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ÇáÊÓÌíá: Apr 2008
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Chapitre XIV

La quatrième médaille

Si brutal que fût le coup de théâtre, il ne provoqua, chez
ceux qui en étaient les témoins, ni clameurs, ni désordre. Quelque
chose domina leur effroi, étouffa leurs paroles et retint leurs
gestes : l’inconcevable exécution de cet assassinat. Le miracle
impossible de la résurrection du marquis se transformait en un
miracle de mort tout aussi impossible, mais qu’ils ne pouvaient
pas nier, puisque cela s’était passé sous leurs yeux.
En vérité, ils eurent l’impression, puisque personne de vivant
n’était entré, que la mort avait franchi le seuil de la pièce,
avait marché vers l’homme, l’avait frappé devant eux, de son
invisible main, et puis s’en était allée, laissant dans le cadavre
l’arme meurtrière. Nul autre qu’un fantôme n’avait pu passer.
Nul autre qu’un fantôme n’avait pu tuer.
« Errington, fit Dorothée, qui plus vite que ses compagnons
avait recouvré son sang-froid, il n’y a personne dans l’escalier,
n’est-ce pas ? Dario, la fenêtre est trop étroite pour qu’on puisse
s’y glisser, n’est-ce pas ? Webster et Kourobelef, étudiez les
murs de l’alcôve. »
Elle-même se baissa et enleva le poignard. Aucune convulsion
n’agita le corps de la victime. C’était bien un cadavre.
L’examen du poignard et des vêtements n’apporta pas le moindre
indice.
– 227 –
Errington et Dario rendirent compte de leur mission.
L’escalier ? Vide. La fenêtre ? trop étroite.
Ils se joignirent au Russe et à l’Américain, de même que
Dorothée, et tous les cinq scrutèrent et palpèrent les murailles
d’une façon si minutieuse que Dorothée exprima la conviction
absolue de tous quand elle prononça, d’une voix nette :
« Aucune issue. Il est inadmissible qu’on ait passé par là.
– Alors ? bégaya le notaire qui s’était assis sur l’escabeau et
qui n’avait pas remué, pour cette excellente raison que ses jambes
lui eussent refusé toute espèce de service. Alors ? »
Il posait cette question avec une sorte d’humilité, comme
s’il regrettait de n’avoir pas admis d’emblée toutes les explications
de Dorothée, et promis d’admettre toutes celles qu’elle
consentirait à lui donner. Dorothée, qui avait si bien annoncé le
péril qui les menaçait, et si bien élucidé tous les problèmes de
cette histoire obscure, lui apparaissait soudain comme quelqu’un
qui ne se trompe pas, qui ne peut pas se tromper. Et, par
là même, il voyait en elle une protection puissante contre les
attaques qui allaient se produire.
Dorothée, elle, sentait confusément que la vérité rôdait et
qu’elle était sur le point d’apercevoir en toute clarté ce qui
n’avait aucune forme. Et c’est une chose qui devait l’étonner
infiniment par la suite : comment ne devina-t-elle point ce qui
était caché dans l’ombre ? Il semble qu’elle eut peur de la deviner,
et qu’elle se détourna d’un péril, que son intelligence lui eût
dénoncé si son instinct de femme ne lui avait permis de s’aveugler
pendant quelques minutes.
Vraiment, ces quelques minutes, elle les perdit. Comme
quelqu’un que les dangers environnent et qui ne sait auquel il
lui faut d’abord se soustraire, elle piétina sur place. Elle dépensa
– 228 –
du temps en phrases inutiles, s’attachant tout uniment aux côtés
pratiques de la situation, avec l’espoir peut-être que l’une de ses
paroles ferait jaillir l’étincelle.
« Maître Delarue, il y a un mort, et il y a un crime. Il nous
faudra donc avertir la justice. Cependant… cependant je crois
que nous pouvons différer d’un jour ou deux…
– Différer ? déclara-t-il. J’y vais de ce pas. Ce sont là de ces
formalités qui ne souffrent aucun retard.
– Vous n’arriverez pas à Périac.
– Pourquoi ?
– Parce que la bande qui a pu se débarrasser sous nos yeux
d’un complice qui les gênait a dû prendre ses précautions et que
le chemin qui vous mène à Périac doit être gardé.
– Vous croyez ?… vous croyez ?… bredouilla maître Delarue.
– Je le crois. »
Elle répondait avec hésitation. À ce moment, elle souffrait
beaucoup, étant de ces êtres pour qui l’incertitude est un supplice.
Elle avait l’impression profonde qu’il lui manquait un
élément essentiel de la vérité. Si protégée qu’elle fût dans cette
tour, auprès de quatre hommes résolus, ce n’était pas elle qui
dirigeait les événements. Elle subissait la loi de l’ennemi qui
l’opprimait et, en quelque sorte, la manoeuvrait à sa guise.
