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Chapitre 6



Quand la morte-saison d'été fut venue, un vent de panique souffla au Bonheur des Dames. C'était le coup de terreur des congés, les renvois en masse dont la direction balayait le magasin, vide de clientes pendant les chaleurs de juillet et d'août.

Mouret, chaque matin, lorsqu'il faisait avec Bourdoncle son inspection, prenait à part les chefs de comptoir, qu'il avait poussés, l'hiver, pour que la vente ne souffrît pas, à engager plus de vendeurs qu'il ne leur en fallait, quitte à écrémer ensuite leur personnel. Il s'agissait maintenant de diminuer les frais, en rendant au pavé un bon tiers des commis, les faibles qui se laissaient manger par les forts.

– Voyons, disait-il, vous en avez là-dedans qui ne font pas votre affaire… On ne peut les garder pourtant à rester ainsi, les mains ballantes.

Et, si le chef de comptoir hésitait, ne sachant lesquels sacrifier :

– Arrangez-vous, six vendeurs doivent vous suffire… Vous en reprendrez en octobre, il en traîne assez dans les rues !

D'ailleurs, Bourdoncle se chargeait des exécutions. Il avait, de ses lèvres minces, un terrible : « Passez à la caisse ! » qui tombait comme un coup de hache. Tout lui devenait prétexte pour déblayer le plancher. Il inventait des méfaits, il spéculait sur les plus légères négligences. « Vous étiez assis, monsieur : passez à la caisse ! – Vous répondez, je crois : passez à la caisse ! – Vos souliers ne sont pas cirés : passez à la caisse ! » Et les braves eux-mêmes tremblaient, devant le massacre qu'il laissait derrière lui. Puis, la mécanique ne fonctionnant pas assez vite, il avait imaginé un traquenard, où, en quelques jours, il étranglait sans fatigue le nombre de vendeurs condamnés d'avance. Dès huit heures, il se tenait debout sous la porte, sa montre à la main ; et, à trois minutes de retard, l'implacable : « Passez à la caisse ! » hachait les jeunes gens essoufflés. C'était de la besogne vivement et proprement faite.

– Vous avez une sale figure, vous ! finit-il par dire un jour à un pauvre diable dont le nez de travers l'agaçait. Passez à la caisse !

Les protégés obtenaient quinze jours de vacances, qu'on ne leur payait pas, ce qui était une façon plus humaine de diminuer les frais. Du reste, les vendeurs acceptaient leur situation précaire, sous le fouet de la nécessité et de l'habitude. Depuis leur débarquement à Paris, ils roulaient sur la place, ils commençaient leur apprentissage à droite, le finissait à gauche, étaient renvoyés ou s'en allaient d'eux-mêmes, tout d'un coup, au hasard de l'intérêt. L'usine chômait, on supprimait le pain aux ouvriers ; et cela passait dans le branle indifférent de la machine, le rouage inutile était tranquillement jeté de côté, ainsi qu'une roue de fer, à laquelle on ne garde aucune reconnaissance des services rendus. Tant pis pour ceux qui ne savaient pas se tailler leur part !

Maintenant, les rayons ne causaient plus d'autre chose. Chaque jour, de nouvelles histoires circulaient. On nommait les vendeurs congédiés, comme, en temps d'épidémie, on compte les morts. Les châles et les lainages surtout furent éprouvés : sept commis y disparurent en une semaine. Puis, un drame bouleversa la lingerie, où une acheteuse s'était trouvée mal, en accusant la demoiselle qui la servait de manger de l'ail ; et celle-ci fut chassée sur l'heure, bien que, peu nourrie et toujours affamée, elle achevât simplement au comptoir toute une provision de croûtes de pain. La direction se montrait impitoyable, devant la moindre plainte des clientes ; aucune excuse n'était admise, l'employé avait toujours tort, devait disparaître ainsi qu'un instrument défectueux, nuisant au bon mécanisme de la vente ; et les camarades baissaient la tête, ne tentaient même pas de le défendre. Dans la panique qui soufflait, chacun tremblait pour soi : Mignot, un jour qu'il sortait un paquet sous sa redingote, malgré le règlement, faillit être surpris et se crut du coup sur le pavé ; Liénard, dont la paresse était célèbre, dut à la situation de son père dans les nouveautés, de n'être pas mis à la porte, un après-midi que Bourdoncle le trouva dormant debout, entre deux piles de velours anglais. Mais les Lhomme surtout s'inquiétaient, s'attendaient chaque matin au renvoi de leur fils Albert : on était très mé******* de la façon dont il tenait sa caisse, des femmes venaient le distraire ; et deux fois Mme Aurélie dut fléchir la direction.

Cependant, Denise, au milieu de ce coup de balai, était si menacée, qu'elle vivait dans la continuelle attente d'une catastrophe. Elle avait beau être courageuse, lutter de toute sa gaieté et de toute sa raison, pour ne pas céder aux crises de sa nature tendre : des larmes l'aveuglaient dès qu'elle avait refermé la porte de sa chambre, elle se désolait en se voyant à la rue, fâchée avec son oncle, ne sachant où aller, sans un sou d'économie, et ayant sur les bras les deux enfants. Les sensations des premières semaines renaissaient, il lui semblait être un grain de mil sous une meule puissante ; et c'était, en elle, un abandon découragé, à se sentir si peu de chose, dans cette grande machine qui l'écraserait avec sa tranquille indifférence. Aucune illusion n'était possible : si l'on congédiait une vendeuse des confections, elle se trouvait désignée. Sans doute, pendant la partie de Rambouillet, ces demoiselles avaient monté la tête de Mme Aurélie, car cette dernière la traitait depuis lors d'un air de sévérité, où il entrait comme une rancune. On ne lui pardonnait pas d'ailleurs d'être allée à Joinville, on voyait là une révolte, une façon de narguer le comptoir tout entier, en s'affichant dehors avec une demoiselle du comptoir ennemi. Jamais Denise n'avait plus souffert au rayon, et maintenant elle désespérait de le conquérir.

– Laissez-les donc ! répétait Pauline, des poseuses qui sont bêtes comme des oies !

Mais c'était justement ces allures de dame qui intimidaient la jeune fille. Presque toutes les vendeuses, dans leur frottement quotidien avec la clientèle riche, prenaient des grâces, finissaient par être d'une classe vague, flottant entre l'ouvrière et la bourgeoise ; et, sous leur art de s'habiller, sous les manières et les phrases apprises, il n'y avait souvent qu'une instruction fausse, la lecture des petits journaux, des tirades de drame, toutes les sottises courantes du pavé de Paris.

– Vous savez que la mal peignée a un enfant, dit un matin Clara, en arrivant au rayon.

Et, comme on s'étonnait :

– Puisque je l'ai vue hier soir qui promenait le mioche !… Elle doit le remiser quelque part.

À deux jours de là, Marguerite, en remontant de dîner, donna une autre nouvelle.

– C'est du propre, je viens de voir l'amant de la mal peignée… Un ouvrier, imaginez-vous ! oui, un sale petit ouvrier, avec des cheveux jaunes, qui la guettait à travers les vitres.

Dès lors, ce fut une vérité acquise : Denise avait un manœuvre pour amant, et cachait un enfant dans le quartier. On la cribla d'allusions méchantes. La première fois qu'elle comprit, elle devint toute pâle, devant la monstruosité de pareilles suppositions. C'était abominable, elle voulut s'excuser, elle balbutia :

– Mais ce sont mes frères !

– Oh ! ses frères ! dit Clara de sa voix de blague.

Il fallut que Mme Aurélie intervînt.

– Taisez-vous ! mesdemoiselles, vous feriez mieux de changer ces étiquettes… Mlle Baudu est bien libre de se mal conduire dehors. Si elle travaillait ici, au moins !

Et cette défense sèche était une condamnation. La jeune fille, suffoquée comme si on l'avait accusée d'un crime, tâcha vainement d'expliquer les faits. On riait, on haussait les épaules. Elle en garda une plaie vive au cœur. Deloche, lorsque le bruit se répandit, fut tellement indigné, qu'il parlait de gifler ces demoiselles des confections ; et, seule, la crainte de la compromettre le retint. Depuis la soirée de Joinville, il avait pour elle un amour soumis, une amitié presque religieuse, qu'il lui témoignait par ses regards de bon chien. Personne ne devait soupçonner leur affection, car on se serait moqué d'eux ; mais cela ne l'empêchait pas de rêver de brusques violences, le coup de poing vengeur, si jamais on s'attaquait à elle devant lui.

Denise finit par ne plus répondre. C'était trop odieux, personne ne la croirait. Quand une camarade risquait une nouvelle allusion, elle se *******ait de la regarder fixement, d'un air triste et calme. D'ailleurs, elle avait d'autres ennuis, des soucis matériels qui la préoccupaient davantage. Jean continuait à n'être pas raisonnable, il la harcelait toujours de demandes d'argent. Peu de semaines se passaient, sans qu'elle reçût de lui toute une histoire, en quatre pages ; et quand le vaguemestre de la maison lui remettait ces lettres d'une grosse écriture passionnée, elle se hâtait de les cacher dans sa poche, car les vendeuses affectaient de rire, en chantonnant des gaillardises. Puis, après avoir inventé des prétextes pour aller déchiffrer les lettres à l'autre bout du magasin, elle était prise de terreurs : ce pauvre Jean lui semblait perdu. Toutes les bourdes réussissaient auprès d'elle, des aventures d'amour extraordinaires, dont son ignorance de ces choses exagérait encore les périls. C'étaient une pièce de quarante sous pour échapper à la jalousie d'une femme, et des cinq francs, et des six francs qui devaient réparer l'honneur d'une pauvre fille, que son père tuerait sans cela. Alors, comme ses appointements et son tant pour cent ne suffisaient point, elle avait eu l'idée de chercher un petit travail, en dehors de son emploi. Elle s'en était ouverte à Robineau, qui lui restait sympathique, depuis leur première rencontre chez Vinçard ; et il lui avait procuré des nœuds de cravate, à cinq sous la douzaine. La nuit, de neuf heures à une heure, elle pouvait en coudre six douzaines, ce qui lui faisait trente sous, sur lesquels il fallait déduire une bougie de quatre sous. Mais ces vingt-six sous par jour entretenaient Jean, elle ne se plaignait pas du manque de sommeil, elle se serait estimée très heureuse, si une catastrophe n'avait une fois encore bouleversé son budget. À la fin de la seconde quinzaine, lorsqu'elle s'était présentée chez l'entrepreneuse des nœuds de cravate, elle avait trouvé porte close : une faillite, une banqueroute, qui lui emportait dix-huit francs trente centimes, somme considérable, et sur laquelle, depuis huit jours, elle comptait absolument. Toutes les misères du rayon disparaissaient devant ce désastre.

– Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dans la galerie de l'ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose, dites ?

Mais Denise devait déjà douze francs à son amie. Elle répondit, en essayant de sourire :

– Non, merci… J'ai mal dormi, voilà tout.

C'était le vingt juillet, au plus fort de la panique des renvois, Sur les quatre cents employés, Bourdoncle en avait déjà balayé cinquante ; et le bruit courait d'exécutions nouvelles. Elle ne songeait guère pourtant aux menaces qui soufflaient, elle était tout entière à l'angoisse d'une aventure de Jean, plus terrifiante que les autres. Ce jour-là, il lui fallait quinze francs, dont l'envoi pouvait seul le sauver de la vengeance d'un mari trompé. La veille, elle avait reçu une première lettre, posant le drame ; puis, coup sur coup, il en était venu deux autres, la dernière surtout qu'elle achevait, quand Pauline l'avait rencontrée, et où Jean lui annonçait sa mort pour le soir, s'il n'avait pas les quinze francs. Elle se torturait l'esprit. Impossible de prendre sur la pension de Pépé, payée depuis deux jours. Toutes les malchances tombaient à la fois, car elle espérait rentrer dans ses dix-huit francs trente, en s'adressant à Robineau, qui retrouverait peut-être l'entrepreneuse des nœuds de cravate ; mais Robineau, ayant obtenu un congé de deux semaines, n'était pas revenu la veille, comme on l'attendait.

Cependant, Pauline la questionnait encore, amicalement. Lorsque toutes deux se rejoignaient ainsi, au fond d'un rayon écarté, elles causaient quelques minutes, l'œil aux aguets. Soudain, la lingère eut un geste de fuite : elle venait d'apercevoir la cravate blanche d'un inspecteur, qui sortait des châles.

– Ah ! non, c'est le père Jouve, murmura-t-elle d'un air rassuré. Je ne sais ce qu'il a, ce vieux, à rire, quand il nous voit ensemble… À votre place, j'aurais peur, car il est trop gentil pour vous. Un chien fini, mauvais comme la gale, et qui croit encore parler à ses troupiers !

En effet, le père Jouve était détesté de tous les vendeurs, pour la sévérité de sa surveillance. Plus de la moitié des renvois se faisaient sur ses rapports. Son grand nez rouge d'ancien capitaine noceur ne s'humanisait que dans les comptoirs tenus par des femmes.

– Pourquoi aurais-je peur ? demanda Denise.

– Dame ! répondit Pauline en riant, il exigera peut-être de la reconnaissance… Plusieurs de ces demoiselles se le ménagent.

Jouve s'était éloigné, en feignant de ne pas les voir ; et elles l'entendirent qui tombait sur un vendeur des dentelles, coupable de regarder un cheval abattu, dans la rue Neuve-Saint-Augustin.

– À propos, reprit Pauline, est-ce que vous ne cherchiez pas M. Robineau, hier ? Il est revenu.

Denise se crut sauvée.

– Merci, je vais faire le tour alors et passer par la soierie… Tant pis ! on m'a envoyée là-haut, à l'atelier, pour un poignet.

Elles se séparèrent. La jeune fille, d'un air affairé, comme si elle courait de caisse en caisse, à la recherche d'une erreur, gagna l'escalier et descendit dans le hall. Il était dix heures moins un quart, la première table venait d'être sonnée. Un lourd soleil chauffait les vitrages, et malgré les stores de toile grise, la chaleur tombait dans l'air immobile. Par moments, une haleine fraîche montait des parquets, que des garçons de magasin arrosaient d'un mince filet d'eau. C'était une somnolence, une sieste d'été, au milieu du vide élargi des comptoirs, pareils à des chapelles, où l'ombre dort, après la dernière messe. Des vendeurs nonchalants se tenaient debout, quelques rares clientes suivaient les galeries, traversaient le hall, de ce pas abandonné des femmes que le soleil tourmente.

Comme Denise descendait, Favier mettait justement une robe de soie légère, à pois roses, pour Mme Boutarel, débarquée la veille du midi. Depuis le commencement du mois, les départements donnaient, on ne voyait guère que des dames fagotées, des châles jaunes, des jupes vertes, le déballage en masse de la province. Les commis, indifférents, ne riaient même plus. Favier accompagna Mme Boutarel à la mercerie, et quand il reparut, il dit à Hutin :

– Hier toutes auvergnates, aujourd'hui toutes provençales… J'en ai mal à la tête.

Mais Hutin se précipita, c'était son tour, et il avait reconnu « la jolie dame », cette blonde adorable que le rayon désignait ainsi, ne sachant rien d'elle, pas même son nom. Tous lui souriaient, il ne se passait point de semaine sans qu'elle entrât au Bonheur, toujours seule. Cette fois, elle avait avec elle un petit garçon de quatre ou cinq ans. On en causa.

– Elle est donc mariée ? demanda Favier, lorsque Hutin revint de la caisse, où il avait fait débiter trente mètres de satin duchesse.

– Possible, répondit ce dernier, quoique ça ne prouve rien, ce mioche. Il pourrait être à une amie… Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle doit avoir pleuré. Oh ! une tristesse, et des yeux rouges !

Un silence régna. Les deux vendeurs regardaient vaguement dans les lointains du magasin. Puis, Favier reprit d'une voix lente :

– Si elle est mariée, son mari lui a peut-être bien allongé des gifles.

– Possible, répéta Hutin, à moins que ce ne soit un amant qui l'ait plantée là.

Et il conclut, après un nouveau silence :

– Ce que je m'en fiche !

À ce moment, Denise traversait le rayon des soieries, en ralentissant sa marche et en regardant autour d'elle, pour découvrir Robineau. Elle ne le vit pas, alla dans la galerie du blanc, puis traversa une seconde fois. Les deux vendeurs s'étaient aperçus de son manège.

– La voilà encore, cette désossée ! murmura Hutin.

– Elle cherche Robineau, dit Favier. Je ne sais ce qu'ils fricotent ensemble. Oh ! rien de drôle, Robineau est trop bête là-dessus… On raconte qu'il lui a procuré un petit travail, des nœuds de cravate. Hein ? quel négoce !

Hutin méditait une méchanceté. Lorsque Denise passa près de lui, il l'arrêta, en disant :

– C'est moi que vous cherchez ?

Elle devint très rouge. Depuis la soirée de Joinville, elle n'osait lire dans son cœur, où se heurtaient des sentiments confus. Elle le revoyait sans cesse avec cette fille aux cheveux roux, et si elle frémissait encore devant lui, c'était peut-être de malaise. L'avait-elle aimé ? L'aimait-elle toujours ? elle ne voulait point remuer ces choses, qui lui étaient pénibles.

– Non, monsieur, répondit-elle, embarrassée.

Alors, Hutin s'amusa de sa gêne.

– Si vous désirez qu'on vous le serve… Favier, servez donc Robineau à mademoiselle.

Elle le regarda fixement, du regard triste et calme dont elle recevait les allusions blessantes de ces demoiselles. Ah ! il était méchant, il la frappait ainsi que les autres ! Et il y avait en elle comme un déchirement, un dernier lien qui se rompait. Son visage exprima une telle souffrance, que Favier, peu tendre de son naturel, vint pourtant à son secours.

– M. Robineau est au réassortiment, dit-il. Il rentrera pour déjeuner sans doute… Vous le trouverez cet après-midi, si vous avez à lui parler.

Denise remercia, remonta aux confections, où Mme Aurélie l'attendait, dans une colère froide. Comment ! elle était partie depuis une demi-heure ! d'où sortait-elle ? pas de l'atelier, bien sûr ? La jeune fille baissait la tête, songeait à cet acharnement du malheur. C'était fini, si Robineau ne rentrait pas. Cependant, elle se promettait de redescendre.

Aux soieries, le retour de Robineau avait déchaîné toute une révolution. Le comptoir espérait qu'il ne rentrerait pas, dégoûté des ennuis qu'on lui créait sans cesse ; et, un moment, en effet, toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder son fonds de commerce, il avait failli le prendre. Le sourd travail de Hutin, la mine qu'il creusait depuis de longs mois sous les pieds du second, allait enfin éclater. Pendant le congé de celui-ci, comme il le suppléait à titre de premier vendeur, il s'était efforcé de lui nuire dans l'esprit des chefs, de s'installer à sa place, par des excès de zèle : c'étaient de petites irrégularités découvertes et étalées, des projets d'améliorations soumis, des dessins nouveaux qu'il imaginait. Tous, d'ailleurs, dans le rayon, depuis le débutant rêvant de passer vendeur, jusqu'au premier convoitant la situation d'intéressé, tous n'avaient qu'une idée fixe, déloger le camarade au-dessus de soi pour monter d'un échelon, le manger s'il devenait un obstacle ; et cette lutte des appétits, cette poussée des uns sur les autres, était comme le bon fonctionnement même de la machine, ce qui enrageait la vente et allumait cette flambée du succès dont Paris s'étonnait. Derrière Hutin, il y avait Favier, puis derrière Favier, les autres, à la file. On entendait un gros bruit de mâchoires. Robineau était condamné, chacun déjà emportait son os. Aussi, lorsque le second reparut, le grognement fut-il général. Il fallait en finir, l'attitude des vendeurs lui avait semblé si menaçante, que le chef du comptoir, pour donner à la direction le temps de prendre un parti, venait d'envoyer Robineau au réassortiment.

– Nous préférons nous en aller tous, si on le garde, déclarait Hutin.

Cette affaire ennuyait Bouthemont, dont la gaieté s'accommodait mal d'un tel tracas intérieur. Il souffrait de ne plus avoir autour de lui que des visages renfrognés. Pourtant, il voulait être juste.

– Voyons, laissez-le tranquille, il ne vous fait rien.

Mais des protestations éclataient.

– Comment ! il ne nous fait rien ?… Un être insupportable, toujours nerveux, et qui vous passerait sur le corps, tant il est fier !

C'était la grande rancune du rayon. Robineau, avec des nerfs de femme, avait des raideurs et des susceptibilités inacceptables. On racontait vingt anecdotes, un petit jeune homme qui en était tombé malade, jusqu'à des clientes qu'il avait humiliées par ses remarques cassantes.

– Enfin, messieurs, dit Bouthemont, je ne peux rien prendre sur moi… J'ai averti la direction, je vais en causer tout à l'heure.

On sonnait la seconde table, une volée de cloche montait du sous-sol, lointaine et assourdie dans l'air mort du magasin. Hutin et Favier descendirent. De tous les comptoirs, des vendeurs arrivaient un à un, débandés, se pressant en bas, à l'entrée étroite du couloir de la cuisine, un couloir humide que des becs de gaz éclairaient continuellement. Le troupeau s'y hâtait, sans un rire, sans une parole, au milieu d'un bruit croissant de vaisselle et dans une odeur forte de nourriture. Puis, à l'extrémité, il y avait une halte brusque, devant un guichet. Flanqué de piles d'assiettes, armé de fourchettes et de cuillers qu'il plongeait dans des bassines de cuivre, un cuisinier y distribuait les portions. Et, quand il s'écartait, derrière son ventre tendu de blanc, on apercevait la cuisine flambante.

– Allons, bon ! murmura Hutin en consultant le menu, écrit sur un tableau noir, au-dessus du guichet, du bœuf sauce piquante, ou de la raie… Jamais de rôti, dans cette baraque ! Ça ne tient pas au corps, leur bouilli et leur poisson !

Du reste, le poisson était généralement méprisé, car la bassine restait pleine. Favier prit pourtant de la raie. Derrière lui, Hutin se baissa, en disant :

– Bœuf sauce piquante.

De son geste mécanique, le cuisinier avait piqué un morceau de viande, puis l'avait arrosé d'une cuillerée de sauce ; et Hutin, suffoqué d'avoir reçu au visage le souffle ardent du guichet, emportait à peine sa portion, que déjà derrière lui les mots : « Bœuf sauce piquante… Bœuf sauce piquante… », se suivaient comme des litanies ; pendant que, sans relâche, le cuisinier piquait des morceaux et les arrosait de sauce, avec le mouvement rapide et rythmique d'une horloge bien réglée.

– Elle est froide, leur raie, déclara Favier, dont la main ne sentait pas de chaleur.

Tous, maintenant, filaient, le bras tendu, leur assiette droite, pris de la crainte de se heurter. Dix pas plus loin, s'ouvrait la buvette, un autre guichet, avec un comptoir d'étain luisant, où étaient rangées les parts de vin, de petites bouteilles sans bouchon, encore humides du rinçage. Et chacun, de sa main vide, recevait au passage une de ces bouteilles, puis, dès lors embarrassé, gagnait sa table d'un air sérieux, veillant à l'équilibre.

Hutin grondait sourdement :

– En voilà une promenade, avec cette vaisselle !

Leur table, à Favier et à lui, se trouvait au bout du corridor, dans la dernière salle à manger. Toutes les salles se ressemblaient, étaient d'anciennes caves, de quatre mètres sur cinq, qu'on avait enduites au ciment et aménagées en réfectoires ; mais l'humidité crevait la peinture, les murailles jaunes se marbraient de taches verdâtres ; et, du puits étroit des soupiraux, ouvrant sur la rue, au ras du trottoir, tombait un jour livide, sans cesse traversé par les ombres vagues des passants. En juillet comme en décembre, on y étouffait, dans la buée chaude, chargée d'odeurs nauséabondes, que soufflait le voisinage de la cuisine.

Cependant, Hutin était entré le premier. Sur la table, scellée d'un bout dans le mur et couverte d'une toile cirée, il n'y avait que les verres, les fourchettes et les couteaux, marquant les places. Des piles d'assiettes de rechange se dressaient à chaque extrémité ; tandis que, au milieu, s'allongeait un gros pain, percé d'un couteau, le manche en l'air. Hutin se débarrassa de sa bouteille, posa son assiette ; puis, après avoir pris sa serviette, au bas du casier, qui était le seul ornement des murailles, il s'assit en poussant un soupir.

– Avec ça, j'ai une faim ! murmura-t-il.

– C'est toujours ainsi, dit Favier, qui s'installait à sa gauche. Il n'y a rien, quand on crève.

La table se remplissait rapidement. Elle contenait vingt-deux couverts. D'abord, il n'y eut qu'un tapage violent de fourchettes, une goinfrerie de grands gaillards aux estomacs creusés par treize heures de fatigues quotidiennes. Dans les commencements, les commis, qui avaient une heure pour manger, pouvaient aller prendre leur café dehors ; aussi dépêchaient-ils le déjeuner en vingt minutes, avec la hâte de gagner la rue. Mais cela les remuait trop, ils rentraient distraits, l'esprit détourné de la vente ; et la direction avait décidé qu'ils ne sortiraient plus, qu'ils paieraient trois sous de supplément, pour une tasse de café, s'ils en voulaient. Aussi, maintenant, faisaient-ils traîner le repas, peu soucieux de remonter au rayon avant l'heure. Beaucoup, en avalant de grosses bouchées, lisaient un journal, plié et tenu debout contre leur bouteille. D'autres, quand leur première faim était satisfaite, causaient bruyamment, revenaient aux éternels sujets de la mauvaise nourriture, de l'argent gagné, de ce qu'ils avaient fait, le dimanche précédent, et de ce qu'ils feraient, l'autre dimanche.

– Dites donc, et votre Robineau ? demanda un vendeur à Hutin.

La lutte des soyeux contre leur second occupait tous les comptoirs. On discutait la question chaque jour, au Café Saint-Roch, jusqu'à minuit. Hutin, qui s'acharnait sur son morceau de bœuf, se *******a de répondre :

– Eh bien ! il est revenu, Robineau.

Puis, se fâchant tout d'un coup :

– Mais, sacredieu ; ils m'ont donné de l'âne !… À la fin, c'est dégoûtant, ma parole d'honneur !.

– Ne vous plaignez donc pas ! dit Favier. Moi qui ai fait la bêtise de prendre de la raie… Elle est pourrie.

Tous parlaient à la fois, s'indignaient, plaisantaient. Dans un coin de la table, contre le mur, Deloche mangeait silencieusement. Il était affligé d'un appétit excessif, qu'il n'avait jamais satisfait, et comme il gagnait trop peu pour se payer des suppléments, il se taillait des tranches de pain énormes, il avalait les platées les moins ragoûtantes, d'un air de gourmandise. Aussi tous s'amusaient-ils de lui, criant :

– Favier, passez votre raie à Deloche… Il l'aime comme ça.

– Et votre viande, Hutin : Deloche la demande pour son dessert.

Le pauvre garçon haussait les épaules, ne répondait même pas. Ce n'était point sa faute, s'il crevait de faim. D'ailleurs, les autres avaient beau cracher sur les plats, ils se gavaient tout de même.

Mais un léger sifflement les fit taire. On signalait la présence de Mouret et de Bourdoncle dans le couloir. Depuis quelque temps, les plaintes des employés devenaient telles, que la direction affectait de descendre juger par elle-même la qualité de la nourriture. Sur les trente sous qu'elle donnait au chef, par jour et par tête, celui-ci devait tout payer, provisions, charbon, gaz, personnel ; et elle montrait des étonnements naïfs, quand ce n'était pas très bon. Le matin encore, chaque rayon avait délégué un vendeur, Mignot et Liénard s'étaient chargés de parler au nom de leurs camarades. Aussi, dans le brusque silence, les oreilles se tendirent, on écouta des voix qui sortaient de la salle voisine, où Mouret et Bourdoncle venaient d'entrer. Celui-ci déclarait le bœuf excellent ; et Mignot, suffoqué par cette affirmation tranquille, répétait : « Mâchez-le, pour voir » ; pendant que Liénard, s'attaquant à la raie, disait avec douceur : « Mais elle pue, monsieur ! » Alors, Mouret se répandit en paroles cordiales : il ferait tout pour le bien-être de ses employés, il était leur père, il préférait manger du pain sec que de les savoir mal nourris.

– Je vous promets d'étudier la question, finit-il par conclure, en haussant le ton, de manière à être entendu d'un bout du couloir à l'autre.

L'enquête de la direction était terminée, le bruit des fourchettes recommença. Hutin murmurait :

– Oui, compte là-dessus, et bois de l'eau !… Ah ! ils ne sont pas chiches de bonnes paroles. Veux-tu des promesses, en voilà ! Et ils vous nourrissent de vieilles semelles, et ils vous flanquent à la porte comme des chiens !

Le vendeur qui l'avait déjà questionné, répéta :

– Vous dites donc que votre Robineau… ?

Mais un tapage de grosse vaisselle couvrit sa voix. Les commis changeaient d'assiettes eux-mêmes, les piles diminuaient, à gauche et à droite. Et, comme un aide de cuisine apportait de grands plats de fer-blanc, Hutin s'écria :

– Du riz au gratin, c'est complet !

– Bon pour deux sous de colle ! dit Favier en se servant.

Les uns l'aimaient, les autres trouvaient ça trop mastic. Et ceux qui lisaient, restaient silencieux, enfoncés dans le feuilleton de leur journal, ne sachant même pas ce qu'ils mangeaient. Tous s'épongeaient le front, l'étroit caveau s'emplissait d'une vapeur rousse ; tandis que les ombres des passants, continuellement, couraient en barres noires sur le couvert débandé.

– Passez le pain à Deloche, cria un farceur.

Chacun coupait son morceau, puis replantait le couteau dans la croûte, jusqu'au manche ; et le pain circulait toujours.

– Qui prend mon riz contre son dessert ? demanda Hutin.

Quand il eut conclu le marché avec un petit jeune homme mince, il tenta aussi de vendre son vin ; mais personne n'en voulut, on le trouvait exécrable.

– Je vous disais donc que Robineau est de retour, continua-t-il, au milieu des rires et des conversations qui se croisaient. Oh ! son affaire est grave… Imaginez-vous qu'il débauche les vendeuses ! Oui, il leur procure des nœuds de cravate !

– Silence ! murmura Favier. Voilà qu'on le juge.

Du coin de l'œil, il montrait Bouthemont, qui marchait dans le couloir, entre Mouret et Bourdoncle, tous trois absorbés, parlant à demi-voix, vivement. La salle à manger des chefs de comptoir et des seconds se trouvait justement en face. Lorsque Bouthemont avait vu passer Mouret, il s'était levé de table, ayant fini, et il contait les ennuis de son rayon, il disait son embarras. Les deux autres l'écoutaient, refusant encore de sacrifier Robineau, un vendeur de premier ordre, qui datait de Mme Hédouin. Mais, quand il en vint à l'histoire des nœuds de cravate, Bourdoncle s'emporta. Est-ce que ce garçon était fou, de s'entremettre pour donner des travaux supplémentaires aux vendeuses ? La maison payait assez cher le temps de ces demoiselles ; si elles travaillaient à leur compte la nuit, elles travaillaient moins dans le jour au magasin, c'était clair ; elles les volaient donc, elles risquaient leur santé qui ne leur appartenait pas. La nuit était faite pour dormir, toutes devaient dormir, ou bien on les flanquerait dehors !

– Ça chauffe, fit remarquer Hutin.

Chaque fois que les trois hommes, dans leur promenade lente, passaient devant la salle à manger, les commis les guettaient, commentaient leurs moindres gestes. Ils en oubliaient le riz au gratin, où un caissier venait de trouver un bouton de culotte.

– J'ai entendu le mot « cravate », dit Favier. Et vous avez vu le nez de Bourdoncle qui a blanchi tout d'un coup.

