières et d'étendards aux armes des principales villes de France ; tandis que, tout en haut, les pavillons des peuples étrangers, hissés à des mâts, battaient au vent du ciel. En bas, enfin, l'exposition de blanc prenait, au fond des vitrines, une intensité de ton aveuglante. Rien que du blanc, un trousseau complet et une montagne de draps de lit à gauche, des rideaux en chapelle et des pyramides de mouchoirs à droite, fatiguaient le regard ; et, entre les « pendus » de la porte, des pièces de toile, de calicot, de mousseline, tombant en nappe, pareilles à des éboulements de neige, étaient plantées debout des gravures habillées, des feuilles de carton bleuâtre, où une jeune mariée et une dame en toilette de bal, toutes deux de grandeur naturelle, vêtues de vraies étoffes, dentelle et soie, souriaient de leurs figures peintes. Un cercle de badauds se reformait sans cesse, un désir montait de l'ébahissement de la foule.

Ce qui ameutait encore la curiosité autour du Bonheur des Dames, c'était un sinistre dont Paris entier causait, l'incendie des Quatre Saisons, le grand magasin que Bouthemont avait ouvert près de l'Opéra, depuis trois semaines à peine. Les journaux débordaient de détails : le feu mis par une explosion de gaz pendant la nuit, la fuite épouvantée des vendeuses en chemise, l'héroïsme de Bouthemont qui en avait sauvé cinq sur ses épaules. Du reste, les pertes énormes se trouvaient couvertes, et le public commençait à hausser les épaules, en disant que la réclame était superbe. Mais, pour le moment, l'attention refluait vers le Bonheur, enfiévrée des histoires qui couraient, occupée jusqu'à l'obsession de ces bazars dont l'importance prenait une si large place dans la vie publique. Toutes les chances, ce Mouret ! Paris saluait son étoile, accourait le voir debout, puisque les flammes maintenant se chargeaient de balayer à ses pieds la concurrence ; et l'on chiffrait déjà les gains de la saison, on estimait le flot élargi de cohue qu'allait faire couler, sous sa porte, la fermeture forcée de la maison rivale. Un instant, il avait éprouvé des inquiétudes, troublé de sentir contre lui une femme, cette Mme Desforges, à laquelle il devait un peu sa fortune. Le dilettantisme financier du baron Hartmann, mettant de l'argent dans les deux affaires, l'énervait aussi. Puis, il était surtout exaspéré de n'avoir pas eu une idée géniale de Bouthemont : ce bon vivant ne venait-il pas de faire bénir ses magasins par le curé de la Madeleine, suivi de tout son clergé ! une cérémonie étonnante, une pompe religieuse promenée de la soierie à la ganterie, Dieu tombé dans les pantalons de femme et dans les corsets ; ce qui n'avait pas empêché le tout de brûler, mais ce qui valait un million d'annonces, tellement le coup était porté sur la clientèle mondaine. Mouret, depuis ce temps, rêvait d'avoir l'archevêque !

Cependant, trois heures sonnaient à l'horloge qui surmontait la porte. C'était l'écrasement de l'après-midi, près de cent mille clientes s'étouffant dans les galeries et dans les halls. Dehors, des voitures stationnaient, d'un bout à l'autre de la rue du Dix-Décembre ; et, du côté de l'Opéra, une autre masse profonde occupait le cul-de-sac, où devait s'amorcer la future avenue. De simples fiacres se mêlaient aux coupés de maître, les cochers attendaient parmi les roues, les rangées de chevaux hennissaient, secouaient les étincelles de leurs gourmettes, allumées de soleil. Sans cesse, les queues se refaisaient, au milieu des appels des garçons, de la poussée des bêtes, qui, d'elles-mêmes, serraient la file, tandis que des voitures nouvelles, continuellement, s'ajoutaient aux autres. Les piétons s'envolaient sur les refuges par bandes effarouchées, les trottoirs étaient noirs de monde, dans la perspective fuyante de la voie large et droite. Et une clameur montait entre les maisons blanches, ce fleuve humain roulait sous l'âme de Paris épandue, un souffle énorme et doux, dont on sentait la caresse géante.

Devant une vitrine, Mme de Boves, accompagnée de sa fille Blanche, regardait avec Mme Guibal un étalage de costumes mi-confectionnés.

– Oh ! voyez donc, dit-elle, ces costumes de toile, pour dix-neuf francs soixante-quinze !

Dans leurs cartons carrés, les costumes noués d'une faveur, étaient pliés de façon à présenter les garnitures seules, brodées de bleu et de rouge ; et, occupant l'angle de chaque carton, une gravure montrait le vêtement tout fait, porté par une jeune personne aux airs de princesse.

– Mon Dieu ! ça ne vaut pas davantage, murmura Mme Guiball. De vraies loques, dès qu'on a ça dans la main !

Maintenant, elles étaient intimes, depuis que M. de Boves restait dans un fauteuil, cloué par des accès de goutte. La femme supportait la maîtresse, préférant encore que la chose eût lieu chez elle, car elle y gagnait un peu d'argent de poche, des sommes que le mari se laissait voler, ayant lui-même besoin de tolérance.

– Eh bien ! entrons, reprit Mme Guibal. Il faut voir leur exposition… Est-ce que votre gendre ne vous a pas donné rendez-vous là-dedans ?

Mme de Boves ne répondit pas, les regards perdus, l'air absorbé par la queue des voitures, qui une à une, s'ouvraient et lâchaient toujours des clientes.

– Si, dit enfin Blanche de sa voix molle. Paul doit nous prendre vers quatre heures dans la salle de lecture, après sa sortie du ministère.

Ils étaient mariés depuis un mois, et Vallagnosc, à la suite d'un congé de trois semaines, passé dans le Midi, venait de rentrer à son poste. La jeune femme avait déjà la carrure de sa mère, la chair soufflée et comme épaissie par le mariage.

– Mais c'est Mme Desforges, là-bas ! s'écria la comtesse, les yeux sur un coupé qui s'arrêtait.

– Oh ! croyez-vous ? murmura Mme Guibal. Après toutes ces histoires… Elle doit encore pleurer l'incendie des Quatre Saisons.

C'était bien Henriette pourtant. Elle aperçut ces dames, elle s'avança d'un air gai, cachant sa défaite sous l'aisance mondaine de ses manières.

– Mon Dieu ! oui, j'ai voulu me rendre compte. Il vaut mieux savoir par soi-même, n'est-ce pas ?… Oh ! nous sommes toujours bons amis avec M. Mouret, bien qu'on le dise furieux, depuis que je me suis intéressée à cette maison rivale… Moi, il n'y a qu'une chose que je ne lui pardonne pas, c'est d'avoir poussé à ce mariage, vous savez ? ce Joseph, avec ma protégée, Mlle de Fontenailles…

– Comment ! c'est fait ? interrompit Mme de Boves. Quelle horreur !

– Oui, ma chère, et uniquement pour mettre le talon sur nous. Je le connais, il a voulu dire que nos filles du monde ne sont bonnes qu'à épouser ses garçons de magasin.

Elle s'animait. Toutes quatre demeuraient sur le trottoir, au milieu des bousculades de l'entrée. Peu à peu, cependant, le flot les prenait ; et elles n'eurent qu'à s'abandonner au courant, elles passèrent la porte comme soulevées, sans en avoir conscience, causant plus fort pour s'entendre. Maintenant, elles se demandaient des nouvelles de Mme Marty. On racontait que le pauvre M. Marty, à la suite de violentes scènes de ménage, venait d'être frappé du délire des grandeurs : il puisait à pleines mains dans les trésors de la terre, il vidait les mines d'or, chargeait des tombereaux de diamants et de pierreries.

– Pauvre bonhomme ! dit Mme Guibal, lui toujours si râpé, avec son humilité de coureur de cachet !… Et la femme ?

– Elle mange un oncle, à présent, répondit Henriette, un vieux brave homme d'oncle, qui s'est retiré chez elle, après son veuvage… D'ailleurs, elle doit être ici, nous allons la voir.

Une surprise immobilisa ces dames. Devant elles, s'étendaient les magasins, les plus vastes magasins du monde, comme disaient-les réclames. À cette heure, la grande galerie centrale allait de bout en bout, ouvrait sur la rue du Dix-Décembre et sur la rue Neuve-Saint-Augustin ; tandis que, à droite et à gauche, pareilles aux bas-côtés d'une église, la galerie Monsigny et la galerie Michodière, plus étroites, filaient elles aussi le long des deux rues, sans une interruption. De place en place, les halls élargissaient des carrefours, au milieu de la charpente métallique des escaliers suspendus et des ponts volants. On avait retourné la disposition intérieure : maintenant, les soldes étaient sur la rue du Dix-Décembre, la soie se trouvait au milieu, la ganterie occupait, au fond, le hall Saint-Augustin ; et du nouveau vestibule d'honneur, lorsqu'on levait les yeux, on apercevait toujours la literie, déménagée d'une extrémité à l'autre du second étage. Le chiffre énorme des rayons montait au nombre de cinquante ; plusieurs, tout neufs, étaient inaugurés ce jour-là ; d'autres, devenus trop importants, avaient dû être simplement dédoublés, afin de faciliter la vente ; et, devant cet accroissement continu des affaires, le personnel lui-même, pour la nouvelle saison, venait d'être porté à trois mille quarante-cinq employés.

Ce qui arrêtait ces dames, c'était le spectacle prodigieux de la grande exposition de blanc. Autour d'elles, d'abord, il y avait le vestibule, un hall aux glaces claires, pavé de mosaïques, où les étalages à bas prix retenaient la foule vorace. Ensuite, les galeries s'enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappée boréale, toute une contrée de neige, déroulant l'infini des steppes tendues d'hermine, l'entassement des glaciers allumés sous le soleil. On retrouvait le blanc des vitrines du dehors, mais avivé, colossal, brûlant d'un bout à l'autre de l'énorme vaisseau, avec la flambée blanche d'un incendie en plein feu. Rien que du blanc, tous les articles blancs de chaque rayon, une débauche de blanc, un astre blanc dont le rayonnement fixe aveuglait d'abord, sans qu'on pût distinguer les détails, au milieu de cette blancheur unique. Bientôt les yeux s'accoutumaient : à gauche, la galerie Monsigny allongeait les promontoires blancs des toiles et des calicots, les roches blanches des draps de lit, des serviettes, des mouchoirs ; tandis que la galerie Michodière, à droite, occupée par la mercerie, la bonneterie et les lainages, exposait des constructions blanches en boutons de nacre, un grand décor bâti avec des chaussettes blanches, toute une salle recouverte de molleton blanc, éclairée au loin d'un coup de lumière. Mais le foyer de clarté rayonnait surtout de la galerie centrale, aux rubans et aux fichus, à la ganterie et à la soie. Les comptoirs disparaissaient sous le blanc des soies et des rubans, des gants et de fichus. Autour des colonnettes de fer, s'élevaient des bouillonnés de mousseline blanche, noués de place en place par des foulards blancs. Les escaliers étaient garnis de draperies blanches, des draperies de piqué et de basin alternées, qui filaient le long des rampes, entouraient les halls, jusqu'au second étage ; et cette montée du blanc prenait des ailes, se pressait et se perdait, comme une envolée de cygnes. Puis, le blanc retombait des voûtes, une tombée de duvet, une nappe neigeuse en larges flocons : des couvertures blanches, des couvre-pieds blancs, battaient l'air, accrochés, pareils à des bannières d'église ; de longs jets de guipure traversaient, semblaient suspendre des essaims de papillons blancs, au bourdonnement immobile ; des dentelles frissonnaient de toutes parts, flottaient comme des fils de la Vierge par un soleil d'été, emplissaient l'air de leur haleine blanche. Et la merveille, l'autel de cette religion du blanc, était, au-dessus du comptoir des soieries, dans le grand hall, une tente faite de rideaux blancs, qui descendaient du vitrage. Les mousselines, les gazes, les guipures d'art, coulaient à flots légers, pendant que des tulles brodés, très riches, et des pièces de soie orientale, lamées d'argent, servaient de fond à cette décoration géante, qui tenait du tabernacle et de l'alcôve. On aurait dit un grand lit blanc, dont l'énormité virginale attendait, comme dans les légendes, la princesse blanche, celle qui devait venir un jour, toute-puissante, avec le voile blanc des épousées.