« Mais c’est épouvantable, se lamenta maître Delarue.
Voyons, je ne puis m’éterniser ici… Mon étude me réclame… J’ai
une femme… des enfants…
– 229 –
– Partez, maître Delarue. Mais remettez-nous auparavant
l’enveloppe du codicille que je vous ai rendue. Nous l’ouvrirons
en votre présence.
– En avez-vous le droit ?
– Comment ! La lettre du marquis est formelle : « Dans le
cas où la destinée m’aurait trahi et où vous ne trouveriez pas
trace de moi, vous ouvririez vous-mêmes l’enveloppe et,
connaissant la cachette, prendriez possession des diamants. »
C’est clair, n’est-ce pas, on ne peut plus clair, et comme nous
savons que le marquis est mort, et bien mort, nous avons donc
le droit de prendre possession des quatre diamants, dont nous
sommes propriétaires tous les cinq… tous les cinq… »
Dorothée ne continua pas. Elle venait de prononcer des paroles
qui, selon l’expression, juraient étrangement entre elles.
La contradiction des termes employés – quatre diamants… cinq
propriétaires – était si flagrante que les jeunes gens en furent
frappés, et que maître Delarue lui-même, si absorbé qu’il fût par
ailleurs, subit un choc…
« Mais, au fait, c’est vrai, vous êtes cinq. Comment
n’avons-nous pas remarqué ce détail ? Vous êtes cinq, et il n’y a
que quatre diamants. »
Dario expliqua :
– Sans doute, cela provient de ce qu’il y a quatre hommes
et que nous n’avons porté attention qu’à ce nombre de quatre,
de quatre étrangers par opposition avec vous, mademoiselle, qui
êtes Française.
– Mais la réalité est là, reprit maître Delarue ; vous êtes
cinq.
– 230 –
– Eh bien ? dit Webster.
– Eh bien, vous êtes cinq, et le marquis, d’après la lettre,
n’avait que quatre fils, auxquels il a légué quatre pièces d’or…
Vous entendez, quatre pièces d’or. »
Webster objecta :
« Il a pu en léguer quatre… et en laisser cinq… »
Il regarda Dorothée. Elle se taisait. Allait-elle trouver dans
cet incident inattendu le mot de l’énigme qui lui échappait ? Elle
dit pensivement :
« À moins qu’une cinquième pièce, toute semblable, n’ait
été fabriquée depuis, sur le modèle des autres, et transmise ainsi
à l’un de nous, en supplément et par un procédé frauduleux.
– Comment le savoir ?
– Comparons nos pièces, dit-elle. L’examen nous renseignera
peut-être. »
Webster, le premier, présenta sa médaille.
Elle n’offrait aucune particularité qui pût laisser croire
qu’elle n’était pas une des quatre pièces originales frappées sur
les ordres du marquis et contrôlées par lui. Même observation
en ce qui concernait les médailles de Marco Dario, de Kourobelef
et d’Errington. Maître Delarue, qui les avait recueillies toutes
les quatre et les examinait au fur et à mesure, tendit la main à
Dorothée.
Celle-ci avait pris la petite bourse de cuir attachée entre les
plis de son corsage. Elle en dénoua les cordons et resta stupéfaite.
La bourse était vide. Elle la secoua, la retourna. Rien.
– 231 –
Elle dit d’une voix étouffée :
« Je ne l’ai plus… je ne l’ai plus… »
Un silence étonné suivit sa déclaration, puis le notaire demanda
:
« Vous l’auriez donc égarée ?
– Mais non, dit-elle, je ne puis pas l’avoir perdue. Sinon,
j’aurais perdu le sac en même temps. Regardez : il contenait
juste la pièce.
– Cependant, fit le notaire, comment expliquez-vous ?… »
Marco Dario intervint un peu sèchement :
« Mademoiselle n’a pas à s’expliquer. Car enfin, vous ne
prétendez pas…
– Certes, dit maître Delarue, aucun de nous ne suppose que
mademoiselle soit venue ici sans en avoir le droit. Au lieu de
quatre médailles, il y en avait cinq, et la sienne s’est égarée, voilà
tout ce que j’ai voulu dire. »
Dorothée répéta posément :
« Je ne l’ai pas perdue. Dès l’instant où elle ne se trouve
pas… »
Elle était sur le point de dire :
« Dès l’instant où elle ne se trouve pas dans cette bourse,
c’est qu’on me l’a prise. »
– 232 –
La phrase ne fut pas achevée. Le coeur crispé d’une angoisse
soudaine, Dorothée apercevait brusquement le sens
d’une pareille accusation, et le problème se posait devant elle
dans toute sa simplicité et avec son unique et rigoureuse solution
: « Les quatre pièces d’or sont là. Une d’elles m’a été dérobée.