Cependant, Mouret partageait l'indignation de l'intéressé. Une vendeuse réduite à travailler la nuit, lui semblait une attaque contre l'organisation même du Bonheur. Quelle était donc la sotte qui ne savait pas se suffire, avec ses bénéfices sur la vente ? Mais, quand Bouthemont eut nommé Denise, il se radoucit, il trouva des excuses. Ah ! oui, cette petite fille : elle n'était pas encore très adroite et elle avait des charges, assurait-on. Bourdoncle l'interrompit pour déclarer qu'il fallait la renvoyer sur l'heure. On ne tirerait jamais rien d'un laideron pareil, il l'avait toujours dit ; et il semblait satisfaire une rancune. Alors, Mouret, pris d'embarras, affecta de rire. Mon Dieu ! quel homme sévère ! ne pouvait-on pardonner une fois ? On ferait venir la coupable, on la gronderait. En somme, c'était Robineau qui avait tous les torts, car il aurait dû la détourner, lui, un ancien commis au courant des habitudes de la maison.

– Eh bien ! voilà le patron qui rit maintenant ! reprit Favier étonné, comme le groupe passait de nouveau devant la porte.

– Ah sacristi ! jura Hutin, s'ils s'obstinent à nous coller leur Robineau sur les épaules, nous allons leur donner de l'agrément !

Bourdoncle regardait Mouret en face. Puis, il eut simplement un geste dédaigneux, pour dire qu'il comprenait enfin et que c'était imbécile. Bouthemont avait repris ses plaintes : les vendeurs menaçaient de partir, et il s'en trouvait d'excellents parmi eux. Mais ce qui parut toucher ces messieurs davantage, ce fut le bruit des bons rapports de Robineau avec Gaujean : celui-ci, disait-on, poussait le premier à s'établir à son compte dans le quartier, lui offrait les crédits les plus larges, afin de battre en brèche le Bonheur des Dames. Il y eut un silence. Ah ! ce Robineau rêvait de bataille ! Mouret était devenu sérieux ; il affecta le mépris, il évita de prendre une décision, comme si l'affaire n'avait pas eu d'importance. On verrait, on lui parlerait. Et, tout de suite, il plaisanta avec Bouthemont, dont le père, débarqué l'avant-veille de sa petite boutique de Montpellier, avait failli étouffer de stupeur et d'indignation, en tombant dans le hall énorme où régnait son fils. On riait encore du bonhomme, qui, retrouvant son aplomb de méridional, s'était mis à tout dénigrer et à prétendre que les nouveautés allaient finir sur le trottoir.

– Justement, voici Robineau, murmura le chef de rayon. Je l'avais envoyé au réassortiment, pour éviter un conflit regrettable… Pardonnez-moi si j'insiste, mais les choses en sont à un état si aigu, qu'il faut agir.

En effet, Robineau, qui rentrait, passait et saluait ces messieurs, en se rendant à sa table.

Mouret se *******a de répéter :

– C'est bon, nous verrons cela.

Ils partirent. Hutin et Favier les attendaient toujours. Lorsqu'ils ne les virent pas reparaître, ils se soulagèrent. Est-ce que la direction, maintenant, descendrait ainsi à chaque repas compter leurs bouchées ? Ce serait gai, si l'on ne pouvait même plus être libre en mangeant ! La vérité était qu'ils venaient de voir rentrer Robineau, et que la belle humeur du patron les inquiétait sur l'issue de la lutte engagée par eux. Ils baissèrent la voix, ils cherchèrent des vexations nouvelles.

– Mais je meurs ! continua Hutin tout haut. On a encore plus faim en sortant de table !

Pourtant, il avait mangé deux parts de confiture, la sienne et celle qu'il avait échangée contre sa portion de riz. Tout d'un coup, il cria :

– Zut ! je me fends d'un supplément !… Victor, une troisième confiture !

Le garçon achevait de servir les desserts. Ensuite, il apporta le café ; et ceux qui en prenaient, lui donnaient tout de suite leurs trois sous. Quelques vendeurs s'en étaient allés, flânant le long du corridor, cherchant les coins noirs pour fumer une cigarette. Les autres restaient alanguis, devant la table encombrée de vaisselle grasse. Ils roulaient des boulettes de mie de pain, revenaient sur les mêmes histoires, dans l'odeur de graillon, qu'ils ne sentaient plus, et dans la chaleur d'étuve, qui leur rougissait les oreilles. Les murs suaient, une asphyxie lente tombait de la voûte moisie. Adossé contre le mur, Deloche, bourré de pain, digérait en silence, les yeux levés sur le soupirail ; et sa récréation, tous les jours, après le déjeuner, était de regarder ainsi les pieds des passants qui filaient vite au ras du trottoir, des pieds coupés aux chevilles, gros souliers, bottes élégantes, fines bottines de femme, un va-et-vient continu de pieds vivants, sans corps et sans tête. Les jours de pluie, c'était très sale.

– Comment ! déjà ! cria Hutin.

Une cloche sonnait au bout du couloir, il fallait laisser la place à la troisième table. Les garçons de service arrivaient avec des seaux d'eau tiède et de grosses éponges, pour laver les toiles cirées. Lentement, les salles se vidaient, les vendeurs remontaient à leurs rayons, en traînant le long des marches. Et, dans la cuisine, le chef avait repris sa place devant le guichet, entre ses bassines de raie, de bœuf et de sauce, armé de ses fourchettes et de ses cuillers, prêt à remplir de nouveau les assiettes, de son mouvement rythmique d'horloge bien réglée.

Comme Hutin et Favier s'attardaient, ils virent descendre Denise.

– M. Robineau est de retour, mademoiselle, dit le premier, avec une politesse moqueuse.

– Il déjeune, ajouta l'autre. Mais si ça presse trop, vous pouvez entrer.

Denise descendait toujours sans répondre, sans tourner la tête. Pourtant, lorsqu'elle passa devant la salle à manger des chefs de comptoir et des seconds, elle ne put s'empêcher d'y jeter un coup d'œil. Robineau était là, en effet. Elle tâcherait de lui parler, l'après-midi ; et elle continua de suivre le corridor, pour se rendre à sa table, qui se trouvait à l'autre bout.

Les femmes mangeaient à part, dans deux salles réservées. Denise entra dans la première. C'était également une ancienne cave, transformée en réfectoire ; mais on l'avait aménagée avec plus de confort. Sur la table ovale, placée au milieu, les quinze couverts s'espaçaient davantage, et le vin était dans des carafes ; un plat de raie et un plat de bœuf à la sauce piquante tenaient les deux bouts. Des garçons en tablier blanc servaient ces dames, ce qui évitait à celles-ci le désagrément de prendre elles mêmes leurs portions au guichet. La direction avait trouvé cela plus décent.

– Vous avez donc fait le tour ? demanda Pauline, assise déjà et se coupant du pain.

– Oui, répondit Denise en rougissant, j'accompagnais une cliente.

Elle mentait. Clara poussa le coude d'une vendeuse, sa voisine. Qu'avait donc la mal peignée, ce jour-là ? Elle était toute singulière. Coup sur coup, elle recevait des lettres de son amant ; puis, elle courait le magasin comme une perdue, elle prétextait des commissions à l'atelier, où elle n'allait seulement pas. Pour sûr, il se passait quelque histoire. Alors, Clara, tout en mangeant sa raie sans dégoût, avec une insouciance de fille nourrie autrefois de lard rance, causa d'un drame affreux, dont le récit emplissait les journaux.

– Vous avez lu, cet homme qui a guillotiné sa maîtresse d'un coup de rasoir ?

– Dame ! fit remarquer une petite lingère, de visage doux et délicat, il l'avait trouvée avec un autre. C'est bien fait.

Mais Pauline se récria. Comment ! parce qu'on n'aimera plus un monsieur, il lui sera permis de vous trancher la gorge ! Ah ! non, par exemple ! Et, s'interrompant, se tournant vers le garçon de service :

– Pierre, je ne puis pas avaler le bœuf, vous savez… Dites donc qu'on me fasse un petit supplément, une omelette, hein ! et moelleuse, s'il est possible !

Pour attendre, comme elle avait toujours des gourmandises dans les poches, elle en sortit des pastilles de chocolat, qu'elle se mit à croquer avec son pain.

– Certainement, ce n'est pas drôle, un homme pareil, reprit Clara. Et il y en a des jaloux ! L'autre jour encore, c'était un ouvrier qui jetait sa femme dans un puits !

Elle ne quittait pas Denise des yeux, elle crut avoir deviné, en la voyant pâlir. Évidemment, cette sainte nitouche tremblait d'être giflée par son amoureux, qu'elle devait tromper. Ce serait drôle, s'il la relançait jusque dans le magasin, comme elle semblait le craindre. Mais la conversation tournait, une vendeuse donnait une recette pour détacher le velours. On parla ensuite d'une pièce de la Gaieté, où des amours de petites filles dansaient mieux que des grandes personnes. Pauline, attristée un instant par la vue de son omelette qui était trop cuite, reprenait sa gaieté, en ne la trouvant pas trop mauvaise.

– Passez-moi donc le vin, dit-elle à Denise. Vous devriez vous commander une omelette.

– Oh ! le bœuf me suffit, répondit la jeune fille, qui, pour ne rien dépenser, s'en tenait à la nourriture de la maison, si répugnante qu'elle fût.

Lorsque le garçon apporta le riz au gratin, ces demoiselles protestèrent. Elles l'avaient laissé, la semaine d'auparavant, et elles espéraient qu'il ne reparaîtrait plus. Denise, distraite, troublée au sujet de Jean par les histoires de Clara, fut la seule à en manger ; et toutes la regardaient, d'un air de dégoût. Il y eut une débauche de suppléments, elles s'emplirent de confiture. C'était du reste une élégance, il fallait se nourrir sur son argent.
– Vous savez que ces messieurs ont réclamé, dit la lingère délicate, et que la direction a promis…

On l'interrompit avec des rires, on ne causa plus que de la direction. Toutes prenaient du café, sauf Denise, qui ne pouvait le supporter, disait-elle. Et elles s'attardèrent devant leurs tasses, les lingères en laine, d'une simplicité de petites bourgeoises, les confectionneuses en soie, la serviette au menton pour ne pas attraper de taches, pareilles à des dames qui seraient descendues manger à l'office, avec leurs femmes de chambre. On avait ouvert le châssis vitré du soupirail, afin de changer l'air étouffant et empesté ; mais il fallut le refermer tout de suite, les roues des fiacres semblaient passer sur la table.

– Chut ! souffla Pauline, voici cette vieille bête !

C'était l'inspecteur Jouve. Il rôdait ainsi volontiers, vers la fin des repas, du côté de ces demoiselles. D'ailleurs, il avait la surveillance de leurs salles. Les yeux souriants, il entrait, faisait le tour de la table ; quelquefois même, il causait, voulait savoir si elles avaient déjeuné de bon appétit. Mais, comme il les inquiétait et les ennuyait, toutes se hâtaient de fuir. Bien que la cloche n'eût pas sonné, Clara disparut la première ; d'autres la suivirent. Il ne resta bientôt plus que Denise et Pauline. Celle-ci, après avoir bu son café, achevait ses pastilles de chocolat.

– Tiens ! dit-elle en se levant, je vais envoyer un garçon me chercher des oranges… Venez-vous ?

– Tout à l'heure, répondit Denise, qui mordillait une croûte, résolue à demeurer la dernière, de façon à pouvoir aborder Robineau, quand elle remonterait.

Cependant, lorsqu'elle fut seule avec Jouve, elle ressentit un malaise ; et, contrariée, elle quitta enfin la table. Mais, en la voyant se diriger vers la porte, il lui barra le passage :

– Mademoiselle Baudu…

Debout devant elle, il souriait d'un air paterne. Ses grosses moustaches grises, ses cheveux taillés en brosse, lui donnaient une grande honnêteté militaire. Et il poussait en avant sa poitrine, où s'étalait son ruban rouge.

– Quoi donc, monsieur Jouve ? demanda-t-elle rassurée.

– Je vous ai encore aperçue, ce matin, causant là-haut, derrière les tapis. Vous savez que c'est contraire au règlement, et si je faisais mon rapport… Elle vous aime donc bien, votre amie Pauline ?

Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, un nez creux et recourbé, aux appétits de taureau.

– Hein ? qu'avez-vous, toutes les deux, pour vous aimer comme ça ?

Denise, sans comprendre, était reprise de malaise. Il s'approchait trop, il lui parlait dans la figure.

– C'est vrai, nous causions, monsieur Jouve, balbutia-t-elle, mais il n'y a pas grand mal à causer un peu… Vous êtes bien bon pour moi, merci tout de même.

– Je ne devrais pas être bon, dit-il. La justice, je ne connais que ça… Seulement, quand on est si gentille…

Et il s'approchait encore. Alors, elle eut tout à fait peur. Les paroles de Pauline lui revenaient à la mémoire, elle se rappelait les histoires qui couraient, des vendeuses terrorisées par le père Jouve, achetant sa bienveillance. Au magasin, d'ailleurs, il se *******ait de petites privautés, claquait doucement de ses doigts enflés les joues des demoiselles complaisantes, leur prenait les mains, puis les gardait, comme s'il les avait oubliées dans les siennes. Cela restait paternel, et il ne lâchait le taureau que dehors, lorsqu'on voulait bien accepter des tartines de beurre, chez lui, rue des Moineaux.

– Laissez-moi, murmura la jeune fille en reculant.

– Voyons, disait-il, vous n'allez pas faire la sauvage avec un ami qui vous ménage toujours. Soyez aimable, venez ce soir tremper une tartine dans une tasse de thé. C'est de bon cœur.

Elle se débattait, maintenant.

– Non ! non !

La salle à manger demeurait vide, le garçon n'avait point reparu. Jouve, l'oreille tendue au bruit des pas, jeta vivement un regard autour de lui ; et, très excité, sortant de sa tenue, dépassant ses familiarités de père, il voulut la baiser sur le cou.

– Petite méchante, petite bête… Quand on a des cheveux comme ça, est-ce qu'on est si bête ? Venez donc ce soir, c'est pour rire.

Mais elle s'affolait, dans une révolte terrifiée, à l'approche de ce visage brûlant, dont elle sentait le souffle. Tout d'un coup, elle le poussa, d'un effort si rude, qu'il chancela et faillit tomber sur la table. Une chaise heureusement le reçut ; tandis que le choc faisait rouler une carafe de vin, qui éclaboussa la cravate blanche et trempa le ruban rouge. Et il restait là, sans s'essuyer, étranglé de colère, devant une brutalité pareille. Comment ! lorsqu'il ne s'attendait à rien, lorsqu'il n'y mettait pas ses forces et qu'il cédait simplement à sa bonté !

– Ah ! mademoiselle, vous vous en repentirez, parole d'honneur !

Denise s'était enfuie. Justement, la cloche sonnait ; et, troublée, encore frémissante, elle oublia Robineau, elle remonta au comptoir. Puis, elle n'osa plus redescendre. Comme le soleil, l'après-midi, chauffait la façade de la place Gaillon, on étouffait dans les salons de l'entresol, malgré les stores. Quelques clientes vinrent, mirent ces demoiselles en nage, sans rien acheter. Tout le rayon bâillait, sous les grands yeux somnolents de Mme Aurélie. Enfin, vers trois heures, Denise, voyant la première s'assoupir, fila doucement, reprit sa course à travers le magasin, de son air affairé. Pour dépister les curieux, qui pouvaient la suivre du regard, elle ne descendit pas directement à la soie ; d'abord, elle parut avoir affaire aux dentelles, elle aborda Deloche, lui demanda un renseignement ; ensuite, au rez-de-chaussée, elle traversa la rouennerie, et elle entrait aux cravates, lorsqu'un sursaut de surprise l'arrêta net. Jean était devant elle.

– Comment ! c'est toi ? murmura-t-elle toute pâle.

Il avait gardé sa blouse de travail, et il était nu-tête, avec ses cheveux blonds en désordre, dont les frisures coulaient sur sa peau de fille. Debout devant un casier de minces cravates noires, il semblait réfléchir profondément.

– Que fais-tu là ? reprit-elle.

– Dame ! répondit-il, je t'attendais… Tu me défends de venir. Alors, je suis bien entré, mais je n'ai rien dit à personne. Oh ! tu peux être tranquille. Ne fais pas semblant de me connaître, si tu veux.

Des vendeurs les regardaient déjà, l'air étonné. Jean baissa la voix.

– Tu sais, elle a voulu m'accompagner. Oui, elle est sur la place, devant la fontaine… Donne vite les quinze francs, ou nous sommes fichus, aussi vrai que le soleil nous éclaire !

Alors, Denise fut saisie d'un grand trouble. On ricanait, on écoutait cette aventure. Et, comme un escalier du sous-sol s'ouvrait derrière le rayon des cravates, elle y poussa son frère, elle le fit descendre vivement. En bas, il continua son histoire, embarrassé, cherchant les faits, craignant de n'être point cru.

– L'argent n'est pas pour elle. Elle est trop distinguée… Et son mari, ah ! bien, il se fiche joliment de quinze francs ! Pour un million, il n'autoriserait pas sa femme. Un fabricant de colle, te l'ai-je dit ? des gens extrêmement bien… Non, c'est pour une crapule, un ami à elle qui nous a vus ; et, tu comprends, si je ne lui donne pas les quinze francs, ce soir…

– Tais-toi, murmura Denise. Tout à l'heure… Marche donc !

Ils étaient descendus dans le service du départ. La morte saison endormait la vaste cave, sous le jour blafard des soupiraux. Il y faisait froid, un silence tombait de la voûte. Mais pourtant un garçon prenait, dans un des compartiments, les quelques paquets destinés au quartier de la Madeleine ; et, sur la grande table de triage, Campion, le chef de service, était assis, les jambes ballantes, les yeux ouverts.

Jean recommençait :

– Le mari qui a un grand couteau…

– Va donc ! répéta Denise, en le poussant toujours.

Ils suivirent un des corridors étroits, où le gaz brûlait continuellement. À droite et à gauche, au fond des caveaux obscurs, les marchandises des réserves entassaient des ombres derrière les palissades. Enfin, elle s'arrêta contre une de ces claies de bois. Personne ne viendrait sans doute ; mais c'était défendu, et elle avait un frisson.

– Si cette crapule parle, reprit Jean, le mari qui a un grand couteau…

– Où veux-tu que je trouve quinze francs ? s’écria Denise désespérée. Tu ne peux donc pas être raisonnable ? Il t'arrive sans cesse des choses si drôles !

Il se frappa la poitrine. Au milieu de ses inventions romanesques, lui-même ne savait plus l'exacte vérité. Il dramatisait simplement ses besoins d'argent, il y avait toujours au fond quelque nécessité immédiate.

– Sur ce que j'ai de plus sacré, cette fois c'est bien vrai… Je la tenais comme ça, et elle m'embrassait…

Elle le fit taire de nouveau, elle se fâcha, torturée, poussée à bout.

– Je ne veux pas savoir. Garde pour toi ta mauvaise conduite. C'est trop vilain, entends-tu !… Et tu me tourmentes chaque semaine, je me tue à t'entretenir de pièces de cent sous. Oui, je passe les nuits… Sans compter que tu enlèves le pain de la bouche de ton frère.

Jean restait béant, la face pâle. Comment ! c'était vilain ? et il ne comprenait pas, il avait depuis l'enfance traité sa sœur en camarade, il lui semblait bien naturel de vider son cœur. Mais ce qui l'étranglait surtout, c'était d'apprendre qu'elle passait les nuits. L'idée qu'il la tuait et qu'il mangeait la part de Pépé, le bouleversa tellement, qu'il se mit à pleurer.

– Tu as raison, je suis un chenapan, cria-t-il. Mais ce n'est pas vilain, va ! au contraire, et voilà pourquoi on recommence… Celle-là, vois-tu, a déjà vingt ans. Elle croyait rire, parce que j'en ai à peine dix-sept… Mon Dieu ! que je suis donc furieux contre moi ! Je me flanquerais des gifles !

Il lui avait pris les mains, il les baisait, les mouillait de larmes.

– Donne-moi les quinze francs, ce sera la dernière fois, je te le jure… Ou bien, non ! ne me donne rien, j'aime mieux mourir. Si le mari m'assassine, tu seras bien débarrassée.

Et, comme elle aussi pleurait, il eut un remords.

– Je dis ça, je n'en sais rien. Peut-être qu'il ne veut tuer personne. Nous nous arrangerons, je te le promets, petite sœur. Allons, adieu, je pars.

Mais un bruit de pas, au bout du corridor, les inquiéta. Elle le ramena contre la réserve, dans un coin d'ombre. Pendant un instant, ils n'entendirent plus que le sifflement d'un bec de gaz, près d'eux. Puis, les pas se rapprochèrent ; et, en allongeant la tête, elle reconnut l'inspecteur Jouve, qui venait de s'engager dans le corridor, de son air raide. Passait-il par hasard ? quelqu'autre surveillant, de planton à la porte, l'avait-il averti ? Elle fut prise d'une telle crainte, qu'elle perdit la tête ; et elle poussa Jean hors du trou de ténèbres où ils se cachaient, le chassa devant elle, balbutia :

– Va-t'en ! va-t'en !

Tous deux galopaient, en entendant derrière leurs talons le souffle du père Jouve, qui s'était mis également à courir. Ils traversèrent de nouveau le service du départ, ils arrivèrent au pied de l'escalier dont la cage vitrée débouchait sur la rue de la Michodière.

– Va-t'en ! répétait Denise, va-t'en !… Si je peux, je t'enverrai les quinze francs tout de même.

Jean, étourdi, se sauva. Hors d'haleine, l'inspecteur, qui arrivait, distingua seulement un coin de la blouse blanche et les boucles des cheveux blonds, envolés dans le vent du trottoir. Un instant, il souffla, pour retrouver la correction de sa tenue. Il avait une cravate blanche toute neuve, prise au rayon de la lingerie, et dont le nœud, très large, luisait comme une neige.

– Eh bien ! c'est propre, mademoiselle, dit-il, les lèvres tremblantes. Oui, c'est propre, c'est très propre… si vous espérez que je vais tolérer, dans le sous-sol, des choses si propres.

Et il la poursuivait de ce mot, tandis qu'elle remontait au magasin, la gorge serrée d'émotion, sans trouver une parole de défense. Maintenant, elle était désolée d'avoir couru. Pourquoi ne pas s'expliquer, montrer son frère ? On allait encore s'imaginer des vilenies ; et elle aurait beau jurer, on ne la croirait pas. Une fois de plus, elle oublia Robineau, elle rentra directement au comptoir.

Sans attendre, Jouve se rendit à la direction, pour faire son rapport. Mais le garçon de service lui dit que le directeur était avec M. Bourdoncle et M. Robineau : tous trois causaient depuis un quart d'heure. La porte, d'ailleurs, restait entrouverte ; on entendait Mouret demander gaiement au commis s'il venait de passer de bonnes vacances ; il n'était nullement question d'un renvoi, la conversation au contraire tomba sur certaines mesures à prendre dans le rayon.

– Vous désirez quelque chose, monsieur Jouve ? cria Mouret. Entrez donc.

Mais un instinct avertit l'inspecteur. Bourdoncle étant sorti, Jouve préféra tout lui conter. Lentement, ils suivirent la galerie des châles, marchant côte à côte, l'un penché et parlant très bas, l'autre écoutant, sans qu'un trait de son visage sévère laissât voir ses impressions.

– C'est bien, finit par dire ce dernier.

Et, comme ils étaient arrivés devant les confections, il entra. Justement, Mme Aurélie se fâchait contre Denise. D'où venait-elle encore ? cette fois, elle ne dirait peut-être pas qu'elle était montée à l'atelier. Vraiment, ces disparitions continuelles ne pouvaient se tolérer davantage.

– Madame Aurélie ! appela Bourdoncle.

Il se décidait à un coup de force, il ne voulait pas consulter Mouret, de peur d'une faiblesse. La première s'avança, et de nouveau l'histoire fut contée à voix basse. Tout le rayon attendait, flairant une catastrophe. Enfin, Mme Aurélie se tourna, l'air solennel.

– Mademoiselle Baudu…

Et son masque empâté d'empereur avait l'immobilité inexorable de la toute-puissance.

– Passez à la caisse !

La terrible phrase sonna très haut, dans le rayon alors vide de clientes. Denise était demeurée droite et blanche sans un souffle. Puis, elle eut des mots entrecoupés.

– Moi ! moi !… Pourquoi donc ? qu'ai-je fait ?

Bourdoncle répondit durement qu'elle le savait, qu'elle ferait mieux de ne pas provoquer une explication ; et il parla des cravates, et il dit que ce serait joli, si toutes ces demoiselles voyaient des hommes dans le sous-sol.

– Mais c'est mon frère ! cria-t-elle avec la colère douloureuse d'une vierge violentée.

Marguerite et Clara se mirent à rire, tandis que Mme Frédéric, si discrète d'habitude, hochait également la tête d'un air incrédule. Toujours son frère ! c'était bête à la fin ! Alors, Denise les regarda tous : Bourdoncle, qui dès la première heure ne voulait pas d'elle ; Jouve, resté là pour témoigner, et dont elle n'attendait aucune justice ; puis, ces filles qu'elle n'avait pu toucher par neuf mois de courage souriant, ces filles heureuses enfin de la pousser dehors. À quoi bon se débattre ? pourquoi vouloir s'imposer, quand personne ne l'aimait ? Et elle s'en alla sans ajouter une parole, elle ne jeta même pas un dernier regard, dans ce salon où elle avait lutté si longtemps.

Mais, dès qu'elle fut seule, devant la rampe du hall, une souffrance plus vive serra son cœur. Personne ne l'aimait, et la pensée brusque de Mouret venait de lui ôter toute sa résignation. Non ! elle ne pouvait accepter un pareil renvoi. Peut-être croirait-il cette vilaine histoire, ce rendez-vous avec un homme, au fond des caves. Une honte la torturait à cette idée, une angoisse dont elle n'avait jamais encore senti l'étreinte. Elle voulait l'aller trouver, elle lui expliquerait les choses, pour le renseigner simplement ; car il lui était égal de partir, lorsqu'il saurait la vérité. Et son ancienne peur, le frisson qui la glaçait devant lui, éclatait soudain en un besoin ardent de le voir, de ne point quitter la maison, sans lui jurer qu'elle n'avait pas appartenu à un autre.

Il était près de cinq heures, le magasin reprenait un peu de vie, dans l'air rafraîchi du soir. Vivement, elle se dirigea vers la direction. Mais, lorsqu'elle fut devant la porte du cabinet, une tristesse désespérée l'envahit de nouveau. Sa langue s'embarrassait, l'écrasement de l'existence retombait sur ses épaules. Il ne la croirait pas, il rirait comme les autres ; et cette crainte la fit défaillir. C'était fini, elle serait mieux seule, disparue, morte. Alors, sans même prévenir Deloche et Pauline, elle passa tout de suite à la caisse.

– Mademoiselle, dit l'employé, vous avez vingt-deux jours, ça fait dix-huit francs soixante-dix auxquels il faut ajouter sept francs de tant pour cent et de guelte. C'est bien votre compte, n'est-ce pas ?

– Oui, monsieur… Merci.

Et Denise s'en allait avec son argent, lorsqu'elle rencontra enfin Robineau. Il avait appris déjà le renvoi, il lui promit de retrouver l'entrepreneuse de cravates. Tout bas, il la consolait, il s'emportait : quelle existence ! se voir à la continuelle merci d'un caprice ! être jeté dehors d'une heure à l'autre, sans pouvoir même exiger les appointements du mois entier ! Denise monta prévenir Mme Cabin, qu'elle tâcherait de faire prendre sa malle dans la soirée. Cinq heures sonnaient, lorsqu'elle se trouva sur le trottoir de la place Gaillon, étourdie, au milieu des fiacres et de la foule.

Le soir même, comme Robineau rentrait chez lui, il reçut une lettre de la direction, l'avertissant en quatre lignes que, pour des raisons d'ordre intérieur, elle se voyait forcée de renoncer à ses services. Il était depuis sept ans dans la maison ; l'après-midi encore, il avait causé avec ces messieurs ; ce fut un coup de massue. Hutin et Favier chantaient victoire à la soie, aussi bruyamment que Marguerite et Clara triomphaient aux confections. Bon débarras ! les coups de balai font de la place ! Seuls, quand ils se rencontraient, à travers la cohue des rayons, Deloche et Pauline échangeaient des mots navrés, regrettant Denise, si douce, si honnête.

– Ah ! disait le jeune homme, si elle réussissait jamais autre part, je voudrais qu'elle rentrât ici, pour leur mettre le pied sur la gorge, à toutes ces pas grand-chose !

Et ce fut Bourdoncle qui, dans cette affaire, supporta le choc violent de Mouret. Lorsque ce dernier apprit le renvoi de Denise, il entra dans une grande irritation. D'habitude, il s'occupait fort peu du personnel ; mais il affecta cette fois de voir là un empiétement de pouvoir, une tentative d'échapper à son autorité. Est-ce qu'il n'était plus le maître, par hasard, pour qu'on se permît de donner des ordres ? Tout devait lui passer sous les yeux. absolument tout ; et il briserait comme une paille quiconque résisterait. Puis, quand il eut fait une enquête personnelle, dans un tourment nerveux qu'il ne pouvait cacher, il se fâcha de nouveau. Elle ne mentait pas, cette pauvre fille : c'était bien son frère, Campion l'avait parfaitement reconnu. Alors, pourquoi la renvoyer ? Il parla même de la reprendre.

Cependant, Bourdoncle, fort de sa résistance passive, pliait l'échine sous la bourrasque. Il étudiait Mouret. Enfin, un jour où il le vit plus calme, il osa dire, d'une voix particulière :

– Il vaut mieux pour tout le monde qu'elle soit partie.

Mouret resta gêné, le sang au visage.

– Ma foi, répondit-il en riant, vous avez peut-être raison… Descendons voir la vente. Ça remonte, on a fait près de cent mille francs, hier.

 
 

 

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Chapitre 7


Un instant, Denise était restée étourdie sur le pavé, dans le soleil encore brûlant de cinq heures. Juillet chauffait les ruisseaux, Paris avait sa lumière crayeuse d'été, aux aveuglantes réverbérations. Et la catastrophe venait d'être si brusque, on l'avait poussée dehors si rudement, qu'elle retournait au fond de sa poche ses vingt-cinq francs soixante-dix, d'une main machinale, en se demandant où aller et que faire.

Toute une file de fiacres l'empêchait de quitter le trottoir du Bonheur des Dames. Quand elle put se hasarder entre les roues, elle traversa la place Gaillon, comme si elle avait voulu gagner la rue Louis-le-Grand ; puis, elle se ravisa, descendit vers la rue Saint-Roch. Mais elle n'avait toujours aucun projet, car elle s'arrêta à l'angle de la rue Neuve-des-Petits-Champs, qu'elle finit par suivre, après avoir regardé autour d'elle d'un air indécis. Le passage Choiseul s'étant présenté, elle y entra, se trouva rue Monsigny sans savoir comment, retomba dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Un grand bourdonnement emplissait sa tête, l'idée de sa malle lui revint, à la vue d'un commissionnaire ; mais chez qui la faire porter, et pourquoi toute cette peine, lorsqu'une heure plus tôt elle avait encore un lit où coucher le soir ?

Alors, les yeux levés sur les maisons, elle se mit à examiner les fenêtres. Des écriteaux défilaient. Elle les voyait confusément, sans cesse reprise par le branle intérieur qui l'agitait tout entière. Était-ce possible ? seule d'une minute à l'autre, perdue dans cette grande ville inconnue, sans appui, sans ressources ! Il fallait manger et dormir cependant. Les rues se succédaient, la rue des Moulins, la rue Sainte-Anne. Elle battait le quartier, tournant sur elle-même, ramenée toujours au seul carrefour qu'elle connaissait bien. Brusquement, elle demeura stupéfaite, elle était de nouveau devant le Bonheur des Dames ; et, pour échapper à cette obsession, elle se jeta dans la rue de la Michodière.