– Oh ! extraordinaire ! répétaient ces dames. Inouï !

Elles ne se lassaient pas de cette chanson du blanc, que chantaient les étoffes de la maison entière. Mouret n'avait encore rien fait de plus vaste, c'était le coup de génie de son art de l'étalage. Sous l'écroulement de ces blancheurs, dans l'apparent désordre des tissus, tombés comme au hasard des cases éventrées, il y avait une phrase harmonique, le blanc suivi et développé dans tous ses tons, qui naissait, grandissait, s'épanouissait, avec l'orchestration compliquée d'une fugue de maître, dont le développement continu emporte les âmes d'un vol sans cesse élargi. Rien que du blanc, et jamais le même blanc, tous les blancs, s'enlevant les uns sur les autres, s'opposant, se complétant, arrivant à l'éclat même de la lumière. Cela partait des blancs mats du calicot et de la toile, des blancs sourds de la flanelle et du drap ; puis, venaient les velours, les soies, les satins, une gamme montante, le blanc peu à peu allumé, finissant en petites flammes aux cassures des plis ; et le blanc s'envolait avec la transparence des rideaux, devenait de la clarté libre avec les mousselines, les guipures, les dentelles, les tulles surtout, si légers, qu'ils étaient comme la note extrême et perdue ; tandis que l'argent des pièces de soie orientale chantait le plus haut, au fond de l'alcôve géante.

Cependant, les magasins vivaient, du monde assiégeait les ascenseurs, on s'écrasait au buffet et au salon de lecture, tout un peuple voyageait au milieu de ces espaces couverts de neige. Et la foule paraissait noire, on eût dit les patineurs d'un lac de Pologne, en décembre. Au rez-de-chaussée, il y avait une houle assombrie, agitée d'un reflux, où l'on ne distinguait que les visages délicats et ravis des femmes. Dans les découpures des charpentes de fer, le long des escaliers, sur les ponts volants, c'était ensuite une ascension sans fin de petites figures, comme égarées au milieu de pics neigeux. Une chaleur de serre, suffocante, surprenait, en face de ces hauteurs glacées. Le bourdonnement des voix faisait un bruit énorme de fleuve qui charrie. Au plafond, les ors prodigués, les vitres niellées d'or et les rosaces d'or semblaient un coup de soleil, luisant sur les Alpes de la grande exposition de blanc.

– Voyons, dit Mme de Boves, il faut pourtant avancer. Nous ne pouvons rester là.

Depuis qu'elle était entrée, l'inspecteur Jouve, debout près de la porte, ne la quittait pas des yeux. Lorsqu'elle se retourna, leurs regards se rencontrèrent. Puis, comme elle se remettait en marche, il lui laissa quelque avance, et la suivit de loin, sans paraître s'occuper d'elle davantage.

– Tiens ! dit Mme Guibal, en s'arrêtant encore devant la première caisse, au milieu des poussées, c'est une idée gentille, ces violettes !

Elle parlait de la nouvelle prime du Bonheur, une idée de Mouret dont il menait tapage dans les journaux, de petits bouquets de violettes blanches, achetés par milliers à Nice et distribués à toute cliente qui faisait le moindre achat. Près de chaque caisse, des garçons en livrée délivraient la prime, sous la surveillance d'un inspecteur. Et, peu à peu, la clientèle se trouvait fleurie, les magasins s'emplissaient de ces noces blanches, toutes les femmes promenaient un parfum pénétrant de fleur.

– Oui, murmura Mme Desforges d'une voix jalouse, l'idée est bonne.

Mais, au moment où ces dames allaient s'éloigner, elles entendirent deux vendeurs qui plaisantaient sur les violettes. Un grand maigre s'étonnait : ça se faisait donc, ce mariage du patron avec la première des costumes ? tandis qu'un petit gras répondait qu'on n'avait jamais su, mais que les fleurs tout de même étaient achetées.

– Comment ! dit Mme de Boves, M. Mouret se marie ?

– C'est la première nouvelle, répondit Henriette qui jouait l'indifférence. Du reste, il faut bien finir par là.

La comtesse avait lancé un vif regard à sa nouvelle amie. Maintenant, toutes deux comprenaient pourquoi Mme Desforges était venue au Bonheur des Dames, malgré les batailles de la rupture. Sans doute, elle cédait au besoin invincible de voir et de souffrir.

– Je reste avec vous, lui dit Mme Guibal, dont la curiosité s'éveillait. Nous retrouverons Mme de Boves au salon de lecture.

– Eh bien ! c'est cela, déclara celle-ci. Moi, j'ai affaire au premier… Viens-tu, Blanche ?

Et elle monta, suivie de sa fille, pendant que l'inspecteur Jouve, toujours à sa suite, allait prendre un escalier voisin, pour ne pas attirer son attention. Les deux autres se perdirent dans la foule compacte du rez-de-chaussée.

Tous les comptoirs, au milieu des bousculades de la vente, ne causaient une fois encore que des amours du patron. L'aventure, qui depuis des mois, occupait les commis enchantés de la longue résistance de Denise, venait tout d'un coup d'aboutir à une crise : on avait appris la veille que la jeune fille quittait le Bonheur, malgré les supplications de Mouret, en prétextant un grand besoin de repos. Et les avis étaient ouverts : partirait-elle ? ne partirait-elle pas ? De rayon à rayon, on pariait cent sous, pour le dimanche suivant. Les malins mettaient un déjeuner sur la carte du mariage final ; pourtant, les autres, ceux qui croyaient au départ, ne risquaient pas non plus leur argent sans de bonnes raisons. À coup sûr, la demoiselle avait la force d'une femme adorée qui se refuse ; mais le patron, de son côté, était fort de sa richesse, de son heureux veuvage, de son orgueil qu'une exigence dernière pouvait exaspérer. Du reste, les uns comme les autres, tombaient d'accord que cette petite vendeuse avait mené l'affaire avec la science d'une rouée de génie, et qu'elle jouait la partie suprême, en lui mettant ainsi le marché à la main. Épouse-moi, ou je m'en vais.

Denise, cependant, ne songeait guère à ces choses. Elle n'avait jamais eu ni une exigence ni un calcul. Et la situation qui la décidait au départ, était justement résultée des jugements qu'on portait sur sa conduite, à sa continuelle surprise. Est-ce qu'elle avait voulu tout cela ? est-ce qu'elle se montrait rusée, coquette, ambitieuse ? Elle était venue simplement, elle s'étonnait la première qu'on pût l'aimer ainsi. Aujourd'hui encore, pourquoi voyait-on une habileté dans sa résolution de quitter le Bonheur ? C'était si naturel pourtant ! Elle en arrivait à un malaise nerveux, à des angoisses intolérables, au milieu des commérages sans cesse renaissants de la maison, des brûlantes obsessions de Mouret, des combats qu'elle avait à livrer contre elle-même ; et elle préférait s'éloigner, prise de la peur de céder un jour et de le regretter ensuite toute son existence. S'il y avait là une tactique savante, elle l'ignorait, elle se demandait avec désespoir comment faire, pour n'avoir pas l'air d'être une coureuse de maris. L'idée d'un mariage l'irritait maintenant, elle était décidée à dire non encore, non toujours, dans le cas où il pousserait la folie jusque-là. Elle seule devait souffrir. La nécessité de la séparation la mettait en larmes ; mais elle se répétait, avec son grand courage, qu'il le fallait, qu'elle n'aurait plus de repos ni de joie, si elle agissait autrement.

Lorsque Mouret reçut sa démission, il resta muet et comme froid, dans l'effort qu'il faisait pour se contenir. Puis, il déclara sèchement qu'il lui accordait huit jours de réflexion, avant de lui laisser commettre une pareille sottise. Au bout des huit jours, quand elle revint sur ce sujet, en exprimant la volonté formelle de s'en aller après la grande mise en vente, il ne s'emporta pas davantage, il affecta de parler raison : elle manquait sa fortune, elle ne retrouverait nulle part la position qu'elle occupait chez lui. Avait-elle donc une autre place en vue ? il était tout prêt à lui donner les avantages qu'elle espérait obtenir ailleurs. Et la jeune fille ayant répondu qu'elle n'avait pas cherché de place, qu'elle comptait se reposer d'abord un mois à Valognes, grâce aux économies déjà faites par elle, il demanda ce qui l'empêcherait de rentrer ensuite au Bonheur, si le soin de sa santé l'obligeait seul à en sortir. Elle se taisait, torturée par cet interrogatoire. Alors, il s'imagina qu'elle allait retrouver un amant, un mari peut-être. Ne lui avait-elle pas avoué, un soir, qu'elle aimait quelqu'un ? Depuis ce moment, il portait en plein cœur, enfoncé comme un couteau, cet aveu arraché dans une heure de trouble. Et, si cet homme devait l'épouser, elle abandonnait tout pour le suivre : cela expliquait son obstination. C'était fini, il ajouta simplement de sa voix glacée qu'il ne la retenait plus, puisqu'elle ne pouvait lui confier les vraies causes de son départ. Cette conversation dure, sans colère, la bouleversa davantage que la scène violente dont elle avait peur.

Pendant la semaine que Denise dut passer encore au magasin, Mouret garda sa pâleur rigide. Quand il traversait les rayons, il affectait de ne pas la voir ; jamais il n'avait semblé plus détaché, plus enfoncé dans le travail ; et les paris recommencèrent, les braves seuls osaient risquer un déjeuner sur la carte du mariage. Cependant, sous cette froideur, si peu habituelle chez lui, Mouret cachait une crise affreuse d'indécision et de souffrance. Des fureurs lui battaient le crâne d'un flot de sang : il voyait rouge, il rêvait de prendre Denise d'une étreinte, de la garder, en étouffant ses cris. Ensuite, il voulait raisonner, il cherchait des moyens pratiques, pour l'empêcher de franchir la porte ; mais il butait sans cesse contre son impuissance, avec la rage de sa force et de son argent inutiles. Une idée, cependant, grandissait au milieu de projets fous, s'imposait peu à peu, malgré ses révoltes. Après la mort de Mme Hédouin, il avait juré de ne pas se remarier, tenant d'une femme sa première chance, résolu désormais à tirer sa fortune de toutes les femmes. C'était, chez lui, comme chez Bourdoncle, une superstition, que le directeur d'une grande maison de nouveautés devait être célibataire, s'il voulait garder sa royauté de mâle sur les désirs épandus de son peuple de clientes : une femme introduite changeait l'air, chassait les autres, en apportant son odeur. Et il résistait à l'invincible logique des faits, il préférait en mourir que de céder, pris de soudaines colères contre Denise, sentant bien qu'elle était la revanche, craignant de tomber vaincu sur ses millions, brisé comme une paille par l'éternel féminin, le jour où il l'épouserait. Puis, lentement, il redevenait lâche, il discutait ses répugnances : pourquoi trembler ? elle était si douce, si raisonnable, qu'il pouvait s'abandonner à elle sans crainte. Vingt fois par heure, le combat recommençait dans son être ravagé. L'orgueil irritait la plaie, il achevait de perdre son peu de raison, lorsqu'il songeait que, même après cette soumission dernière, elle pouvait dire non, toujours non, si elle aimait quelqu'un. Le matin de la grande mise en vente, il n'avait encore rien décidé, et Denise partait le lendemain.