Donc l’un de ces quatre hommes est un voleur. »
Et ce fait indéniable l’amenait brusquement à une telle vision
des choses, à une certitude si imprévue et si redoutable
qu’elle eut l’énergie surhumaine de se contenir. Il ne fallait pas
qu’on prît l’éveil autour d’elle, avant qu’elle eût réfléchi et envisagé
la situation dans ce qu’elle avait de tragique. Elle accepta
donc l’hypothèse du notaire et murmura :
« Au fond, oui, c’est cela… vous devez avoir raison, maître
Delarue, j’ai perdu cette médaille… Mais comment ? Je ne puis
m’expliquer de quelle façon j’ai pu la perdre… à quel moment
?…
Elle parlait très bas, d’une voix distraite. Les boucles de ses
cheveux écartées montraient son front soucieux. Maître Delarue
et les quatre étrangers échangeaient des phrases, mais qui
n’avaient aucune importance, aucune d’elles n’étant sanctionnée
par l’attention de la jeune fille. Puis ils se turent. Un long
silence s’établit entre eux. Les lampes étaient éteintes. L’étroite
lumière de la fenêtre se concentrait sur Dorothée. Elle était fort
pâle, si pâle qu’elle en eut conscience et se cacha la figure entre
les mains, afin d’éviter qu’on pût voir le reflet des émotions qui
la bouleversaient.
Émotions violentes, et qui provenaient de cette vérité
qu’elle avait eu tant de peine à atteindre et qui se dégageait tout
à coup des ténèbres. Ce n’était point par bribes éparses qu’elle
en recueillait les indices révélateurs, mais d’un bloc, pour ainsi
dire. Les nuages avaient été balayés. En face d’elle, devant ses
yeux clos, elle voyait… elle voyait… Ah ! quelle chose effrayante.
– 233 –
Cependant elle s’acharnait au silence et à l’immobilité, tandis
qu’en son esprit se présentaient à la fois, et dans l’espace de
quelques secondes, toutes les questions et toutes les réponses,
tous les arguments et toutes les preuves.
Elle se rappelait la nuit précédente, au village de Périac, où
la roulotte avait failli être la proie des flammes. Qui avait allumé
cet incendie ? Et pour quels motifs ? N’était-il pas à supposer
que l’un de ces sauveurs inopinés qui avaient surgi, s’était introduit,
profitant du désordre, dans la roulotte, pour y fouiller le
réduit où elle couchait et ouvrir la petite bourse de cuir accrochée
à la cloison ?
Maître de la médaille, le voleur revenait en hâte jusqu’aux
ruines de La Roche-Périac et disposait sa troupe dans cette
presqu’île dont les moindres recoins devaient lui être connus, et
où il avait tout combiné en vue de la journée fatidique du 12 juillet
1921. Sans aucun doute, une répétition générale avait lieu
entre lui et le complice chargé de tenir le rôle du marquis endormi.
Recommandations suprêmes. Promesses en cas de réussite.
Menaces en cas d’échec. Et, à midi, il arrivait tranquillement
devant l’horloge, comme les autres étrangers, présentait la
médaille, unique pièce d’identité requise, et assistait à la lecture
du testament.
Puis c’était la montée dans la tour et la résurrection du
marquis. Un instant de plus, Dorothée remettait le codicille, et
le but était atteint. La grande machination ourdie depuis si
longtemps par d’Estreicher aboutissait, et comment ne pas
constater que, jusqu’à la dernière minute, il y avait dans
l’exécution de ce plan, comme dans l’exécution des actes imprévus,
nécessités par les hasards, la même hardiesse, la même sûreté,
la même vigueur, la même décision méthodique ? Certaines
batailles ne se gagnent qu’en présence du chef.
– 234 –
« Il est là, pensait-elle, éperdue. Il s’est évadé de prison, et
il est là. Son complice allait le trahir et se joindre à nous, il l’a
tué. Lui seul est capable d’agir ainsi. Il est là. Débarrassé de sa
barbe et de ses lunettes, le crâne rasé, le bras en écharpe, camouflé
en soldat russe, ne disant pas un mot, changeant son
allure, à l’écart, il était méconnaissable. Mais c’est bien
d’Estreicher. Maintenant, il a les yeux fixés sur moi. Il hésite. Il
se demande si je l’ai bien deviné sous son déguisement… s’il
peut encore jouer la comédie… ou bien s’il va se démasquer à
son tour et nous contraindre, le revolver en main, à lui livrer le
codicille, c’est-à-dire les diamants ? »
Dorothée ne savait que faire. À sa place, un homme de son
caractère et de sa trempe eût résolu la question en se précipitant
sur l’ennemi. Mais une femme ?… D’avance, ses jambes fléchissaient
sous elle. Elle avait peur. Peur aussi pour les trois jeunes
gens que d’Estreicher pouvait abattre en trois coups de revolver.