Heureusement, Baudu n'était pas sur sa porte, le Vieil Elbeuf semblait mort, derrière ses vitrines noires. Jamais elle n'aurait osé se présenter chez son oncle, car il affectait de ne plus la reconnaître, et elle ne voulait point tomber à sa charge, dans le malheur qu'il avait prédit. Mais de l'autre côté de la rue, un écriteau jaune l'arrêta : Chambre garnie à louer. C'était le premier qui ne lui faisait pas peur, tellement la maison paraissait pauvre. Puis, elle la reconnut, avec ses deux étages bas, sa façade couleur de rouille, étranglée entre le Bonheur des Dames et l'ancien hôtel Duvillard. Au seuil de la boutique de parapluies, le vieux Bourras, chevelu et barbu comme un prophète, des bésicles sur le nez, étudiait l'ivoire d'une pomme de canne. Locataire de toute la maison, il sous-louait en garni les deux étages, pour diminuer son loyer.

– Vous avez une chambre, monsieur ? demanda Denise, obéissant à une poussée instinctive.

Il leva ses gros yeux embroussaillés, resta surpris de la voir. Toutes ces demoiselles lui étaient connues. Et il répondit, après avoir regardé sa petite robe propre, sa tournure honnête :

– Ça ne fait pas pour vous.

– Combien donc ? répondit Denise.

– Quinze francs par mois.

Alors, elle voulut visiter. Dans l'étroite boutique, comme il la dévisageait toujours de son air étonné, elle dit son départ du magasin et son désir de ne pas gêner son oncle. Le vieillard finit par aller chercher une clef sur une planche de l'arrière-boutique, une pièce obscure, où il faisait sa cuisine et où il couchait ; au-delà, derrière un vitrage poussiéreux, on apercevait le jour verdâtre d'une cour intérieure, large de deux mètres à peine.

– Je passe devant, pour que vous ne tombiez pas, dit Bourras dans l'allée humide qui longeait la boutique.

Il buta contre une marche, il monta, en multipliant les avertissements. Attention ! la rampe était contre la muraille, il y avait un trou au tournant, parfois les locataires laissaient leurs boîtes à ordures. Denise, dans une obscurité complète, ne distinguait rien, sentait seulement la fraîcheur des vieux plâtres mouillés. Au premier étage pourtant, un carreau donnant sur la cour lui permit de voir vaguement, comme au fond d'une eau dormante, l'escalier déjeté, les murailles noires de crasse, les portes craquées et dépeintes.

– Si encore l'une de ces deux chambres était libre ! reprit Bourras. Vous y seriez bien… Mais elles sont toujours occupées par des dames.

Au deuxième étage, le jour grandissait, éclairant d'une pâleur crue la détresse du logis. Un garçon boulanger occupait la première chambre ; et c'était l'autre, celle du fond, qui se trouvait vacante. Quand Bourras l'eut ouverte, il dut rester sur le palier, pour que Denise pût la visiter à l'aise. Le lit, dans l'angle de la porte, laissait tout juste le passage d'une personne. Au bout, il y avait une petite commode de noyer, une table de sapin noirci et deux chaises. Les locataires qui faisaient un peu de cuisine s'agenouillaient devant la cheminée, où se trouvait un fourneau de terre.

– Mon Dieu ! disait le vieillard, ce n'est pas riche, mais la fenêtre est gaie, on voit le monde dans la rue.

Et, comme Denise regardait avec surprise l'angle du plafond, au-dessus du lit, où une dame de passage avait écrit son nom : Ernestine, en promenant la flamme d'une chandelle, il ajouta d'un air bonhomme :

– Si l'on réparait, on ne joindrait jamais les deux bouts… Enfin, voilà tout ce que j'ai.

– Je serai très bien, déclara la jeune fille.

Elle paya un mois d'avance, demanda le linge, une paire de draps et deux serviettes, et fit son lit sans attendre, heureuse, soulagée de savoir où coucher le soir. Une heure plus tard, elle avait envoyé un commissionnaire chercher sa malle, elle était installée.

Ce furent d'abord deux mois de terrible gêne. Ne pouvant plus payer la pension de Pépé, elle l'avait repris et le couchait sur une vieille bergère prêtée par Bourras. Il lui fallait strictement trente sous chaque jour, le loyer compris, en consentant à vivre elle-même de pain sec, pour donner un peu de viande à l'enfant. La première quinzaine encore, les choses marchèrent : elle était entrée avec dix francs en ménage, puis elle eut la chance de retrouver l'entrepreneuse de cravates, qui lui paya ses dix-huit francs trente. Mais, ensuite, son dénuement devint complet. Elle eut beau se présenter dans les magasins, à la place Clichy, au Bon Marché, au Louvre : la morte-saison arrêtait partout les affaires, on la renvoyait à l'automne, plus de cinq mille employés de commerce, congédiés comme elle, battaient le pavé, sans place. Alors, elle tâcha de se procurer de petits travaux ; seulement dans son ignorance de Paris, elle ne savait où frapper, acceptait des besognes ingrates, ne touchait même pas toujours son argent. Certains soirs, elle faisait dîner Pépé tout seul, d'une soupe, en lui disant qu'elle avait mangé dehors ; et elle se mettait au lit, la tête bourdonnante, nourrie par la fièvre qui lui brûlait les mains. Lorsque Jean tombait au milieu de cette pauvreté, il se traitait de scélérat, avec une telle violence de désespoir, qu'elle était obligée de mentir ; souvent, elle trouvait encore le moyen de lui glisser une pièce de quarante sous, pour lui prouver qu'elle avait des économies. Jamais elle ne pleurait devant ses enfants. Les dimanches où elle pouvait faire cuire un morceau de veau dans la cheminée, à genoux sur le carreau, l'étroite pièce retentissait d'une gaieté de gamins, insoucieux de l'existence. Puis, Jean retourné chez son patron, Pépé endormi, elle passait une nuit affreuse, dans l'angoisse du lendemain.

D'autres craintes la tenaient éveillée. Les deux dames du premier recevaient des visites très tard ; et parfois un homme se trompait, montait donner des coups de poing dans sa porte. Bourras lui ayant dit tranquillement de ne pas répondre, elle s'enfonçait la tête sous l'oreiller, pour échapper aux jurons. Puis, son voisin, le boulanger, avait voulu rire ; celui-là ne rentrait que le matin, la guettait, quand elle allait chercher son eau ; il faisait même des trous dans la cloison, la regardait se débarbouiller, ce qui la forçait à pendre ses vêtements le long du mur. Mais elle souffrait davantage encore des importunités de la rue, de la continuelle obsession des passants. Elle ne pouvait descendre acheter une bougie, sur ces trottoirs boueux où rôdait la débauche des vieux quartiers, sans entendre derrière elle un souffle ardent, des paroles crues de convoitise ; et les hommes la poursuivaient jusqu'au fond de l'allée noire, encouragé par l'aspect sordide de la maison. Pourquoi donc n'avait-elle pas un amant ? cela étonnait, semblait ridicule. Il faudrait bien qu'elle succombât un jour. Elle-même n'aurait pu expliquer comment elle résistait, sous la menace de la faim, et dans le trouble des désirs dont on chauffait l'air autour d'elle.

Un soir, Denise n'avait pas même de pain pour la soupe de Pépé, lorsqu'un monsieur décoré s'était mis à la suivre. Devant l'allée, il devint brutal, et ce fut dans une révolte de dégoût qu'elle lui jeta la porte au visage. Puis, en haut, elle s'assit, les mains tremblantes. Le petit dormait. Que répondrait-elle s'il s'éveillait et s'il demandait à manger ? Cependant, elle n'aurait eu qu'à consentir. Sa misère finissait, elle avait de l'argent, des robes, une belle chambre. C'était facile, on disait que toutes en arrivaient là, puisqu'une femme, à Paris, ne pouvait vivre de son travail. Mais un soulèvement de son être protestait, sans indignation contre les autres, répugnant simplement aux choses salissantes et déraisonnables. Elle se faisait de la vie une idée de logique, de sagesse et de courage.

Bien des fois, Denise s'interrogea de la sorte. Une ancienne romance chantait dans sa mémoire, la fiancée du matelot que son amour gardait des périls de l'attente. À Valognes, elle fredonnait le refrain sentimental, en regardant la rue déserte. Avait-elle donc, elle aussi, une tendresse au cœur pour être si brave ? Elle songeait encore à Hutin, pleine de malaise. Chaque jour, elle le voyait passer sous sa fenêtre. Maintenant qu'il était second, il marchait seul, au milieu du respect des simples vendeurs. Jamais il ne levait la tête, elle croyait souffrir de la vanité de ce garçon, le suivait des yeux, sans craindre d'être surprise. Et, dès qu'elle apercevait Mouret, qui passait également tous les soirs, un tremblement l'agitait, elle se cachait vite, la gorge battante. Il n'avait pas besoin d'apprendre où elle logeait ; puis, elle était honteuse de la maison, elle souffrait de ce qu'il pouvait penser d'elle, bien qu'ils ne dussent jamais plus se rencontrer.

D'ailleurs, Denise vivait toujours dans le branle du Bonheur des Dames. Un simple mur séparait sa chambre de son ancien rayon ; et, dès le matin, elle recommençait ses journées, elle sentait monter la foule, avec le ronflement plus large de la vente. Les moindres bruits ébranlaient la vieille masure collée au flanc du colosse : elle battait dans ce pouls énorme. En outre, Denise ne pouvait éviter certaines rencontres. Deux fois, elle s'était trouvée en face de Pauline, qui lui avait offert ses services, désolée de la savoir malheureuse ; même il lui avait fallu mentir, pour éviter de recevoir son amie ou d'aller lui rendre visite, un dimanche, chez Baugé. Mais elle se défendait plus difficilement contre l'affection désespérée de Deloche ; il la guettait, n'ignorait aucun de ses soucis, l'attendait sous les portes ; un soir, il avait voulu lui prêter trente francs, les économies d'un frère, disait-il, très rouge. Et ces rencontres la ramenaient au continuel regret du magasin, l'occupaient de la vie intérieure qu'on y menait, comme si elle ne l'avait pas quitté.

Personne ne montait chez Denise. Un après-midi, elle fut surprise d'entendre frapper. C'était Colomban. Elle le reçut debout. Lui, très gêné, balbutia d'abord, demanda de ses nouvelles, parla du Vieil Elbeuf. Peut-être l'oncle Baudu l'envoyait-il, regrettant sa rigueur ; car il continuait à ne pas même saluer sa nièce, bien qu'il ne pût ignorer la misère où elle se trouvait. Mais, quand elle questionna nettement le commis, celui-ci parut plus embarrassé encore : non, non, ce n'était pas le patron qui l'envoyait ; et il finit par nommer Clara, il voulait simplement causer de Clara. Peu à peu, il s'enhardissait, demandait des conseils, dans l'idée que Denise pouvait lui être utile auprès de son ancienne camarade. Vainement, elle le désespéra, en lui reprochant de faire souffrir Geneviève pour une fille sans cœur. Il remonta un autre jour, il prit l'habitude de la venir voir. Cela suffisait à son amour timide, sans cesse il recommençait la même conversation, malgré lui, tremblant de la joie d'être avec une femme qui avait approché Clara. Et Denise, alors, vécut davantage au Bonheur des Dames.

Ce fut vers les derniers jours de septembre que la jeune fille connut la misère noire. Pépé était tombé malade, un gros rhume inquiétant. Il aurait fallu le nourrir de bouillon, et elle n'avait même pas de pain. Un soir que, vaincue, elle sanglotait, dans une de ces débâcles sombres qui jettent les filles au ruisseau ou à la Seine, le vieux Bourras frappa doucement. Il apportait un pain et une boîte à lait pleine de bouillon.

– Tenez ! voilà pour le petit, dit-il de son air brusque. Ne pleurez pas si fort, ça dérange mes locataires.

Et, comme elle le remerciait, dans une nouvelle crise de larmes :

– Taisez-vous donc ! … Demain, venez me parlez. J'ai du travail pour vous.

Bourras, depuis le coup terrible que le Bonheur des Dames lui avait porté en créant un rayon de parapluies et d'ombrelles, n'employait plus d'ouvrières. Il faisait tout lui-même, pour diminuer ses frais : les nettoyages, les reprises, la couture. Sa clientèle, du reste, diminuait au point qu'il manquait de travail parfois. Aussi dut-il inventer de la besogne, le lendemain, lorsqu'il installa Denise dans un coin de sa boutique. Il ne pouvait pas laisser mourir le monde chez lui.

– Vous aurez quarante sous par jour, dit-il. Quand vous trouverez mieux, vous me lâcherez.

Elle avait peur de lui, elle dépêcha son travail si vite, qu'il fut embarrassé pour lui en donner d'autre, C'étaient des lés de soie à coudre, des dentelles à réparer. Les premiers jours, elle n'osait lever la tête, gênée de le sentir autour d'elle, avec sa crinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sous les touffes raides de ses sourcils. Il avait la voix dure, les gestes fous, et les mères du quartier terrifiaient leurs marmots en menaçant de l'envoyer chercher, comme on envoie chercher les gendarmes. Cependant, les gamins ne passaient jamais devant sa porte, sans lui crier quelque vilenie, qu'il ne semblait même pas entendre. Toute sa colère de maniaque s'exhalait contre les misérables qui déshonoraient son métier, en vendant du bon marché, de la camelote, des articles dont les chiens, disait-il, n'auraient pas voulu se servir.

Denise tremblait, quand il lui criait furieusement :

– L'art est fichu, entendez-vous !… Il n'y a plus un manche propre. On fait des bâtons, mais des manches, c'est fini !… Trouvez-moi un manche, et je vous donne vingt francs !

C'était son orgueil d'artiste, pas un ouvrier à Paris n'était capable d'établir un manche pareil aux siens, léger et solide. Il en sculptait surtout la pomme avec une fantaisie charmante, renouvelant toujours les sujets, des fleurs, des fruits, des animaux, des têtes, traités d'une façon vivante et libre. Un canif lui suffisait, on le voyait les journées entières, le nez chaussé de bésicles, fouillant le buis ou l'ébène.

– Un tas d'ignorants, disait-il, qui se *******ent de coller de la soie sur des baleines ! Ils achètent leurs manches à la grosse, des manches tout fabriqués… Et ça vend ce que ça veut ! Entendez-vous, l'art est fichu !

Denise, enfin, se rassura. Il avait voulu que Pépé descendît jouer dans la boutique, car il adorait les enfants. Quand le petit marchait à quatre pattes, on ne pouvait plus remuer, elle au fond de son coin faisant des raccommodages, lui, devant la vitrine, creusant le bois, à l'aide de son canif. Maintenant, chaque journée ramenait les mêmes besognes et la même conversation. En travaillant, il retombait toujours sur le Bonheur des Dames, il expliquait sans se lasser où en était son terrible duel. Depuis 1845, il occupait la maison, pour laquelle il avait un bail de trente années, moyennant un loyer de dix huit cents francs ; et, comme il rattrapait un millier de francs avec ses quatre chambres garnies, il payait huit cents francs la boutique. C'était peu, il n'avait pas de frais, il pouvait tenir longtemps encore. À l'entendre, sa victoire ne faisait pas un doute, il mangerait le monstre.

Brusquement, il s'interrompait.

– Est-ce qu'ils en ont, des têtes de chien comme ça ?

Et il clignait les yeux derrière ses lunettes, pour juger la tête de dogue qu'il sculptait, la lèvre retroussée, les crocs dehors, dans un grognement plein de vie. Pépé, en extase devant le chien, se soulevait, appuyait ses deux petits bras sur les genoux du vieux.

– Pourvu que je joigne les deux bouts, je me moque du reste, reprenait celui-ci, en attaquant délicatement la langue de la pointe de son canif. Les coquins ont tué mes bénéfices ; mais, si je ne gagne plus, je ne perds pas encore, ou peu de chose du moins. Et, voyez-vous, je suis décidé à y laisser ma peau, plutôt que de céder.

Il brandissait son outil, ses cheveux blancs s'envolaient sous un vent de colère.

– Cependant, risquait doucement Denise, sans lever les yeux, si l'on vous offrait une somme raisonnable, il serait plus sage d'accepter.

Alors, son obstination féroce éclatait.

– Jamais !… La tête sous le couteau, je dirai non, tonnerre de Dieu !… J'ai encore dix ans de bail, ils n'auront pas la maison avant dix ans, lorsque je devrais crever de faim entre les quatre murs vides… Deux fois déjà, ils sont venus pour m'entortiller. Ils m'offraient douze mille francs de mon fonds et les années à courir du bail, dix-huit mille francs, en tout trente mille… Pas pour cinquante mille ! Je les tiens, je veux les voir lécher la terre devant moi !

– Trente mille francs, c'est beau, reprenait Denise. Vous pourriez aller vous établir plus loin… Et s'ils achetaient la maison ?

Bourras, qui terminait la langue de son dogue, s'absorbait une minute, avec un rire d'enfant vaguement épandu sur sa face neigeuse de Père éternel. Puis, il repartait.

– La maison, pas de danger !… Ils parlaient de l'acheter l'année dernière, ils en donnaient quatre-vingt mille francs, le double de ce qu'elle vaut aujourd'hui. Mais le propriétaire, un ancien fruitier, un gredin comme eux, a voulu les faire chanter. Et, d'ailleurs, ils se méfient de moi, ils savent bien que je céderais encore moins… Non ! non ! j'y suis, j'y reste ! L'empereur, avec tous ses canons, ne m'en délogerait pas.

Denise n'osait plus souffler. Elle continuait de tirer son aiguille, pendant que le vieillard lâchait d'autres phrases entrecoupées, entre deux entailles de son canif : ça commençait à peine, on verrait plus tard des choses extraordinaires, il avait des idées qui balayeraient leur comptoir de parapluies ; et, au fond de son obstination, grondait la révolte du petit fabricant personnel, contre l'envahissement banal des articles de bazar.

Pépé, cependant, finissait par grimper sur les genoux de Bourras. Il tendait, vers la tête de dogue, des mains impatientes.

– Donne, monsieur.

– Tout à l'heure, mon petit, répondait le vieux d'une voix qui devenait tendre. Il n'a pas d'yeux, il faut lui faire des yeux, maintenant.

Et, tout en fignolant un œil, il s'adressait de nouveau à Denise.

– Les entendez-vous ?… Ronflent-ils. encore, à côté ! c'est ça qui m'exaspère le plus, parole d'honneur ! de les avoir sans cesse dans le dos, avec leur sacrée musique de locomotive.

Sa petite table en tremblait, disait-il. Toute la boutique était secouée, il passait ses après-midi sans un client, dans la trépidation de la foule qui s'écrasait au Bonheur des Dames. C'était un sujet d'éternel rabâchage. Encore une bonne journée, on tapait derrière le mur, la soierie avait dû faire dix mille francs ; ou bien, il se gaudissait, le mur était resté froid, un coup de pluie avait tué la recette. Et les moindres rumeurs, les souffles les plus faibles, lui fournissaient ainsi des commentaires sans fin.

– Tenez, on a glissé. Ah ! s'ils pouvaient tous se casser les reins !… Ça, ma chère, ce sont des dames qui se disputent. Tant mieux ! tant mieux !… Hein ! entendez-vous les paquets tomber dans les sous-sols ? C'est dégoûtant !

Il ne fallait pas que Denise discutât ses explications, car il rappelait alors amèrement la manière indigne dont on l'avait congédiée. Puis, elle devait lui conter, pour la centième fois, son passage aux confections, les souffrances du début, les petites chambres malsaines, la mauvaise nourriture, la continuelle bataille des vendeurs ; et, tous deux, du matin au soir, ne parlaient ainsi que du magasin, le buvaient à chaque heure dans l'air même qu'ils respiraient.

– Donne, monsieur, répétait ardemment Pépé, les mains toujours tendues.

La tête de dogue était finie, Bourras la reculait, l'avançait, avec une gaieté bruyante.

– Prends garde, il va te mordre… Là, amuse-toi, et ne le casse pas, si c'est possible.

Puis, repris par son idée fixe, il brandissait le poing vers la muraille.

– Vous avez beau pousser pour que la maison tombe… Vous ne l'aurez pas, quand même vous envahiriez la rue entière !

Denise, maintenant, avait du pain tous les jours. Elle en gardait une vive gratitude au vieux marchand, dont elle sentait le bon cœur, sous les étrangetés violentes. Son vif désir était cependant de trouver ailleurs du travail, car elle le voyait inventer de petites besognes, elle comprenait qu'il n'avait pas besoin d'une ouvrière, dans la débâcle de son commerce, et qu'il l'employait par charité pure. Six mois s'étaient passés, on venait de retomber dans la morte-saison d'hiver. Elle désespérait de se caser avant mars, lorsque, un soir de janvier, Deloche, qui la guettait sous une porte, lui donna un conseil. Pourquoi n'allait-elle pas se présenter chez Robineau, où l'on avait peut-être besoin de monde ?

En septembre, Robineau s'était décidé à acheter le fonds de Vinçard, tout en redoutant de compromettre les soixante mille francs de sa femme. Il avait payé quarante mille francs la spécialité de soies, et il se lançait avec les vingt mille autres. C'était peu, mais il avait derrière lui Gaujean, qui devait le soutenir par de longs crédits. Depuis sa brouille avec le Bonheur des Dames, ce dernier rêvait de susciter au colosse des concurrences ; il croyait la victoire certaine, si l'on créait dans le voisinage plusieurs spécialités, où les clientes trouveraient un choix très varié d'articles. Seuls, les riches fabricants de Lyon, comme Dumonteil, pouvaient accepter les exigences des grands magasins ; ils se *******aient d'alimenter avec eux leurs métiers, quittes à chercher ensuite des bénéfices, en vendant aux maisons moins importantes. Mais Gaujean était loin d'avoir les reins solides de Dumonteil. Longtemps simple commissionnaire, il n'avait des métiers à lui que depuis cinq ou six ans, et encore faisait-il travailler beaucoup de façonniers, auxquels il fournissait la matière première, et qu'il payait tant du mètre. C'était même ce système qui, haussant ses prix de revient, ne lui permettait pas de lutter contre Dumonteil, pour la fourniture du Paris-Bonheur. Il en gardait une rancune, il voyait en Robineau l'instrument d'une bataille décisive, livrée à ces bazars des nouveautés, qu'il accusait de ruiner la fabrication française.

Lorsque Denise se présenta, elle trouva Mme Robineau seule. Fille d'un piqueur des ponts et chaussées, absolument ignorante des choses du commerce, celle-ci avait encore la gaucherie charmante d'une pensionnaire élevée dans un couvent de Blois. Elle était très brune, très jolie, avec une douceur gaie qui lui donnait un grand charme. Du reste, elle adorait son mari et ne vivait que de cet amour. Comme Denise allait laisser son nom, Robineau rentra, et il la prit sur-le-champ, l'une de ses deux vendeuses l'ayant brusquement quitté la veille, pour entrer au Bonheur des Dames.

– Ils ne nous laissent pas un bon sujet, dit-il. Enfin, avec vous, je serai tranquille, car vous êtes comme moi, vous ne devez guère les aimer… Venez demain.

Le soir, Denise fut embarrassée pour annoncer à Bourras qu'elle le quittait. Il la traita en effet d'ingrate, s'emporta ; puis, lorsqu'elle se défendit, les larmes aux yeux, en lui faisant entendre qu'elle n'était pas dupe de ses charités, il s'attendrit à son tour, bégaya qu'il avait beaucoup de travaux, qu'elle l'abandonnait juste au moment où il allait lancer un parapluie de son invention.

– Et Pépé ? demanda-t-il.

L'enfant était le grand souci de Denise. Elle n'osait le remettre chez Mme Gras et ne pouvait pourtant le laisser seul dans sa chambre, enfermé du matin au soir.

– C'est bon, je le garderai, reprit le vieux. Il est bien dans ma boutique, ce petit… Nous ferons la cuisine ensemble.

Et, comme elle refusait, craignant de le gêner :

– Tonnerre de Dieu ! vous vous méfiez de moi… Je ne le mangerai pas, votre enfant !

Denise fut plus heureuse chez Robineau. Il la payait peu, soixante francs par mois, et nourrie seulement, sans intérêt sur la vente, comme dans les vieilles maisons. Mais elle était traitée avec beaucoup de douceur, surtout par Mme Robineau, toujours souriante à son comptoir. Lui, nerveux, tourmenté, avait parfois des brusqueries. Au bout d'un mois, Denise faisait partie de la famille, ainsi que l'autre vendeuse, une petite femme poitrinaire et silencieuse. On ne se gênait plus devant elles, on causait des affaires, à table, dans l'arrière-boutique, qui donnait sur une grande cour. Et ce fut là qu'un soir on décida l'entrée en campagne contre le Bonheur des Dames.

Gaujean était venu dîner. Dès le rôti, un gigot bourgeois, il avait abordé la question, de sa voix blanche de Lyonnais, épaissie par les brouillards du Rhône.

– Ça devient impossible, répétait-il. Ils arrivent chez Dumonteil, n'est-ce pas ? se réservent la propriété d'un dessin, emportent du coup trois cents pièces, en exigeant une diminution de cinquante centimes par mètre ; et, comme ils payent comptant, ils bénéficient encore de l'escompte de dix-huit pour cent… Souvent, Dumonteil ne gagne pas vingt centimes. Il travaille pour occuper ses métiers, car tout métier qui chôme est un métier qui meurt… Alors, comment voulez-vous que nous, avec notre outillage plus restreint, et surtout avec nos façonniers, nous puissions soutenir la lutte ?

Robineau, rêveur, oubliait de manger.

– Trois cents pièces ! murmura-t-il. Moi, je tremble, quand j'en prends douze, et à quatre-vingt-dix jours… Ils peuvent afficher un franc, deux francs meilleur marché que nous. J'ai calculé qu'il y a une baisse de quinze pour cent au moins sur leurs articles de catalogue, quand on les compare à nos prix… C'est ce qui tue le petit commerce.

Il était dans une heure de découragement. Sa femme, inquiète, le regardait d'un air tendre. Elle ne mordait point aux affaires, la tête cassée par tous ces chiffres, ne comprenant pas qu'on se donnât un pareil souci, lorsqu'il était si facile de rire et de s'aimer. Pourtant, il suffisait que son mari voulût vaincre : elle se passionnait avec lui, serait morte à son. comptoir.

– Mais pourquoi tous les fabricants ne s'entendent-ils pas ensemble ? reprit violemment Robineau. Ils leur feraient la loi, au lieu de la subir.

Gaujean, qui avait redemandé une tranche de gigot, mâchait, avec lenteur.

– Ah ! pourquoi, pourquoi… Il faut que les métiers travaillent, je vous l'ai dit. Quand on a des tissages un peu partout, aux environs de Lyon, dans le Gard, dans l'Isère, on ne peut chômer un jour, sans des pertes énormes… Puis, nous autres qui employons parfois des façonniers ayant dix ou quinze métiers, nous sommes davantage maîtres de la production, au point de vue du stock ; tandis que les grands fabricants se trouvent obligés d'avoir de continuels débouchés, les plus larges et les plus rapides possible… Aussi sont-ils à genoux devant les grands magasins. J'en connais trois ou quatre qui se les disputent, qui consentent à perdre pour obtenir leurs ordres. Et ils se rattrapent avec les petites maisons comme la vôtre. Oui, s'ils existent par eux, ils gagnent par vous… La crise finira Dieu sait comment !

– C'est odieux ! conclut Robineau, que ce cri de colère soulagea.

Denise écoutait, en silence. Elle était secrètement pour les grands magasins, dans son amour instinctif de la logique et de la vie. On se taisait, on mangeait des haricots verts de conserve ; et elle finit par se risquer à dire d'un air gai.

– Le public ne se plaint pas, lui !

Mme Robineau ne put retenir un léger rire, qui mé*******a son mari et Gaujean. Sans doute, le client était satisfait, puisque, en fin de compte, c'était le client qui bénéficiait de la baisse des prix. Seulement, il fallait bien que chacun vécût : où irait-on, si, sous le prétexte du bonheur général, on engraissait le consommateur au détriment du producteur ? Et une discussion s'engagea. Denise affectait de plaisanter, tout en apportant des arguments solides : les intermédiaires disparaissaient, agents de fabrique, représentants, commissionnaires, ce qui entrait pour beaucoup dans le bon marché ; du reste, les fabricants ne pouvaient même plus vivre sans les grands magasins, car dès qu'un d'entre eux perdait leur clientèle, la faillite devenait fatale ; enfin, il y avait là une évolution naturelle du commerce, on n'empêcherait pas les choses d'aller comme elles devaient aller, quand tout le monde y travaillait, bon gré, mal gré.

– Alors, vous êtes pour ceux qui vous ont flanquée à la rue ? demanda Gaujean.

Denise devint très rouge. Elle restait surprise elle-même de la vivacité de sa défense. Qu'avait-elle au cœur, pour qu'une flamme pareille lui fût montée dans la poitrine ?

– Mon Dieu ! non, répondit-elle. J'ai tort peut-être, car vous êtes plus compétent… Seulement, je dis ma pensée. Les prix, au lieu d'être faits comme autrefois par une cinquantaine de maisons, sont faits aujourd'hui par quatre ou cinq, qui les ont baissés, grâce à la puissance de leurs capitaux et à la force de leur clientèle… Tant mieux pour le public, voilà tout !

Robineau ne se fâcha pas. Il était devenu grave, il regardait la nappe. Souvent, il avait senti ce souffle du commerce nouveau, cette évolution dont parlait la jeune fille ; et il se demandait, aux heures de vision nette, pourquoi vouloir résister à un courant d'une telle énergie, qui emporterait tout. Mme Robineau elle-même, en voyant son mari songeur, approuvait du regard Denise, retombée modestement dans son silence.

– Voyons, reprit Gaujean pour couper court, tout ça, c'est des théories… Parlons de notre affaire.

Après le fromage, la bonne venait de servir des confitures et des poires. Il prit des confitures, les mangea à la cuiller, avec la gourmandise inconsciente d'un gros homme adorant le sucre.

– Voilà, il faut que vous battiez en brèche leur Paris-Bonheur, qui a fait leur succès, cette année… Je me suis entendu avec plusieurs de mes confrères de Lyon, je vous apporte une offre exceptionnelle, une soie noire, une faille, que vous pourrez vendre à cinq francs cinquante… Ils vendent la leur cinq francs soixante, n'est-ce pas ? Et bien ! ce sera deux sous de moins, et cela suffit, vous les coulerez.

Les yeux de Robineau s'étaient rallumés. Dans son continuel tourment nerveux, il sautait souvent ainsi de la crainte à l'espoir.

– Vous avez un échantillon ? demanda-t-il.

Et, lorsque Gaujean eut tiré de son portefeuille un petit carré de soie, il acheva de s'exalter, et cria :

– Mais elle est plus belle que le Paris-Bonheur ! En tout cas, elle fait plus d'effet, le grain est plus gros… Vous avez raison, il faut tenter le coup. Ah ! tenez ! je les veux à mes pieds, ou j'y resterai, cette fois !

Mme Robineau, partageant cet enthousiasme, déclara la soie superbe. Denise elle-même crut au succès. La fin du dîner fut ainsi très gaie. On parlait fort, il semblait que le Bonheur des Dames agonisât. Gaujean, qui achevait le pot de confiture, expliquait quels sacrifices énormes lui et ses collègues allaient s'imposer, pour livrer une pareille étoffe à si bon compte ; mais ils s'y ruineraient plutôt, ils avaient juré de tuer les grands magasins. Comme on apportait le café, la gaieté fut encore accrue par l'arrivée de Vinçard. Il entrait en passant dire un petit bonjour à son successeur.

– Fameux ! cria-t-il, en palpant la soie. Vous les roulerez, je vous en réponds !… Hein ! vous me devrez une fière chandelle. Je vous le disais bien, qu'il y avait ici une affaire d'or !