Justement, lorsque Bourdoncle, ce jour-là, entra dans le cabinet de Mouret, vers trois heures, selon son habitude, il le surprit les coudes sur le bureau, les poings sur les yeux, tellement absorbé, qu'il dut le toucher à l'épaule. Mouret leva sa face mouillée de larmes, tous deux se regardèrent, leurs mains se tendirent, et il y eut une étreinte brusque, entre ces hommes qui avaient livré ensemble tant de batailles commerciales. Depuis un mois, l'attitude de Bourdoncle s'était du reste complètement modifiée : il pliait devant Denise, il poussait même sourdement le patron au mariage. Sans doute, il manœuvrait ainsi pour ne pas être balayé par une force qu'il reconnaissait maintenant comme supérieure. Mais on aurait trouvé en outre, au fond de ce changement, le réveil d'une ambition ancienne, l'espoir effrayé et peu à peu élargi de manger à son tour Mouret, devant lequel il avait si longtemps courbé l'échine. Cela était dans l'air de la maison, dans cette bataille pour l'existence, dont les massacres continus chauffaient la vente autour de lui. Il était emporté par le jeu de la machine, pris de l'appétit des autres, de la voracité qui, de bas en haut, jetait les maigres à l'extermination des gras. Seule, une sorte de peur religieuse, la religion de la chance, l'avait empêché jusque-là de donner son coup de mâchoire. Et le patron redevenait enfant, glissait à un mariage imbécile, allait tuer sa chance, gâter son charme sur la clientèle. Pourquoi l'en aurait-il détourné ? lorsqu'il pourrait ensuite ramasser si aisément la succession de cet homme fini, tombé aux bras d'une femme. Aussi était-ce avec l'émotion d'un adieu, la pitié d'une vieille camaraderie, qu'il serrait les mains de son chef, en répétant :

– Voyons, du courage, que diable !… Épousez-la, et que cela finisse.

Déjà Mouret avait honte de sa minute d'abandon. Il se leva, il protesta.

– Non, non, c'est trop bête… Venez, nous allons faire notre tour dans les magasins. Ça marche, n'est-ce pas ? Je crois que la journée sera magnifique.

Ils sortirent et commencèrent leur inspection de l'après-midi, au milieu des rayons encombrés de foule. Bourdoncle coulait vers lui des regards obliques, inquiet de cette énergie dernière, l'étudiant aux lèvres, pour y surprendre les moindres plis de douleur.

La vente, en effet, jetait son feu, dans un train d'enfer, dont la maison tremblait, d'une secousse de grand navire filant à pleine machine. Au comptoir de Denise, s'étouffait une cohue de mères, traînant des bandes de fillettes et de petits garçons, noyées sous les vêtements qu'on leur essayait. Le rayon avait sorti tous ses articles blancs, et c'était là, comme partout, une débauche de blanc, de quoi vêtir de blanc une troupe d'Amours frileux : des paletots en drap blanc, des robes en piqué, en nansouk, en cachemire blanc, des matelots et jusqu'à des zouaves blancs. Au milieu, pour le décor et bien que la saison ne fût pas venue, se trouvait un étalage de costumes de première communion, la robe et le voile de mousseline blanche, les souliers de satin blanc, une floraison jaillissante légère, qui plantait là comme un bouquet énorme d'innocence et de ravissement candide. Mme Bourdelais, devant ses trois enfants, assis par rang de taille, Madeleine, Edmond, Lucien, se fâchait contre ce dernier, le plus petit, parce qu'il se débattait, tandis que Denise s'efforçait de lui passer une jaquette de mousseline de laine.

– Tiens-toi donc tranquille !… Vous ne pensez pas, mademoiselle, qu'elle soit un peu étroite ?

Et, avec son regard clair de femme qu'on ne trompe pas, elle étudiait l'étoffe, jugeait la façon, retournait les coutures.

– Non, elle va bien, reprit-elle. C'est toute une affaire, quand il faut habiller ce petit monde… Maintenant, il me faudrait un manteau pour cette grande fille.

Denise avait dû se mettre à la vente, dans la prise d'assaut du rayon. Elle cherchait le manteau demandé, lorsqu'elle eut un léger cri de surprise.

– Comment ! c'est toi ! qu'y a-t-il donc ?

Son frère Jean, les mains embarrassées d'un paquet, se trouvait devant elle. Il était marié depuis huit jours, et le samedi, sa femme, une petite brune d'un visage tourmenté et charmant, avait fait une longue visite au Bonheur des Dames, pour des achats. Le jeune ménage devait accompagner Denise à Valognes : un vrai voyage de noces, un mois de vacances dans les souvenirs d'autrefois.

– Imagine-toi, répondit-il, que Thérèse a oublié une foule d'affaires. Il y a des choses à changer, d'autres à prendre… Alors, comme elle est pressée, elle m'a envoyé avec ce paquet… Je vais t'expliquer…

Mais elle l'interrompit, en apercevant Pépé.

– Tiens ! Pépé aussi ! et le collège ?

– Ma foi, dit Jean, après le dîner, hier dimanche, je n'ai pas eu le courage de le reconduire. Il rentrera ce soir… Le pauvre enfant est assez triste de rester enfermé à Paris, lorsque nous nous promènerons là-bas.

Denise leur souriait, malgré son tourment. Elle confia Mme Bourdelais à une de ses vendeuses, elle revint vers eux, dans un coin du rayon, qui heureusement se dégarnissait. Les petits, ainsi qu'elle les nommait encore, étaient à cette heure de grands gaillards. Pépé, à douze ans, la dépassait déjà, plus gros qu'elle, toujours muet et vivant de caresses, d'une douceur câline dans sa tunique de collégien ; tandis que Jean, carré des épaules, la dominant de toute la tête, gardait sa beauté de femme, avec sa chevelure blonde, envolée sous le coup de vent des ouvriers artistes. Et elle, restée mince, pas plus grosse qu'une mauviette, comme elle disait, conservait entre eux son autorité inquiète de mère, les traitait en gamins qu'il faut soigner, reboutonnant la redingote de Jean pour qu'il n'eût pas l'air d'un coureur, s'assurant que Pépé avait un mouchoir propre. Ce jour-là, quand elle vit les yeux gros de ce dernier, elle le sermonna doucement.

– Sois raisonnable, mon petit. On ne peut pas interrompre tes études. Je t'emmènerai aux vacances… As-tu envie de quelque chose, hein ? Tu préfères que je te laisse des sous, peut-être.

Puis, elle revint vers l'autre.

– Aussi, toi, petit, tu lui montes la tête, tu lui fais croire que nous allons nous amuser !… Tâchez donc d'avoir un peu de raison.

Elle avait donné à l'aîné quatre mille francs, la moitié de ses économies, pour qu'il pût installer son ménage. Le cadet lui coûtait gros au collège, tout son argent allait à eux, comme autrefois. Ils étaient sa seule raison de vivre et de travailler, puisque, de nouveau, elle jurait de ne se marier jamais.

– Enfin, voici, reprit Jean. Il y a d'abord, dans ce paquet, le paletot havane que Thérèse…

Mais il s'arrêta, et Denise en se tournant pour voir ce qui l'intimidait, aperçut Mouret debout derrière eux. Depuis un instant, il la regardait faire son ménage de petite mère, entre les deux gaillards, les grondant et les embrassant, les retournant comme des bébés qu'on change de linge. Bourdoncle était resté à l'écart, l'air intéressé par la vente ; et il ne perdait pas la scène des yeux.

– Ce sont vos frères, n'est-ce pas ? demanda Mouret, après un silence.

Il avait sa voix glacée, cette attitude rigide dont il lui parlait à présent. Denise elle-même faisait un effort, afin de rester froide. Son sourire s'effaça, elle répondit :

– Oui, monsieur… J'ai marié l'aîné, et sa femme me l'envoie, pour des emplettes.

Mouret continuait à les regarder tous les trois. Il finit par reprendre :

– Le plus jeune a beaucoup grandi. Je le reconnais, je me souviens de l'avoir vu aux Tuileries, un soir, avec vous.

Et sa voix, qui se ralentissait, eut un léger tremblement. Elle, suffoquée, se baissa, sous le prétexte d'arranger le ceinturon de Pépé. Les deux frères, devenus roses, souriaient au patron de leur sœur.

– Ils vous ressemblent, dit encore celui-ci.

– Oh ! cria-t-elle, ils sont plus beaux que moi.

Un moment, il sembla comparer les visages. Mais il était à bout de forces. Comme elle les aimait ! Et il fit quelques pas ; puis, il revint lui dire à l'oreille :

– Montez à mon cabinet, après la vente. Je veux vous parler, avant votre départ.

Cette fois, Mouret s'éloigna et reprit son inspection. La bataille recommençait en lui, car ce rendez-vous donné l'irritait maintenant. À quelle poussée avait-il donc cédé, en la voyant avec ses frères ? C'était fou, puisqu'il ne trouvait plus la force d'avoir une volonté. Enfin, il en serait quitte pour lui dire un mot d'adieu. Bourdoncle, qui l'avait rejoint, semblait moins inquiet, tout en l'étudiant encore de minces coups d'œil.

Cependant, Denise était revenu près de Mme Bourdelais.

– Et ce manteau, va-t-il ?

– Oui, oui, très bien… Pour aujourd'hui, en voilà assez. C'est une ruine que ces petits êtres !

Alors, pouvant s'esquiver, Denise écouta les explications de Jean, puis l'accompagna dans les comptoirs, où il aurait certainement perdu la tête. C'était d'abord le paletot havane, que Thérèse, après réflexion, voulait changer contre un paletot de drap blanc, même taille, même coupe. Et la jeune fille, ayant pris le paquet, se rendit aux confections, suivie de ses deux frères.

Le rayon avait exposé ses vêtements de couleur tendre, des jaquettes et des mantilles d'été, en soie légère, en lainage de fantaisie. Mais la vente se portait ailleurs, les clientes y étaient relativement clairsemées. Presque toutes les vendeuses se trouvaient nouvelles. Clara avait disparu depuis un mois, enlevée selon les uns par le mari d'une acheteuse, tombée à la débauche de la rue, selon les autres. Quant à Marguerite, elle allait enfin retourner prendre la direction du petit magasin de Grenoble, où son cousin l'attendait. Et, seule, Mme Aurélie restait là, immuable, dans la cuirasse ronde de sa robe de soie, avec son masque impérial, qui gardait l'empâtement jaunâtre d'un marbre antique. Pourtant, la mauvaise conduite de son fils Albert la ravageait, et elle se serait retirée à la campagne, sans les brèches faites aux économies de la famille par ce vaurien, dont les dents terribles menaçaient même d'emporter, morceau à morceau, la propriété des Rigolles. C'était comme la revanche du foyer détruit, pendant que la mère avait recommencé ses parties fines entre femmes, et que le père, de son côté, continuait à jouer du cor. Déjà Bourdoncle regardait Mme Aurélie d'un air mé*******, surpris qu'elle n'eût pas le tact de prendre sa retraite : trop vieille pour la vente ! ce glas allait sonner bientôt, emportant la dynastie des Lhomme.