Elle écarta ses mains de son visage et, sans se détourner,
elle les vit qui attendaient, tous les quatre. D’Estreicher formait
groupe avec les autres, les yeux fixés sur elle… oui, les yeux fixés
sur elle… elle sentait le regard féroce qui suivait ses moindres
gestes et cherchait à pénétrer ses intentions.
Elle glissa d’un pas vers la porte. Son dessein était de gagner
cette porte, de barrer la route à l’ennemi, de lui faire face,
et de se jeter entre lui et les trois jeunes gens. Bloqué contre les
murs de la pièce, sans retraite possible, il y avait bien des chances
pour qu’il fût contraint de subir la volonté de trois hommes
solides et résolus.
Elle se déplaça encore d’un pas, par un mouvement imperceptible,
puis d’un pas encore. Trois mètres la séparaient de la
porte. Elle en voyait, de côté, la masse lourde, bardée de clous.
– 235 –
Elle expliqua, comme si la disparition de la médaille n’avait
pas cessé de l’obséder :
« J’ai dû la perdre l’autre jour… elle était sur mes genoux…
j’aurai oublié de la remettre… »
Tout à coup, elle prit son élan.
Trop tard. À la seconde précise où elle s’était ramassée sur
elle-même, d’Estreicher, la prévenant, avait bondi devant la
porte, les bras tendus, deux revolvers aux poings.
Cet acte soudain ne fut ponctué d’aucune parole. Il n’en
était pas besoin, d’ailleurs, pour que les trois jeunes gens se
rendîssent compte que l’assassin du faux marquis se trouvait en
face d’eux. Sous la menace, ils reculèrent instinctivement, puis,
aussitôt, se reprenant, prêts à la riposte, ils avancèrent.
Dorothée les arrêta au moment où d’Estreicher allait tirer.
Dressée devant eux, elle les protégeait, certaine que le bandit
n’oserait pas presser la détente. Mais il la visait en pleine poitrine,
et les jeunes gens ne pouvaient pas bouger, tandis que lui,
le bras droit tendu, de sa main gauche qui ne lâchait cependant
pas le second revolver, il cherchait la serrure.
« Mais laissez-nous, mademoiselle ! cria Webster hors de
lui.
– Un seul geste, et il me tue », déclara-t-elle.
Le bandit ne prononça pas un mot. Il entrouvrit la porte
derrière lui, s’aplatit contre le mur, puis, rapidement, fila.
Les trois jeunes gens s’élancèrent, comme des chiens qu’on
découple, mais ils se heurtèrent à l’obstacle du lourd vantail.

 
 

 

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Chapitre XV

L’enlèvement de Montfaucon


Le désordre fut extrême dans la pièce, durant une ou deux
minutes. George Errington et Webster s’obstinaient autour de la
vieille serrure, à mécanisme suranné et qui fonctionnait mal à
l’intérieur. Exaspérés, furieux d’avoir laissé échapper l’ennemi,
ils se contrariaient l’un et l’autre, et leurs efforts n’aboutissaient
qu’à mêler la serrure.
Marco Dario les apostrophait rageusement :
« Mais allez donc ! Qu’est-ce que vous fichez ?… C’est
d’Estreicher, n’est-ce pas, mademoiselle ? L’homme dont vous
parliez ? Il a tué son complice ?… Il vous a volé la médaille ?
Sainte Vierge, dépêchez-vous, vous autres ! »
Dorothée essayait de les raisonner.
« Attendons, je vous en prie. Réfléchissons. Il faut se
concerter… C’est de la folie d’agir au hasard… »
Mais ils ne l’écoutaient point, et, quand la porte fut ouverte,
ils se ruèrent tous les trois dans l’escalier, tandis que Dorothée
leur criait :
« Je vous en prie… ils sont en bas… ils vous guettent… »
À ce moment, un coup de sifflet strident et très long déchira
l’air. Cela venait du dehors.
– 237 –
Elle courut vers l’oeil-de-boeuf. On ne voyait rien de là, et
elle se demanda, désespérée :
« Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce n’est pas ses complices
qu’il appelle… Ils sont près de lui maintenant. Alors, pourquoi
ce signal ? »
Elle partait à son tour, quand elle se sentit agrippée par sa
jupe. Dès le début de la scène, en face de d’Estreicher et de ses
revolvers braqués, maître Delarue s’était effondré dans le coin le
plus obscur, et il la suppliait, presque à genoux :
« Vous n’allez pas m’abandonner avec le cadavre !… et puis
ce bandit qui peut revenir !… ses complices !… »
Elle le releva.