Lui, venait de prendre un restaurant à Vincennes. C'était un rêve ancien, nourri sournoisement tandis qu'il se débattait dans les soies, tremblant de ne pas trouver à vendre son fonds avant la débâcle, se jurant de mettre son pauvre argent dans un commerce où l'on pût voler à l'aise. Cette idée d'un restaurant lui était venue après la noce d'un cousin : la bouche allait toujours, on leur avait fait payer dix francs de l'eau de vaisselle, où nageaient des pâtes. Et, devant Robineau, sa joie de leur avoir mis sur les épaules une mauvaise affaire dont il désespérait de se débarrasser, élargissait encore sa face aux yeux ronds et à la grande bouche loyale, qui crevait de santé.

– Et vos douleurs ? demanda obligeamment Mme Robineau.

– Hein ? mes douleurs ? murmura-t-il étonné.

– Oui, ces rhumatismes qui vous tourmentaient ici.

Il se souvint, il rougit légèrement.

– Oh ! j'en souffre toujours… Pourtant, l'air de la campagne, vous comprenez… N'importe, vous avez fait une riche affaire. Sans mes rhumatismes, je me retirais avec dix mille francs de rente, avant dix ans… parole d'honneur !

Quinze jours plus tard, la lutte s'engageait entre Robineau et le Bonheur des Dames. Elle fut célèbre, elle occupa un instant tout le marché parisien. Robineau, usant des armes de son adversaire, avait fait de la publicité dans les journaux. En outre, il soignait son étalage, entassait à ses vitrines des piles énormes de la fameuse soie, l'annonçait par de grandes pancartes blanches, où se détachait en chiffres géants le prix de cinq francs cinquante. C'était ce chiffre qui révolutionnait les femmes : deux sous de meilleur marché qu'au Bonheur des Dames, et la soie paraissait plus forte. Dès les premiers jours, il vint un flot de clientes : Mme Marty, sous le prétexte de se montrer économe, acheta une robe dont elle n'avait pas besoin ; Mme Bourdelais trouva l'étoffe belle, mais elle préféra attendre, flairant sans doute ce qui allait se passer. La semaine suivante, en effet, Mouret, baissant carrément le Paris-Bonheur de vingt centimes, le donna à cinq francs quarante ; il avait eu, avec Bourdoncle et les intéressés, une discussion vive, avant de les convaincre qu'il fallait accepter la bataille, quitte à perdre sur l'achat ; ces vingt centimes étaient une perte sèche, puisqu'on vendait déjà au prix coûtant. Le coup fut rude pour Robineau, il ne croyait pas que son rival baisserait, car ces suicides de la concurrence, ces ventes à perte étaient encore sans exemple ; et le flot des clientes, obéissant au bon marché, avait tout de suite reflué vers la rue Neuve-Saint-Augustin, tandis que le magasin de la rue Neuve-des-Petits-Champs se vidait. Gaujean accourut de Lyon, il y eut des conciliabules effarés, on finit par prendre une résolution héroïque : la soie serait baissée, on la laisserait à cinq francs trente, prix au-dessous duquel personne ne pouvait descendre, sans folie. Le lendemain, Mouret mettait son étoffe à cinq francs vingt. Et, dès lors, ce fut une rage : Robineau répliqua par cinq francs quinze, Mouret afficha cinq francs dix. Tous deux ne se battaient plus que d'un sou, perdant des sommes considérables, chaque fois qu'ils faisaient ce cadeau au public. Les clientes riaient, enchantées de ce duel, émues des coups terribles que se portaient les deux maisons, pour leur plaire. Enfin, Mouret osa le chiffre de cinq francs ; chez lui, le personnel était pâle, glacé d'un tel défi à la fortune. Robineau, atterré, hors d'haleine, s'arrêta de même à cinq francs, ne trouvant pas le courage de descendre davantage. Ils couchaient sur leurs positions, face à face, avec le massacre de leurs marchandises autour d'eux.

Mais si, de part et d'autre, l'honneur était sauf, la situation devenait meurtrière pour Robineau. Le Bonheur des Dames avait des avances et une clientèle qui lui permettaient d'équilibrer les bénéfices ; tandis que lui, soutenu seulement par Gaujean, ne pouvant se rattraper sur d'autres articles, restait épuisé, glissait chaque jour un peu sur la pente de la faillite. Il mourait de sa témérité, malgré la clientèle nombreuse que les péripéties de la lutte lui avaient amenée. Un de ses tourments secrets était de voir cette clientèle le quitter lentement, retourner au Bonheur, après l'argent perdu et les efforts qu'il avait faits pour la conquérir.

Un jour même, la patience lui échappa. Une cliente, Mme de Boves, était venue voir chez lui des manteaux, car il avait joint un comptoir de confections à sa spécialité de soies. Elle ne se décidait pas, se plaignait de la qualité des étoffes. Enfin, elle dit :

– Leur Paris-Bonheur est beaucoup plus fort.

Robineau se contenait, lui affirmait qu'elle se trompait, avec sa politesse marchande, d'autant plus respectueux, qu'il craignait de laisser éclater sa révolte intérieure.

– Mais voyez donc la soie de cette rotonde ! reprit-elle, on jurerait de la toile d'araignée… Vous avez beau dire, monsieur, leur soie à cinq francs est du cuir à côté de celle-ci.

Il ne répondait plus, le sang au visage, les lèvres serrées. Justement, il avait imaginé le coup ingénieux d'acheter, pour ses confections, la soie chez son rival. De cette façon, c'était Mouret, ce n'était pas lui qui perdait sur l'étoffe. Il coupait simplement la lisière.

– Vraiment, vous trouvez le Paris-Bonheur plus épais ? murmura-t-il.

– Oh ! cent fois, dit Mme de Boves. Il n'y a pas de comparaison.

Cette injustice de la cliente, dépréciant quand même la marchandise, l'indignait. Et, comme elle retournait toujours la rotonde de son air dégoûté, un petit bout de la lisière bleu et argent, échappé aux ciseaux, parut sous la doublure. Alors, il ne put se contraindre davantage, il avoua, il aurait donné sa tête.

– Eh bien ! madame, cette soie est du Paris-Bonheur, je l'ai achetée moi-même, parfaitement !… Voyez la lisière.

Mme de Boves partit très vexée. Beaucoup de ces dames le quittèrent, l'histoire avait couru. Et lui, au milieu de cette ruine, lorsque l'épouvante du lendemain le prenait, ne tremblait que pour sa femme, élevée dans une paix heureuse, incapable de vivre pauvre. Que deviendrait-elle, si une catastrophe les mettait sur le pavé, avec des dettes ? C'était sa faute, jamais il n'aurait dû toucher aux soixante mille francs. Il fallait qu'elle le consolât. Est-ce que cet argent n'était pas à lui comme à elle ? Il l'aimait bien, elle n'en demandait pas davantage, elle lui donnait tout, son cœur, sa vie. Dans l'arrière-boutique, on les entendait s'embrasser. Peu à peu, le train de la maison se régularisa ; chaque fois, les pertes augmentaient, dans une proportion lente, qui reculait l'issue fatale. L'espoir tenace les laissait debout, ils annonçaient toujours la déconfiture prochaine du Bonheur des Dames.

– Bah ! disait-il, nous sommes jeunes aussi, nous autres… L'avenir est à nous.

– Et puis, qu'importe ? si tu as fait ce que tu voulais faire, reprenait-elle. Pourvu que tu te *******es, ça me *******e, mon bon chéri.

Denise se prenait d'affection, en voyant leur tendresse. Elle tremblait, elle sentait la chute inévitable ; mais elle n'osait plus intervenir. Ce fut là qu'elle acheva de comprendre la puissance du nouveau commerce et de se passionner pour cette force qui transformait Paris. Ses idées mûrissaient, une grâce de femme se dégageait, en elle, de l'enfant sauvage débarquée de Valognes. Du reste, sa vie était assez douce, malgré sa fatigue et son peu d'argent. Lorsqu'elle avait passé la journée debout, il lui fallait rentrer vite, s'occuper de Pépé, que le vieux Bourras, heureusement, s'obstinait à nourrir ; mais c'étaient encore des soins, une chemise à laver, une blouse à recoudre, sans compter le tapage du petit, dont elle avait la tête fendue. Elle ne se couchait jamais avant minuit. Le dimanche était un jour de grosse besogne : elle nettoyait sa chambre, se raccommodait elle-même, si occupée, qu'elle ne se peignait souvent qu'à cinq heures. Cependant, elle sortait quelquefois par raison, emmenait l'enfant, lui faisait faire une longue course à pied, du côté de Neuilly ; et leur régal était de boire, là-bas, une tasse de lait chez un nourrisseur, qui les laissait s'asseoir dans sa cour. Jean dédaignait ces parties ; il se montrait de loin en loin, les soirs de semaine, puis disparaissait, en prétextant d'autres visites ; il ne demandait plus d'argent, mais il arrivait avec des airs si mélancoliques, que sa sœur, inquiète, avait toujours pour lui une pièce de cent sous de côté. Son luxe était là.

– Cent sous ! criait chaque fois Jean. Sacristi ! tu es trop gentille !… Justement, il y a la femme du papetier…

– Tais-toi, interrompait Denise. Je n'ai pas besoin de savoir.

Mais il croyait qu'elle l'accusait de se vanter.

– Quand je te dis qu'elle est la femme d'un papetier ! :.. Oh ! quelque chose de magnifique !

Trois mois se passèrent. Le printemps revenait, Denise refusa de retourner à Joinville avec Pauline et Baugé. Elle les rencontrait parfois rue Saint-Roch, en sortant de chez Robineau. Pauline, dans une de ces rencontres, lui confia qu'elle allait peut-être épouser son amant ; c'était elle qui hésitait encore, on n'aimait guère les vendeuses mariées au Bonheur des Dames. Cette idée de mariage surprit Denise, elle n'osa conseiller son amie. Un jour que Colomban venait de l'arrêter près de la fontaine, pour lui parler de Clara, celle-ci justement traversa la place ; et la jeune fille dut s'échapper, car il la suppliait de demander à son ancienne camarade si elle voulait bien se marier avec lui. Qu'avaient-ils donc tous ? Pourquoi se tourmenter de la sorte ? Elle s'estimait très heureuse de n'aimer personne.

– Vous savez la nouvelle ? lui dit un soir le marchand de parapluies, comme elle rentrait.

– Non, monsieur Bourras.

– Eh bien ! les gredins ont acheté l'Hôtel Duvillard… Je suis cerné !

Il agitait ses grands bras, dans une crise de fureur qui hérissait sa crinière blanche.

– Un micmac à n'y rien comprendre ! reprit-il. Il paraît que l'hôtel appartenait au Crédit Immobilier, dont le président, le baron Hartmann, vient de le céder à notre fameux Mouret… Maintenant, ils me tiennent à droite, à gauche, derrière, tenez ! voyez-vous, comme je tiens dans mon poing cette pomme de canne !

C'était vrai, on avait dû signer la cession la veille. La petite maison de Bourras, serrée entre le Bonheur des Dames et l'Hôtel Duvillard, accrochée là comme un nid d'hirondelle dans la fente d'un mur, semblait devoir être écrasée du coup, le jour où le magasin envahirait l'hôtel, et ce jour était venu, le colosse tournait le faible obstacle, le ceignait de son entassement de marchandises, menaçait de l'engloutir, de l'absorber par la seule force de son aspiration géante. Bourras sentait bien l'étreinte dont craquait sa boutique. Il croyait le voir diminuer, il craignait d'être bu lui-même, de passer de l'autre côté avec ses parapluies et ses cannes, tant la terrible mécanique ronflait à cette heure.

– Hein ! les entendez-vous ? criait-il. Si l'on ne dirait pas qu'ils mangent les murailles ! Et, dans ma cave, dans mon grenier, partout, c'est le même bruit de scie mordant le plâtre… N'importe ! ils ne m'aplatiront peut-être pas comme une feuille de papier. Je resterai, quand ils feraient éclater mon toit et que la pluie tomberait à seaux dans mon lit !

Ce fut à ce moment que Mouret fit faire à Bourras de nouvelles propositions : on grossissait le chiffre, on achetait son fonds et le droit au bail cinquante mille francs. Cette offre redoubla la colère du vieillard, il refusa avec des injures. Fallait-il que ces gredins volassent le monde, pour payer cinquante mille francs une chose qui n'en valait pas dix mille ! Et il défendait sa boutique comme une fille honnête défend sa vertu, au nom de l'honneur, par respect de lui-même.

Denise vit Bourras préoccupé pendant une quinzaine de jours. Il tournait fiévreusement, métrait les murs de sa maison, la regardait du milieu de la rue, avec des airs d'architecte. Puis, un matin, des ouvriers arrivèrent. C'était la bataille décisive, il avait l'idée téméraire de battre le Bonheur des Dames sur son terrain, en faisant des concessions au luxe moderne. Les clientes, qui lui reprochaient sa boutique sombre, reviendraient certainement, quand elles la verraient flamber, toute neuve. D'abord, on boucha les crevasses et on badigeonna la façade ; ensuite, on repeignit les boiseries de la devanture en vert clair ; même on poussa la splendeur jusqu'à dorer l'enseigne. Trois mille francs, que Bourras tenait de côté comme une ressource suprême, furent dévorés. D'ailleurs, le quartier était en révolution ; on venait le contempler au milieu de ces richesses, perdant la tête, ne retrouvant pas ses habitudes. Il ne semblait plus chez lui, dans ce cadre luisant, sur ces fonds tendres, effaré avec sa grande barbe et ses cheveux. Maintenant, du trottoir d'en face, les passants s'étonnaient, à le regarder agiter les bras et sculpter ses manches. Et il était galopé de fièvre, il craignait de salir, il s'engouffrait davantage, dans ce commerce luxueux, auquel il ne comprenait rien.

Cependant, comme chez Robineau, la campagne contre le Bonheur des Dames était ouverte chez Bourras. Il venait de lancer son invention, le parapluie à godet, qui plus tard devait se populariser. Du reste, le Bonheur perfectionna immédiatement l'invention. Alors, la lutte s'engagea sur les prix. Il eut un article à un franc quatre-vingt-quinze, en zanella, monture acier, inusable, disait l'étiquette. Mais il voulut surtout battre son concurrent avec ses manches, des manches de bambou, de cornouiller, d'olivier, de myrte, de rotin, toutes les variétés de manches imaginables. Le Bonheur, moins artiste, soignait l'étoffe, vantait ses alpagas et ses mohairs, ses sergés et ses taffetas cuits. Et la victoire lui resta, le vieillard désespéré répéta que l'art était fichu, qu'il en était réduit à tailler ses manches pour le plaisir, sans espoir de les vendre.

– C'est ma faute ! criait-il à Denise. Est-ce que j'aurais dû tenir des saletés à un franc quatre-vingt-quinze ?… Voilà où les idées nouvelles peuvent conduire. J'ai voulu suivre l'exemple de ces brigands, tant mieux si j'en crève !

Juillet fut très chaud. Denise souffrait dans son étroite chambre, sous les ardoises. Aussi lorsqu'elle sortait de son magasin, prenait-elle Pépé chez Bourras ; et, au lieu de monter tout de suite, elle allait respirer un peu l'air des Tuileries, jusqu'à la fermeture des grilles. Un soir, comme elle se dirigeait vers les marronniers, elle resta saisie : à quelques pas, marchant droit à elle, il lui semblait reconnaître Hutin. Puis, son cœur battit violemment. C'était Mouret, qui avait dîné sur la rive gauche et qui se hâtait de se rendre à pied chez Mme Desforges. Au brusque mouvement que fit la jeune fille pour lui échapper, il la regarda. La nuit tombait, il la reconnut pourtant.

– C'est vous, mademoiselle.

Elle ne répondit pas, éperdue qu'il eût daigné s'arrêter. Lui, souriant, cachait sa gêne sous un air d'aimable protection.

– Vous êtes toujours à Paris ?

– Oui, monsieur, dit-elle enfin.

Lentement, elle reculait, elle cherchait à saluer, pour continuer sa promenade. Mais il revint lui-même sur ses pas, il la suivit sous les ombres noires des grands marronniers. Une fraîcheur tombait, des enfants riaient au loin., en poussant des cerceaux.

– C'est votre frère, n'est-ce pas ? demanda-t-il encore, les yeux sur Pépé..

Celui-ci intimidé par cette présence extraordinaire d'un monsieur, marchait gravement près de sa sœur, dont il tenait la main :

– Oui, monsieur, répondit-elle de nouveau.

Elle avait rougi, elle songeait aux inventions abominables de Marguerite et de Clara. Sans doute, Mouret comprit la cause de sa rougeur, car il ajouta vivement :

– Écoutez, mademoiselle, j'ai des excuses à vous présenter… Oui, j'aurais été heureux de vous dire plus tôt combien j'ai regretté l'erreur qui a été commise. On vous a accusée trop légèrement d'une faute… Enfin, le mal est fait, je voulais seulement vous apprendre que tout le monde, chez nous, connaît aujourd'hui votre tendresse pour vos frères…

Il continua, fut d'une politesse respectueuse, à laquelle les vendeuses du Bonheur des Dames n'étaient guère habituées de sa part. Le trouble de Denise avait augmenté ; mais une joie inondait son cœur. Il savait donc qu'elle ne s'était donnée à personne ! Tous deux gardaient le silence, il restait près d'elle, réglant ses pas sur les petits pas de l'enfant ; et les bruits lointains de Paris se mouraient, sous les ombres noires des grands arbres.

– Je n'ai qu'une réhabilitation à vous offrir, mademoiselle, reprit-il. Naturellement, si vous désirez rentrer chez nous…

Elle l'interrompit, elle refusa avec une hâte fébrile.

– Monsieur, je ne puis pas… Je vous remercie tout de même, mais j'ai trouvé ailleurs.

Il le savait, on lui avait appris depuis peu qu'elle était chez Robineau. Et, tranquillement, sur un pied d'égalité charmante, il lui parla de ce dernier, auquel il rendait justice : un garçon d'une intelligence vive, trop nerveux seulement. Il aboutirait à une catastrophe, Gaujean l'avait écrasé d'une affaire trop lourde, où tous deux resteraient. Alors, Denise, gagnée par cette familiarité, se livra davantage, laissa voir qu'elle était pour les grands magasins, dans la bataille livrée entre ceux-ci et le petit commerce ; elle s'animait, citait des exemples, se montrait au courant de la question, remplie même d'idées larges et nouvelles. Lui, ravi, l'écoutait avec surprise. Il se tournait, tâchait de distinguer ses traits, dans la nuit grandissante. Elle semblait toujours la même, vêtue d'une robe simple, le visage doux ; mais, de cet effacement modeste, montait un parfum pénétrant dont il subissait la puissance. Sans doute, cette petite s'était faite à l'air de Paris, la voilà qui devenait femme, et elle était troublante, si raisonnable, avec ses beaux cheveux, lourds de tendresse.

– Puisque vous êtes des nôtres, dit-il en riant, pourquoi restez-vous chez nos adversaires ?… Ainsi, ne m'a-t-on pas dit également que vous logiez chez ce Bourras ?

– Un bien digne homme, murmura-t-elle.

– Non, laissez donc ! un vieux toqué, un fou qui me forcera à le mettre sur la paille, lorsque je voudrais m'en débarrasser avec une fortune !… D'abord, votre place n'est pas chez lui, sa maison est mal famée, il loue à des personnes…

Mais il sentit la jeune fille confuse, il se hâta d'ajouter :

– On peut être honnête partout, et il y a même plus de mérite à l'être, quand on n'est pas riche.

Ils firent de nouveau quelques pas en silence. Pépé semblait écouter de son air attentif d'enfant précoce. Par moments, il levait les yeux sur sa sœur, dont la main brûlante, secouée de légers tressaillements, l'étonnait :

– Tenez ! reprit gaiement Mouret, voulez-vous être mon ambassadeur ? Demain, j'avais l'intention d'augmenter encore mon offre, de faire proposer à Bourras quatre-vingt mille francs… Parlez-lui en la première, dites-lui donc qu'il se suicide. Il vous écoutera peut-être, puisqu'il a de l'amitié pour vous, et vous lui rendriez un véritable service.

– Soit ! répondit Denise, souriante elle aussi. Je ferai la commission, mais je doute de réussir.

Et le silence retomba. Ni l'un ni l'autre n'avait plus rien à se dire. Un instant, il essaya de causer de l'oncle Baudu ; puis, il dut se taire, en voyant le malaise de la jeune fille. Cependant, ils continuaient de se promener côte à côte, ils débouchèrent enfin, vers la rue de Rivoli, dans une allée où il faisait jour encore. Au sortir de la nuit des arbres, ce fut comme un brusque réveil. Il comprit qu'il ne pouvait la retenir davantage.

– Bonsoir, mademoiselle.

– Bonsoir, monsieur.

Mais il ne s'en allait pas. En levant les yeux, d'un coup d'œil, il venait d'apercevoir devant lui, au coin de la rue d'Alger, les fenêtres éclairées de Mme Desforges, qui l'attendait. Et il avait reporté ses regards sur Denise, il la voyait bien, dans le pâle crépuscule : elle était toute chétive auprès d'Henriette, pourquoi dont lui chauffait-elle ainsi le cœur ? C'était un caprice imbécile.

– Voici un petit garçon qui se fatigue, reprit-il pour dire encore quelque chose. Et rappelez-vous bien, n'est-ce pas ? que notre maison vous est ouverte. Vous n'aurez qu'à y frapper, je vous donnerai toutes les compensations désirables… Bonsoir, mademoiselle.

– Bonsoir, monsieur.

Quand Mouret l'eut quittée, Denise rentra sous les marronniers, dans l'ombre noire. Longtemps, elle marcha sans but, entre les troncs énormes, le sang au visage, la tête bourdonnante d'idées confuses. Pépé, toujours pendu à sa main, allongeait ses courtes jambes pour la suivre. Elle l'oubliait. Il finit par dire :

– Tu vas trop fort, petite mère.

Alors elle s'assit sur un banc : et, comme il était las, l'enfant s'endormit en travers de ses genoux. Elle le tenait, le serrait contre sa poitrine de vierge, les yeux perdus au fond des ténèbres. Lorsque, une heure plus tard, elle revint doucement avec lui rue de la Michodière, elle avait son tranquille visage de fille raisonnable.

– Tonnerre de Dieu ! lui cria Bourras, du plus loin qu'il l'aperçut, le coup est fait… Cette canaille de Mouret vient d'acheter ma maison.

Il était hors de lui, il se battait tout seul, au milieu de la boutique, avec des gestes si désordonnés, qu'il menaçait d'enfoncer les vitrines.

– Ah ! la crapule !… C'est le fruitier qui m'écrit. Et vous ne savez pas combien il l'a vendue, ma maison ? cent cinquante mille francs, quatre fois ce qu'elle vaut ! Encore un joli voleur, celui-là !… Imaginez-vous qu'il a prétexté mes embellissements ; oui, il a fait valoir que la maison venait d'être remise à neuf… Est-ce qu'il n'auront pas bientôt fini de se ficher de moi ?

Cette idée que son argent, dépensé en badigeon et en peinture, avait pu profiter au fruitier, l'exaspérait. Et, maintenant, voilà Mouret qui devenait son propriétaire : c'était à lui qu'il devrait payer ! c'était chez lui, chez ce concurrent abhorré, qu'il logerait désormais ! Une telle pensée achevait de le soulever de fureur.

– Je les entendais bien trouer le mur… À cette heure, ils sont ici, c'est comme s'ils mangeaient dans mon assiette !

Et, de son poing abattu sur le comptoir, il secouait la boutique, il faisait danser les parapluies et les ombrelles.

Denise, étourdie, n'avait pu placer un mot. Elle restait immobile, attendant la fin de la crise ; pendant que Pépé, très las, s'endormait sur une chaise. Enfin, quand Bourras se calma un peu, elle résolut de faire la commission de Mouret ; sans doute, le vieillard était irrité, mais l'excès même de sa colère, l'impasse où il se trouvait, pouvaient déterminer une acceptation brusque.

– Justement, j'ai rencontré quelqu'un, commença-t-elle. Oui, une personne du Bonheur, et très bien informée… Il paraît que, demain, on vous offrira quatre-vingt mille francs…

Il l'interrompit d'un éclat de voix terrible :

– Quatre-vingt mille francs ! quatre-vingt mille francs !… Pas pour un million, maintenant !

Elle voulut le raisonner. Mais la porte de la boutique s'ouvrit, et elle recula tout d'un coup, muette et pâle. C'était l'onde Baudu, avec sa face jaune, l'air vieilli. Bourras saisit les boutons du paletot de son voisin, lui cria dans le visage, sans le laisser dire un mot, fouetté par sa présence :

– Savez-vous ce qu'ils ont le toupet de m'offrir ? quatre-vingt mille francs ! Ils en sont là, les bandits ! ils croient que je vais me vendre comme une fille… Ah ! ils ont acheté la maison, et ils pensent me tenir ! Eh bien, c'est fini, ils ne l'auront pas ! J'aurais cédé peut-être, mais puisqu'elle est à eux, qu'ils essayent donc de la prendre !

– Alors, la nouvelle est vraie ? dit Baudu de sa voix lente. On me l'avait affirmé, je venais pour savoir.

– Quatre-vingt mille francs ! répétait Bourras. Pourquoi pas cent mille ? C'est tout cet argent qui m'indigne. Est-ce qu'ils croient qu'ils me feraient commettre une coquinerie, avec leur argent ?… Ils ne l'auront pas, tonnerre de Dieu ! Jamais, jamais, entendez-vous !

Denise sortit de son silence, pour dire de son air calme :

– Ils l'auront dans neuf ans, quand votre bail sera fini.

Et, malgré la présence de son oncle, elle conjura le vieillard d'accepter. La lutte devenait impossible, il se battait contre une force supérieure, il ne pouvait, sans démence, refuser la fortune qui se présentait. Mais, lui, répondait toujours non. Dans neuf ans, il espérait bien être mort, pour ne pas voir ça.

– Vous entendez, monsieur Baudu ? reprit-il, votre nièce est avec eux, c'est elle qu'ils ont chargée de me corrompre… Elle est avec les brigands, parole d'honneur !

L'oncle, jusque-là, avait paru ne pas voir Denise. Il levait la tête, du mouvement bourru qu'il affectait sur le seuil de sa boutique, chaque fois qu'elle passait. Mais, lentement, il se tourna, il la regarda. Ses grosses lèvres tremblèrent.

– Je le sais, répondit-il à demi-voix.

Et il continuait à la regarder. Denise, touchée aux larmes, le trouvait bien changé par le chagrin. Lui, pris du sourd remords de ne l'avoir pas secourue, songeait peut-être à la vie de misère qu'elle venait de traverser. Puis, la vue de Pépé endormi sur la chaise, au milieu des éclats de la discussion, sembla l'attendrir.

– Denise, dit-il simplement, entre donc demain manger la soupe, avec le petit… Ma femme et Geneviève m'ont prié de t'inviter, si je te rencontrais.

Elle devint très rouge, elle l'embrassa. Et, lorsqu'il partit, Bourras, heureux de cette réconciliation, lui cria encore :

– Corrigez-la, elle a du bon… Moi, la maison peut crouler, on me trouvera sous les pierres.

– Nos maisons croulent déjà, voisin, dit Baudu d'un air sombre. Nous y resterons tous.

 
 

 

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Chapitre 8



Cependant, tout le quartier causait de la grande voie qu'on allait ouvrir, du nouvel Opéra à la Bourse, sous le nom de rue du Dix-Décembre. Les jugements d'expropriation étaient rendus, deux bandes de démolisseurs attaquaient déjà la trouée, aux deux bouts, l'une abattant les vieux hôtels de la rue Louis-le-Grand, l'autre renversant les murs légers de l'ancien Vaudeville ; et l'on entendait les pioches qui se rapprochaient, la rue de Choiseul et la rue de la Michodière se passionnaient pour leurs maisons condamnées. Avant quinze jours, la trouée devait les éventrer d'une large entaille, pleine de vacarme et de soleil.

Mais ce qui remuait le quartier plus encore, c'étaient les travaux entrepris au Bonheur des Dames. On parlait d'agrandissements considérables, de magasins gigantesques tenant les trois façades des rues de la Michodière, Neuve-Saint-Augustin et Monsigny. Mouret, disait-on, avait traité avec le baron Hartmann, président du Crédit Immobilier, et il occuperait tout le pâté de maisons, sauf la façade future de la rue du Dix-Décembre, où le baron voulait construire une concurrence au Grand-Hôtel. Partout, le Bonheur des Dames rachetait les baux, les boutiques fermaient, les locataires déménageaient ; et, dans les immeubles vides, une armée d'ouvriers commençait les aménagements nouveaux, sous des nuages de plâtre. Seule, au milieu de ce bouleversement, l'étroite masure du vieux Bourras restait immobile et intacte, obstinément accrochée entre les hautes murailles, couvertes de maçons.

Lorsque, le lendemain, Denise se rendit avec Pépé chez l'oncle Baudu, la rue était justement barrée par une file de tombereaux, qui déchargeaient des briques devant l'ancien Hôtel Duvillard. Debout sur le seuil de sa boutique, l'oncle regardait d'un œil morne. À mesure que le Bonheur des Dames s'élargissait, il semblait que le Vieil Elbeuf diminuât… La jeune fille trouvait les vitrines plus noires, plus écrasées sous l'entresol bas, aux baies rondes de prison ; l'humidité avait encore déteint la vieille enseigne verte, une détresse tombait de la façade entière, plombée et comme amaigrie.

– Vous voilà, dit Baudu. Prenez garde ! ils vous passeraient sur le corps.

Dans la boutique, Denise éprouva le même serrement de cœur. Elle la revoyait assombrie, gagnée davantage par la somnolence de la ruine ; des angles vides creusaient des trous de ténèbres, la poussière envahissait les comptoirs et les casiers ; tandis qu'une odeur de cave salpêtrée montait des ballots de draps, qu'on ne remuait plus. À la caisse, Mme Baudu et Geneviève se tenaient muettes et immobiles, comme dans un coin de solitude, où personne ne venait les déranger. La mère ourlait des torchons. La fille, les mains tombées sur les genoux, regardait le vide devant elle.

– Bonsoir, ma tante, dit Denise. Je suis bien heureuse de vous revoir, et si je vous ai fait de la peine, veuillez me le pardonner.

Mme Baudu l'embrassa, très émue.

– Ma pauvre fille, répondit-elle, si je n'avais pas d'autres peines, tu me verrais plus gaie.

– Bonsoir, ma cousine, reprit Denise, en baisant la première Geneviève sur les joues.

Celle-ci s'éveillait comme en sursaut. Elle lui rendit ses baisers, sans trouver une parole. Les deux femmes prirent ensuite Pépé, qui tendait ses petits bras. Et la réconciliation fut complète.

– Eh bien ! il est six heures, mettons-nous à table, dit Baudu. Pourquoi n'as-tu pas amené Jean ?

– Mais il devait venir, murmura Denise embarrassée. Justement, je l'ai vu ce matin, il m'a formellement promis… Oh ! il ne faut pas l'attendre, son patron l'aura retenu.

Elle se doutait de quelque histoire extraordinaire, elle voulait l'excuser d'avance.

– Alors, mettons-nous à table, répéta l'oncle.

Puis, se tournant vers le fond obscur de la boutique :

– Colomban, vous pouvez dîner en même temps que nous. Personne ne viendra.

Denise n'avait pas aperçu le commis. La tante lui expliqua qu'ils avaient dû congédier l'autre vendeur et la demoiselle. Les affaires devenaient si mauvaises, que Colomban suffisait ; et encore passait-il des heures inoccupé, alourdi, glissant au sommeil, les yeux ouverts.

Dans la salle à manger, le gaz brûlait, bien qu'on fût aux longs jours de l'été. Denise eut un léger frisson en entrant, les épaules saisies par la fraîcheur qui tombait des murs. Elle retrouva la table ronde, le couvert mis sur une toile cirée, la fenêtre prenant l'air et la lumière au fond du boyau empesté de la petite cour. Et ces choses lui paraissaient, comme la boutique, s'être assombries encore et avoir des larmes.

– Père, dit Geneviève, gênée pour Denise, voulez-vous que je ferme la fenêtre ? Ça ne sent pas bon.