– Tiens ! c'est vous, dit-elle à Denise, avec une amabilité exagérée. Hein ? vous voulez qu'on change ce paletot ? Mais tout de suite… Ah ! voilà vos frères. De vrais hommes, à présent !

Malgré son orgueil, elle se serait mise à genoux pour faire sa cour. On ne causait, aux confections, comme dans les autres comptoirs, que du départ de Denise ; et la première en était toute malade, car elle comptait sur la protection de son ancienne vendeuse. Elle baissa la voix.

– On dit que vous nous quittez… Voyons, ce n'est pas possible ?

– Mais si, répondit la jeune fille.

Marguerite écoutait. Depuis qu'on avait fixé son mariage, elle promenait sa face de lait tourné, avec des mines plus dégoûtées encore. Elle s'approcha, en disant :

– Vous avez bien raison. L'estime de soi avant tout, n'est-ce pas ?… Je vous adresse mes adieux, ma chère.

Des clientes arrivaient. Mme Aurélie la pria durement de veiller à la vente. Puis, comme Denise prenait le paletot, pour faire elle-même le « rendu », elle se récria et appela une auxiliaire. Justement, c'était une innovation soufflée par la jeune fille à Mouret, des femmes de service chargées de porter les articles, ce qui soulageait la fatigue des vendeuses.

– Accompagnez mademoiselle, dit la première, en lui remettant le paletot.

Et, revenant à Denise :

– Je vous en prie, réfléchissez… Nous sommes tous désolés de votre départ.

Jean et Pépé, qui attendaient, souriants au milieu de ce flot débordé de femmes, se remirent à suivre leur sœur. Maintenant, il s'agissait d'aller aux trousseaux, pour reprendre six chemises, pareilles à la demi-douzaine, que Thérèse avait achetée le samedi. Mais, dans les comptoirs de lingerie, où l'exposition de blanc neigeait de toutes les cases, on étouffait, il devenait très difficile d'avancer.

D'abord, aux corsets, une petite émeute attroupait la foule. Mme Boutarel, tombée cette fois du Midi avec son mari et sa fille, sillonnait les galeries depuis le matin, en quête d'un trousseau pour cette dernière, qu'elle mariait. Le père était consulté, cela n'en finissait plus. Enfin, la famille venait d'échouer aux comptoirs de lingerie ; et, pendant que la demoiselle s'absorbait dans une étude approfondie des pantalons, la mère avait disparu, ayant elle-même le caprice d'un corset. Lorsque M. Boutarel, un gros homme sanguin, lâcha sa fille, effaré, à la recherche de sa femme, il finit par retrouver cette dernière dans un salon d'essayage, devant lequel on offrit poliment de le faire asseoir. Ces salons étaient d'étroites cellules, fermées de glaces dépolies, et où les hommes, même les maris, ne pouvaient entrer, par une exagération décente de la direction. Des vendeuses en sortaient, y rentraient vivement, laissant chaque fois deviner, dans le battement rapide de la porte, des visions de dames en chemise et en jupon, le cou nu, les bras nus, des grasses dont la chair blanchissait, des maigres au ton de vieil ivoire. Une file d'hommes attendaient sur des chaises, l'air ennuyé. Et M. Boutarel, quand il avait compris, s'était fâché carrément, criant qu'il voulait sa femme, qu'il entendait savoir ce qu'on lui faisait, qu'il ne la laisserait certainement pas se déshabiller sans lui. Vainement, on tâchait de le calmer : il semblait croire qu'il se passait là-dedans des choses inconvenantes. Mme Boutarel dut reparaître pendant que la foule discutait et riait.

Alors, Denise put passer avec ses frères. Tout le linge de la femme, les dessous blancs qui se cachent, s'étalait dans une suite de salles, classé en divers rayons. Les corsets et les tournures occupaient un comptoir, les corsets cousus, les corsets à taille longue, les corsets cuirasses, surtout les corsets de soie blanche, éventaillés de couleur, dont on avait fait ce jour-là un étalage spécial, une armée de mannequins sans tête et sans jambes, n'alignant que des torses, des gorges de poupée aplaties sous la soie, d'une lubricité troublante d'infirme ; et, près de là, sur d'autres bâtons, les tournures de crin et de brillanté prolongeaient ces manches à balai en croupes énormes et tendues, dont le profil prenait une inconvenance caricaturale. Mais, ensuite, le déshabillé galant commençait, un déshabillé qui jonchait les vastes pièces, comme si un groupe de jolies filles s'étaient dévêtues de rayon en rayon, jusqu'au satin nu de leur peau. Ici, les articles de lingerie fine, les manchettes et les cravates blanches, les fichus et les cols blancs, une variété infinie de fanfreluches légères, une mousse blanche qui s'échappait des cartons et montait en neige. Là, les camisoles, les petits corsages, les robes du matin, les peignoirs, de la toile, du nansouk, des dentelles, de longs vêtements blancs, libres et minces, où l'on sentait l'étirement des matinées paresseuses, au lendemain des soirs de tendresse. Et les dessous apparaissaient, tombaient un à un ; les jupons blancs de toutes les longueurs, le jupon qui bride les genoux et le jupon à traîne dont la balayeuse couvre le sol, une mer montante de jupons, dans laquelle les jambes se noyaient ; les pantalons en percale, en toile, en piqué, les larges pantalons blancs où danseraient les reins d'un homme ; les chemises enfin, boutonnées au cou pour la nuit, découvrant la poitrine le jour, ne tenant plus que par d'étroites épaulettes, en simple calicot, en toile d'Irlande, en batiste, le dernier voile blanc qui glissait de la gorge, le long des hanches. C'était, aux trousseaux, le déballage indiscret, la femme retournée et vue par le bas, depuis la petite-bourgeoise aux toiles unies, jusqu'à la dame riche blottie dans les dentelles, une alcôve publiquement ouverte, dont le luxe caché, les plissés, les broderies, les valenciennes, devenait comme une dépravation sensuelle, à mesure qu'il débordait davantage en fantaisies coûteuses. La femme se rhabillait, le flot blanc de cette tombée de linge rentrait dans le mystère frissonnant des jupes, la chemise raidie par les doigts de la couturière, le pantalon froid et gardant les plis du carton, toute cette percale et toute cette batiste mortes, éparses sur les comptoirs, jetées, empilées, allaient se faire vivantes de la vie de la chair, odorantes et chaudes de l'odeur de l'amour, une nuée blanche devenue sacrée, baignée de nuit, et dont le moindre envolement, l'éclair rose du genou aperçu au fond des blancheurs, ravageait le monde. Puis, il y avait encore une salle, les layettes, où le blanc voluptueux de la femme aboutissait au blanc candide de l'enfant : une innocence, une joie, l'amante qui se réveille mère, des brassières en piqué pelucheux, des béguins en flanelle, des chemises et des bonnets grands comme des joujoux, et des robes de baptême, et des pelisses de cachemire, le duvet blanc de la naissance, pareil à une pluie fine de plumes blanches.

– Tu sais, ce sont des chemises à coulisse, dit Jean, que ce déshabillé, cette crue de chiffons où il enfonçait, ravissait d'aise.

Aux trousseaux, Pauline accourut tout de suite, quand elle aperçut Denise. Et, avant même de savoir ce que celle-ci désirait, elle lui parla bas, très émue des bruits dont causait le magasin entier. À son rayon, deux vendeuses s'étaient même querellées, l'une affirmant, l'autre niant le départ.

– Vous nous restez, j'ai parié ma tête… Que deviendrais-je, moi ?

Et, comme Denise répondait qu'elle partait le lendemain : – Non, non, vous croyez ça, mais je sais le contraire… Dame ! à présent que j'ai un bébé, il faut bien que vous me nommiez seconde. Baugé y compte, ma chère.

Pauline souriait d'un air convaincu. Ensuite, elle donna les six chemises ; et, Jean ayant dit qu'ils allaient maintenant aux mouchoirs, elle appela aussi une auxiliaire, pour porter ces chemises et le paletot laissé par l'auxiliaire des confections. La fille qui se présenta était Mlle de Fontenailles, mariée récemment à Joseph. Elle venait d'obtenir par faveur ce poste de servante, elle avait une grande blouse noire, marquée à l'épaule d'un chiffre en laine jaune.

– Suivez mademoiselle, dit Pauline.

Puis, revenant et baissant la voix de nouveau :

– Hein ? je suis seconde, c'est entendu !

Denise promit en riant, pour plaisanter à son tour. Et elle s'en alla, elle descendit avec Pépé et Jean, accompagnés tous les trois de l'auxiliaire. Au rez-de-chaussée, ils tombèrent dans les lainages, un coin de galerie entièrement tendu de molleton blanc et de flanelle blanche. Liénard, que son père rappelait vainement à Angers, y causait avec le beau Mignot, devenu courtier, et qui osait reparaître effrontément au Bonheur des Dames. Sans doute ils parlaient de Denise, car tous deux se turent pour la saluer d'un air empressé. Du reste, à mesure qu'elle avançait, au travers des rayons, les vendeurs s'émotionnaient et s'inclinaient, dans le doute de ce qu'elle serait le lendemain. On chuchotait, on la trouvait triomphante ; et les paris en reçurent un nouveau contrecoup, on se remit à risquer sur elle du vin d'Argenteuil et des fritures. Elle s'était engagée dans la galerie du blanc, pour atteindre les mouchoirs, qui étaient au bout. Le blanc défilait : le blanc de coton, les madapolams, les basins, les piqués, les calicots : le blanc de fil, les nansouks, les mousselines, les tarlatanes ; puis venaient les toiles, en piles énormes, bâties à pièces alternées comme des cubes de pierres de taille, les toiles fortes, les toiles fines, de toutes largeurs, blanches ou écrues, en lin pur, blanchies sur le pré ; puis, cela recommençait, des rayons se succédaient pour chaque sorte de linge, le linge de maison, le linge de table, le linge d'office, un éboulement continu de blanc, des draps de lit, des taies d'oreiller, des modèles innombrables de serviettes, de nappes, de tabliers et de torchons. Et les saluts continuaient, on se rangeait sur le passage de Denise, Baugé s'était précipité aux toiles pour lui sourire, comme à la bonne reine de la maison. Enfin, après avoir traversé les couvertures, une salle pavoisée de bannières blanches, elle entra aux mouchoirs, dont la décoration ingénieuse faisait pâmer la foule : ce n'était que colonnes blanches, que pyramides blanches, que châteaux blancs, une architecture compliquée, uniquement construite avec des mouchoirs, en linon, en batiste de Cambrai, en toile d'Irlande, en soie de Chine, chiffrés, brodés au plumetis, garnis de dentelle, avec des ourlets à jour et des vignettes tissées, toute une ville en briques blanches d'une variété infinie, se découpant dans un mirage sur un ciel oriental, chauffé à blanc.

– Tu dis encore une douzaine ? demanda Denise à son frère. Des Cholet, n'est-ce pas ?

– Oui, je crois, les pareils à celui-ci, répondit-il en montrant un mouchoir dans le paquet.