« Pas de temps à perdre… il faut secourir nos amis…
– Secourir ? fit-il avec indignation… Des gaillards comme
eux ?… »
Dorothée le tirait par la main comme un enfant qu’on
traîne. Ils descendirent, tant bien que mal, la moitié de
l’escalier. Maître Delarue pleurnichait. Dorothée marmottait :
« Pourquoi ce signal ? À qui s’adressait-il ? Et pour quelle
besogne ?… »
Une idée s’insinuait en elle peu à peu. Elle songeait aux
quatre enfants restés là-bas, à Saint Quentin, à Montfaucon. Et
cette idée la tourmentait au point qu’aux trois quarts de la descente,
devant le trou qui perçait le mur et qu’elle avait remarqué
en montant, elle s’arrêta. Que pouvaient, en faveur des trois
– 238 –
jeunes gens, une femme et un vieillard ? N’y avait-il pas mieux à
faire ?
« Qu’est-ce que c’est ? balbutia maître Delarue. On entend
la bataille.
– On n’entend rien », dit-elle en se courbant.
Elle s’introduisit dans l’étroit couloir et rampa jusqu’à
l’orifice. Mais, ayant regardé d’une façon plus attentive que
l’après-midi, elle aperçut, à droite, sur la corniche, un paquet
volumineux enfoui dans une crevasse que masquaient, pardevant,
des plantes sauvages. C’était une échelle de corde. Un
crochet scellé dans le mur retenait l’une des extrémités.
« Parfait, se dit-elle. Il est évident qu’à l’occasion
d’Estreicher emploie cette issue. En cas de danger, le sauvetage
est facile, puisque ce côté de la tour est à l’opposé de l’entrée
intérieure. »
Le sauvetage était moins facile pour maître Delarue qui
commença par gémir :
« Jamais de la vie ! Descendre par là ?
– Bah ! dit-elle… il n’y a pas dix mètres… deux étages…
– Autant se suicider…
– Aimez-vous mieux un coup de couteau ? Je vous rappelle
que d’Estreicher n’a qu’un but : le codicille, et c’est vous qui
l’avez. »
Épouvanté, maître Delarue se décida, à la condition que
Dorothée descendrait la première pour s’assurer que l’échelle
était en bon état et qu’aucun des barreaux ne manquait.
– 239 –
Les barreaux, Dorothée s’en souciait peu. À califourchon,
elle se laissa glisser du haut en bas. Puis, saisissant les deux
cordes, elle les raidit le plus possible. L’opération n’en fut pas
moins pénible et longue, et maître Delarue y dépensa tant de
courage qu’il faillit s’évanouir aux derniers échelons. La sueur
lui coulait à grosses gouttes sur tout le corps.
D’un mot, Dorothée le remit d’aplomb.
« On les entend… vous ne croyez pas ? »
Maître Delarue n’entendait rien, mais il prit le pas de
course, tout en mâchonnant, à bout de souffle dès le départ :
« Ils nous poursuivent… l’attaque est imminente… »
Un sentier de traverse les conduisit par d’épais taillis jusqu’au
sentier principal qui reliait le donjon au carrefour du
chêne isolé.
Derrière eux, personne.
« Les gredins ! Dès les premières maisons, j’envoie un
émissaire à la gendarmerie la plus proche… Puis je mobilise les
paysans avec des fusils, des faux, des fourches, n’importe quoi…
Et vous, quel est votre plan ?
« Je n’en ai pas.
– Comment ! Pas de plan, vous !…
– Non, dit-elle, j’ai agi un peu au hasard. J’ai peur.
– Ah ! vous voyez bien…
– 240 –
– Je n’ai pas peur pour moi.
– Pour qui ?
– Pour mes enfants. »
Maître Delarue se récria :
« Hein ! Vous avez donc des enfants ?
– Je les ai laissés à l’auberge.
– Mais combien sont-ils ?
– Quatre. »
Le notaire était abasourdi.
« Quatre enfants ! Vous êtes donc mariée ?
– Non, avoua Dorothée, qui ne s’apercevait pas de la méprise
du bonhomme. Mais je veux les mettre à l’abri. Heureusement
que Saint-Quentin n’est pas un imbécile.
– Saint-Quentin ?
– Oui, c’est l’aîné des gosses… un garçon rusé, malin
comme un singe… »
Maître Delarue avait renoncé à comprendre. D’ailleurs rien
ne comptait pour lui que la perspective d’être rejoint avant
d’avoir franchi l’étroit passage du Diable.