Lui, ne sentait rien. Il resta surpris.

– Ferme la fenêtre, si cela t'amuse, répondit-il enfin. Seulement, nous manquerons d'air.

En effet, on étouffa. C'était un dîner de famille, fort simple. Après le potage, dès que la bonne eut servi le bouilli, l'oncle en vint fatalement aux gens d'en face. Il se montra d'abord très tolérant, il permettait à sa nièce d'avoir une opinion différente.

– Mon Dieu ! tu es bien libre de soutenir ces grandes chabraques de maisons… Chacun son idée, ma fille… Du moment que ça ne t'a pas dégoûtée d'être salement flanquée à la porte, c'est que tu dois avoir des raisons solides pour les aimer ; et tu y rentrerais, vois-tu, que je ne t'en voudrais pas du tout… N'est-ce pas ? personne ici ne lui en voudrait ?

– Oh ! non, murmura Mme Baudu.

Denise, posément, dit ses raisons, comme elle les disait chez Robineau : l'évolution logique du commerce, les nécessités des temps modernes, la grandeur de ces nouvelles créations, enfin le bien-être croissant du public. Baudu, les yeux arrondis, la bouche épaisse, l'écoutait, avec une visible tension d'intelligence. Puis, quand elle eut terminé, il secoua la tête.

– Tout ça, ce sont des fantasmagories. Le commerce est le commerce, il n'y a pas à sortir de là… Oh ! je leur accorde qu'ils réussissent, mais c'est tout. Longtemps, j'ai cru qu'ils se casseraient les reins ; oui, j'attendais ça, je patientais, tu te rappelles ? Eh bien ! non, il paraît qu'aujourd'hui ce sont les voleurs qui font fortune, tandis que les honnêtes gens meurent sur la paille… Voilà où nous en sommes, je suis forcé de m'incliner devant les faits. Et je m'incline, mon Dieu ! je m'incline…

Une sourde colère le soulevait peu à peu. Il brandit tout d'un coup sa fourchette.

– Mais jamais le Vieil Elbeuf ne fera une concession !… Entends-tu, je l'ai dit à Bourras : « Voisin, vous pactisez avec les charlatans, vos peinturlurages sont une honte. »

– Mange donc, interrompit Mme Baudu, inquiète de le voir s'allumer ainsi.

– Attends, je veux que ma nièce sache bien ma devise… Écoute ça, ma fille : je suis comme cette carafe, je ne bouge pas. Ils réussissent, tant pis pour eux ! Moi, je proteste, voilà tout !

La bonne apportait un morceau de veau rôti. De ses mains tremblantes, il découpa ; et il n'avait plus son coup d'œil juste, son autorité à peser les parts. La conscience de sa défaite lui ôtait son ancienne assurance de patron respecté. Pépé s'était imaginé que l'oncle se fâchait : il avait fallu le calmer, en lui donnant tout de suite du dessert, des biscuits qui se trouvaient devant son assiette. Alors l'oncle, baissant la voix, essaya de parler d'autre chose. Un instant, il causa des démolitions, il approuva la rue du Dix-Décembre, dont la trouée allait certainement accroître le commerce du quartier. Mais là, de nouveau, il revint au Bonheur des Dames ; tout l'y ramenait, c'était une obsession maladive. On était pourri de plâtre, on ne vendait plus rien, depuis que les voitures de matériaux barraient la rue. D'ailleurs, ce serait ridicule, à force d'être grand ; les clientes se perdraient, pourquoi pas les Halles ? Et, malgré les regards suppliants de sa femme, malgré son effort, il passa des travaux au chiffre d'affaires du magasin. N'était-ce pas inconcevable ? en moins de quatre ans, ils avaient quintuplé ce chiffre : leur recette annuelle, autrefois de huit millions, atteignait le chiffre de quarante, d'après le dernier inventaire. Enfin, une folie, une chose qui ne s'était jamais vue, et contre laquelle il n'y avait plus à lutter. Toujours ils s'engraissaient, ils étaient maintenant mille employés, ils annonçaient vingt-huit rayons. Ce nombre de vingt-huit rayons surtout le jetait hors de lui. Sans doute on devait en avoir dédoublé quelques-uns, mais d'autres étaient complètement nouveaux : par exemple un rayon de meubles et un rayon d'articles de Paris. Comprenait-on cela ? des articles de Paris ! Vrai, ces gens n'étaient pas fiers, ils finiraient par vendre du poisson. L'oncle, tout en affectant de respecter les idées de Denise, en arrivait à l'endoctriner.

– Franchement, tu ne peux les défendre. Me vois-tu joindre un rayon de casseroles à mon commerce de draps ? Hein ? tu dirais que je suis fou… Avoue au moins que tu ne les estimes pas.

La jeune fille se *******a de sourire, gênée, comprenant l'inutilité des bonnes raisons. Il reprit :

– Enfin, tu es pour eux. Nous n'en parlerons plus, car il est inutile qu'ils nous fâchent encore. Ce serait le comble, de les voir se mettre entre ma famille et moi !… Rentre chez eux, si ça te plaît, mais je te défends de me casser davantage les oreilles avec leurs histoires !

Un silence régna. Son ancienne violence tombait à cette résignation fiévreuse. Comme on suffoquait dans l'étroite salle, chauffée par le bec de gaz, la bonne dut rouvrir la fenêtre ; et la pestilence humide de la cour souffla sur la table. Des pommes de terre sautées avaient paru. On se servit lentement, sans une parole.

– Tiens ! regarde ces deux-là, recommença Baudu, en désignant de son couteau Geneviève et Colomban. Demande-leur s'ils l'aiment, ton Bonheur des Dames !

Côte à côte, à la place accoutumée où ils se retrouvaient deux fois par jour depuis douze ans, Colomban et Geneviève mangeaient avec mesure. Ils n'avaient pas dit un mot. Lui, exagérant l'épaisse bonhomie de sa face, semblait cacher, derrière ses paupières tombantes, la flamme intérieure qui le brûlait ; tandis que, la tête courbée davantage sous sa chevelure trop lourde, elle, s'abandonnait, comme ravagée par une souffrance secrète.

– L'année dernière a été désastreuse, expliquait l'oncle. Il a bien fallu reculer leur mariage… Non, par plaisir, demande leur un peu ce qu'ils pensent de tes amis.

Denise, pour le *******er, interrogea les jeunes gens.

– Je ne peux guère les aimer, ma cousine, répondit Geneviève. Mais, soyez tranquille, tout le monde ne les déteste pas.

Et elle regardait Colomban, qui roulait une mie de pain, d'un air absorbé. Quand il sentit sur lui les yeux de la jeune fille, il lâcha des mots violents.

– Une sale boutique !… Tous plus coquins les uns que les autres !… Enfin, un vrai choléra pour le quartier !

– Vous l'entendez ! vous l'entendez ! criait Baudu, ravi. En voilà un qu'ils n'auront jamais !… Va ! tu es le dernier, on n'en fera plus !

Mais Geneviève, le visage sévère et douloureux, ne quittait pas Colomban du regard. Elle pénétrait jusqu'à son cœur, et il se troublait, il redoublait d'invectives. Mme Baudu, devant eux, allait de l'un à l'autre, inquiète et silencieuse, comme si elle eût deviné là un nouveau malheur. Depuis quelque temps la tristesse de sa fille l'effrayait, elle la sentait mourir.

– La boutique est seule, dit-elle enfin, en quittant la table, désireuse de faire cesser la scène. Voyez donc, Colomban, j'ai cru entendre quelqu'un.

On avait fini, on se leva. Baudu et Colomban allèrent causer avec un courtier, qui venait prendre des ordres. Mme Baudu emmena Pépé, pour lui montrer des images. La bonne, vivement, avait desservi, et Denise s'oubliait près de la fenêtre, intéressée par la petite cour, lorsque, en se retournant, elle aperçut Geneviève, toujours à sa place, les yeux sur la toile cirée, humide encore d'un coup d'éponge.

– Vous souffrez, ma cousine ? lui demanda-t-elle.

La jeune fille ne répondit pas, étudiant du regard, obstinément, une cassure de la toile, comme envahie tout entière par les réflexions qui continuaient en elle. Puis, elle releva la tête avec peine, elle regarda le visage compatissant, penché vers le sien. Les autres étaient donc partis ? que faisait-elle sur cette chaise ? Et, tout d'un coup, des sanglots l'étouffèrent, sa tête retomba au bord de la table. Elle pleurait, elle trempait sa manche de larmes.

– Mon Dieu ! qu'avez-vous ? s'écria Denise, bouleversée. Voulez-vous que j'appelle ?

Geneviève l'avait saisie nerveusement au bras. Elle la retenait, elle bégayait :

– Non, non, restez… Oh ! que maman ne sache pas !… Avec vous, ça m'est égal ; mais pas les autres, pas les autres !… C'est malgré moi, je vous jure. C'est en me voyant toute seule… Attendez, je vais mieux, je ne pleure plus.

Et des crises la reprenaient, secouaient son corps frêle de grands frissons. Il semblait que le tas de ses cheveux noirs lui écrasât la nuque. Comme elle roulait sa tête malade sur ses bras repliés, une épingle se défit, les cheveux coulèrent dans son cou, l'ensevelirent de leurs ténèbres. Cependant, Denise, sans bruit, de peur d'éveiller l'attention, tâchait de la soulager. Elle la dégrafa et resta navrée de cette maigreur souffrante : la pauvre fille avait la poitrine creuse d'une enfant, le néant d'une vierge mangée d'anémie. À pleines mains, Denise lui prit les cheveux, ces cheveux superbes qui semblaient boire sa vie ; puis, elle les noua fortement, pour la dégager et lui donner un peu d'air.

– Merci, vous êtes bonne, disait Geneviève. Ah ! je ne suis pas grosse, n'est-ce pas ? J'étais plus forte, et tout s'en est allé… Rattachez ma robe, maman verrait mes épaules. Je les cache tant que je peux… Mon Dieu ! je ne vais pas bien, je ne vais pas bien.

Pourtant, la crise se calmait. Elle restait brisée sur la chaise, elle regardait fixement sa cousine, et, au bout d'un silence, elle demanda :

– Dites-moi la vérité, il l'aime ?

Denise sentit une rougeur qui lui montait aux joues. Elle avait parfaitement compris qu'il s'agissait de Colomban et de Clara. Mais elle affecta la surprise.

– Qui donc, ma chère ?

Geneviève hochait la tête d'un air incrédule.

– Ne mentez pas, je vous en prie. Rendez-moi le service de me donner enfin une certitude… Vous devez savoir, je le sens. Oui, vous avez été la camarade de cette femme, et j'ai vu Colomban vous poursuivre, vous parler à voix basse. Il vous chargeait de commissions pour elle, n'est-ce pas ?… Oh ! de grâce, dites-moi la vérité, je vous jure que ça me fera du bien.

Jamais Denise n'avait éprouvé un embarras pareil. Elle baissait les yeux, devant cette enfant toujours muette, et qui devinait tout. Cependant, elle eut la force de la tromper encore.

– Mais c'est vous qu'il aime !

Alors, Geneviève fit un geste désespéré.

– C'est bon, vous ne voulez rien dire… D'ailleurs, ça m'est égal, je les ai vus. Lui, sort continuellement sur le trottoir pour la regarder. Elle, en haut, rit comme une malheureuse… Bien sûr qu'ils se retrouvent dehors.

– Ça, non, je vous le jure ! cria Denise, s'oubliant, emportée par le désir de lui donner au moins cette consolation.

La jeune fille respira fortement. Elle eut un faible sourire. Puis, d'une voix affaiblie de convalescente :

– Je voudrais bien un verre d'eau… Excusez-moi, je vous dérange. Tenez, là, dans le buffet.

Et, lorsqu'elle tint la carafe, elle vida d'un trait un grand verre. De la main, elle écartait Denise, qui craignait qu'elle ne se fit du mal.

– Non, non, laissez, j'ai toujours soif… La nuit, je me lève pour boire.

Il y eut un nouveau silence. Elle reprit doucement :

– Si vous saviez, depuis dix ans je suis accoutumée à l'idée de ce mariage. Je portais encore des robes courtes, que déjà Colomban était pour moi… Alors, je ne me souviens plus comment les choses ont tourné. De vivre toujours ensemble, de rester ici enfermés l'un contre l'autre, sans qu'il y eût jamais de distraction entre nous, j'ai dû finir par le croire mon mari, avant le temps. J'ignorais si je l'aimais, j'étais sa femme, voilà tout… Et aujourd'hui, il veut s'en aller avec une autre ! Oh ! mon Dieu ! mon cœur se fend. Voyez-vous, c'est une souffrance que je ne connaissais pas. Ça me prend dans la poitrine et dans la tête, puis ça va partout, ça me tue.

Des larmes remontaient à ses yeux. Denise, dont les paupières se mouillaient aussi de pitié, lui demanda :.

– Est-ce que ma tante se doute de quelque chose ?

– Oui, maman se doute, je crois… Quant à papa, il est trop tourmenté, il ne sait pas la peine qu'il me cause, en reculant ce mariage… Plusieurs fois, maman m'a interrogée. Elle s'inquiète de me voir languir. Jamais elle n'a été forte elle-même, souvent elle m'a dit : « Ma pauvre fille, je ne t'ai pas faite bien solide. » Et puis, dans ces boutiques, on ne pousse guère. Mais elle doit trouver que je maigris trop à la fin… Regardez mes bras, est-ce raisonnable ?

D'une main tremblante, elle avait repris la carafe. Sa cousine voulut l'empêcher de boire.

– Non, j'ai trop soif, laissez-moi.

On entendit s'élever la voix de Baudu. Alors, cédant à une poussée de son cœur, Denise s'agenouilla, entoura Geneviève de ses bras fraternels. Elle la baisait, elle lui jurait que tout irait bien, qu'elle épouserait Colomban, qu'elle guérirait et serait heureuse. Vivement, elle se releva. L'oncle l'appelait.

– Jean est là, viens donc.

C'était Jean, en effet, Jean effaré qui arrivait pour dîner. Quand on lui dit que huit heures sonnaient, il demeura béant ! Pas possible, il sortait de chez son patron. On le plaisanta, sans doute il avait pris par le bois de Vincennes. Mais, dès qu'il put s'approcher de sa sœur, il lui souffla très bas :

– C'est une petite blanchisseuse qui reportait son linge… J'ai là une voiture à l'heure. Donne-moi cent sous.

Il sortit une minute, et revint dîner, car Mme Baudu ne voulait absolument pas qu'il repartît sans manger au moins une soupe. Geneviève avait reparu, dans son silence et son effacement habituels. Colomban sommeillait à demi, derrière un comptoir. La soirée coula triste et lente, animée uniquement par les pas de l'onde, qui se promenait d'un bout à l'autre de la boutique vide. Un seul bec de gaz brûlait, l'ombre du plafond bas tombait à larges pelletées, comme la terre noire d'une fosse.

Des mois se passèrent. Denise entrait presque tous les jours égayer un instant Geneviève. Mais la tristesse augmentait chez les Baudu. Les travaux d'en face étaient un continuel tourment qui avivait leur malchance. Même lorsqu'il avaient une heure d'espoir, une joie inattendue, il suffisait du fracas d'un tombereau de briques, de la scie d'un tailleur de pierres ou du simple appel d'un maçon, pour la leur gâter aussitôt. Tout le quartier, d'ailleurs, en était secoué. De l'enclos de planches longeant et embarrassant les trois rues, sortait un branle d'activité fiévreuse. Bien que l'architecte se servît des constructions existantes, il les ouvrait de toutes parts, pour les aménager ; et, au milieu, dans la trouée des cours, il bâtissait une galerie centrale, vaste comme une église, qui devait déboucher par une porte d'honneur, sur la rue Neuve-Saint-Augustin, au centre de la façade. On avait eu d'abord de grandes difficultés à établir les sous-sols, car on était tombé sur des infiltrations d'égout et sur des terres rapportées, pleine d'ossements humains. Ensuite, le forage du puits avait violemment préoccupé les maisons voisines, un puits de cent mètres, dont le débit devait être de cinq cents litres à la minute. Maintenant, les murs s'élevaient au premier étage ; des échafauds, des tours de charpentes, enfermaient l'île entière ; sans arrêt, on entendait le grincement des treuils montant les pierres de taille, le déchargement brusque des planchers de fer, la clameur de ce peuple d'ouvriers, accompagnée du bruit des pioches et des marteaux. Mais, par-dessus tout, ce qui assourdissait les gens, c'était la trépidation des machines ; tout marchait à la vapeur, des sifflements aigus déchiraient l'air ; tandis que, au moindre coup de vent, un nuage de plâtre s'envolait et s'abattait sur les toitures environnantes, ainsi qu'une tombée de neige. Les Baudu désespérés regardaient cette poussière implacable pénétrer partout, traverser les boiseries les mieux closes, salir les étoffes de la boutique, se glisser jusque dans leur lit ; et l'idée qu'ils la respiraient quand même, qu'ils finiraient par en mourir, leur empoisonnait l'existence.

Du reste, la situation allait empirer encore. En septembre, l'architecte, craignant de ne pas être prêt, se décida à faire travailler la nuit. De puissantes lampes électriques furent établies, et le branle ne cessa plus : des équipes se succédaient, les marteaux n'arrêtaient pas, les machines sifflaient continuellement, la clameur toujours aussi haute semblait soulever et semer le plâtre. Alors, les Baudu, exaspérés, durent même renoncer à fermer les yeux ; ils étaient secoués dans leur alcôve, les bruits se changeaient en cauchemars, dès que la fatigue les engourdissait. Puis, s'ils se levaient pieds nus, pour calmer leur fièvre, et s'ils venaient soulever un rideau, ils restaient effrayés devant la vision du Bonheur des Dames flambant au fond des ténèbres, comme une forge colossale, où se forgeait leur ruine. Au milieu des murs, à moitié construits, troués de baies vides, les lampes électriques jetaient de larges rayons bleus, d'une intensité aveuglante. Deux heures du matin sonnaient, puis trois heures, puis quatre heures. Et, dans le sommeil pénible du quartier, le chantier agrandi par cette clarté lunaire, devenu colossal et fantastique, grouillait d'ombres noires, d'ouvriers retentissants, dont les profils gesticulaient, sur la blancheur crue des murailles neuves.

L'oncle Baudu l'avait dit, le petit commerce des rues voisines recevait encore un coup terrible. Chaque fois que le Bonheur des Dames créait des rayons nouveaux, c'étaient de nouveaux écroulements, chez les boutiquiers des alentours. Le désastre s'élargissait, on entendait craquer les plus vieilles maisons. Mlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, venait d'être déclarée en faillite ; Quinette, le gantier, en avait à peine pour six mois ; les fourreurs Vanpouille étaient obligés de sous-louer une partie de leurs magasins ; si Bédoré et sœur, les bonnetiers, tenaient toujours, rue Gaillon, ils mangeaient évidemment les rentes amassées jadis. Et voilà que, maintenant, d'autres ruines allaient s'ajouter à ces ruines prévues depuis longtemps : le rayon d'articles de Paris menaçait un bimbelotier de la rue Saint-Roch, Deslignières, un gros homme sanguin ; tandis que le rayon des meubles atteignait les Piot et Rivoire, dont les magasins dormaient dans l'ombre du passage Sainte-Anne. On craignait même l'apoplexie pour le bimbelotier, car il ne dérageait pas, en voyant le Bonheur afficher les porte-monnaie à trente pour cent de rabais. Les marchands de meubles, plus calmes, affectaient de plaisanter ces calicots qui se mêlaient de vendre des tables et des armoires ; mais des clientes les quittaient déjà, le succès du rayon s'annonçait formidable. C'était fini, il fallait plier l'échine : après ceux-là, d'autres encore seraient balayés, et il n'y avait plus de raison pour que tous les commerces ne fussent tour à tour chassés de leurs comptoirs. Le Bonheur seul, un jour, couvrirait le quartier de sa toiture.

À présent, le matin et le soir, lorsque les mille employés entraient et sortaient, ils s'allongeaient en une queue si longue sur la place Gaillon, que le monde s'arrêtait pour les regarder, comme on regarde défiler un régiment. Pendant dix minutes, les trottoirs en étaient encombrés ; et les boutiquiers, devant leurs portes, songeaient à l'unique commis, qu'ils ne savaient déjà comment nourrir. Le dernier inventaire du grand magasin, ce chiffre de quarante millions d'affaires, avait aussi révolutionné le voisinage. Il courait de maison en maison, au milieu de cris de surprise et de colère. Quarante millions ! songeait-on à cela ? Sans doute, le bénéfice net se trouvait au plus de quatre pour cent, avec leurs frais généraux considérables et leur système de bon marché. Mais seize cent mille francs de gain était encore une jolie somme, on pouvait se *******er du quatre pour cent, lorsqu'on opérait sur des capitaux pareils. On racontait que l'ancien capital de Mouret, les premiers cinq cent mille francs augmentés chaque année de la totalité des bénéfices, un capital qui devait être à cette heure de quatre millions, avait ainsi passé dix fois en marchandises, dans les comptoirs. Robineau, quand il se livrait à ce calcul devant Denise, après le repas, restait un instant accablé, les yeux sur son assiette vide : elle avait raison, c'était ce renouvellement incessant du capital qui faisait la force invincible du nouveau commerce. Bourras seul niait les faits, refusait de comprendre, superbe et stupide comme une borne. Un tas de voleurs, voilà tout ! Des gens qui mentaient ! Des charlatans qu'on ramasserait dans le ruisseau, un beau matin !

Les Baudu, cependant, malgré leur volonté de ne rien changer aux habitudes du Vieil Elbeuf, tâchaient de soutenir la concurrence. La clientèle ne venant plus à eux, ils s'efforçaient d'aller à elle, par l'intermédiaire des courtiers. Il y avait alors, sur la place de Paris, un courtier, en rapport avec tous les grands tailleurs, qui sauvait les petites maisons de draps et de flanelles, lorsqu'il voulait bien les représenter. Naturellement, on se le disputait, il prenait une importance de personnage ; et, Baudu, l'ayant marchandé, eut le malheur de le voir s'entendre avec les Matignon, de la rue Croix-des-Petits-Champs. Coup sur coup, deux autres courtiers le volèrent ; un troisième, honnête homme, ne faisait rien. C'était la mort lente, sans secousse, un ralentissement continu des affaires, des clientes perdues une à une. Le jour vint où les échéances furent lourdes. Jusque-là, on avait vécu sur les économies d'autrefois ; maintenant, la dette commençait. En décembre, Baudu, terrifié par le chiffre des billets souscrits, se résigna au plus cruel des sacrifices : il vendit sa maison de campagne de Rambouillet, une maison qui lui coûtait tant d'argent en réparations continuelles, et dont les locataires ne l'avaient pas même payé, lorsqu'il s'était décidé à en tirer parti. Cette vente tuait le seul rêve de sa vie, son cœur en saignait comme de la perte d'une personne chère. Et il dut céder, pour soixante-dix mille francs, ce qui lui en coûtait plus de deux cent mille. Encore fut-il heureux de trouver les Lhomme, ses voisins, que le désir d'augmenter leurs terres détermina. Les soixante-dix mille francs allaient soutenir la maison pendant quelque temps encore. Malgré tous les échecs, l'idée de la lutte renaissait : avec de l'ordre, à présent, on pouvait vaincre peut-être.

Le dimanche où les Lhomme donnèrent l'argent, ils voulurent bien dîner au Vieil Elbeuf. Mme Aurélie arriva la première ; il fallut attendre le caissier, qui vint en retard, effaré par tout un après-midi de musique ; quant au jeune Albert, il avait accepté l'invitation, mais il ne parut pas. Ce fut, d'ailleurs, une soirée pénible. Les Baudu, vivant sans air au fond de leur étroite salle à manger, souffrirent du coup de vent que les Lhomme y apportaient, avec leur famille débandée et leur goût de libre existence. Geneviève, blessée des allures impériales de Mme Aurélie, n'avait pas ouvert la bouche ; tandis que Colomban l'admirait, pris de frissons, en songeant qu'elle régnait sur Clara.

Avant de se coucher, le soir, comme Mme Baudu était déjà au lit, Baudu se promena longtemps dans la chambre. Il faisait doux, un temps humide de dégel. Au-dehors, malgré les fenêtres closes et les rideaux tirés, on entendait ronfler les machines des travaux d'en face.

– Sais-tu à quoi je pense, Élisabeth ? dit-il enfin. Eh bien ! ces Lhomme ont beau gagner beaucoup d'argent, j'aime mieux être dans ma peau que dans la leur… Ils réussissent, c'est vrai. La femme a raconté, n'est-ce pas ? qu'elle s'était fait près de vingt mille francs cette année, et cela lui a permis de me prendre ma pauvre maison. N'importe ! je n'ai plus la maison, mais au moins je ne vais pas jouer de la musique d'un côté, tandis que tu cours la prétentaine de l'autre… Non, vois-tu, ils ne peuvent pas être heureux.

Il était encore dans la grosse douleur de son sacrifice, il gardait une rancune contre ces gens qui lui avaient acheté son rêve. Quand il arrivait près du lit, il gesticulait, penché vers sa femme ; puis, de retour devant la fenêtre, il se taisait un instant, il écoutait la clameur du chantier. Et il reprenait ses vieilles accusations, ses doléances désespérées sur les temps nouveaux : on n'avait jamais vu ça, des commis gagnaient à cette heure plus que des commerçants, c'étaient les caissiers qui rachetaient les propriétés des patrons. Aussi tout craquait, la famille n'existait plus, on vivait à l'hôtel, au lieu de manger honnêtement la soupe chez soi. Enfin, il termina en prophétisant que le jeune Albert dévorerait plus tard la terre de Rambouillet avec des actrices.

Mme Baudu l'écoutait, la tête droite sur l'oreiller, si pâle, que son visage avait la couleur de la toile.

– Ils t'ont payé, finit-elle par dire doucement.

Du coup, Baudu resta muet. Il marcha quelques secondes, les yeux à terre. Puis, il reprit :

– Ils m'ont payé, c'est vrai ; et, après tout, leur argent est aussi bon qu'un autre… Ce serait drôle, de relever la maison avec cet argent-là. Ah ! si je n'étais pas si vieux, si fatigué !

Un long silence régna. Le drapier était envahi par des projets vagues. Brusquement, sa femme parla, les yeux au plafond, sans remuer la tête.

– As-tu remarqué ta fille, depuis quelque temps ?

– Non, répondit-il.

– Eh bien ! elle m'inquiète un peu… Elle pâlit, elle semble se désespérer.

Debout devant le lit, il était plein de surprise.

– Tiens ! pourquoi donc ?… Si elle est malade, elle devrait le dire. Demain il faudra faire venir le médecin.

Mme Baudu restait toujours immobile. Après une grande minute, elle déclara seulement de son air réfléchi :

– Ce mariage avec Colomban, je crois qu'il vaudrait mieux en finir.

Il la regarda, puis il se remit à marcher. Des faits lui revenaient : Était-ce possible que sa fille tombât malade, à cause du commis ? Elle l'aimait donc au point de ne pouvoir attendre ? Encore un malheur de ce côté ! Cela le bouleversait, d'autant plus qu'il avait lui-même des idées arrêtées sur ce mariage. Jamais il n'aurait voulu le conclure dans les conditions présentes. Pourtant, l'inquiétude l'attendrissait.

– C'est bon, dit-il enfin, je parlerai à Colomban.

Et, sans ajouter une parole, il continua sa promenade. Bientôt les yeux de sa femme se fermèrent, elle dormait toute blanche, comme morte. Lui, marchait encore. Avant de se coucher, il écarta les rideaux, il jeta un coup d'œil ; de l'autre côté de la rue, les fenêtres béantes de l'ancien Hôtel Duvillard ouvraient des trous sur le chantier, où les ouvriers s'agitaient, dans l'éblouissement des lampes électriques.

Dès le lendemain matin, Boudu emmena Colomban au fond d'un étroit magasin de l'entresol. La veille, il avait arrêté ce qu'il aurait à dire.

– Mon garçon, commença-t-il, tu sais que j'ai vendu ma propriété de Rambouillet. Cela va nous permettre de donner un coup de collier… Mais, avant tout, je voudrais causer un peu avec toi.

Le jeune homme, qui semblait redouter l'entretien, attendait d'un air gauche. Ses petits yeux clignotaient dans sa large face, et il restait la bouche ouverte, signe chez lui d'une perturbation profonde.

– Écoute-moi bien, reprit le drapier. Quand le père Hauchecorne m'a cédé le Vieil Elbeuf, la maison était prospère ; lui-même l'avait reçue autrefois du vieux Finet, en bon état… Tu connais mes idées : je croirais commettre une vilaine action, si je passais, diminué, à mes enfants ce dépôt de famille ; et c'est pourquoi j'ai toujours reculé ton mariage avec Geneviève… Oui, je m'entêtais, j'espérais ramener la prospérité ancienne, je voulais te mettre les livres sous le nez, en disant :

« Tiens ! l'année où je suis entré, on a vendu tant de drap, et cette année-ci, l'année où je sors, on en a vendu dix mille ou vingt mille francs de plus… » Enfin, tu comprends, un serment que je me suis fait, le désir bien naturel de me prouver que la maison n'a pas perdu entre mes mains. Autrement, il me semblerait que je vous vole.

Une émotion étranglait sa voix. Il se moucha pour se remettre, il demanda :

– Tu ne dis rien ?

Mais Colomban n'avait rien à dire. Il hochait la tête, il attendait, de plus en plus troublé, croyant deviner où allait en venir le patron. C'était le mariage à bref délai. Comment refuser ? Jamais il n'aurait la force. Et l'autre, celle dont il rêvait la nuit, la chair brûlée d'une telle flamme, qu'il se jetait tout nu sur le carreau, de peur d'en mourir !

– Aujourd'hui, continua Baudu, voilà un argent qui peut nous sauver. La situation devient plus mauvaise chaque jour, mais peut-être qu'en faisant un suprême effort… Enfin, je tenais à t'avertir. Nous allons risquer le tout pour le tout. Si nous sommes battus, eh bien ! ça nous enterrera… Seulement, mon pauvre garçon, votre mariage, du coup, va être encore reculé, car je ne veux pas vous jeter tout seuls dans la bagarre. Ce serait trop lâche, n'est-ce pas ?

Colomban, soulagé, s'était assis sur des pièces de molleton. Ses jambes gardaient un tremblement. Il craignait de laisser voir sa joie, il baissait la tête, en roulant les doigts sur les genoux.

– Tu ne dis rien ? répéta Baudu.

Non, il ne disait rien, il ne trouvait rien à dire. Alors, le drapier reprit avec lenteur :

– J'étais sûr que ça te chagrinerait… Il te faut du courage. Secoue-toi un peu, ne reste pas écrasé ainsi… Surtout, comprends bien ma position. Puis-je vous attacher au cou un pareil pavé ? Au lieu de vous laisser une bonne affaire, je vous laisserais une faillite peut-être. Non, les coquins seuls se permettent de ces tours-là… Sans doute, je ne désire que votre bonheur, mais jamais on ne me fera aller contre ma conscience.

Et il parla longtemps de la sorte, se débattant au milieu de phrases contradictoires, en homme qui aurait voulu être deviné à demi-mot et avoir la main forcée. Puisqu'il avait promis sa fille et la boutique, la stricte probité le forçait à donner les deux en bon état, sans tares ni dettes. Seulement, il était las, le fardeau lui semblait trop lourd, des supplications perçaient dans sa voix balbutiante. Les mots s'embrouillaient davantage sur ses lèvres, il attendait, chez Colomban, un élan, un cri du cœur, qui ne venait point.

– Je sais bien, murmura-t-il, que les vieux manquent de flamme… Avec des jeunes, les choses se rallument. Ils ont le feu au corps, c'est naturel… Mais, non, non, je ne puis pas, parole d'honneur ! Si je vous cédais, vous me le reprocheriez plus tard.