Jean et Pépé n'avaient pas quitté ses jupes, se serrant toujours contre elle, comme autrefois, lorsqu'ils étaient débarqués à Paris, brisés du voyage. Ces vastes magasins, où elle se trouvait chez elle, finissaient par les troubler ; et ils s'abritaient à son ombre, ils se remettaient sous la protection de leur petite mère, par un réveil instinctif de leur enfance. On les suivait des yeux, on souriait de ces deux grands gaillards filant sur les pas de cette fille mince et grave, Jean effaré avec sa barbe, Pépé éperdu dans sa tunique, tous les trois du même blond aujourd'hui, un blond qui faisait chuchoter sur leur passage, d'un bout à l'autre des comptoirs :

– Ce sont ses frères… Ce sont ses frères…

Mais, pendant que Denise cherchait un vendeur, il y eut une rencontre. Mouret et Bourdoncle entraient dans la galerie ; et, comme le premier s'arrêtait de nouveau en face de la jeune fille, sans lui adresser du reste la parole, Mme Desforges et Mme Guibal passèrent. Henriette réprima le tressaillement dont toute sa chair avait frémi. Elle regarda Mouret, elle regarda Denise. Eux-mêmes l'avaient regardée, ce fut le dénouement muet, la fin commune des gros drames du cœur, un coup d'œil échangé dans la bousculade d'une foule. Déjà Mouret s'était éloigné, tandis que Denise se perdait au fond du rayon, accompagnée de ses frères, toujours à la recherche d'un vendeur libre. Alors, Henriette, ayant reconnu Mlle de Fontenailles dans l'auxiliaire qui suivait, avec son chiffre jaune à l'épaule et son masque épaissi et terreux de servante, se soulagea, en disant d'une voix irritée à Mme Guibal :

– Voyez ce qu'il a fait de cette malheureuse… N'est-ce pas blessant ? une marquise ! Et il la force à suivre comme un chien les créatures ramassées par lui sur le trottoir !

Elle tâcha de se calmer, elle affecta d'ajouter d'un air indifférent :

– Allons donc à la soie voir leur étalage.

Le rayon des soieries était comme une grande chambre d'amour, drapée de blanc par un caprice d'amoureuse à la nudité de neige, voulant lutter de blancheur. Toutes les pâleurs laiteuses d'un corps adoré se retrouvaient-là, depuis le velours des reins, jusqu'à la soie fine des cuisses et au satin luisant de la gorge. Des pièces de velours étaient tendues entre les colonnes, des soies et des satins se détachaient, sur ce fond de blanc crémeux, en draperies d'un blanc de métal et de porcelaine ; et il y avait encore, retombant en arceaux, des poults de soie et des siciliennes à gros grain, des foulards et des surahs légers, qui allaient du blanc alourdi d'une blonde de Norvège au blanc transparent, chauffé de soleil, d'une rousse d'Italie ou d'Espagne.

Justement, Favier métrait du foulard blanc pour la « jolie dame », cette blonde élégante, une habituée du comptoir, que les vendeurs ne désignaient que par ces mots. Depuis des années, elle venait, et on ne savait toujours rien d'elle, ni sa vie, ni son adresse, ni même son nom. Aucun, du reste, ne tâchait de savoir, bien que tous, à chacune de ses apparitions, se permissent des hypothèses, simplement pour causer. Elle maigrissait, elle engraissait, elle avait bien dormi ou elle devait s'être couchée tard, la veille ; et chaque petit fait de sa vie inconnue, événements du dehors, drames de l'intérieur, avait de la sorte un contrecoup, longuement commenté. Ce jour-là, elle paraissait très gaie. Aussi, lorsque Favier revint de la caisse où il l'avait conduite, communiqua-t-il ses réflexions à Hutin.

– Peut-être bien qu'elle se remarie.

– Elle est donc veuve ? demanda l'autre.

– Je ne sais pas… Seulement, vous devez vous rappeler, la fois qu'elle était en deuil… À moins qu'elle n'ait gagné de l'argent à la Bourse.

Un silence régna. Ensuite, il conclut :

– Ça la regarde… Si l'on tutoyait toutes les femmes qui viennent ici ?

Mais Hutin se montrait songeur. Il avait eu, l'avant-veille, une explication vive avec la direction, et il se sentait condamné. Après la grande mise en vente, son renvoi était certain. Depuis longtemps, sa situation craquait ; au dernier inventaire, on lui avait reproché d'être resté au-dessous du chiffre d'affaires fixé d'avance ; et c'était encore, c'était surtout la lente poussée des appétits qui le mangeait à son tour, toute la guerre sourde du rayon le jetant dehors, dans le branle même de la machine. On entendait le travail obscur de Favier, un gros bruit de mâchoires, étouffé sous terre. Celui-ci avait déjà la promesse d'être nommé premier. Hutin, qui savait ces choses, au lieu de gifler son ancien camarade, le regardait maintenant comme très fort. Un garçon si froid, l'air obéissant, dont il s'était servi pour user Robineau et Bouthemont ! ça le frappait d'une surprise où il entrait du respect.

– À propos, reprit Favier, vous savez qu'elle reste. On vient de voir le patron jouer de la prunelle… Je vais en être pour une bouteille de champagne, moi.

Il parlait de Denise. D'un comptoir à l'autre, les commérages soufflaient plus fort, au travers du flot sans cesse épaissi des clientes. La soie surtout était en révolution, car on y pariait des choses chères.

– Sacrédié ! lâcha Hutin, s'éveillant comme d'un rêve, ai-je été bête de ne pas coucher avec !… C'est aujourd'hui que je serais chic !

Puis, il rougit de cet aveu, en voyant rire Favier. Et il feignit de rire également, il ajouta, pour rattraper sa phrase, que c'était cette créature qui l'avait perdu dans l'esprit de la direction. Cependant, un besoin de violence le prenait, il finit par s'emporter contre les vendeurs débandés sous l'assaut de la clientèle. Mais, tout d'un coup, il se remit à sourire : il venait d'apercevoir Mme Desforges et Mme Guibal traversant le rayon avec lenteur.

– Il ne vous faut rien, aujourd'hui, madame ?

– Non, merci, répondit Henriette. Vous voyez, je me promène, je ne suis venue qu'en curieuse.

Quand il l'eut arrêtée, il baissa la voix. Tout un plan germait dans sa tête. Et il la flatta, il dénigra la maison : lui, en avait assez, il préférait s'en aller, que d'assister davantage à un pareil désordre. Elle l'écoutait, ravie. Ce fut elle qui, croyant l'enlever au Bonheur, lui offrit de le faire engager par Bouthemont comme premier à la soie, lorsque les magasins des Quatre Saisons seraient réinstallés. L'affaire fut conclue, tous deux chuchotaient très bas, tandis que Mme Guibal s'intéressait aux étalages.

– Puis-je vous offrir un de ces bouquets de violettes ? reprit Hutin tout haut, en montrant sur une table trois ou quatre des bouquets primes, qu'il s'était procurés à une caisse, pour des cadeaux personnels.

– Ah ! non, par exemple ! s'écria Henriette, avec un mouvement de recul, je ne veux pas être de la noce.

Ils se comprirent, ils se séparèrent en riant de nouveau, avec des coups d'œil d'intelligence.

Comme Mme Desforges cherchait Mme Guibal, elle s'exclama, en l'apercevant avec Mme Marty. Cette dernière, suivie de sa fille Valentine, était depuis deux heures emportée à travers les magasins, par une de ces crises de dépense, dont elle sortait brisée et confuse. Elle avait battu le rayon des meubles qu'une exposition de mobiliers blancs laqués changeait en vaste chambre de jeune fille, les rubans et les fichus dressant des colonnades blanches tendues de vélums blancs, la mercerie et la passementerie aux effilés blancs qui encadraient d'ingénieux trophées patiemment composés de cartes à boutons et de paquets d'aiguilles, la bonneterie où l'on s'étouffait cette année-là, pour voir un motif de décoration immense, le nom resplendissant du Bonheur des Dames, des lettres de trois mètres de haut, faites de chaussettes blanches, sur un fond de chaussettes rouges. Mais Mme Marty était surtout enfiévrée par les rayons nouveaux ; on ne pouvait ouvrir un rayon sans qu'elle l'inaugurât ; elle s'y précipitait, achetait quand même. Et elle avait passé une heure aux modes, installée dans un salon neuf du premier étage, faisant vider les armoires, prenant les chapeaux sur les champignons de palissandre qui garnissaient deux tables, les essayant tous, à elle et à sa fille, les chapeaux blancs, les capotes blanches, les toques blanches. Puis, elle était redescendue à la cordonnerie, au fond d'une galerie du rez-de-chaussée, derrière les cravates, un comptoir ouvert de ce jour-là, dont elle avait bouleversé les vitrines, prise de désirs maladifs devant les mules de soie blanche garnies de cygne, les souliers et les bottines de satin blanc montés sur de grands talons Louis XV.

– Oh ! ma chère, bégayait-elle, vous ne vous doutez pas ! Ils ont un assortiment de capotes extraordinaire. J'en ai choisi une pour moi et une pour ma fille… Et les chaussures, hein ? Valentine.

– C'est inouï ! ajoutait la jeune fille, avec sa hardiesse de femme. Il y a des bottes à vingt francs cinquante, ah ! des bottes !

Un vendeur les suivait, traînant l'éternelle chaise, où s'entassait déjà tout un amoncellement d'articles.

– Comment va M. Marty ? demanda Mme Desforges.

– Pas mal, je crois, répondit Mme Marty, effarée par cette brusque question, qui tombait méchamment dans sa fièvre dépensière. Il est toujours là-bas, mon oncle a dû aller le voir ce matin…

Mais elle s'interrompit, elle eut une exclamation d'extase.

– Voyez donc, est-ce adorable !

Ces dames, qui avaient fait quelques pas, se trouvaient devant le nouveau rayon des fleurs et plumes, installé dans la galerie centrale, entre la soierie et la ganterie. C'était, sous la lumière vive du vitrage, une floraison énorme, une gerbe blanche, haute et large comme un chêne. Des piquets de fleurs garnissaient le bas, des violettes, des muguets, des jacinthes, des marguerites, toutes les blancheurs délicates des plates-bandes. Puis, des bouquets montaient, des roses blanches, attendries d'une pointe de chair, de grosses pivoines blanches, à peine teintées de carmin, des chrysanthèmes blancs, en fusées légères, étoilées de jaune. Et les fleurs montaient toujours, de grands lis mystiques, des branches de pommier printanières, des bottes de lilas embaumé, un épanouissement continu que surmontaient, à la hauteur du premier étage, des panaches de plumes d'autruche, des plumes blanches qui étaient comme le souffle envolé de ce peuple de fleurs blanches. Tout un coin étalait des garnitures et des couronnes de fleurs d'oranger. Il y avait des fleurs métalliques, des chardons d'argent, des épis d'argent. Dans les feuillages et dans les corolles au milieu de cette mousseline, de cette soie et de ce velours, où des gouttes de gomme faisaient des gouttes de rosée, volaient des oiseaux des Îles pour chapeaux, les Tangaras de pourpre à queue noire, et les Septicolores au ventre changeant, couleur de l'arc-en-ciel.

– J'achète une branche de pommier, reprit Mme Marty. N'est-ce pas ? c'est délicieux… Et ce petit oiseau, regarde donc, Valentine. Oh !je le prends !

Cependant, Mme Guibal s'ennuyait, à rester immobile, dans les remous de la foule. Elle finit par dire :

– Eh bien ! nous vous laissons à vos achats. Nous montons, nous autres.