« Courons, courons, disait-il, bien que son essoufflement le
contraignît à ralentir de plus en plus. Et puis, tenez, mademoiselle,
voici la seconde enveloppe !… Il n’y a aucune raison pour
– 241 –
que je porte sur moi un papier aussi dangereux et qui, après
tout, ne me regarde pas… »
Elle reprit l’enveloppe qu’elle enferma dans sa bourse. À ce
moment, ils atteignirent la cour de l’horloge. Maître Delarue,
qui n’avançait plus qu’avec peine, poussa un cri de joie en avisant
son âne en train de paître le plus tranquillement du monde,
à quelque distance de la motocyclette et des deux chevaux.
« Vous m’excuserez, mademoiselle ? »
Maître Delarue grimpa sur sa monture. L’âne commença
par reculer, ce qui mit le bonhomme dans un tel état
d’exaspération qu’il lui bourra la tête et le ventre à coups de
poing et à coups de bâton. L’âne céda subitement et partit
comme une flèche.
Dorothée cria :
« Faites attention, maître Delarue, les complices sont avertis.
»
Le notaire entendit l’exclamation de Dorothée, se renversa
tout d’un trait sur sa bête, et tira la bride désespérément. Mais
rien ne pouvait plus arrêter l’animal, que Dorothée ne vit que de
très loin, après avoir franchi elle-même les ruines de la première
enceinte.
Alors elle reprit sa course, avec une inquiétude croissante.
Pour elle, aucun doute : le coup de sifflet de d’Estreicher
s’adressait à des complices postés sur la côte et à l’entrée de la
presqu’île dont ils défendaient les abords.
« En tout cas, se disait-elle, si je ne passe pas, maître Delarue
passera, et il est évident que Saint-Quentin sera prévenu et
se tiendra sur ses gardes. »
– 242 –
La mer, très bleue et très calme, s’étalait à droite et à gauche,
formant deux golfes au fond desquels s’arrondissait la falaise
de la côte. Le Mauvais-Pas était marqué par une coupure
sombre, qu’elle apercevait dans la masse des arbres qui couvraient
le plateau. L’étroit sentier surgissait par moments. Deux
fois Dorothée avait discerné la silhouette de maître Delarue.
Mais comme elle approchait à son tour de la ligne des arbres,
une détonation retentit en avant, et un peu de fumée s’éleva
à un endroit qui devait être le plus escarpé du passage.
Il y eut des cris, des appels. Puis le silence.
Dorothée redoubla de vitesse, afin de secourir maître Delarue,
victime certainement d’une agression. Mais après quelques
minutes de course, si rapide qu’aucun bruit n’aurait pu lui parvenir,
elle n’eut que le temps de sauter en dehors de la piste, et
de s’effacer devant le galop furieux de l’âne et de son cavalier,
lequel, à plat ventre, se cramponnait de ses bras noués autour
de l’encolure.
Maître Delarue, dont la tête pendait de l’autre côté, ne la vit
même point.
Anxieuse, comprenant que Saint-Quentin et ses camarades
ne seraient pas avertis, si elle ne réussissait point à traverser le
Mauvais-Pas, Dorothée se remettait en route, quand elle discerna
sur l’une des crêtes la silhouette de deux hommes qui s’en
venaient à sa rencontre. C’étaient les complices. Ils avaient barré
la route à maître Delarue et, maintenant, agissaient à la façon
de rabatteurs.
Alors, elle se jeta dans les fourrés et s’enfonça dans un
creux rempli de feuilles mortes dont elle se recouvrit.
– 243 –
Les complices passèrent sans un mot. Elle entendit le bruit
lourd de leurs chaussures ferrées, qui s’éloigna du côté des ruines,
et, quand elle se releva, ils avaient disparu.
Aussitôt, n’ayant plus d’obstacle devant elle, Dorothée
franchit le Mauvais-Pas, parvint à la bande de terre qui rattachait
la presqu’île à la côte, remarqua que le baron Davernoie et
son amie ne se trouvaient plus au bord de l’eau, remonta la
pente, et se hâta vers l’auberge. Un peu avant d’arriver, elle appela
:
« Saint-Quentin !… Saint-Quentin ! »
Ses pressentiments redoublaient. Elle passa devant la maison
et ne vit personne. Elle traversa le verger, visita la grange, et
poussa vivement la porte de la roulotte.
Là non plus, personne. Rien que les sacs des enfants et les
objets habituels.
« Saint-Quentin ! Saint-Quentin ! » cria-t-elle de nouveau.
Elle retourna vers la maison et, cette fois, y entra.
La petite salle qui tenait lieu de café, et où se dressait le
comptoir de zinc de l’auberge, était vide. Il y avait par terre, renversés,
des bancs et des chaises. Sur une table, trois gobelets à
moitié pleins et une bouteille.