Il se tut, frémissant ; et, comme le jeune homme demeurait toujours la tête basse, il lui demanda pour la troisième fois, au bout d'un silence pénible :

– Tu ne dis rien ?

Enfin, sans le regarder, Colomban répondit :

– Il n'y a rien à dire… Vous êtes le maître, vous avez plus de sagesse que nous tous. Puisque vous l'exigez, nous attendrons, nous tâcherons d'être raisonnables.

C'était fini, Baudu espérait encore qu'il allait se jeter dans ses bras, en criant : « Père, reposez-vous, nous nous battrons à notre tour, donnez-nous la boutique telle qu'elle est, pour que nous fassions le miracle de la sauver ! » Puis, il le regarda, et il fut pris de honte, il s'accusa sourdement d'avoir voulu duper ses enfants. La vieille honnêteté maniaque du boutiquier se réveillait en lui ; c'était ce garçon prudent qui avait raison, car il n'y a pas de sentiment dans le commerce, il n'y a que des chiffres.

– Embrasse-moi, mon garçon, dit-il pour conclure. C'est décidé, nous ne reparlerons du mariage que dans un an. Avant tout, il faut songer au sérieux.

Le soir, dans leur chambre, quand Mme Baudu questionna son mari sur le résultat de l'entretien, celui-ci avait retrouvé son obstination à combattre en personne, jusqu'au bout. Il fit un grand éloge de Colomban : un garçon solide, ferme dans ses idées, élevé d'ailleurs selon les bons principes, incapable par exemple de rire avec les clientes, ainsi que les godelureaux du Bonheur. Non, c'était honnête, c'était de la famille, ça ne jouait pas sur la vente comme sur une valeur de Bourse.

– Alors, à quand le mariage ? demanda Mme Baudu.

– Plus tard, répondit-il, lorsque je serai en mesure de tenir mes promesses.

Elle n'eut pas un geste, elle dit seulement :

– Notre fille en mourra.

Baudu se retint, soulevé de colère. C'était lui, qui en mourrait, si on le bouleversait ainsi continuellement ! Était-ce sa faute ? Il aimait sa fille, il parlait de donner son sang pour elle ; mais il ne pouvait cependant pas faire que la. maison marchât quand elle ne voulait plus marcher. Geneviève devait avoir un peu de raison et patienter jusqu'à un meilleur inventaire. Que diable ! Colomban restait là, personne ne le lui volerait !

– C'est incroyable ! répétait-il, une fille si bien élevée !

Mme Baudu n'ajouta rien. Sans doute elle avait deviné les tortures jalouses de Geneviève ; mais elle n'osa les confier à son mari. Une singulière pudeur de femme l'avait toujours empêchée d'aborder avec lui certains sujets de tendresse délicate. Quand il la vit muette, il tourna sa colère contre les gens d'en face, il tendait les poings dans le vide, du côté du chantier, où l'on posait, cette nuit-là, des charpentes de fer, à grands coups de marteau.

Denise allait rentrer au Bonheur des Dames. Elle avait compris que les Robineau, forcés de restreindre leur personnel, ne savaient comment la congédier. Pour tenir encore, il leur fallait tout faire par eux-mêmes ; Gaujean, obstiné dans sa rancune, allongeait les crédits, promettait même de leur trouver des fonds ; mais la peur les prenait, ils voulaient tenter de l'économie et de l'ordre. Pendant quinze jours, Denise les sentit gênés avec elle ; et elle dut parler la première, dire qu'elle avait une place autre part. Ce fut un soulagement, Mme Robineau l'embrassa, très émue, en jurant qu'elle la regretterait toujours. Puis, lorsque, sur une question, la jeune fille répondit qu'elle retournait chez Mouret, Robineau devint pâle.

– Vous avez raison ! cria-t-il violemment.

Il était moins facile d'annoncer la nouvelle au vieux Bourras. Pourtant, Denise devait lui donner congé, et elle tremblait, car elle lui gardait une vive reconnaissance. Bourras, justement, ne décolérait plus, en plein dans le vacarme du chantier voisin. Les voitures de matériaux barraient sa boutique ; les pioches tapaient dans ses murs ; tout, chez lui, les parapluies et les cannes, dansait au bruit des marteaux. Il semblait que la masure, s'entêtant au milieu de ces démolitions, allait se fendre. Mais le pis était que l'architecte, pour relier les rayons existants du magasin, avec les rayons qu'on installait dans l'ancien Hôtel Duvillard, avait imaginé de creuser un passage, sous la petite maison qui les séparait. Cette maison appartenant à la société Mouret et Cie, et le bail portant que le locataire devrait supporter les travaux de réparation, des ouvriers se présentèrent un matin. Du coup, Bourras faillit avoir une attaque. N'était-ce pas assez de l'étrangler de tous les côtés, à gauche, à droite, derrière ? il fallait encore qu'on le prît par les pieds, qu'on mangeât la terre sous lui ! Et il avait chassé les maçons, il plaiderait. Des travaux de réparation, soit ! mais c'étaient là des travaux d'embellissement. Le quartier pensait qu'il gagnerait, sans pourtant jurer de rien. En tout cas, le procès menaçait d'être long, on se passionnait pour ce duel interminable.

Le jour où Denise résolut enfin de lui donner congé, Bourras revenait précisément de chez son avocat.

– Croyez-vous ! cria-t-il, ils disent maintenant que la maison n'est pas solide, ils prétendent établir qu'il faut en reprendre les fondations… Parbleu ! ils sont las de la secouer, avec leurs sacrées machines. Ce n'est pas étonnant, si elle se casse !

Puis, quand la jeune fille lui eut annoncé qu'elle partait, qu'elle rentrait au Bonheur avec mille francs d'appointements, il fut si saisi, qu'il leva seulement vers le ciel ses vieilles mains tremblantes. L'émotion l'avait fait tomber sur une chaise.

– Vous ! vous ! balbutia-t-il. Enfin, il n'y a que moi, il ne reste plus que moi !

Au bout d'un silence, il demanda :

– Et le petit ?

– Il retournera chez Mme Gras, répondit Denise. Elle l'aimait beaucoup.

De nouveau, ils se turent. Elle l'aurait préféré furieux, jurant, tapant du poing ; ce vieillard suffoqué, écrasé, la navrait. Mais il se remettait peu à peu, il recommençait à crier.

– Mille francs, ça ne se refuse pas… Vous irez tous. Partez donc, laissez-moi seul. Oui, seul, entendez-vous ! Il y en aura un qui ne pliera jamais la tête… Et dites-leur que je gagnerai mon procès, quand je devrais y manger ma dernière chemise !

Denise ne devait quitter Robineau qu'à la fin du mois. Elle avait revu Mouret, tout se trouvait réglé. Un soir, elle allait remonter chez elle, lorsque Deloche, qui la guettait sous une porte cochère, l'arrêta au passage. Il était bien heureux, il venait d'apprendre la grande nouvelle, tout le magasin en causait, disait-il. Et il lui conta gaiement les commérages des comptoirs.

– Vous savez, ces dames des confections font une figure ! Puis, s'interrompant :

– À propos, vous vous souvenez de Clara Prunaire. Eh bien ! il paraît que le patron l'aurait… Vous comprenez ?

Il était devenu rouge. Elle, toute pâle, s'écria :

– M. Mouret !

– Un drôle de goût, n'est-ce pas ? reprit-il. Une femme qui ressemble à un cheval… La petite lingère qu'il avait eue deux fois, l'an passé, était gentille au moins. Enfin, ça le regarde.

Denise, rentrée chez elle, se sentit défaillir. C'était sûrement d'avoir monté trop vite. Accoudée à la fenêtre, elle eut la brusque vision de Valognes, de la rue déserte, au pavé moussu, qu'elle voyait de sa chambre d'enfant ; et un besoin la prenait de revivre là-bas, de se réfugier dans l'oubli et la paix de la province. Paris l'irritait, elle haïssait le Bonheur des Dames, elle ne savait plus pourquoi elle avait consenti à y retourner. Certainement, elle y souffrirait encore, elle souffrait déjà d'un malaise inconnu, depuis les histoires de Deloche. Alors, sans motif, une crise de larmes la força de quitter la fenêtre. Elle pleura longtemps, elle retrouva quelque courage à vivre.

Le lendemain, au déjeuner, comme Robineau l'avait envoyée en course et qu'elle passait devant le Vieil Elbeuf, elle poussa la porte, en voyant Colomban seul dans la boutique. Les Baudu déjeunaient, on entendait le bruit des fourchettes, au fond de la petite salle.

– Vous pouvez entrer, dit le commis. Ils sont à table.

Mais elle le fit taire, elle l'attira dans un coin. Et, baissant la voix :

– C'est à vous que je veux parler… Vous manquez donc de cœur ? vous ne voyez donc pas que Geneviève vous aime et qu'elle en mourra ?

Elle était toute frémissante, sa fièvre de la veille la secouait de nouveau. Lui, effaré, étonné de cette brusque attaque, ne trouvait pas une parole.

– Entendez-vous ! continua-t-elle, Geneviève sait que vous en aimez une autre. Elle me l'a dit, elle a sangloté comme une malheureuse… Ah ! la pauvre enfant ! elle ne pèse plus lourd, allez ! Si vous aviez vu ses petits bras ! C'est à pleurer… Dites, vous ne pouvez pas la laisser mourir ainsi !

Il parla enfin, tout à fait bouleversé.

– Mais elle n'est pas malade, vous exagérez… Moi, je ne vois pas… Et puis, c'est son père qui recule le mariage.

Denise, rudement, releva ce mensonge. Elle avait senti que la moindre insistance du jeune homme déciderait l'oncle. Quant à la surprise de Colomban, elle n'était pas feinte : il ne s'était réellement jamais aperçu de la lente agonie de Geneviève. Ce fut, pour lui, une révélation très désagréable. Tant qu'il ignorait, il n'avait pas de reproches trop gros à se faire.

– Et pour qui ? reprenait Denise, pour une rien du tout !… Mais vous ignorez donc qui vous aimez ? Je n'ai pas voulu vous chagriner jusqu'à présent, j'ai évité souvent de répondre à vos continuelles questions… Eh bien ! oui, elle va avec tout le monde, elle se moque de vous, jamais vous ne l'aurez, ou bien vous l'aurez comme les autres, une fois, en passant.

Très pâle, il l'écoutait ; et, à chacune des phrases qu'elle lui jetait à la face, entre ses dents serrées, il avait un petit tremblement des lèvres. Elle, prise de cruauté, cédait à un emportement dont elle n'avait pas conscience.

– Enfin, dit-elle dans un dernier cri, elle est avec M. Mouret, si vous voulez le savoir !

Sa voix s'était étranglée, elle devint plus pâle que lui. Tous deux se regardèrent.

Puis, il bégaya :

– Je l'aime.

Alors, Denise fut honteuse. Pourquoi parlait-elle ainsi à ce garçon et qu'avait-elle à se passionner ? Elle resta muette, le simple mot qu'il venait de répondre lui retentissait dans le cœur, avec un lointain bruit de cloche, dont elle était assourdie. « Je l'aime, je l'aime », et cela s'élargissait : il avait raison, il ne pouvait en épouser une autre.

Comme elle se tournait, elle aperçut Geneviève, sur le seuil de la salle à manger.

– Taisez-vous ! dit-elle rapidement.

Mais il était trop tard, Geneviève devait avoir entendu. Elle n'avait plus de sang au visage. Justement, une cliente poussait la porte, Mme Bourdelais, une des dernières fidèles du Vieil Elbeuf, où elle trouvait des articles solides ; depuis longtemps, Mme de Boves avait suivi la mode, en passant au Bonheur, Mme Marty elle-même ne venait plus, conquise tout entière par les séductions des étalages d'en face. Et Geneviève fut forcée d'avancer, pour dire de sa voix blanche :

– Que désire madame ?

Mme Bourdelais voulait voir de la flanelle. Colomban descendit une pièce d'un casier, Geneviève montra l'étoffe ; et, tous deux, les mains froides, se trouvaient rapprochés derrière le comptoir. Cependant, Baudu sortait le dernier de la petite salle, à la suite de sa femme, qui était allée s'asseoir sur la banquette de la caisse. Mais il ne se mêla pas d'abord de la vente, il avait souri à Denise, et se tenait debout, en regardant Mme Bourdelais.

– Elle n'est pas assez belle, disait celle-ci. Montrez-moi ce que vous avez de plus fort.

Colomban descendit une autre pièce. Il y eut un silence. Mme Bourdelais examinait l'étoffe.

– Et combien ?

– Six francs, madame, répondit Geneviève. La cliente fit un brusque mouvement.

– Six francs ! mais ils ont la même, en face, à cinq francs.

Une contraction légère passa sur le visage de Baudu : Il ne put s'empêcher d'intervenir, très poliment. Madame se trompait sans doute, cet article-là aurait dû être vendu six francs cinquante, il était impossible qu'on le donnât à cinq francs. Certainement, il s'agissait d'un autre article.

– Non, non, répétait-elle, avec l'entêtement d'une bourgeoise qui se piquait de s'y connaître. L'étoffe est la même. Peut-être encore est-elle plus épaisse.

Et la discussion finit par s'aigrir, Baudu, la bile au visage, faisait effort pour rester souriant. Son amertume contre le Bonheur crevait dans sa gorge.

– Vraiment, dit enfin Mme Bourdelais, il faut me mieux traiter, autrement, j'irai en face, comme les autres.

Alors, il perdit la tête, il cria, secoué de colère contenue :

– Eh bien ! allez en face !

Du coup, elle se leva, très blessée, et elle s'en alla, sans se retourner, en répondant :

– C'est ce que je vais faire, monsieur.

Ce fut une stupeur. La violence du patron les avait tous saisis. Il restait lui-même effaré et tremblant de ce qu'il venait de dire. La phrase était partie sans qu'il le voulût, dans l'explosion d'une longue rancune amassée. Et, maintenant, les Baudu, immobiles, les bras tombés, suivaient du regard Mme Bourdelais, qui traversait la rue. Elle leur semblait emporter leur fortune. Lorsque, de son pas tranquille, elle entra sous la haute porte du Bonheur, lorsqu'ils virent son dos se noyer dans la foule, il y eut en eux comme un arrachement.

– Encore une qu'ils nous prennent ! murmura le drapier.

Puis, se tournant vers Denise, dont il connaissait l'engagement nouveau :

– Toi aussi, ils t'ont reprise… Va, je ne t'en veux pas. Puisqu'ils ont l'argent, ils sont les plus forts.

Justement, Denise, espérant encore que Geneviève n'avait pu entendre Colomban, lui disait à l'oreille :

– Il vous aime, soyez plus gaie.

Mais la jeune fille lui répondit très bas, d'une voix déchirée :

– Pourquoi mentez-vous ?… Tenez ! il ne peut s'en empêcher, il regarde là-haut… Je sais bien qu'ils me l'ont volé, comme ils nous volent tout.

Et elle s'était assise sur la banquette de la caisse, près de sa mère. Celle-ci avait sans doute deviné le nouveau coup reçu par la jeune fille, car ses yeux navrés allèrent d'elle à Colomban, puis se reportèrent sur le Bonheur. C'était vrai, il leur volait tout : au père, la fortune ; à la mère, son enfant mourante ; à la fille, un mari attendu depuis dix ans. Devant cette famille condamnée, Denise, dont le cœur se noyait de compassion, eut un instant peur d'être mauvaise. N'allait-elle pas remettre la main à la machine qui écrasait le pauvre monde ? Mais elle se trouvait comme emportée par une force, elle sentait qu'elle ne faisait pas le mal.

– Bah ! reprit Baudu pour se donner du courage, nous n'en mourrons pas. Une cliente perdue, deux de retrouvées… Tu entends, Denise ; j'ai là soixante-dix mille francs qui vont faire passer des nuits blanches à ton Mouret… Voyons, vous autres ! n'ayez donc pas des figures d'enterrement !

Il ne put les égayer, lui-même retombait dans une consternation blême ; et tous restaient les yeux sur le monstre, attirés, possédés, se rassasiant de leur malheur. Les travaux s'achevaient, on avait débarrassé la façade des échafaudages, tout un pan du colossal édifice apparaissait, avec ses murs blancs, troués de larges vitrines claires. Justement, le long du trottoir, rendu enfin à la circulation, s'alignaient huit voitures, que des garçons chargeaient l'une après l'autre, devant le bureau du départ. Sous le soleil, dont un rayon enfilait la rue, les panneaux verts, aux rechampis jaunes et rouges, miroitaient comme des glaces, envoyaient des reflets aveuglants jusqu'au fond du Vieil Elbeuf. Les cochers vêtus de noir, d'une allure correcte, tenaient court les chevaux, des attelages superbes, qui secouaient leurs mors argentés. Et chaque fois qu'une voiture était pleine, il y avait, sur le pavé, un roulement sonore, dont tremblaient les petites boutiques voisines.

Alors, devant ce défilé triomphal qu'ils devaient subir deux fois chaque jour, le cœur des Baudu se fendit. Le père défaillait, en se demandant où pouvait aller ce continuel flot de marchandises ; tandis que la mère, malade du tourment de sa fille, continuait à regarder sans voir, les yeux noyés de grosses larmes.

 
 

 

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Chapitre 9




Un lundi, quatorze mars, le Bonheur des Dames inaugurait ses magasins neufs par la grande exposition des nouveautés d'été, qui devait durer trois jours. Au-dehors, une aigre bise soufflait, les passants, surpris de ce retour d'hiver, filaient vite, en boutonnant leurs paletots. Cependant, toute une émotion fermentait dans les boutiques du voisinage ; et l'on voyait, contre les vitres, les faces pâles des petits commerçants, occupés à compter les premières voitures, qui s'arrêtaient devant la nouvelle porte d'honneur, rue Neuve-Saint-Augustin. Cette porte, haute et profonde comme un porche d'église, surmontée d'un groupe, l'Industrie et le Commerce se donnant la main au milieu d'une complication d'attributs, était abritée sous une vaste marquise, dont les dorures fraîches semblaient éclairer les trottoirs d'un coup de soleil. À droite, à gauche, les façades, d'une blancheur crue encore, s'allongeaient, faisaient retour sur les rues Monsigny et de la Michodière, occupaient toute l'île sauf le côté de la rue du Dix-Décembre, où le Crédit Immobilier allait bâtir. Le long de ce développement de caserne, lorsque les petits commerçants levaient la tête, ils apercevaient l'amoncellement des marchandises, par les glaces sans tain, qui, du rez-de-chaussée au second étage, ouvraient la maison au plein jour. Et ce cube énorme, ce colossal bazar leur bouchait le ciel, leur paraissait être pour quelque chose dans le froid dont ils grelottaient, au fond de leurs comptoirs glacés.

Dès six heures, cependant, Mouret était là, donnant ses derniers ordres. Au centre, dans l'axe de la porte d'honneur, une large galerie allait de bout en bout, flanquée à droite et à gauche de deux galeries plus étroites, la galerie Monsigny et la galerie Michodière. On avait vitré les cours, transformées en halls ; et des escaliers de fer s'élevaient du rez-de-chaussée, des ponts de fer étaient jetés d'un bout à l'autre, aux deux étages. L'architecte, par hasard intelligent, un jeune homme amoureux des temps nouveaux, ne s'était servi de la pierre que pour les sous-sols et les piles d'angle, puis avait monté toute l'ossature en fer, des colonnes supportant l'assemblage des poutres et des solives. Les voûtins des planchers, les cloisons des distributions intérieures, étaient en briques. Partout on avait gagné de l'espace, l'air et la lumière entraient librement, le public circulait à l'aise, sous le jet hardi des fermes à longue portée. C'était la cathédrale du commerce moderne solide et légère, faite pour un peuple de clientes. En bas, dans la galerie centrale, après les soldes de la porte, il y avait les cravates, la ganterie, la soie ; la galerie Monsigny était occupée par le blanc et la rouennerie, la galerie Michodière par la mercerie, la bonneterie, la draperie et les lainages. Puis, au premier, se trouvaient les confections, la lingerie, les châles, les dentelles, d'autres rayons nouveaux, tandis qu'on avait relégué au second étage la literie, les tapis, les étoffes d'ameublement, tous les articles encombrants et d'un maniement difficile. À cette heure, le nombre des rayons était de trente-neuf, et l'on comptait dix-huit cents employés, dont deux cents femmes. Un monde poussait là, dans la vie sonore des hautes nefs métalliques.

Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l'y tenir à sa merci. C'était toute sa tactique, la griser d'attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvailles nouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages aux dames délicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés de velours. Puis, il venait d'ouvrir un buffet, où l'on donnait gratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de lecture, une galerie monumentale, décorée avec un luxe trop riche, dans laquelle il risquait même des expositions de tableaux. Mais son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, de conquérir la mère par l'enfant ; il ne perdait aucune force, spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits garçons et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrant aux bébés des images et des ballons. Un trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres le nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageant en l'air, promenaient par les rues une réclame vivante !

La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues, d'annonces et d'affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés d'été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante mille à l'étranger, traduits dans toutes les langues. Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même d'échantillons, collés sur les feuilles. C'était un débordement d'étalages, le Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier, envahissait les murailles, les journaux, jusqu'aux rideaux des théâtres. Il professait que la femme est sans force contre la réclame, qu'elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, il lui tendait des pièges plus savants, il l'analysait en grand moraliste. Ainsi, il avait découvert qu'elle ne résistait pas au bon marché, qu'elle achetait sans besoin, quand elle croyait conclure une affaire avantageuse ; et, sur cette observation, il basait son système des diminutions de prix, il baissait progressivement les articles non vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des marchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le cœur de la femme, il venait d'imaginer « les rendus », un chef d'œuvre de séduction jésuitique. « Prenez toujours, madame : vous nous rendrez l'article, s'il cesse de vous plaire. » Et la femme, qui résistait, trouvait là une dernière excuse, la possibilité de revenir sur une folie : elle prenait, la conscience en règle. Maintenant, les rendus et la baisse des prix entraient dans le fonctionnement classique du nouveau commerce.

Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c'était dans l'aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pas un coin du Bonheur des Dames ne devait rester désert ; partout, il exigeait du bruit, de la foule, de la vie ; car la vie, disait-il, attire la vie, enfante et pullule. De cette loi, il tirait toutes sortes d'applications. D'abord, on devait s'écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ; et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des casiers et des corbeilles débordant d'articles à vil prix ; si bien que le menu peuple s'amassait, barrait le seuil, faisait penser que les magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n'étaient qu'à demi pleins. Ensuite, le long des galeries, il avait l'art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver ; il les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. Lui seul avait encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirs des tapis et des meubles, des comptoirs où les clientes étaient plus rares, et dont la présence au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et froids. S'il en avait découvert le moyen, il aurait fait passer la rue au travers de sa maison.

Justement, Mouret se trouvait en proie à une crise d'inspiration. Le samedi soir, comme il donnait un dernier coup d'œil aux préparatifs de la grande vente du lundi, dont on s'occupait depuis un mois, il avait eu la conscience soudaine que le classement des rayons adopté par lui, était inepte. C'était pourtant un classement d'une logique absolue, les tissus d'un côté, les objets confectionnés de l'autre, un ordre intelligent qui devait permettre aux clientes de se diriger elles-mêmes. Il avait rêvé cet ordre autrefois, dans le fouillis de l'étroite boutique de Mme Hédouin ; et voilà qu'il se sentait ébranlé, le jour où il le réalisait. Brusquement, il s'était écrié qu'il fallait « lui casser tout ça ». On avait quarante-huit heures, il s'agissait de déménager une partie des magasins. Le personnel, effaré, bousculé, avait dû passer les deux nuits et la journée entière du dimanche, au milieu d'un gâchis épouvantable. Même le lundi matin, une heure avant l'ouverture, des marchandises ne se trouvaient pas encore en place. Certainement, le patron devenait fou, personne ne comprenait, c'était une consternation générale.

– Allons, dépêchons ! criait Mouret, avec la tranquille assurance de son génie. Voici encore des costumes qu'il faut me porter là-haut… Et le Japon est-il installé sur le palier central ?… Un dernier effort, mes enfants, vous verrez la vente tout à l'heure !

Bourdoncle, lui aussi, était là depuis le petit jour. Pas plus que les autres, il ne comprenait, et ses regards suivaient le directeur d'un air d'inquiétude. Il n'osait lui poser des questions, sachant de quelle manière on était reçu, dans ces moments de crise. Pourtant, il se décida, il demanda doucement :

– Est-ce qu'il était bien nécessaire de tout bouleverser ainsi, à la veille de notre exposition ?

D'abord, Mouret haussa les épaules, sans répondre. Puis, comme l'autre se permit d'insister, il éclata.

– Pour que les clientes se tassent toutes dans le même coin, n'est-ce pas ? Une jolie idée de géomètre que j'avais eue là ! Je ne m'en serais jamais consolé… Comprenez donc que je localisais la foule. Une femme entrait, allait droit où elle voulait aller, passait du jupon à la robe, de la robe au manteau, puis se retirait, sans même s'être un peu perdue !… Pas une n'aurait seulement vu nos magasins !

– Mais, fit remarquer Bourdoncle, maintenant que vous avez tout brouillé et tout jeté aux quatre coins, les employés useront leurs jambes, à conduire les acheteuses de rayon en rayon.

Mouret eut un geste superbe.

– Ce que je m'en fiche ! Ils sont jeunes, ça les fera grandir… Et tant mieux, s'ils se promènent ! Ils auront l'air plus nombreux, ils augmenteront la foule. Qu'on s'écrase, tout ira bien !

Il riait, il daigna expliquer son idée, en baissant la voix :

– Tenez ! Bourdoncle, écoutez les résultats… Premièrement, ce va-et-vient continuel de clientes les disperse un peu partout, les multiplie et leur fait perdre la tête ; secondement, comme il faut qu'on les conduise d'un bout des magasins à l'autre, si elles désirent par exemple la doublure après avoir acheté la robe, ces voyages en tous sens triplent pour elle la grandeur de la maison ; troisièmement, elles sont forcées de traverser des rayons où elles n'auraient pas mis les pieds, des tentations les y accrochent au passage, et elles succombent ; quatrièmement…

Bourdoncle riait avec lui. Alors, Mouret, enchanté, s'arrêta, pour crier aux garçons :

–Très bien, mes enfants ! Maintenant, un coup de balai, et voilà qui est beau !

Mais, en se tournant, il aperçut Denise. Lui et Bourdoncle se trouvaient devant le rayon des confections, qu'il venait justement de dédoubler, en faisant monter les robes et costumes au second étage, à l'autre bout des magasins. Denise, descendue la première, ouvrait de grands yeux, dépaysée par les aménagements nouveaux.

– Quoi donc ? murmura-t-elle, on déménage ?

Cette surprise parut amuser Mouret, qui adorait ces coups de théâtre. Dès les premiers jours de février, Denise était rentrée au Bonheur, où elle avait eu l'heureux étonnement de retrouver le personnel poli, presque respectueux. Mme Aurélie surtout se montrait bienveillante ; Marguerite et Clara semblaient résignées ; jusqu'au père Jouve qui pliait l'échine, l'air embarrassé, comme désireux d'effacer le vilain souvenir d'autrefois. Il suffisait que Mouret eût dit un mot, tout le monde chuchotait, en la suivant des yeux. Et, dans cette amabilité générale, elle n'était un peu blessée que par la tristesse singulière de Deloche et les sourires inexplicables de Pauline.

Cependant, Mouret la regardait toujours de son air ravi.

– Que cherchez-vous donc, mademoiselle ? demanda-t-il enfin.

Denise ne l'avait pas aperçu. Elle rougit légèrement. Depuis sa rentrée, elle recevait de lui des marques d'intérêt, qui la touchaient beaucoup. Pauline, sans qu'elle sût pourquoi, lui avait conté en détail les amours du patron et de Clara, où il la voyait, ce qu'il la payait ; et elle en reparlait souvent, elle ajoutait même qu'il avait une autre maîtresse, cette Mme Desforges, bien connue de tout le magasin. De telles histoires remuaient Denise, elle était reprise devant lui de ses peurs d'autrefois, d'un malaise où sa reconnaissance luttait contre de la colère.

– C'est tout ce remue-ménage, murmura-t-elle.

Alors, Mouret s'approcha pour lui dire à voix plus basse :

– Ce soir, après la vente, veuillez passer à mon cabinet. Je désire vous parler.

Troublée, elle inclina la tête, sans prononcer un mot. D'ailleurs, elle entra au rayon, où les autres vendeuses arrivaient. Mais Bourdoncle avait entendu Mouret, et il le regardait en souriant. Même il osa lui dire, quand ils furent seuls :

– Encore celle-là ! Méfiez-vous, ça finira par être sérieux !

Vivement, Mouret se défendit, cachant son émotion sous un air d'insouciance supérieure.

– Laissez donc, une plaisanterie ! La femme qui me prendra n'est pas née, mon cher !

Et, comme les magasins ouvraient enfin, il se précipita pour donner un dernier coup d'œil aux divers comptoirs. Bourdoncle hochait la tête. Cette Denise, simple et douce, commençait à l'inquiéter. Une première fois, il avait vaincu, par un renvoi brutal. Mais elle reparaissait, et il la traitait en ennemie sérieuse, muet devant elle, attendant de nouveau.

Mouret, qu'il rattrapa, criait en bas, dans le hall Saint-Augustin, en face de la porte d'entrée :

– Est-ce qu'on se fiche de moi ! J'avais dit de mettre. les ombrelles bleues en bordure… Cassez-moi tout ça et vite !

Il ne voulut rien entendre, une équipe de garçons dut remanier l'exposition des ombrelles. En voyant les clientes arriver, il fit même fermer un instant les portes ; et il répétait qu'il n'ouvrirait pas, plutôt que de laisser les ombrelles bleues au centre. Ça tuait sa composition. Les étalagistes renommés, Hutin, Mignot, d'autres encore, venaient voir, levaient les yeux ; mais ils affectaient de ne pas comprendre, étant d'une école différente.

Enfin, on rouvrit les portes, et le flot entra. Dès la première heure, avant que les magasins fussent pleins, il se produisit sous le vestibule un écrasement tel, qu'il fallut avoir recours aux sergents de ville, pour rétablir la circulation sur le trottoir. Mouret avait calculé juste : toutes les ménagères, une troupe serrée de petites-bourgeoises et de femmes en bonnet, donnaient assaut aux occasions, aux soldes et aux coupons, étalés jusque dans la rue. Des mains en l'air, continuellement, tâtaient « les pendus » de l'entrée, un calicot à sept sous, une grisaille laine et coton à neuf sous, surtout un Orléans à trente-huit centimes, qui ravageait les bourses pauvres. Il y avait des poussées d'épaules, une bousculade fiévreuse autour des casiers et des corbeilles, où des articles au rabais, dentelles à dix centimes, rubans à cinq sous, jarretières à trois sous, gants, jupons, cravates, chaussettes et bas de coton s'éboulaient, disparaissaient, comme mangés par une foule vorace. Malgré le temps froid, les commis qui vendaient au plein air du pavé, ne pouvaient suffire. Une femme grosse jeta des cris. Deux petites filles manquèrent d'être étouffées.

Toute la matinée, cet écrasement augmenta. Vers une heure, des queues s'établissaient, la rue était barrée, ainsi qu'en temps d'émeute. Justement, comme Mme de Boves et sa fille Blanche se tenaient sur le trottoir d'en face, hésitantes, elles furent abordées par Mme Marty, également accompagnée de sa fille Valentine.

– Hein ? quel monde ! dit la première. On se tue là-dedans… Je ne devais pas venir, j'étais au lit, puis je me suis levée pour prendre l'air.

– C'est comme moi, déclara l'autre. J'ai promis à mon mari d'aller voir sa sœur, à Montmartre… Alors, en passant, j'ai songé que j'avais besoin d'une pièce de lacet. Autant l'acheter ici qu'ailleurs, n'est-ce pas ? Oh ! je ne dépenserai pas un sou ! Il ne me faut rien, du reste.

Cependant, leurs yeux ne quittaient pas la porte, elles étaient prises et emportées dans le vent de la foule.