– Mais non, attendez-moi ! cria l'autre. Je remonte aussi… Il y a là-haut la parfumerie. Il faut que j'aille à la parfumerie.

Ce rayon, créé de la veille, se trouvait à côté du salon de lecture. Mme Desforges, pour éviter l'encombrement des escaliers, parla de prendre l'ascenseur ; mais elles durent y renoncer, on faisait queue à la porte de l'appareil. Enfin, elles arrivèrent, elles passèrent devant le buffet public, où la cohue devenait telle, qu'un inspecteur devait refréner les appétits, en ne laissant plus entrer la clientèle gloutonne que par petits groupes. Et, du buffet même, ces dames commencèrent à sentir le rayon de parfumerie, une odeur pénétrante de sachet enfermé, qui embaumait la galerie. On s'y disputait un savon, le savon Bonheur, la spécialité de la maison. Dans les comptoirs à vitrines, et sur les tablettes de cristal des étagères, s'alignaient les pots de pommades et de pâtes, les boîtes de poudres et de fards, les fioles d'huiles et d'eaux de toilette ; tandis que la brosserie fine, les peignes, les ciseaux, les flacons de poche, occupaient une armoire spéciale. Les vendeurs s'étaient ingéniés à décorer l'étalage de tous leurs pots de porcelaine blanche, de toutes leurs fioles de verre blanc. Ce qui ravissait, c'était, au milieu, une fontaine d'argent, une Bergère debout sur une moisson de fleurs, et d'où coulait un filet continu d'eau de violette, qui résonnait musicalement dans la vasque de métal. Une senteur exquise s'épandait alentour, les dames en passant trempaient leurs mouchoirs.

– Voilà ! dit Mme Marty, lorsqu'elle se fut bourrée de lotions, de dentifrices, de cosmétiques. Maintenant, c'est fini, je suis à vous. Allons rejoindre Mme de Boves.

Mais, sur le palier du grand escalier central, le Japon l'arrêta encore. Ce comptoir avait grandi, depuis le jour où Mouret s'était amusé à risquer, au même endroit, une petite table de proposition, couverte de quelques bibelots défraîchis, sans prévoir lui-même l'énorme succès. Peu de rayons avaient eu des débuts plus modestes, et maintenant il débordait de vieux bronzes, de vieux ivoires, et de vieilles laques, il faisait quinze cent mille francs d'affaires chaque année, il remuait tout l'Extrême-Orient, où des voyageurs fouillaient pour lui les palais et les temples. D'ailleurs, les rayons poussaient toujours, on en avait essayé deux nouveaux en décembre, afin de boucher les vides de la morte-saison d'hiver : un rayon de livres et un rayon de jouets d'enfants, qui devaient certainement grandir aussi et balayer encore des commerces voisins. Quatre ans venaient de suffire au Japon pour attirer toute la clientèle artistique de Paris.

Cette fois, Mme Desforges elle-même, malgré sa rancune qui lui avait fait jurer de ne rien acheter, succomba devant un ivoire d'une finesse charmante.

– Envoyez-le-moi, dit-elle rapidement, à une caisse voisine. Quatre-vingt-dix francs, n'est-ce pas ?

Et, voyant Mme Marty et sa fille enfoncées dans un choix de porcelaines de camelote, elle reprit, emmenant Mme Guibal :

– Vous nous retrouverez au salon de lecture… J'ai vraiment besoin de m'asseoir un peu.

Au salon de lecture, ces dames durent rester debout. Toutes les chaises étaient prises, autour de la grande table couverte de journaux. De gros hommes lisaient, renversés, étalant des ventres, sans avoir l'idée aimable de céder la place. Quelques femmes écrivaient, le nez dans leurs phrases, comme pour cacher le papier sous les fleurs de leurs chapeaux. Du reste, Mme de Boves n'était pas là, et Henriette s'impatientait, lorsqu'elle aperçut Vallagnosc, qui cherchait aussi sa femme et sa belle-mère. Il salua, il finit par dire :

– Elles sont pour sûr aux dentelles, on ne peut les en arracher… Je vais voir.

Et il eut la galanterie de leur procurer deux sièges, avant de s'éloigner.

L'écrasement, aux dentelles, croissait de minute en minute. La grande exposition de blanc y triomphait, dans ses blancheurs les plus délicates et les plus chères. C'était la tentation aiguë, le coup de folie du désir, qui détraquait toutes les femmes. On avait changé le rayon en une chapelle blanche. Des tulles, des guipures tombant de haut, faisaient un ciel blanc, un de ces voiles de nuages dont le fin réseau pâlit le soleil matinal. Autour des colonnes, descendaient des volants de malines et de valenciennes, des jupes blanches de danseuses, déroulées en un frisson blanc, jusqu'à terre. Puis, de toutes parts, sur tous les comptoirs, le blanc neigeait, les blondes espagnoles légères comme un souffle, les applications de Bruxelles avec leurs fleurs larges sur les mailles fines, les points à l'aiguille et les points de Venise aux dessins plus lourds, les points d'Alençon et les dentelles de Bruges d'une richesse royale et comme religieuse. Il semblait que le dieu du chiffon eût là son tabernacle blanc.

Mme de Boves, après s'être longtemps promenée avec sa fille, rôdant devant les étalages, ayant le besoin sensuel d'enfoncer les mains dans les tissus, venait de se décider à se faire montrer du point d'Alençon par Deloche. D'abord, il avait sorti de l'imitation ; mais elle avait voulu voir de l'Alençon véritable, et elle ne se *******ait pas de petites garnitures à trois cents francs le mètre, elle exigeait les hauts volants à mille, les mouchoirs et les éventails à sept et huit cents. Bientôt le comptoir fut couvert d'une fortune. Dans un coin du rayon l'inspecteur Jouve, qui n'avait pas lâché Mme de Boves, malgré l'apparente flânerie de cette dernière, se tenait immobile au milieu des poussées, l'attitude indifférente, l'œil toujours sur elle.

– Et avez-vous des berthes en point à l'aiguille ? demanda la comtesse à Deloche. Faites voir, je vous prie.

Le commis, qu'elle tenait depuis vingt minutes, n'osait résister, tellement elle avait grand air, avec sa taille et sa voix de princesse. Cependant, il fut pris d'une hésitation, car on recommandait aux vendeurs de ne pas amonceler ainsi les dentelles précieuses, et il s'était laissé voler dix mètre de malines, la semaine précédente. Mais elle le troublait, il céda, abandonna un instant le tas de point d'Alençon, pour prendre derrière lui, dans une case, les berthes demandées.

– Regarde donc, maman, disait Blanche qui fouillait, à côté, un carton plein de petites valenciennes à bas prix, on pourrait prendre de ça pour les oreillers.

Mme de Boves ne répondait pas. Alors la fille, en tournant sa face molle, vit sa mère, les mains au milieu des dentelles, en train de faire disparaître, dans la manche de son manteau, des volants de point d'Alençon. Elle ne parut pas surprise, elle s'avançait pour la cacher d'un mouvement instinctif, lorsque Jouve, brusquement, se dressa entre elles. Il se penchait, il murmurait à l'oreille de la comtesse, d'une voix polie :

– Madame, veuillez me suivre.

Elle eut une courte révolte.

– Mais pourquoi, monsieur ?

– Veuillez me suivre, madame, répéta l'inspecteur, sans élever le ton.

Le visage ivre d'angoisse, elle jeta un rapide coup d'œil autour d'elle. Puis, elle se résigna, elle reprit son allure hautaine, marchant près de lui comme une reine qui daigne se confier aux bons soins d'un aide de camp. Pas une des clientes entassées là, ne s'était même aperçue de la scène. Deloche, revenu devant le comptoir avec les berthes, la regardait emmener, bouche béante : comment ? celle-là aussi ! cette dame si noble ! c'était à les fouiller toutes ! Et Blanche, qu'on laissait libre, suivait de loin sa mère, s'attardait au milieu de la houle des épaules, livide, partagée entre le devoir de ne pas l'abandonner et la terreur d'être gardée avec elle. Elle la vit entrer dans le cabinet de Bourdoncle, elle se *******a de rôder devant la porte.

Justement, Bourdoncle, dont Mouret venait de se débarrasser, était là. D'habitude, il prononçait sur ces sortes de vols, commis par des personnes honorables. Depuis longtemps, Jouve qui guettait celle-ci, lui avait fait part de ses doutes ; aussi ne fut-il pas étonné, lorsque l'inspecteur le mit au courant d'un mot ; du reste, des cas si extraordinaires lui passaient par les mains, qu'il déclarait la femme capable de tout, dès que la rage du chiffon l'emportait. Comme il n'ignorait pas les rapports mondains du directeur avec la voleuse, il montra lui aussi une politesse parfaite.

– Madame, nous excusons ces moments de faiblesse… Je vous en prie, considérez où un pareil oubli de vous-même pourrait vous conduire. Si quelque autre personne vous avait vue glisser ces dentelles…

Mais elle l'interrompit avec indignation. Elle, une voleuse ! pour qui la prenait-il ? Elle était la comtesse de Boves, son mari, inspecteur général des haras, allait à la Cour.

– Je sais, je sais, madame, répétait paisiblement Bourdoncle, J'ai l'honneur de vous connaître… Veuillez d'abord rendre les dentelles que vous avez sur vous…

Elle se récria de nouveau, elle ne lui laissait plus dire une parole, belle de violence, osant jusqu'aux larmes de la grande dame outragée. Tout autre que lui, ébranlé, aurait craint quelque méprise déplorable, car elle le menaçait de s'adresser aux tribunaux, pour venger une telle injure.

– Prenez garde, monsieur ! mon mari ira jusqu'au ministre.

– Allons, vous n'êtes pas plus raisonnable que les autres, déclara Bourdoncle, impatienté. On va vous fouiller, puisqu'il le faut.

Elle ne broncha pas encore, elle dit avec son assurance superbe :

– C'est ça, fouillez-moi… Mais, je vous en avertis, vous risquez votre maison.

Jouve alla chercher deux vendeuses des corsets. Quand il revint, il avertit Bourdoncle que la demoiselle de cette dame, laissée libre, n'avait pas quitté la porte, et il demandait s'il fallait l'empoigner, elle aussi, bien qu'il ne l'eût rien vue prendre. L'intéressé, toujours correct, décida, au nom de la morale, qu'on ne la ferait pas entrer, pour ne point forcer une mère à rougir devant sa fille. Cependant, les deux hommes se retirèrent dans une pièce voisine, tandis que les vendeuses fouillaient la comtesse et lui ôtaient même sa robe, afin de visiter sa gorge et ses hanches. Outre les volants de point d'Alençon, douze mètres à mille francs, cachés au fond d'une manche, elles trouvèrent, dans la gorge, aplatis et chauds, un mouchoir, un éventail, une cravate, en tout pour quatorze mille francs de dentelles environ. Depuis un an, Mme de Boves volait ainsi, ravagée d'un besoin furieux, irrésistible. Les crises empiraient, grandissaient, jusqu'à être une volupté nécessaire à son existence, emportant tous les raisonnements de prudence, se satisfaisant avec une jouissance d'autant plus âpre, qu'elle risquait, sous les yeux d'une foule, son nom, son orgueil, la haute situation de son mari. Maintenant que ce dernier lui laissait vider ses tiroirs, elle volait avec de l'argent plein sa poche, elle volait pour voler, comme on aime pour aimer, sous le coup de fouet du désir, dans le détraquement de la névrose que ses appétits de luxe inassouvis avaient développée en elle, autrefois, à travers l'énorme et brutale tentation des grands magasins.