Dorothée appela :
« Madame Amouroux… »
Elle crut entendre un gémissement et s’approcha du comptoir.
Derrière, courbée en deux, les bras et les jambes ligotés,
– 244 –
l’aubergiste était attachée aux planches du lambris. Un mouchoir
lui recouvrait la bouche.
« Blessée ? demanda Dorothée en la délivrant de son bâillon.
– Non… non…
– Et les enfants ? reprit la jeune fille d’une voix mal assurée.
– Ils n’ont rien.
– Où sont-ils ?
– Du côté de la mer, je crois.
– Tous ?
– Sauf un, le plus petit.
– Montfaucon ?
– Oui.
– Mon Dieu, qu’est-il devenu ?
– On l’a enlevé.
– Qui ?
– Deux hommes… deux hommes qui sont entrés ici et qui
m’ont demandé à boire. Le petit jouait près de nous. Les autres
devaient s’amuser au fond du verger derrière les granges. On ne
les entendait pas. Et puis voilà qu’un des hommes m’a saisie à la
gorge, tandis que le second empoignait le petit.
– 245 –
« – Pas un mot, qu’ils ont dit, sans quoi on vous serre la
vis. Où sont les autres gosses ? »
« J’eus l’idée de répondre qu’ils pêchaient au bord de la
mer, dans les rochers.
« – C’est vrai ça, la vieille ? qu’ils me dirent. Tu risques
gros, si tu mens. Jure-le.
« – Je le jure.
« – Et toi, le môme, réplique. Où sont tes frères et soeurs ?
« J’ai eu vraiment peur, madame. Le petit pleurait. Mais il
a dit de même que moi – et il savait que ce n’était pas vrai :
« – Ils jouent là-bas, dans les roches. »
« Alors, ils m’ont attachée, et ils m’ont dit :
« – Reste là. Nous revenons. Et si on ne t’y trouve pas, gare
à toi, la mère. »
« Et ils sont partis en emmenant le gosse, que l’un d’eux
avait roulé dans sa veste. Voilà. »
Dorothée réfléchissait, toute pâle. Elle demanda :
« Et Saint-Quentin ?
– Il est rentré une demi-heure après, peut-être, pour chercher
Montfaucon. Il a fini par me trouver. Je lui ai raconté
l’histoire : « Ah ! qu’il a dit, les larmes aux yeux, qu’est-ce que
maman va dire ? » Il a voulu couper mes cordes. J’ai refusé.
J’avais peur que les hommes reviennent. Alors, il a décroché au–
246 –
dessus de la cheminée un grand fusil démoli, sans cartouches,
un « chassepot » qui date de mon défunt père, et il a pris le
large avec les deux autres.
– Mais où allait-il ? fit Dorothée.
– Ma foi, je ne sais pas… J’ai entendu qu’ils marchaient du
côté de la mer.
– Il y a combien de temps de cela ?
– Une bonne heure, au moins.
– Une bonne heure », murmura Dorothée.
Cette fois l’aubergiste avait consenti à ce que ses liens fussent
défaits. Aussitôt libre, elle répondit à Dorothée, qui voulait
la dépêcher à Périac pour quérir du secours.
« À Périac ! deux lieues ! mais, ma pauvre dame, je n’aurais
pas la force. Le mieux c’est de prendre vos jambes à votre cou et
d’y aller vous-même. »
C’était un conseil que Dorothée n’examina même point.
Elle avait hâte de retourner aux ruines et d’y engager la lutte.
Elle repartit en courant.
Ainsi l’attaque prévue par elle s’était produite, mais une
heure plus tôt, c’est-à-dire avant que le signal fût donné.
L’enlèvement de Montfaucon constituait donc une mesure préalable,
et les deux hommes s’étaient ensuite postés au Mauvais-
Pas avec mission d’établir un barrage, puis de se rabattre, au
coup de sifflet, vers le lieu des opérations.
Le motif de cet enlèvement, Dorothée ne le comprenait que
trop bien. Dans la bataille engagée, il n’y avait pas que le vol des
– 247 –
diamants, il y avait une autre conquête à laquelle d’Estreicher
tenait avec autant de violence et d’âpreté. Or, Montfaucon, entre
ses mains, c’était le gage de la victoire. Coûte que coûte, quoi
qu’il advînt, et en admettant que, par ailleurs, la chance tournât
contre lui, il fallait que Dorothée se rendît à discrétion et pliât le
genou. Pour sauver Montfaucon d’une mort certaine, il était
hors de doute qu’elle ne reculerait devant aucune démarche ni
devant aucune épreuve.