– Non, non, je n'entre pas, j'ai peur, murmura Mme de Boves. Blanche, allons-nous-en, nous serions broyées.

Mais sa voix faiblissait, elle cédait peu à peu au désir d'entrer où entre le monde ; et sa crainte se fondait dans l'attrait irrésistible de l'écrasement. Mme Marty s'était aussi abandonnée. Elle répétait :

– Tiens ma robe, Valentine… Ah bien ! je n'ai jamais vu ça. On vous porte. Qu'est-ce que ça va être, à l'intérieur !

Ces dames, saisies par le courant, ne pouvaient plus reculer. Comme les fleuves tirent à eux les eaux errantes d'une vallée, il semblait que le flot des clientes, coulant à plein vestibule, buvait les passants de la rue, aspirait la population des quatre coins de Paris. Elles n'avançaient que très lentement, serrées à perdre haleine, tenues debout par des épaules et des ventres, dont elles sentaient la molle chaleur ; et leur désir satisfait jouissait de cette approche pénible, qui fouettait davantage leur curiosité. C'était un pêle-mêle de dames vêtues de soie, de petites-bourgeoises à robes pauvres, de filles en cheveux, toutes soulevées, enfiévrées de la même passion. Quelques hommes, noyés sous les corsages débordants, jetaient des regards inquiets autour d'eux. Une nourrice, au plus épais, levait très haut son poupon, qui riait d'aise. Et, seule, une femme maigre se fâchait, éclatant en paroles mauvaises, accusant une voisine de lui entrer dans le corps.

– Je crois bien que mon jupon va y rester, répétait Mme de Boves.

Muette, le visage encore frais du grand air, Mme Marty se haussait pour voir avant les autres, par-dessus les têtes, s'élargir les profondeurs des magasins. Les pupilles de ses yeux gris étaient minces comme celles d'une chatte arrivant du plein jour ; et elle avait la chair reposée, le regard clair d'une personne qui s'éveille.

– Ah ! enfin ! dit-elle en poussant un soupir.

Ces dames venaient de se dégager. Elles étaient dans le hall Saint-Augustin. Leur surprise fut grande de le trouver presque vide. Mais un bien-être les envahissait, il leur semblait entrer dans le printemps, au sortir de l'hiver de la rue. Tandis que, dehors, soufflait le vent glacé des giboulées, déjà la belle saison, dans les galeries du Bonheur, s'attiédissait avec les étoffes légères, l'éclat fleuri des nuances tendres, la gaieté champêtre des modes d'été et des ombrelles.

– Regardez donc ! cria Mme de Boves, immobilisée, les yeux en l'air.

C'était l'exposition des ombrelles. Toutes ouvertes, arrondies comme des boucliers, elles couvraient le hall, de la baie vitrée du plafond à la cimaise de chêne verni. Autour des arcades des étages supérieurs, elles dessinaient des festons ; le long des colonnes, elles descendaient en guirlandes ; sur les balustrades des galeries, jusque sur les rampes des escaliers, elles filaient en lignes serrées ; et, partout, rangées symétriquement, bariolant les murs de rouge, de vert et de jaune, elles semblaient de grandes lanternes vénitiennes, allumées pour quelque fête colossale. Dans les angles, il y avait des motifs compliqués, des étoiles faites d'ombrelles à trente-neuf sous, dont les teintes claires, bleu pâle, blanc crème, rose tendre, brûlaient avec une douceur de veilleuse ; tandis que, au-dessus, d'immenses parasols japonais, où des grues couleur d'or volaient dans un ciel de pourpre, flambaient avec des reflets d'incendie.

Mme Marty cherchait une phrase pour dire son ravissement, et elle ne trouva que cette exclamation :

– C'est féerique !

Puis, tâchant de s'orienter :

– Voyons, le lacet est à la mercerie… J'achète mon lacet et je me sauve.

– Je vous accompagne, dit Mme de Boves. N'est-ce pas, Blanche, nous traversons les magasins, pas davantage ?

Mais, dès la porte, ces dames étaient perdues. Elles tournèrent à gauche ; et, comme on avait déménagé la mercerie, elles tombèrent au milieu des ruches, puis au milieu des parures. Sous les galeries couvertes, il faisait très chaud, une chaleur de serre, moite et enfermée, chargée de l'odeur fade des tissus, et dans laquelle s'étouffait le piétinement de la foule. Alors, elles revinrent devant la porte, où s'établissait un courant de sortie, tout un défilé interminable de femmes et d'enfants, sur qui flottait un nuage de ballons rouges. Quarante mille ballons étaient prêts, il y avait des garçons chargés spécialement de la distribution. À voir les acheteuses qui se retiraient, on aurait dit en l'air, au bout des fils invisibles, un vol d'énormes bulles de savon, reflétant l'incendie des ombrelles. Le magasin en était tout illuminé.

– C'est un monde, déclarait Mme de Boves. On ne sait plus où l'on est.

Pourtant, ces dames ne pouvaient rester dans le remous de la porte, en pleine bousculade de l'entrée et de la sortie. L'inspecteur Jouve, heureusement, vint à leur secours. Il se tenait sous le vestibule, grave, attentif, dévisageant chaque femme au passage. Chargé spécialement de la police intérieure, il flairait les voleuses et suivait surtout les femmes grosses, lorsque la fièvre de leurs yeux l'inquiétait.

– La mercerie, mesdames ? dit-il obligeamment, allez à gauche, tenez ! là-bas, derrière la bonneterie.

Mme de Boves remercia. Mais Mme Marty, en se retournant, n'avait plus trouvé près d'elle sa fille Valentine. Elle s'effrayait, lorsqu'elle l'aperçut, déjà loin, au bout du hall Saint-Augustin, profondément absorbée devant une table de proposition, sur laquelle s'entassaient des cravates de femme à dix-neuf sous. Mouret pratiquait la proposition, les articles offerts à voix haute, la cliente raccrochée et dévalisée ; car il usait de toutes les réclames, il se moquait de la discrétion de certains confrères, dont l'opinion était que les marchandises devaient parler toutes seules. Des vendeurs spéciaux, des Parisiens fainéants et blagueurs, écoulaient ainsi des quantités considérables de petits objets de camelote.

– Oh ! maman, murmura Valentine, vois donc ces cravates… Elle ont, au coin, un oiseau brodé.

Le commis faisait l'article, jurait que c'était tout soie, que le fabricant était en faillite, et qu'on ne retrouverait jamais une occasion pareille.

– Dix-neuf sous, est-ce possible ! disait Mme Marty, séduite comme sa fille. Bah ! je puis bien en prendre deux, ce n'est pas ça qui nous ruinera..

Mme de Boves restait dédaigneuse. Elle détestait la proposition, un commis qui l'appelait, la mettait en fuite. Surprise, Mme Marty ne comprenait pas cette horreur nerveuse du boniment, car elle avait l'autre nature, elle était des femmes heureuses de se laisser violenter, de baigner dans la caresse de l'offre publique, avec la jouissance de mettre ses mains partout et de perdre son temps en paroles inutiles.

– Maintenant, reprit-elle, vite à mon lacet… Je ne veux même plus rien voir.

Cependant, comme elle traversait les foulards et la ganterie, son cœur défaillit de nouveau. Il y avait là, sous la lumière diffuse, un étalage aux colorations vives et gaies, d'un effet ravissant. Les comptoirs, rangés symétriquement, semblaient être des plates-bandes, changeaient le hall en un parterre français, où souriait la gamme tendre des fleurs. À nu sur le bois, dans des cartons éventrés, hors des casiers trop pleins, une moisson de foulards mettait le rouge vif des géraniums, le blanc laiteux des pétunias, le jaune d'or des chrysanthèmes, le bleu céleste des verveines ; et, plus haut, sur des tiges de cuivre, s'enguirlandait une autre floraison, des fichus jetés, des rubans déroulés, tout un cordon éclatant qui se prolongeait, montait autour des colonnes, se multipliait dans les glaces. Mais ce qui ameutait la foule, c'était, à la ganterie, un chalet suisse fait uniquement avec des gants : un chef-d'œuvre de Mignot, qui avait exigé deux jours de travail. D'abord, des gants noirs établissaient le rez-de-chaussée ; puis, venaient des gants paille, réséda, sang de bœuf, distribués dans la décoration, bordant les fenêtres, indiquant les balcons, remplaçant les tuiles.

– Que désire madame ? demanda Mignot en voyant Mme Marty plantée devant le chalet. Voici des gants de Suède à un franc soixante-quinze, première qualité…

Il avait la proposition acharnée, appelant les passantes du fond de son comptoir, les importunant de sa politesse. Comme elle refusait de la tête, il continua :

– Des gants du Tyrol à un franc vingt-cinq… Des gants de Turin pour enfants, des gants brodés toutes couleurs…

– Non, merci, je n'ai besoin de rien, déclara Mme Marty.

Mais il sentit que sa voix mollissait, il l'attaqua plus rudement, en lui mettant sous les yeux les gants brodés ; et elle fut sans force, elle en acheta une paire. Puis, comme Mme de Boves la regardait avec un sourire, elle rougit.

– Hein ? suis-je enfant ?… Si je ne me dépêche pas de prendre mon lacet et de me sauver, je suis perdue.

Par malheur, il y avait, à la mercerie, un encombrement tel, qu'elle ne put se faire servir. Toutes deux attendaient depuis dix minutes, et elles s'irritaient, lorsque la rencontre de Mme Bourdelais et de ses trois enfants, les occupa. Cette dernière expliquait de son air tranquille de jolie femme pratique, qu'elle avait voulu montrer ça aux petits. Madeleine avait dix ans, Edmond huit, Lucien quatre ; et ils riaient d'aise, c'était une partie à bon compte, promise depuis longtemps.

– Elles sont drôles, je vais acheter une ombrelle rouge, dit tout à coup Mme Marty, qui piétinait, impatientée de rester là, à ne rien faire.

Elle en choisit une de quatorze francs cinquante. Mme Bourdelais, après avoir suivi l'achat d'un regard de blâme, lui dit amicalement :

– Vous avez bien tort de vous presser. Dans un mois, vous l'auriez eue pour dix francs… Ce n'est pas moi qu'ils attraperont !

Et elle fit toute une théorie de bonne ménagère. Puisque les magasins baissaient les prix, il n'y avait qu'à attendre. Elle ne voulait pas être exploitée par eux, c'était elle qui profitait de leurs véritables occasions. Même elle y apportait une lutte de malice, elle se vantait de ne leur avoir jamais laissé un sou de gain.

– Voyons, finit-elle par dire, j'ai promis à mon petit monde de lui montrer des images, là-haut, dans le salon… Venez donc avec moi, vous avez le temps.

Alors, le lacet fut oublié, Mme Marty céda tout de suite, tandis que Mme de Boves refusait, préférant faire d'abord le tour du rez-de-chaussée. Du reste, ces dames espéraient bien se retrouver en haut. Mme Bourdelais cherchait un escalier, lorsqu'elle aperçut l'un des ascenseurs ; et elle y poussa les enfants, pour compléter la partie. Mme Marty et Valentine entrèrent aussi dans l'étroite cage, où l'on fut très serré ; mais les glaces, les banquettes de velours, la porte de cuivre ouvragé, les occupaient à ce point qu'elles arrivèrent au premier étage, sans avoir senti le glissement doux de la machine. Un autre régal les attendait d'ailleurs, dès la galerie des dentelles. Comme on passait devant le buffet, Mme Bourdelais ne manqua pas de gorger la petite famille de sirop. C'était une salle carrée, avec un large comptoir de marbre ; aux deux bouts, des fontaines argentées laissaient couler un mince filet d'eau ; derrière, sur des tablettes, s'alignaient des bouteilles. Trois garçons, continuellement, essuyaient et emplissaient les verres. Pour contenir la clientèle altérée, on avait dû établir une queue, ainsi qu'aux portes des théâtres, à l'aide d'une barrière recouverte de velours. La foule s'y écrasait. Des personnes, perdant tout scrupule devant ces gourmandises gratuites, se rendaient malades.

– Eh bien ! où sont-elles donc ? s'écria Mme Bourdelais, lorsqu'elle se dégagea de la cohue, après avoir essuyé les enfants avec son mouchoir.

Mais elle aperçut Mme Marty et Valentine au fond d'une autre galerie, très loin. Toutes deux, noyées sous un déballage de jupons, achetaient encore. C'était fini, la mère et la fille disparurent dans la fièvre de dépense qui les emportait.

Quand elle arriva enfin au salon de lecture et de correspondance, Mme Bourdelais installa Madeleine, Edmond et Lucien devant la grande table ; puis, elle prit elle-même, dans une bibliothèque, des albums de photographies qu'elle leur apporta. La voûte de la longue salle était chargée d'or ; aux deux extrémités, des cheminées monumentales se faisaient face ; de médiocres tableaux, très richement encadrés, couvraient les murs ; et, entre les colonnes, devant chacune des baies cintrées qui ouvraient sur les magasins, il y avait de hautes plantes vertes, dans des vases de majolique. Tout un public silencieux entourait la table, encombrée de revues et de journaux, garnie de papeteries et d'encriers. Des dames ôtaient leurs gants, écrivaient des lettres sur du papier au chiffre de la maison, dont elles biffaient l'en-tête d'un trait de plume. Quelques hommes, renversés au fond de leurs fauteuils, lisaient des journaux. Mais beaucoup de personnes restaient là sans rien faire : maris attendant leurs femmes lâchées au travers des rayons, jeunes dames discrètes guettant l'arrivée d'un amant, vieux parents déposés comme au vestiaire, pour être repris à la sortie. Et ce monde, assis mollement, se reposait, jetait des coups d'œil, par les baies ouvertes, sur les profondeurs des galeries et des halls, dont la voix lointaine montait, dans le petit bruit des plumes et le froissement des journaux.

– Comment ! vous voilà ! dit Mme Bourdelais. Je ne vous reconnaissais pas.

Près des enfants, une dame disparaissait entre les pages d'une revue. C'était Mme Guibal. Elle sembla contrariée de la rencontre. Mais elle se remit tout de suite, raconta qu'elle était montée s'asseoir un peu, pour échapper à l'écrasement de la foule. Et, comme Mme Bourdelais lui demandait si elle était venue faire des emplettes, elle répondit de son air de langueur, en éteignant de ses paupières l'âpreté égoïste de son regard :

– Oh ! non… Au contraire, je suis venue rendre. Oui, des portières, dont je ne suis pas satisfaite. Seulement, il y a un tel monde, que j'attends de pouvoir approcher du rayon.

Elle causa, dit que c'était bien commode, ce mécanisme des rendus ; auparavant, elle n'achetait jamais, tandis que, maintenant, elle se laissait tenter parfois. À la vérité, elle rendait quatre objets sur cinq, elle commençait à être connue de tous les comptoirs, pour les négoces étranges, flairés sous l'éternel mé*******ement qui lui faisait rapporter les articles un à un, après les avoir gardés plusieurs jours. Mais, en parlant, elle ne quittait pas des yeux les portes du salon ; et elle parut soulagée, quand Mme Bourdelais retourna vers ses enfants, afin de leur expliquer les photographies. Presque au même moment, M. de Boves et Paul de Vallagnosc entrèrent. Le comte, qui affectait de faire visiter au jeune homme les nouveaux magasins, échangea avec elle un vif regard ; puis, elle se replongea dans sa lecture, comme si elle ne l'avait pas aperçu.

– Tiens ! Paul ! dit une voix derrière ces messieurs.

C'était Mouret, en train de donner son coup d'œil aux divers services. Les mains se tendirent, et il demanda tout de suite :

– Mme de Boves nous a-t-elle fait l'honneur de venir ?

– Mon Dieu ! non, répondit le comte, et à son grand regret. Elle est souffrante, oh ! rien de dangereux.

Mais brusquement, il feignit de voir Mme Guibal. Il s'échappa, s'approcha, tête nue ; tandis que les deux autres se *******aient de la saluer de loin. Elle, également, jouait la surprise. Paul avait eu un sourire ; il comprenait enfin, il raconta tout bas à Mouret comment le comte, rencontré par lui rue Richelieu, s'était efforcé de lui échapper et avait pris le parti de l'entraîner au Bonheur, sous le prétexte qu'il fallait absolument voir ça. Depuis un an, la dame tirait de ce dernier l'argent et le plaisir qu'elle pouvait, n'écrivant jamais, lui donnant rendez-vous dans des lieux publics, les églises, les musées, les magasins, pour s'entendre.

– Je crois qu'à chaque rendez-vous, ils changent de chambre d'hôtel, murmurait le jeune homme. L'autre mois, il était en tournée d'inspection, il écrivait à sa femme tous les deux jours, de Blois, de Libourne, de Tarbes ; et je suis pourtant convaincu de l'avoir vu entrer dans une pension bourgeoise des Batignolles… Mais, regarde-le donc ! est-il beau, devant elle, avec sa correction de fonctionnaire ! La vieille France ! mon ami, la vieille France !

– Et ton mariage ? demanda Mouret.

Paul, sans quitter le comte des yeux, répondit qu'on attendait toujours la mort de la tante. Puis, l'air triomphant :

– Hein ? tu as vu ? il s'est baissé, il lui a glissé une adresse. La voilà qui accepte, de sa mine la plus vertueuse : une terrible femme, cette rousse délicate, aux allures insouciantes… Eh bien ! il se passe de jolies choses chez toi !

– Oh ! dit Mouret en souriant, ces dames ne sont point ici chez moi, elles sont chez elles.

Ensuite, il plaisanta. L'amour, comme les hirondelles, portait bonheur aux maisons. Sans doute, il les connaissait, les filles qui battaient les comptoirs, les dames qui, par hasard, y rencontraient un ami ; mais si elles n'achetaient pas, elles faisaient nombre, elles chauffaient les magasins. Tout en causant, il emmena son ancien condisciple, il le planta au seuil du salon, en face de la grande galerie centrale, dont les halls successifs se déroulaient à leurs pieds. Derrière eux, le salon gardait son recueillement, ses petits bruits de plumes nerveuses et de journaux froissés. Un vieux monsieur s'était endormi sur le Moniteur. M. de Boves examinait les tableaux, avec l'intention évidente de perdre dans la foule son futur gendre. Et, seule, au milieu de ce calme, Mme Bourdelais égayait ses enfants, très haut, comme en pays conquis.

– Tu le vois, elles sont chez elles, répéta Mouret, qui montrait d'un geste large l'entassement de femmes dont craquaient les rayons.

Justement, Mme Desforges, après avoir failli laisser son manteau dans la foule, entrait enfin et traversait le premier hall. Puis, arrivée à la grande galerie, elle leva les yeux. C'était comme une nef de gare, entourée par les rampes des deux étages, coupée d'escaliers suspendus, traversée de ponts volants. Les escaliers de fer, à double révolution, développaient des courbes hardies, multipliaient les paliers ; les ponts de fer, jetés sur le vide, filaient droit, très haut ; et tout ce fer mettait là, sous la lumière blanche des vitrages, une architecture légère, une dentelle compliquée où passait le jour, la réalisation moderne d'un palais du rêve, d'une Babel entassant des étages, élargissant des salles, ouvrant des échappées sur d'autres étages et d'autres salles, à l'infini. Du reste, le fer régnait partout, le jeune architecte avait eu l'honnêteté et le courage de ne pas le déguiser sous une couche de badigeon, imitant la pierre ou le bois. En bas, pour ne point nuire aux marchandises, la décoration était sobre, de grandes parties unies, de teinte neutre ; puis, à mesure que la charpente métallique montait, les chapiteaux des colonnes devenaient plus riches, les rivets formaient fleurons, les consoles et les corbeaux se chargeaient de sculptures ; dans le haut enfin, les peintures éclataient, le vert et le rouge, au milieu d'une prodigalité d'or, des flots d'or, des moissons d'or, jusqu'aux vitrages dont les verres étaient émaillés et niellés d'or. Sous les galeries couvertes, les briques apparentes des voûtins étaient également émaillées de couleurs vives. Des mosaïques et des faïences entraient dans l'ornementation, égayaient les frises, éclairaient de leurs notes fraîches la sévérité de l'ensemble ; tandis que les escaliers, aux rampes de velours rouge, étaient garnis d'une bande de fer découpé et poli, luisant comme l'acier d'une armure.

Bien qu'elle connût déjà la nouvelle installation, Mme Desforges s'était arrêtée, saisie par la vie ardente qui animait ce jour-là l'immense nef. En bas, autour d'elle, continuait le remous de la foule, dont le double courant d'entrée et de sortie se faisait sentir jusqu'au rayon de la soie : foule encore très mêlée, où pourtant l'après-midi amenait davantage de dames, parmi les petites-bourgeoises et les ménagères ; beaucoup de femmes en deuil, avec leurs grands voiles ; toujours des nourrices fourvoyées, protégeant leurs poupons de leurs coudes élargis. Et cette mer, ces chapeaux bariolés, ces cheveux nus, blonds ou noirs, roulaient d'un bout de la galerie à l'autre, confus et décolorés au milieu de l'éclat vibrant des étoffes. Mme Desforges ne voyait de toutes parts que les grandes pancartes, aux chiffres énormes, dont les taches crues se détachaient sur les indiennes vives, les soies luisantes, les lainages sombres. Des piles de rubans écornaient les têtes, un mur de flanelle avançait en promontoire, partout les glaces reculaient les magasins, reflétaient des étalages avec des coins de public, des visages renversés, des moitiés d'épaules et de bras ; pendant que, à gauche, à droite, les galeries latérales ouvraient des échappées, les enfoncements neigeux du blanc, les profondeurs mouchetées de la bonneterie, lointains perdus, éclairés par le coup de lumière de quelque baie vitrée, et où la foule n'était plus qu’une poussière humaine. Puis, lorsque Mme Desforges levait les yeux, c'était le long des escaliers, sur les ponts volants, autour des rampes de chaque étage, une montée continue et bourdonnante, tout un peuple en l'air, voyageant dans les découpures de l'énorme charpente métallique, se dessinant en noir sur la clarté diffuse des vitres émaillées. De grands lustres dorés descendaient du plafond ; un pavoisement de tapis, de soies brodées, d'étoffes lamées d'or, retombait, tendait les balustrades de bannières éclatantes ; il y avait, d'un bout à l'autre, des vols de dentelles, des palpitations de mousseline, des trophées de soieries, des apothéoses de mannequins à demi vêtus ; et, au-dessus de cette confusion, tout en haut, le rayon de la literie, comme suspendu, mettait des petits lits de fer garnis de leurs matelas, drapés de leurs rideaux blancs, un dortoir de pensionnaires qui dormait dans le piétinement de la clientèle, plus rare à mesure que les rayons s'élevaient davantage.

– Madame désire-t-elle des jarretières bon marché ? dit un vendeur à Mme Desforges, en la voyant immobile. Tout soie, vingt-neuf sous.

Elle ne daigna pas répondre. Autour d'elle, les propositions glapissaient, s'enfiévraient encore. Pourtant, elle voulut s'orienter. La caisse d'Albert Lhomme se trouvait à sa gauche ; il la connaissait de vue, il se permit un sourire aimable, sans hâte aucune au milieu du flot de factures qui l'assiégeait ; pendant que, derrière lui, Joseph, se battant avec la boîte à ficelle, ne pouvait suffire à empaqueter les articles. Alors, elle se reconnut, la soie devait être devant elle. Mais il lui fallut dix minutes pour s'y rendre, tellement la foule augmentait. En l'air, au bout de leurs fils invisibles, les ballons rouges s'étaient multipliés ; ils s'amassaient en nuages de pourpre, filaient doucement vers les portes, continuaient à se déverser dans Paris ; et elle devait baisser la tête sous le vol des ballons, lorsque de tout jeunes enfants les tenaient, le fil enroulé à leurs petites mains.

– Comment ! madame, vous vous êtes risquée ! s'écria gaiement Bouthemont, dès qu'il aperçut Mme Desforges.

Maintenant, le chef de comptoir, introduit chez elle par Mouret lui-même, y allait parfois prendre le thé. Elle le trouvait commun, mais fort aimable, d'une belle humeur sanguine, qui la surprenait et l'amusait. D'ailleurs, l'avant-veille, il lui avait conté carrément les amours de Mouret et de Clara, sans calcul, par bêtise de gros garçon aimant à rire ; et, mordue de jalousie, cachant sa blessure sous des airs de dédain, elle venait pour tâcher de découvrir cette fille, une demoiselle des confections, avait-il dit simplement, en refusant de la nommer.

– Est-ce que vous désirez quelque chose chez nous ? reprit-il.

– Mais certainement, sans quoi je ne serais pas venue… Avez-vous du foulard pour des matinées ?

Elle espérait obtenir de lui le nom de la demoiselle, prise du besoin de la voir. Tout de suite, il avait appelé Favier ; et il se remit à causer avec elle, en attendant le vendeur qui achevait de servir une cliente, justement « la jolie dame », cette belle personne blonde dont tout le rayon causait parfois, sans connaître sa vie, ni même son nom. Cette fois, la jolie dame était en grand deuil. Tiens ! qui avait-elle donc perdu, son mari ou son père ? Pas son père sans doute, car elle aurait paru plus triste. Alors, que disait-on ? ce n'était pas une cocotte, elle avait eu un mari véritable. À moins, cependant, qu'elle ne fût en deuil de sa mère. Pendant quelques minutes malgré le gros du travail, le rayon échangea des hypothèses.

– Dépêchez-vous, c'est insupportable ! cria Hutin à Favier, qui revenait de conduire sa cliente à une caisse. Quand cette dame est là, vous n'en finissez plus… Elle se moque bien de vous !

– Pas tant que je me moque d'elle, répondit le vendeur vexé.

Mais Hutin menaça de le signaler à la direction, s'il ne respectait pas davantage la clientèle. Il devenait terrible, d'une sévérité hargneuse, depuis que le rayon s'était ligué pour lui faire avoir la place de Robineau. Même il se montrait tellement insupportable, après les promesses de bonne camaraderie dont il chauffait autrefois ses collègues, que ceux-ci, désormais, soutenaient sourdement Favier contre lui.

– Allons, ne répliquez pas, reprit sévèrement Hutin. M. Bouthemont vous demande du foulard, les dessins les plus clairs.

Au milieu du rayon, une exposition des soieries d'été éclairait le hall d'un éclat d'aurore, comme un lever d'astre dans les teintes les plus délicates de la lumière, le rose pâle, le jaune tendre, le bleu limpide, toute l'écharpe flottante d'Iris. C'étaient des foulards d'une finesse de nuée, des surahs plus légers que les duvets envolés des arbres, des pékins satinés à la peau souple de vierge chinoise. Et il y avait encore les pongées du Japon, les tussors et les corahs des Indes, sans compter nos soies légères, les mille raies, les petits damiers, les semis de fleurs, tous les dessins de la fantaisie, qui faisaient songer à des dames en falbalas, se promenant par les matinées de mai, sous les grands arbres d'un parc.

– Je prendrai celui-ci, le Louis XIV, à bouquets de roses, dit enfin Mme Desforges.

Et, pendant que Favier métrait, elle fit une dernière tentative sur Bouthemont, resté près d'elle.

– Je vais monter aux confections voir les manteaux de voyage… Est-ce qu'elle est blonde, la demoiselle de votre histoire ?

Le chef de rayon, que son insistance commençait à inquiéter, se *******a de sourire. Mais, justement, Denise passait. Elle venait de remettre entre les mains de Liénard, aux mérinos, Mme Boutarel, cette dame de province, qui débarquait à Paris deux fois par an, pour jeter aux quatre coins du Bonheur l'argent qu'elle rognait sur son ménage. Et, comme Favier prenait déjà le foulard de Mme Desforges, Hutin, croyant le contrarier, l'arrêta.

– C'est inutile, mademoiselle aura l'obligeance de conduire madame.

Denise, troublée, voulut bien se charger du paquet et de la note de débit. Elle ne pouvait rencontrer le jeune homme face à face, sans éprouver une honte, comme s'il lui rappelait une faute ancienne. Cependant, son rêve seul avait péché.

– Dites-moi, demanda tout bas Mme Desforges à Bouthemont, n'est-ce pas cette fille si maladroite ? Il l'a donc reprise ?… Mais c'est elle, l'héroïne de l'aventure !

– Peut-être, répondit le chef de rayon, toujours souriant et bien décidé à ne pas dire la vérité.

Alors, précédée de Denise, Mme Desforges monta lentement l'escalier. Il lui fallait s'arrêter toutes les trois secondes, pour ne pas être emportée par le flot qui descendait. Dans la vibration vivante de la maison entière, les limons de fer avaient sous les pieds un branle sensible, comme tremblant aux haleines de la foule. À chaque marche, un mannequin, solidement fixé, plantait un vêtement immobile, costumes, paletots, robes de chambre ; et l'on eût dit une double haie de soldats pour quelque défilé triomphal, avec le petit manche de bois pareil au manche d'un poignard, enfoncé dans le molleton rouge, qui saignait à la section fraîche du cou.

Mme Desforges arrivait enfin au premier étage, lorsqu'une poussée plus rude que les autres l'immobilisa un instant. Elle avait maintenant, au-dessous d'elle, les rayons du rez-de-chaussée, ce peuple de clientes, épandu, qu'elle venait de traverser. C'était un nouveau spectacle, un océan de têtes vues en raccourci, cachant les corsages, grouillant dans une agitation de fourmilière. Les pancartes blanches n'étaient plus que des lignes minces, les piles de rubans s'écrasaient, le promontoire de flanelle coupait la galerie d'un mur étroit ; tandis que les tapis et les soies brodées qui pavoisaient les balustrades, pendaient à ses pieds ainsi que des bannières de procession, accrochées sous le jubé d'une église. Au loin, elle apercevait des angles de galeries latérales, comme du haut des charpentes d'un clocher on distingue des coins de rues voisines, où remuent les taches noires des passants. Mais ce qui la surprenait surtout, dans la fatigue de ses yeux aveuglés par le pêle-mêle éclatant des couleurs, c'était, lorsqu'elle fermait les paupières, de sentir davantage la foule, à son bruit sourd de marée montante et à la chaleur humaine qu'elle exhalait. Une fine poussière s'élevait des planchers, chargée de l'odeur de la femme, l'odeur de son linge et de sa nuque, de ses jupes et de sa chevelure, une odeur pénétrante, envahissante, qui semblait être l'encens de ce temple élevé au culte de son corps.

Cependant, Mouret, toujours debout devant le salon de lecture, en compagnie de Vallagnosc, respirait cette odeur, s'en grisait, en répétant :

– Elles sont chez elles, j'en connais qui passent la journée ici, à manger des gâteaux et à écrire leur correspondance… Il ne me reste qu'à les coucher.

Cette plaisanterie fit sourire Paul, qui, dans l'ennui de son pessimisme, continuait à trouver inepte la turbulence de cette humanité, pour des chiffons. Quand il venait serrer la main de son ancien condisciple, il s'en allait presque vexé de le voir si vibrant de vie, au milieu de son peuple de coquettes. Est-ce qu'une d'elles, le cerveau et le cœur vides, ne lui apprendrait pas la bêtise et l'inutilité de l'existence ? Justement, ce jour là, Octave semblait perdre de son bel équilibre ; lui qui, d'habitude, soufflait la fièvre à ses clientes, avec la grâce tranquille d'un opérateur, il était comme pris dans la crise de passion dont peu à peu les magasins brûlaient. Depuis qu'il avait vu Denise et Mme Desforges monter le grand escalier, il parlait plus haut, gesticulait sans le vouloir ; et, tout en affectant de ne pas tourner la tête vers elles, il s'animait ainsi davantage, à mesure qu'il les sentait approcher. Son visage se colorait, ses yeux avaient un peu du ravissement éperdu dont vacillaient à la longue les yeux des acheteuses.

– On doit rudement vous voler, murmura Vallagnosc, qui trouvait à la foule des airs criminels.

Mouret avait ouvert les bras tout grands.

– Mon cher, ça dépasse l'imagination.