– C'est un guet-apens ! cria-t-elle, lorsque Bourdoncle et Jouve rentrèrent. On a glissé ces dentelles sur moi, oh ! devant Dieu, je le jure !

À présent, elle pleurait des larmes de rage, tombée sur une chaise, suffoquant dans sa robe mal rattachée. L'intéressé renvoya les vendeuses. Puis, il reprit de son air tranquille :

– Nous voulons bien, madame, étouffer cette fâcheuse affaire, par égard pour votre famille. Mais, auparavant, vous allez signer un papier ainsi conçu : « J'ai volé des dentelles au Bonheur des Dames », et le détail des dentelles, et la date du jour… Du reste, je vous rendrai ce papier, dès que vous m'apporterez deux mille francs pour les pauvres.

Elle s'était relevée, elle déclara dans une révolte nouvelle.

– Jamais je ne signerai cela, j'aime mieux mourir.

– Vous ne mourrez pas, madame. Seulement, je vous préviens que je vais envoyer chercher le commissaire de police.

Alors, il y eut une scène affreuse. Elle l'injuriait, elle bégayait que c'était lâche à des hommes de torturer ainsi une femme. Sa beauté de Junon, son grand corps majestueux se fondait dans une fureur de poissarde. Puis, elle voulut essayer de l'attendrissement, elle les suppliait au nom de leurs mères, elle parlait de se traîner à leurs pieds. Et, comme ils restaient froids, bronzés par l'habitude, elle s'assit tout d'un coup, écrivit d'une main tremblante. La plume crachait ; les mots : J'ai volé, appuyés rageusement, faillirent crever le papier mince, tandis qu'elle répétait, la voix étranglée :

– Voilà, monsieur, voilà monsieur… Je cède à la force…

Bourdoncle prit le papier, le plia soigneusement, l'enferma devant elle dans un tiroir, en disant :

– Vous voyez qu'il est en compagnie, car ces dames, après avoir parlé de mourir plutôt que de les signer, négligent généralement de venir reprendre leurs billets doux… Enfin, je le tiens à votre disposition. Vous jugerez s'il vaut deux mille francs.

Elle achevait de rattacher sa robe, elle retrouvait toute son arrogance, maintenant qu'elle avait payé.

– Je puis sortir ? demanda-t-elle d'un ton bref.

Déjà Bourdoncle s'occupait d'autre chose. Sur le rapport de Jouve, il décidait le renvoi de Deloche : ce vendeur était stupide, il se laissait continuellement voler, jamais il n'aurait d'autorité sur les clientes. Mme de Boves répéta sa question, et comme ils la congédiaient d'un signe affirmatif, elle les enveloppa tous deux d'un regard d'assassin. Dans le flot de gros mots qu'elle renfonçait, un cri de mélodrame lui vint aux lèvres.

– Misérables ! dit-elle en faisant claquer la porte.

Cependant, Blanche ne s'était pas éloignée du cabinet. Son ignorance de ce qui se passait là-dedans, les allées et venues de Jouve et des deux vendeuses, la bouleversaient, évoquaient les gendarmes, la cour d'assises, la prison. Mais elle restait béante : Vallagnosc était devant elle, ce mari d'un mois dont le tutoiement la gênait encore ; et il la questionnait en s'étonnant de sa stupeur.

– Où est ta mère ?… Vous vous êtes perdues ?… Voyons, réponds-moi, tu m'inquiètes.

Pas un mensonge raisonnable ne lui venait aux lèvres. Dans sa détresse, elle dit tout à voix basse.

– Maman, maman… Elle a volé…

Comment ! volé ! Enfin, il comprit. La face bouffie de sa femme, ce masque blême, ravagé par la peur, l'épouvantait.

– De la dentelle, comme ça, dans sa manche, continuait-elle à balbutier.

– Tu l'as donc vue, tu regardais ? murmura-t-il, glacé de la sentir complice.

Ils durent se taire, des personnes déjà tournaient la tête. Une hésitation pleine d'angoisse tint Vallagnosc immobile un moment. Que faire ? et il se décidait à entrer chez Bourdoncle, lorsqu'il aperçut Mouret, qui traversait la galerie. Il ordonna à sa femme de l'attendre, il saisit le bras de son vieux camarade, qu'il mit au courant, en paroles entrecoupées. Celui-ci s'était hâté de le mener dans son cabinet, où il le tranquillisa sur les suites possibles. Il lui assurait qu'il n'avait pas besoin d'intervenir, il expliquait de quelle façon les choses allaient certainement se passer, sans paraître lui-même s'émouvoir de ce vol, comme s'il l'avait prévu depuis longtemps. Mais Vallagnosc, lorsqu'il ne craignit plus une arrestation immédiate, n'accepta pas l'aventure avec cette belle tranquillité. Il s'était abandonné au fond d'un fauteuil, et maintenant qu'il pouvait raisonner, il se répandait en lamentations sur son propre compte. Était-ce possible ? voilà qu'il était entré dans une famille de voleuses ! Un mariage stupide qu'il avait bâclé, afin d'être agréable au père ! Surpris de cette violence d'enfant maladif, Mouret le regardait pleurer, en se rappelant l'ancienne pose de son pessimisme. Ne lui avait-il pas entendu soutenir vingt fois le néant final de la vie, où il ne trouvait que le mal d'un peu drôle ? Aussi, pour le distraire, s'amusa-t-il une minute à lui prêcher l'indifférence sur un ton de plaisanterie amicale. Et, du coup, Vallagnosc se fâcha : il ne pouvait décidément rattraper sa philosophie compromise, toute son éducation bourgeoise repoussait en indignations vertueuses contre sa belle-mère. Dès que l'expérience tombait sur lui, au moindre effleurement de la misère humaine, dont il ricanait à froid, le sceptique fanfaron s'abattait et saignait. C'était abominable, on traînait dans la boue l'honneur de sa race, le monde semblait en craquer.

– Allons, calme-toi, conclut Mouret pris de pitié. Je ne te dirai plus que tout arrive et que rien n'arrive, puisque cela n'a pas l'air de te consoler en ce moment. Mais je crois que tu devrais aller donner ton bras à Mme de Boves, ce qui serait plus sage que de faire un scandale… Que diable ! toi qui professais le flegme du mépris, devant la canaillerie universelle !

– Tiens ! cria naïvement Vallagnosc, quand ça se passe chez les autres !

Cependant, il s'était levé. il suivit le conseil de son ancien condisciple. Tous deux retournaient dans la galerie, lorsque Mme de Boves sortit de chez Bourdoncle. Elle accepta avec majesté le bras de son gendre, et comme Mouret la saluait d'un air galamment respectueux, il l'entendit qui disait :

– Ils m'ont fait des excuses. Vraiment, ces méprises sont épouvantables.

Blanche les avait rejoints, et elle marchait derrière eux. Ils se perdirent lentement dans la foule.

Alors, Mouret, seul et songeur, traversa de nouveau les magasins. Cette scène, qui l'avait distrait du combat dont il était déchiré, augmentait sa fièvre maintenant, déterminait en lui la lutte suprême. Tout un rapport vague s'élevait dans son esprit : le vol de cette malheureuse, cette folie dernière de la clientèle conquise, abattue aux pieds du tentateur, évoquait l'image fière et vengeresse de Denise, dont il sentait sur sa gorge le talon victorieux. Il s'arrêta en haut de l'escalier central, il regarda longtemps l'immense nef, où s'écrasait son peuple de femmes.

Six heures allaient sonner, le jour qui baissait au-dehors se retirait des galeries couvertes, noires déjà, pâlissait au fond des halls, envahis de lentes ténèbres. Et, dans ce jour mal éteint encore, s'allumaient, une à une, des lampes électriques, dont les globes d'une blancheur opaque constellaient de lunes intenses les profondeurs lointaines des comptoirs. C'était une clarté blanche, d'une aveuglante fixité, épandue comme une réverbération d'astre décoloré, et qui tuait le crépuscule. Puis, lorsque toutes brûlèrent, il y eut un murmure ravi de la foule, la grande exposition de blanc prenait une splendeur féerique d'apothéose, sous cet éclairage nouveau. Il sembla que cette colossale débauche de blanc brûlait elle aussi, devenait de la lumière. La chanson du blanc s'envolait dans la blancheur enflammée d'une aurore. Une lueur blanche jaillissait des toiles et des calicots de la galerie Monsigny, pareille à la bande vive qui blanchit le ciel la première du côté de l'Orient ; tandis que, le long de la galerie Michodière, la mercerie et la passementerie, les articles de Paris et les rubans, jetaient des reflets de coteaux éloignés, l'éclair blanc des boutons de nacre, des bronzes argentés et des perles. Mais la nef centrale surtout chantait le blanc trempé de flammes : les bouillonnés de mousseline blanche autour des colonnes, les basins et les piqués blancs qui drapaient les escaliers, les couvertures blanches accrochées comme des bannières, les guipures et les dentelles blanches volant dans l'air, ouvraient un firmament du rêve, une trouée sur la blancheur éblouissante d'un paradis, où l'on célébrait les noces de la reine inconnue. La tente du hall des soieries en était l'alcôve géante, avec ses rideaux blancs, ses gazes blanches, ses tulles blancs, dont l'éclat défendait contre les regards la nudité blanche de l'épousée. Il n'y avait plus que cet aveuglement, un blanc de lumière où tous les blancs se fondaient, une poussière d'étoiles neigeant dans la clarté blanche.

Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes, au milieu de ces flamboiements. Les ombres noires s'enlevaient avec vigueur sur les fonds pâles. De longs remous brisaient la cohue, la fièvre de cette journée de grande vente passait comme un vertige, roulant la houle désordonnée des têtes. On commençait à sortir, le saccage des étoffes jonchait les comptoirs, l'or sonnait dans les caisses ; tandis que la clientèle, dépouillée, violée, s'en allait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et la sourde honte d'un désir *******é au fond d'un hôtel louche. C'était lui qui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci, par son entassement continu de marchandises, par sa baisse des prix et ses rendus, sa galanterie et sa réclame. Il avait conquis les mères elles-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d'un despote, dont le caprice ruinait des ménages. Sa création apportait une religion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foi chancelante étaient remplacées par son bazar, dans les âmes inoccupées désormais. La femme venait passer chez lui les heures vides, les heures frissonnantes et inquiètes qu'elle vivait jadis au fond des chapelles : dépense nécessaire de passion nerveuse, lutte renaissante d'un dieu contre le mari, culte sans cesse renouvelé du corps, avec l'au-delà divin de la beauté. S'il avait fermé ses portes, il y aurait eu un soulèvement sur le pavé, le cri éperdu des dévotes auxquelles on supprimerait le confessionnal et l'autel. Dans leur luxe accru depuis dix ans, il les voyait, malgré l'heure, s'entêter au travers de l'énorme charpente métallique, le long des escaliers suspendus et des ponts volants. Mme Marty et sa fille, emportées au plus haut, vagabondaient parmi les meubles. Retenue par son petit monde, Mme Bourdelais ne pouvait s'arracher des articles de Paris. Puis, venait la bande, Mme de Boves toujours au bras de Vallagnosc, et suivie de Blanche, s'arrêtant à chaque rayon, osant regarder encore les étoffes de son air superbe. Mais, de la clientèle entassée, de cette mer de corsages gonflés de vie, battant de désirs, tout fleuris de bouquets de violettes, comme pour les noces populaires de quelque souveraine, il finit par ne plus distinguer que le corsage nu de Mme Desforges, qui s'était arrêtée à la ganterie avec Mme Guibal. Malgré sa rancune jalouse, elle aussi achetait, et il se sentit le maître une dernière fois, il les tenait à ses pieds, sous l'éblouissement des feux électriques, ainsi qu'un bétail dont il avait tiré sa fortune.

D'un pas machinal, Mouret suivit les galeries, tellement absorbé, qu'il s'abandonnait à la poussée de la foule. Quand il leva la tête, il était dans le nouveau rayon des modes, dont les glaces donnaient sur la rue du Dix-Décembre. Et là, le front contre le verre, il fit encore une halte, il regarda la sortie. Le soleil couchant jaunissait le faîte des maisons blanches, le ciel bleu de cette belle journée pâlissait, rafraîchi d'un grand souffle pur ; tandis que, dans le crépuscule qui noyait déjà la chaussée, les lampes électriques du Bonheur des Dames jetaient cet éclat fixe des étoiles allumées sur l'horizon, au déclin du jour. Vers l'Opéra et vers la Bourse, s'enfonçait le triple rang des voitures immobiles, gagnées par l'ombre, et dont les harnais gardaient des reflets de vive lumière, l'éclair d'une lanterne, l'étincelle d'un mors argenté. À chaque seconde, un appel de garçon en livrée retentissait, et un fiacre avançait, un coupé se détachait, prenait une cliente, puis s'éloignait d'un trot sonore. Les queues diminuaient maintenant, six voitures roulaient de front, d'un bord à l'autre, au milieu des battements de portières, des claquements de fouet, du bourdonnement des piétons, qui débordaient parmi les roues. Il y avait comme un élargissement continu, un rayonnement de la clientèle, remportée aux quatre points de la cité, vidant les magasins avec la clameur ronflante d'une écluse. Cependant, les voitures du Bonheur, les grandes lettres d'or des enseignes, les bannières hissées en plein ciel, flambaient toujours au reflet de l'incendie du couchant, si colossales dans cet éclairage oblique, qu'elles évoquaient le monstre des réclames, le phalanstère dont les ailes, multipliées sans cesse, dévoraient les quartiers, jusqu'aux bois lointains de la banlieue. Et l'âme épandue de Paris, un souffle énorme et doux, s'endormait dans la sérénité du soir, courait en longues et molles caresses sur les dernières voitures, filant par la rue peu à peu déblayée de foule, tombée au noir de la nuit.

Mouret, les regards perdus, venait de sentir passer en lui quelque chose de grand ; et, dans ce frisson du triomphe dont tremblait sa chair, en face de Paris dévoré et de la femme conquise, il éprouva une faiblesse soudaine, une défaillance de sa volonté, qui le renversait à son tour, sous une force supérieure. C'était un besoin irraisonnable d'être vaincu, dans sa victoire, le non-sens d'un homme de guerre pliant sous le caprice d'un enfant, au lendemain de ses conquêtes. Lui qui se débattait depuis des mois, qui le matin encore jurait d'étouffer sa passion, cédait tout d'un coup, saisi du vertige des hauteurs, heureux de faire ce qu'il croyait être une sottise. Sa décision, si rapide, avait pris d'une minute à l'autre une telle énergie, qu'il ne voyait plus qu'elle d'utile et de nécessaire dans le monde.

Le soir, après la dernière table, il attendit dans son cabinet. Frémissant comme un jeune homme qui va jouer son bonheur, il ne pouvait rester en place, il retournait sans cesse à la porte, pour prêter l'oreille aux rumeurs des magasins, où les commis faisaient le déplié, enfoncés jusqu'aux épaules dans le saccage de la vente. À chaque bruit de pas, son cœur battait. Et il eut une émotion, il se précipita, car il avait entendu au loin un sourd murmure, peu à peu grossi.

C'était l'approche lente de Lhomme, chargé de la recette. Ce jour-là, elle pesait si lourd, il y avait tellement du cuivre et de l'argent, dans le numéraire encaissé, qu'il s'était fait accompagner par deux garçons. Derrière lui, Joseph et un de ses collègues pliaient sous les sacs, des sacs énormes, jetés comme des sacs de plâtre sur leurs dos ; tandis que, marchant le premier, il portait les billets et l'or, un portefeuille gonflé de papiers, deux sacoches pendues à son cou, dont le poids tirait à droite, du côté de son bras coupé. Et, lentement, suant et soufflant, il venait du fond des magasins, à travers l'émotion grandissante des vendeurs. Les gants et la soie s'étaient offerts en riant pour le soulager, la draperie et les lainages souhaitaient un faux pas, qui aurait semé l'or aux quatre coins des rayons. Puis, il avait dû monter un escalier, s'engager sur un pont volant, monter encore, tourner dans les charpentes, où les regards du blanc, de la bonneterie, de la mercerie, le suivaient, bayant d'extase devant cette fortune voyageant en l'air. Au premier, les confections, la parfumerie, les dentelles, les châles, s'étaient rangés avec dévotion, comme sur le passage du bon Dieu. De proche en proche, le brouhaha s'élevait, devenait une clameur de peuple saluant le veau d'or.

Cependant, Mouret avait ouvert la porte. Lhomme parut, suivi des deux garçons, qui chancelaient ; et, hors d'haleine, il eut encore la force de crier :

– Un million, deux cent quarante-sept francs, quatre-vingt-quinze centimes !

Enfin, c'était le million, le million ramassé en un jour, le chiffre dont Mouret avait longtemps rêvé ! Mais il eut un geste de colère, il dit avec impatience, de l'air déçu d'un homme dérangé dans son attente par un importun :

– Un million, eh bien ! mettez-le là.

Lhomme savait qu'il aimait ainsi à voir sur son bureau les fortes recettes, avant qu'on les déposât à la caisse centrale. Le million couvrit le bureau, écrasa les papiers, faillit renverser l'encre ; et l'or, et l'argent, et le cuivre, coulant des sacs, crevant des sacoches, faisaient un gros tas, le tas de la recette brute, telle qu'elle sortait des mains de la clientèle, encore chaude et vivante.

Au moment où le caissier se retirait, navré de l'indifférence du patron, Bourdoncle arriva, en criant gaiement :

– Hein ! nous le tenons, cette fois !… Il est décroché, le million !

Mais il remarqua la préoccupation fébrile de Mouret, il comprit et se calma. Une joie avait allumé son regard. Après un court silence, il reprit :

– Vous vous êtes décidé, n'est-ce pas ? Mon Dieu ! je vous approuve.

Brusquement, Mouret s'était planté devant lui, et de sa voix terrible des jours de crise :

– Dites donc, mon brave, vous êtes trop gai… N'est-ce pas ? Vous me croyez fini, et les dents vous poussent. Méfiez-vous, on ne me mange pas, moi !

Décontenancé par la rude attaque de ce diable d'homme qui devinait tout, Bourdoncle balbutia :

– Quoi donc ? vous plaisantez ? moi qui ai tant d'admiration pour vous I

– Ne mentez pas ! reprit Mouret plus violemment. Écoutez, nous étions stupides, avec cette superstition que le mariage devait nous couler. Est-ce qu'il n'est pas la santé nécessaire, la force et l'ordre mêmes de la vie !… Eh bien ! oui, mon cher, je l'épouse, et je vous flanque tous à la porte, si vous bougez. Parfaitement ! vous passerez comme un autre à la caisse, Bourdoncle !

D'un geste, il le congédiait. Bourdoncle se sentit condamné, balayé dans cette victoire de la femme. Il s'en alla. Denise entrait justement, et il s'inclina dans un salut profond, la tête perdue.

– Enfin ! c'est vous ! dit Mouret, doucement.

Denise était pâle d'émotion. Elle venait d'éprouver un dernier chagrin, Deloche lui avait appris son renvoi ; et, comme elle essayait de le retenir, en offrant de parler en sa faveur, il s'était obstiné dans sa malchance, il voulait disparaître : à quoi bon rester ? pourquoi aurait-il gêné les gens heureux ? Denise lui avait dit un adieu fraternel, gagnée par les larmes. Elle-même n'aspirait-elle pas à l'oubli ? Tout allait finir, elle ne demandait plus à ses forces épuisées que le courage de la séparation. Dans quelques minutes, si elle était assez vaillante pour s'écraser le cœur, elle pourrait s'en aller seule, pleurer au loin.

– Monsieur, vous avez désiré me voir, dit-elle de son air calme. Du reste, je serais venue vous remercier de toutes vos bontés.

En entrant, elle avait aperçu le million sur le bureau, et l'étalage de cet argent la blessait. Au-dessus d'elle, comme s'il eût regardé la scène, le portrait de Mme Hédouin, dans son cadre d'or, gardait l'éternel sourire de ses lèvres peintes.

– Vous êtes toujours résolue à nous quitter ? demanda Mouret, dont la voix tremblait.

– Oui, monsieur, il le faut.

Alors, il lui prit les mains, il dit dans une explosion de tendresse, après la longue froideur qu'il s'était imposée :

– Et si je vous épousais, Denise, partiriez-vous ?

Mais elle avait retiré ses mains, elle se débattait comme sous le coup d'une grande douleur.

– Oh ! monsieur Mouret, je vous en prie, taisez-vous ! Oh ! ne me faites pas plus de peine encore !… Je ne peux pas ! je ne peux pas !… Dieu est témoin que je m'en allais pour éviter un malheur pareil !

Elle continuait de se défendre par des paroles entrecoupées. N'avait-elle pas trop souffert déjà des commérages de la maison ? Voulait-il donc qu'elle passât aux yeux des autres et à ses propres yeux pour une gueuse ? Non, non, elle aurait de la force, elle l'empêcherait bien de faire une telle sottise. Lui, torturé, l'écoutait, répétait avec passion :

– Je veux… je veux…

– Non, c'est impossible… Et mes frères ? j'ai juré de ne point me marier, je ne puis vous apporter deux enfants, n'est-ce pas ?

– Ils seront aussi mes frères… Dites oui, Denise.

– Non, non, oh ! laissez-moi, vous me torturez !

Peu à peu, il défaillait, ce dernier obstacle le rendait fou. Eh quoi ! même à ce prix, elle se refusait encore ! Au loin, il entendait la clameur de ses trois mille employés, remuant à pleins bras sa royale fortune. Et ce million imbécile qui était là ! il en souffrait comme d'une ironie, il l'aurait poussé à la rue.

– Partez donc ! cria-t-il dans un flot de larmes. Allez retrouver celui que vous aimez… C'est la raison, n'est-ce pas ? Vous m'aviez prévenu, je devrais le savoir et ne pas vous tourmenter davantage.

Elle était restée saisie, devant la violence de ce désespoir. Son cœur éclatait. Alors, avec une impétuosité d'enfant, elle se jeta à son cou, sanglota elle aussi, en bégayant :

– Oh ! monsieur Mouret, c'est vous que j'aime !

Une dernière rumeur monta du Bonheur des Dames, l'acclamation lointaine d'une foule. Le portrait de Mme Hédouin souriait toujours, de ses lèvres peintes, Mouret était tombé assis sur le bureau, dans le million, qu'il ne voyait plus. Il ne lâchait pas Denise, il la serrait éperdument sur sa poitrine, en lui disant qu'elle pouvait partir maintenant, qu'elle passerait un mois à Valognes, ce qui fermerait la bouche du monde, et qu'il irait ensuite l'y chercher lui-même, pour l'en ramener à son bras, toute-puissante.

 
 

 

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