Et, nerveusement, enchanté d'avoir un sujet, il donnait des détails intarissables, racontait des faits, en tirait un classement. D'abord, il citait les voleuses de profession, celles qui faisaient le moins de mal, car la police les connaissait presque toutes. Puis, venaient les voleuses par manie, une perversion du désir, une névrose nouvelle qu'un aliéniste avait classée, en y constatant le résultat aigu de la tension exercée par les grands magasins. Enfin, il y avait les femmes enceintes, dont les vols se spécialisaient : ainsi, chez une d'elles, le commissaire de police avait découvert deux cent quarante-huit paires de gants roses, volées dans tous les comptoirs de Paris.

– C'est donc ça que les femmes ont ici des yeux si drôles ! murmurait Vallagnosc. Je les regardais, avec leurs mines gourmandes et honteuses de créatures en folie… Une jolie école d'honnêteté !

– Dame ! répondit Mouret, on a beau les mettre chez elles, on ne peut pourtant pas leur laisser emporter les marchandises sous leurs manteaux… Et des personnes très distinguées. Nous avons eu, la semaine dernière, la sœur d'un pharmacien et la femme d'un conseiller à la Cour. On tâche d'arranger cela.

Il s'interrompit pour montrer l'inspecteur Jouve, qui précisément filait une femme enceinte, en bas, au comptoir des rubans. Cette femme, dont le ventre énorme souffrait beaucoup des poussées du public, était accompagnée d'une amie, chargée de la défendre sans doute contre les chocs trop rudes ; et, chaque fois qu'elle s'arrêtait devant un rayon, Jouve ne la quittait plus des yeux, tandis que l'amie, près d'elle, fouillait à son aise au fond des casiers.

– Oh ! il les pincera, reprit Mouret, il connaît toutes leurs inventions.

Mais sa voix trembla, il eut un rire contraint. Denise et Henriette, qu'il n'avait cessé de guetter, passaient enfin derrière lui, après avoir eu beaucoup de mal à se dégager de la foule. Et il se tourna, il salua sa cliente du salut discret d'un ami, qui ne veut pas compromettre une femme en l'arrêtant au milieu du monde. Seulement, celle-ci, mise en éveil, s'était très bien aperçue du regard dont il avait d'abord enveloppé Denise. Cette fille, décidément, devait être la rivale qu'elle avait eu la curiosité de venir voir.

Aux confections, les vendeuses perdaient la tête. Deux demoiselles étaient malades, et Mme Frédéric, la seconde, avait tranquillement donné son congé, la veille, passant à la caisse pour faire régler son compte, lâchant le Bonheur d'une minute à l'autre, comme le Bonheur lui-même lâchait ses employés. Depuis le matin, dans le coup de fièvre de la vente, on ne causait que de cette aventure. Clara, maintenue au rayon par le caprice de Mouret, trouvait ça « très chic » ; Marguerite racontait l'exaspération de Bourdoncle ; tandis que Mme Aurélie, vexée, déclarait que Mme Frédéric aurait au moins dû la prévenir, car on n'avait pas idée d'une dissimulation pareille. Bien que celle-ci n'eût jamais fait une confidence à personne, on la soupçonnait d'avoir quitté les nouveautés, pour épouser le propriétaire d'un établissement de bains, du côté des Halles.

– C'est un manteau de voyage que madame désire ? demanda Denise à Mme Desforges, après lui avoir offert une chaise.

– Oui, répondit sèchement cette dernière, décidée à être impolie.

La nouvelle installation du rayon était d'une sévérité riche, de hautes armoires de chêne sculpté, des glaces tenant la largeur des panneaux, une moquette rouge qui étouffait le piétinement continu des clientes. Pendant que Denise était allée chercher des manteaux de voyage, Mme Desforges, qui regardait autour d'elle, s'aperçut dans une glace ; et elle restait à se contempler. Elle vieillissait donc, qu'on la trompait pour la première fille venue ? La glace reflétait le rayon entier, avec sa turbulence ; mais elle ne voyait que sa face pâle, elle n'entendait pas, derrière elle, Clara qui racontait à Marguerite une des cachotteries de Mme Frédéric, la façon dont celle-ci faisait le tour, matin et soir, en enfilant le passage Choiseul, afin de donner l'idée qu'elle logeait peut-être sur la rive gauche.

– Voici nos derniers modèles, dit Denise. Nous les avons en plusieurs couleurs.

Elle étalait quatre ou cinq manteaux. Mme Desforges les considérait d'un air dédaigneux ; et, à chacun, elle devenait plus dure. Pourquoi ces fronces, qui étriquaient le vêtement ? et celui-ci, carré des épaules, ne l'aurait-on pas dit taillé à coups de hache ? On avait beau aller en voyage, on ne s'habillait pas comme une guérite.

– Montrez-moi autre chose, mademoiselle.

Denise dépliait les vêtements, les repliait, sans se permettre un geste d'humeur. Et c'était cette sérénité dans la patience qui exaspérait davantage Mme Desforges. Ses regards, continuellement, retournaient à la glace, en face d'elle. Maintenant, elle s'y regardait près de Denise, elle établissait des comparaisons. Était-ce possible qu'on lui eût préféré cette créature insignifiante ? Elle se souvenait, cette créature était bien celle qu'elle avait vue, autrefois, faire à ses débuts une figure si sotte, maladroite comme une gardeuse d'oies qui débarque de son village. Sans doute, aujourd'hui, elle se tenait mieux, l'air pincé et correct dans sa robe de soie. Seulement, quelle pauvreté, quelle banalité !

– Je vais soumettre à madame d'autres modèles, disait tranquillement Denise.

Quand elle revint, la scène recommença. Puis, ce furent les draps qui étaient trop lourds et qui ne valaient rien. Mme Desforges se tournait, élevait la voix, tâchait d'attirer l'attention de Mme Aurélie, dans l'espoir de faire gronder la jeune fille. Mais celle-ci, depuis sa rentrée, avait conquis peu à peu le rayon ; elle y était chez elle à présent, et la première lui reconnaissait même des qualités rares de vendeuse, la douceur obstinée, la conviction souriante. Aussi Mme Aurélie haussa-t-elle légèrement les épaules, en se gardant d'intervenir.

– Si madame voulait bien m'indiquer le genre ? demandait de nouveau Denise, avec son insistance polie que rien ne décourageait.

– Mais puisque vous n'avez rien ! cria Mme Desforges.

Elle s'interrompit, étonnée de sentir une main se poser sur son épaule. C'était Mme Marty, que sa crise de dépense emportait au travers des magasins. Ses achats avaient tellement grossi, depuis les cravates, les gants brodés et l'ombrelle rouge, que le dernier vendeur venait de se décider à mettre sur une chaise le paquet, qui lui aurait cassé les bras ; et il la précédait, en tirant cette chaise, où s'entassaient des jupons, des serviettes, des rideaux, une lampe, trois paillassons.

– Tiens ! dit-elle, vous achetez un manteau de voyage ?

– Oh ! mon Dieu ! non, répondit Mme Desforges. Ils sont affreux.

Mais Mme Marty était tombée sur un manteau à rayures, qu'elle ne trouvait pourtant pas mal. Sa fille Valentine l'examinait déjà. Alors, Denise appela Marguerite, pour débarrasser le rayon de l'article, un modèle de l'année précédente, que cette dernière, sur un coup d'œil de sa camarade, présenta comme une occasion exceptionnelle. Quand elle eut juré qu'on l'avait baissé de prix deux fois, que de cent cinquante on l'avait mis à cent trente, et qu'il était maintenant à cent dix, Mme Marty fut sans force contre la tentation du bon marché. Elle l'acheta, le vendeur qui l'accompagnait laissa la chaise et tout le paquet des notes de débit, jointes aux marchandises.

Cependant, derrière ces dames, au milieu des bousculades de la vente, les commérages du rayon continuaient sur Mme Frédéric.

– Vrai ! elle avait quelqu'un ? disait une petite vendeuse, nouvelle au comptoir.

– L'homme des bains, pardi ! répondait Clara. Faut se défier de ces veuves si tranquilles.

Alors, tandis que Marguerite débitait le manteau, Mme Marty tourna la tête ; et, désignant Clara d'un léger mouvement des paupières, elle dit très bas à Mme Desforges :

– Vous savez, le caprice de M. Mouret.

L'autre, surprise, regarda Clara, puis reporta les yeux sur Denise, en répondant :

– Mais non, pas la grande, la petite !

Et, comme Mme Marty n'osait plus rien affirmer, Mme Desforges ajouta à voix plus haute, avec un mépris de dame pour des femmes de chambre :

– Peut-être la petite et la grande, toutes celles qui veulent !

Denise avait entendu. Elle leva ses grands yeux purs sur cette dame qui la blessait ainsi et qu'elle ne connaissait pas. Sans doute, c'était la personne dont on lui avait parlé, cette amie que le patron voyait au-dehors. Dans le regard qu'elles échangèrent, Denise eut alors une dignité si triste, une telle franchise d'innocence, qu'Henriette resta gênée.

– Puisque vous n'avez rien de possible à me montrer, dit-elle brusquement, conduisez-moi aux robes et costumes.

– Tiens ! cria Mme Marty, j'y vais avec vous… Je voulais voir un costume pour Valentine.

Marguerite prit la chaise par le dossier, et la traîna, renversée, sur les pieds de derrière, qu'un tel charriage usait à la longue. Denise ne portait que les mètres de foulard, achetés par Mme Desforges. C'était tout un voyage, maintenant que les robes et costumes se trouvaient au second, à l'autre bout des magasins.

Et le grand voyage commença, le long des galeries encombrées. En tête marchait Marguerite, tirant la chaise comme une petite voiture, s'ouvrant un chemin avec lenteur. Dès la lingerie, Mme Desforges se plaignit : était-ce ridicule, ces bazars où il fallait faire deux lieues pour mettre la main sur le moindre article ! Mme Marty se disait aussi morte de fatigue ; et elle n'en jouissait pas moins profondément de cette fatigue, de cette mort lente de ses forces, au milieu de l'inépuisable déballage des marchandises. Le coup de génie de Mouret la tenait tout entière. Au passage, chaque rayon l'arrêtait. Elle fit une première halte devant les trousseaux, tentée par des chemises que Pauline lui vendit, et Marguerite se trouva débarrassée de la chaise, ce fut Pauline qui dut la prendre. Mme Desforges aurait pu continuer sa marche, pour libérer Denise plus vite ; mais elle semblait heureuse de la sentir derrière elle, immobile et patiente, tandis qu'elle s'attardait également, à conseiller son amie. Aux layettes, ces dames s'extasièrent, sans rien acheter. Puis, les faiblesses de Mme Marty recommencèrent : elle succomba successivement devant un corset de satin noir, des manchettes de fourrure vendues au rabais, à cause de la saison, des dentelles russes dont on garnissait alors le linge de table. Tout cela s'empilait sur la chaise, les paquets montaient, faisaient craquer le bois ; et les vendeurs qui se succédaient, s'attelaient avec plus de peine, à mesure que la charge devenait plus lourde.

– Par ici, madame, disait Denise sans une plainte, après chaque halte.

– Mais c'est stupide ! criait Mme Desforges. Nous n'arriverons jamais. Pourquoi n'avoir pas mis les robes et costumes près des confections ? En voilà un gâchis !

Mme Marty, dont les yeux se dilataient, grisée par ce défilé de choses riches qui dansaient devant elle, répétait à demi-voix :

– Mon Dieu ! que va dire mon mari ?… Vous avez raison, il n'y a pas d'ordre, dans ce magasin. On se perd, on fait des bêtises.

Sur le grand palier central, la chaise eut peine à passer. Mouret, justement, venait d'encombrer le palier d'un déballage d'articles de Paris, des coupes montées sur du zinc doré, des nécessaires et des caves à liqueur de camelote, trouvant qu'on y circulait trop librement, que la foule ne s'y étouffait pas. Et, là, il avait autorisé un de ses vendeurs à exposer, sur une petite table, des curiosités de la Chine et du Japon, quelques bibelots à bas prix, que les clientes s'arrachaient. C'était un succès inattendu, déjà il rêvait d'élargir cette vente. Mme Marty, pendant que deux garçons montaient la chaise au second étage, acheta six boutons d'ivoire, des souris en soie, un porte-allumettes en émail cloisonné.

Au second, la course recommença. Denise, qui depuis le matin promenait ainsi des clientes, tombait de lassitude ; mais elle restait correcte, avec sa douceur polie. Elle dut encore attendre ces dames aux étoffes d'ameublement, où une cretonne ravissante avait accroché Mme Marty. Puis, aux meubles, ce fut une table à ouvrage dont cette dernière eut le désir. Ses mains tremblaient, elle suppliait en riant Mme Desforges de l'empêcher de dépenser davantage, lorsque la rencontre de Mme Guibal lui apporta une excuse. C'était au rayon des tapis, celle-ci venait enfin de monter rendre tout un achat de portières d'Orient, fait par elle depuis cinq jours ; et elle causait, debout devant le vendeur, un grand gaillard, dont les bras de lutteur remuaient, du matin au soir, des charges à tuer un bœuf. Naturellement, il était consterné par ce « rendu », qui lui enlevait son tant pour cent. Aussi tâchait-il d'embarrasser la cliente, flairant quelque aventure louche, sans doute un bal donné avec les portières, prises au Bonheur, puis renvoyées, afin d'éviter une location chez un tapissier ; il savait que cela se faisait parfois, dans la bourgeoisie économe. Madame devait avoir une raison pour les rendre ; si c'étaient les dessins ou les couleurs qui n'allaient pas à madame, il lui montrerait autre chose, il avait un assortiment très complet. À toutes ces insinuations, Mme Guibal répondait tranquillement, de son air assuré de femme reine, que les portières ne lui plaisaient plus, sans daigner ajouter une explication. Elle refusa d'en voir d'autres, et il dut s'incliner, car les vendeurs avaient ordre de reprendre les marchandises, même s'ils s'apercevaient qu'on s'en fût servi.

Comme les trois dames s'éloignaient ensemble, et que Mme Marty revenait avec remords sur la table à ouvrage dont elle n'avait aucun besoin, Mme Guibal lui dit de sa voix tranquille :

– Eh bien ! vous la rendrez… Vous avez vu ? ce n'est pas plus difficile que ça… Laissez-la toujours porter chez vous. On la met dans son salon, on la regarde ; puis, quand elle vous ennuie, on la rend.

– C'est une idée ! cria Mme Marty. Si mon mari se fâche trop fort, je leur rends tout.

Et ce fut pour elle l'excuse suprême, elle ne compta plus, elle acheta encore, avec le sourd besoin de tout garder, car elle n'était pas des femmes qui rendent.

Enfin, on arriva aux robes et costumes. Mais, comme Denise allait remettre à des vendeuses le foulard acheté par Mme Desforges, celle-ci parut se raviser et déclara que, décidément, elle prendrait un des manteaux de voyage, le gris clair ; et Denise dut attendre complaisamment, pour la ramener aux confections. La jeune fille sentait bien la volonté de la traiter en servante, dans ces caprices de cliente impérieuse ; seulement, elle s'était juré de rester à son devoir, elle gardait son attitude calme, malgré les bonds de son cœur et les révoltes de sa fierté. Mme Desforges n'acheta rien aux robes et costumes.

– Oh ! maman, disait Valentine, ce petit costume-là, s'il est à ma taille !

Tout bas, Mme Guibal expliquait à Mme Marty sa tactique. Quand une robe lui plaisait dans un magasin, elle se la faisait envoyer, en prenait le patron, puis la rendait. Et Mme Marty acheta le costume pour sa fille, en murmurant :

– Bonne idée ! Vous êtes pratique, vous, chère madame.

On avait dû abandonner la chaise. Elle était restée en détresse, au rayon des meubles, à côté de la table à ouvrage. Le poids devenait trop lourd, les pieds de derrière menaçaient de casser ; et il était convenu que tous les achats seraient centralisés à une caisse, pour être descendus ensuite au service du départ.

Alors, ces dames, toujours conduites par Denise, vagabondèrent. On les revit de nouveau dans tous les rayons. Il n'y avait plus qu'elles sur les marches des escaliers et le long des galeries. Des rencontres, à chaque instant, les arrêtaient. Ce fut ainsi que, près du salon de lecture, elles retrouvèrent Mme Bourdelais et ses trois enfants. Les petits étaient chargés de paquets : Madeleine avait sous le bras une robe pour elle, Edmond portait une collection de petits souliers, tandis que le plus jeune, Lucien, était coiffé d'un képi neuf.

– Toi aussi ! dit en riant Mme Desforges à son amie de pension.

– Ne m'en parle pas ! s'écria Mme Bourdelais. Je suis furieuse… Ils vous prennent par ces petits êtres maintenant ! Tu sais si je fais des folies pour moi ! Mais comment veux-tu résister à des bébés qui ont envie de tout ? J'étais venue les promener, et voilà que je dévalise les magasins !

Justement, Mouret qui se trouvait encore là, en compagnie de Vallagnosc et de M. de Boves, l'écoutait d'un air souriant. Elle l'aperçut, elle se plaignit gaiement, avec un fond d'irritation réelle, de ces pièges tendus à la tendresse des mères ; l'idée qu'elle venait de céder aux fièvres de la réclame, la soulevait ; et lui, toujours souriant, s'inclinait, jouissait de ce triomphe. M. de Boves avait manœuvré de façon à se rapprocher de Mme Guibal, qu'il finit par suivre, en tâchant une seconde fois de perdre Vallagnosc ; mais celui-ci, fatigué de la cohue, se hâta de rejoindre le comte. Denise, de nouveau, s'était arrêtée, pour attendre ces dames. Elle tournait le dos, Mouret lui-même affectait de ne pas la voir. Dès lors, Mme Desforges, avec son flair délicat de femme jalouse, ne douta plus. Tandis qu'il la complimentait et qu'il faisait quelques pas près d'elle, en maître de maison galant, elle réfléchissait, elle se demandait comment le convaincre de sa trahison.

Cependant, M. de Boves et Vallagnosc, qui marchaient en avant avec Mme Guibal, arrivaient au rayon des dentelles. C'était, près des confections, un salon luxueux, garni de casiers, dont les tiroirs de chêne sculpté se rabattaient. Autour des colonnes, recouvertes de velours rouge, montaient des spirales de dentelle blanche ; et, d'un bout à l'autre de la pièce, filaient des vols de guipure ; tandis que sur les comptoirs, il y avait des éboulements de grandes cartes, toutes pelotonnées de valenciennes, de malines, de points à l'aiguille. Au fond, deux dames étaient assises devant un transparent de soie mauve, sur lequel Deloche jetait des pointes de chantilly ; et elles regardaient sans se décider, silencieuses.

– Tiens ! dit Vallagnosc très surpris, vous disiez Mme de Boves souffrante… Mais la voilà debout, là-bas, avec Mlle Blanche.

Le comte ne put retenir un sursaut, en jetant un regard oblique sur Mme Guibal.

– C'est ma foi vrai, dit-il.

Dans le salon, il faisait très chaud. Les clientes, qui s'y étouffaient, avaient des visages pâles aux yeux luisants. On eût dit que toutes les séductions des magasins aboutissaient à cette tentation suprême, que c'était là l'alcôve reculée de la chute, le coin de perdition où les plus fortes succombaient. Les mains s'enfonçaient parmi les pièces débordantes, et elles en gardaient un tremblement d'ivresse.

– Je crois que ces dames vous ruinent, reprit Vallagnosc, amusé par la rencontre.

M. de Boves eut le geste d'un mari d'autant plus sûr de la raison de sa femme, qu'il ne lui donne pas un sou. Celle-ci, après avoir battu tous les rayons avec sa fille, sans rien acheter, venait d'échouer aux dentelles, dans une rage de désir inassouvi. Brisée de fatigue, elle se tenait pourtant debout devant un comptoir. Elle fouillait dans le tas, ses mains devenaient molles, des chaleurs lui montaient aux épaules. Puis, brusquement, comme sa fille tournait la tête et que le vendeur s'éloignait, elle voulut glisser sous son manteau une pièce de point d'Alençon. Mais elle tressaillit, elle lâcha la pièce, en entendant la voix de Vallagnosc, qui disait gaiement :

– Nous vous surprenons, madame.

Pendant quelques secondes, elle demeura muette, toute blanche. Ensuite, elle expliqua que, se sentant beaucoup mieux, elle avait désiré prendre l'air. Et, en remarquant enfin que son mari se trouvait avec Mme Guibal, elle se remit complètement, elle les regarda d'un air si digne, que celle-ci crut devoir dire :

– J'étais avec Mme Desforges, ces messieurs nous ont rencontrées.

Précisément, les autres dames arrivaient. Mouret les avait accompagnées, et il les retint un instant encore, pour leur montrer l'inspecteur Jouve, qui filait toujours la femme enceinte et son amie. C'était très curieux, on ne s'imaginait pas le nombre de voleuses qu'on arrêtait aux dentelles. Mme de Boves, qui l'écoutait, se voyait entre deux gendarmes, avec ses quarante cinq ans, son luxe, la haute situation de son mari ; et elle était sans remords, elle songeait qu'elle aurait dû glisser le coupon dans sa manche. Jouve, cependant, venait de se décider à mettre la main sur la femme enceinte, désespérant de la prendre en flagrant délit, la soupçonnant d'ailleurs de s'être empli les poches, d'un tour de doigts si habile, qu'il lui échappait. Mais, quand il l'eut emmenée à l'écart et fouillée, il éprouva la confusion de ne rien trouver sur elle, pas une cravate, pas un bouton. L'amie avait disparu. Tout d'un coup, il comprit : la femme enceinte n'était là que pour l'occuper, c'était l'amie qui volait.

L'histoire amusa ces dames. Mouret, un peu vexé, se *******a de dire :

– Le père Jouve est refait cette fois… Il prendra sa revanche.

– Oh ! conclut Vallagnosc, je crois qu'il n'est pas de taille… Du reste, pourquoi étalez-vous tant de marchandises ? C'est bien fait, si l'on vous vole. On ne doit pas tenter à ce point de pauvres femmes sans défense.

Ce fut le dernier mot, qui sonna comme la note aiguë de la journée, dans la fièvre croissante des magasins. Ces dames se séparaient, traversaient une dernière fois les comptoirs encombrés. Il était quatre heures, les rayons du soleil à son coucher entraient obliquement par les larges baies de la façade, éclairaient de biais les vitrages des halls ; et, dans cette clarté d'un rouge d'incendie, montaient, pareilles à une vapeur d'or, les poussières épaisses, soulevées depuis le matin par le piétinement de la foule. Une nappe enfilait la grande galerie centrale, découpait sur un fond de flammes les escaliers, les ponts volants, toute cette guipure de fer suspendue. Les mosaïques et les faïences des frises miroitaient, les verts et les rouges des peintures s'allumaient aux feux des ors prodigués. C'était comme une braise vive, où brûlaient maintenant les étalages, les palais de gants et de cravates, les girandoles de rubans et de dentelles, les hautes piles de lainage et de calicot, les parterres diaprés que fleurissaient les soies légères et les foulards. Des glaces resplendissaient. L'exposition des ombrelles, aux rondeurs de bouclier, jetait des reflets de métal. Dans les lointains, au delà de coulées d'ombre, il y avait des comptoirs perdus, éclatants, grouillant d'une cohue blonde de soleil.

Et, à cette heure dernière, au milieu de cet air surchauffé, les femmes régnaient. Elles avaient pris d'assaut les magasins, elles y campaient comme en pays conquis, ainsi qu'une horde envahissante, installée dans la débâcle des marchandises. Les vendeurs, assourdis, brisés, n'étaient plus que leurs choses, dont elles disposaient avec une tyrannie de souveraines. De grosses dames bousculaient le monde. Les plus minces tenaient de la place, devenaient arrogantes. Toutes, la tête haute, les gestes brusques, étaient chez elles, sans politesse les unes pour les autres, usant de la maison tant qu'elles pouvaient, jusqu'à en emporter la poussière des murs. Mme Bourdelais, désireuse de rattraper ses dépenses, avait de nouveau conduit ses trois enfants au buffet ; maintenant, la clientèle s'y ruait dans une rage d'appétit, les mères elles-mêmes s'y gorgeaient de malaga ; on avait bu, depuis l'ouverture, quatre-vingts litres de sirop et soixante-dix bouteilles de vin. Après avoir acheté son manteau de voyage, Mme Desforges s'était fait offrir des images à la caisse ; et elle partait en songeant au moyen de tenir Denise chez elle, où elle l'humilierait en présence de Mouret lui-même, pour voir leur figure et tirer d'eux une certitude. Enfin, pendant que M. de Boves réussissait à se perdre dans la foule et à disparaître avec Mme Guibal, Mme de Boves, suivie de Blanche et de Vallagnosc, avait eu le caprice de demander un ballon rouge, bien qu'elle n'eût rien acheté. C'était toujours cela, elle ne s'en irait pas les mains vides, elle se ferait une amie de la petite fille de son concierge. Au comptoir de distribution, on entamait le quarantième mille : quarante mille ballons rouges qui avaient pris leur vol dans l'air chaud des magasins, toute une nuée de ballons rouges qui flottaient à cette heure d'un bout à l'autre de Paris, portant au ciel le nom du Bonheur des Dames !

Cinq heures sonnèrent. De toutes ces dames, Mme Marty demeurait seule avec sa fille, dans la crise finale de la vente. Elle ne pouvait s'en détacher, lasse à mourir, retenue par des liens si forts, qu'elle revenait toujours sur ses pas, s ans besoin, battant les rayons de sa curiosité inassouvie. C'était l'heure où la cohue, fouettée de réclames, achevait de se détraquer ; les soixante mille francs d'annonces payés aux journaux, les dix mille affiches collées sur les murs, les deux cent mille catalogues lancés dans la circulation, après avoir vidé les bourses, laissaient à ces nerfs de femmes l'ébranlement de leur ivresse ; et elles restaient secouées encore de toutes les inventions de Mouret, la baisse des prix, les rendus, les galanteries sans cesse renaissantes. Mme Marty s'attardait devant les tables de proposition, parmi les appels enroués des vendeurs, dans le bruit d'or des caisses et le roulement des paquets tombant aux sous-sols ; elle traversait une fois de plus le rez-de-chaussée, le blanc, la soie, la ganterie, les lainages ; puis, elle remontait, s'abandonnait à la vibration métallique des escaliers suspendus et des ponts volants, retournait aux confections, à la lingerie, aux dentelles, poussait jusqu'au second étage, dans les hauteurs de la literie et des meubles, et, partout, les commis, Hutin et Favier, Mignot et Liénard, Deloche, Pauline, Denise, les jambes mortes, donnaient un coup de force, arrachaient des victoires à la fièvre dernière des clientes. Cette fièvre, depuis le matin, avait grandi peu à peu, comme la griserie même qui se dégageait des étoffes remuées. La foule flambait sous l'incendie du soleil de cinq heures. Maintenant, Mme Marty avait la face animée et nerveuse d'une enfant qui a bu du vin pur. Entrée les yeux clairs, la peau fraîche du froid de la rue, elle s'était lentement brûlé la vue et le teint, au spectacle de ce luxe, de ces couleurs violentes, dont le galop continu irritait sa passion. Lorsqu'elle partit enfin, après avoir dit qu'elle paierait chez elle, terrifiée par le chiffre de sa facture, elle avait les traits tirés, les yeux élargis d'une malade. Il lui fallut se battre pour se dégager de l'écrasement obstiné de la porte ; on s'y tuait, au milieu du massacre des soldes. Puis, sur le trottoir, quand elle eut retrouvé sa fille qu'elle avait perdue, elle frissonna à l'air vif, elle demeura effarée, dans le détraquement de cette névrose des grands bazars.

Le soir, comme Denise revenait de dîner, un garçon l'appela.

– Mademoiselle, on vous demande à la direction.

Elle oubliait l'ordre que Mouret lui avait donné, le matin, de passer à son cabinet, après la vente. Il l'attendait debout. En entrant, elle ne repoussa pas la porte, qui resta ouverte.

– Nous sommes *******s de vous, mademoiselle, dit-il, et nous avons songé à vous témoigner notre satisfaction… Vous savez de quelle indigne manière Mme Frédéric nous a quittés. Dès demain, vous la remplacerez comme seconde.

Denise l'écoutait, immobile de saisissement. Elle murmura, la voix tremblante :

– Mais, monsieur, il y a des vendeuses beaucoup plus anciennes que moi au rayon.

– Eh bien ? qu'est-ce que cela fait ? reprit-il. Vous êtes la plus capable, la plus sérieuse. Je vous choisis, c'est bien naturel… N'êtes-vous pas satisfaite ?

Alors, elle rougit. C'était, en elle, un bonheur et un embarras délicieux, où son premier effroi se fondait. Pourquoi donc avait-elle songé d'abord aux suppositions dont on allait accueillir cette faveur inespérée ? Et elle demeurait confuse, malgré l'élan de sa reconnaissance. Lui, la regardait en souriant, dans sa robe de soie toute simple, sans un bijou, n'ayant que le luxe de sa royale chevelure blonde. Elle s'était affinée, la peau blanche, l'air délicat et grave. Son insignifiance chétive d'autrefois devenait un charme d'une discrétion pénétrante.

– Vous êtes bien bon, monsieur, balbutia-t-elle. Je ne sais comment vous dire…

Mais elle eut la voix coupée. Dans le cadre de la porte, Lhomme était debout. Il tenait de sa bonne main une grande sacoche de cuir, et son bras mutilé serrait contre sa poitrine un portefeuille énorme ; tandis que, derrière son dos, son fils Albert portait une charge de sacs, qui lui cassait les membres.

– Cinq cent quatre-vingt-sept mille, deux cent dix francs, trente centimes ! cria le caissier dont la face molle et usée semblait s'éclairer d'un coup de soleil, au reflet d'une pareille somme.

C'était la recette de la journée, la plus forte que le Bonheur eût encore faite. Au loin, dans les profondeurs des magasins, que Lhomme venait de traverser lentement, de la marche pesante d'un bœuf trop chargé, on entendait le brouhaha, le remous de surprise et de joie, laissé par cette recette géante qui passait.

– Mais c'est superbe ! dit Mouret enchanté. Mon brave Lhomme, mettez ça là, reposez-vous, car vous n'en pouvez plus. Je vais faire porter cet argent à la caisse centrale… Oui, oui, tout sur mon bureau. Je veux voir le tas.

Il avait une gaieté d'enfant. Le caissier et son fils se déchargèrent. La sacoche eut une claire sonnerie d'or, deux des sacs en crevant lâchèrent des coulées d'argent et de cuivre, tandis que, du portefeuille, sortaient des coins de billets de banque. Tout un bout du grand bureau fut couvert, c'était comme l'écroulement d'une fortune, ramassée en dix heures.

Lorsque Lhomme et Albert se furent retirés, en s'épongeant le visage, Mouret demeura un moment immobile, perdu, les yeux sur l'argent. Puis, ayant levé la tête, il aperçut Denise qui s'était écartée. Alors, il se remit à sourire, il la força de s'avancer, finit par dire qu'il lui donnerait ce qu'elle pourrait prendre dans une poignée ; et il y avait un marché d'amour, au fond de sa plaisanterie.

– Tenez ! dans la sacoche, je parie pour moins de mille francs, votre main est si petite !

Mais elle se recula encore. Il l'aimait donc ? Brusquement, elle comprenait, elle sentait la flamme croissante du coup de désir dont il l'enveloppait, depuis qu'elle était de retour aux confections. Ce qui la bouleversait davantage, c'était de sentir son cœur battre à se rompre. Pourquoi la blessait-il avec tout cet argent, lorsqu'elle débordait de gratitude et qu'il l'eût fait défaillir d'une seule parole amie ? Il se rapprochait, en continuant de plaisanter, lorsque, à son grand mé*******ement, Bourdoncle parut, sous le prétexte de lui apprendre le chiffre des entrées, l'énorme chiffre de soixante-dix mille clientes, venues au Bonheur ce jour-là. Et elle se hâta de sortir, après avoir remercié de nouveau.

 
 

 

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