« Ah ! le monstre, murmura-t-elle, il ne s’est pas trompé. Il
me tient par ce que j’ai de plus cher. »
Plusieurs fois, elle remarqua, en travers du chemin, des
groupes de petits cailloux disposés en cercles, ou des petites
branches coupées, qui lui parurent autant d’indications fournies
par Saint-Quentin. Elle sut ainsi que les enfants, au lieu de
continuer vers le Mauvais-Pas, avaient bifurqué à gauche et longé
le marais qui les conduisait à la mer, se mettant ainsi à l’abri
dans les rochers. Mais elle n’accorda point d’attention à cette
manoeuvre, car elle ne pensait qu’aux dangers qui menaçaient
Montfaucon, et n’avait point d’autre but que de rejoindre ses
ravisseurs.
Elle s’engagea donc dans la presqu’île et franchit le Mauvais-
Pas, où elle ne fit aucune rencontre, et arriva sur le plateau.
À ce moment, elle perçut le bruit d’une seconde détonation. On
avait tiré dans les ruines. Contre qui ? Contre maître Delarue ?
contre un des trois jeunes gens ?
« Ah ! se dit-elle, anxieusement, je n’aurais peut-être pas
dû les quitter, ces trois amis. Tous quatre ensemble, nous pouvions
nous défendre. Au lieu de cela, nous sommes loin les uns
des autres, impuissants… »
Ce qui étonna Dorothée, lorsqu’elle eut traversé l’enceinte
extérieure du château, ce fut le silence infini dans lequel il lui
– 248 –
sembla pénétrer. Le terrain de la bataille n’était pas grand, trois
quarts de lieue tout au plus en longueur sur quelques centaines
de mètres et, pourtant, dans cet espace restreint, où neuf ou dix
hommes peut-être s’affrontaient, nul bruit. Pas un éclat de voix.
Rien que des pépiements d’oiseaux ou des froissements de feuilles
qui tombent doucement, avec précaution, comme si les choses
elles-mêmes conspiraient au silence.
« C’est terrible, murmura Dorothée. Que veut dire cela ?
Dois-je croire que tout est fini ? ou plutôt que rien n’a commencé,
que les adversaires se surveillent avant d’en venir aux
mains ; d’une part, Errington, Webster et Dario, d’autre part,
d’Estreicher et ses complices. »
Elle avança rapidement jusqu’à la cour de l’horloge. Là elle
aperçut encore, auprès des deux chevaux attachés, l’âne qui
mangeait des feuilles d’arbuste, la bride à terre, la selle bien
d’aplomb sur le dos, le poil luisant de sueur.
Qu’était devenu maître Delarue ? Avait-il pu rejoindre le
groupe des étrangers ? Sa monture l’avait-elle jeté bas et livré au
pouvoir de l’ennemi ?
Ainsi, à tous moments, des questions se posaient auxquelles
il était impossible de répondre. L’ombre s’accumulait.
Dorothée n’était pas peureuse. Durant la guerre, dans les
ambulances, en première ligne, elle s’était habituée plus vite que
bien des hommes à l’éclatement des obus, et elle ne tremblait
pas aux heures de bombardement. Mais, si maîtresse qu’elle fût
de ses nerfs, elle subissait, par contre, plus qu’un homme d’un
courage moindre, l’influence de tout ce qui est inconnu, de tout
ce qui ne se voit et ne s’entend pas. Son extrême sensibilité lui
donnait le sens précis du danger. Et le danger, à cette minute-là,
elle en eut l’impression profonde.
– 249 –
Elle continua cependant. Une force invincible la poussait à
marcher jusqu’à ce qu’elle retrouvât ses amis et que Montfaucon
fût délivré. Elle gagna le carrefour du vieux chêne isolé, et monta
vers le tertre où s’élevait la tour Cocquesin.
De plus en plus, la solitude et le silence la troublaient. Silence
profond. Solitude si anormale que Dorothée en arrivait à
ne plus se croire seule. On l’épiait. Des gens suivaient sa marche.
Il lui semblait qu’elle était exposée à toutes les menaces,
que des canons de fusils étaient braqués sur elle, et qu’elle allait
tomber dans le piège que son ennemi avait préparé.
L’impression était assez forte pour que Dorothée, qui
connaissait sa nature et la justesse de ses pressentiments,
l’admît comme une certitude reposant sur des preuves exactes.
Elle savait même où l’embûche était dressée. On avait deviné
que son instinct, que ses réflexions, que toutes les circonstances
du drame la ramèneraient vers la tour, et on l’y attendait.
Elle demeura immobile. Elle ne doutait point maintenant
que maître Delarue n’eût été pris et que, cédant aux menaces, il
n’eût révélé que la seconde enveloppe était entre ses mains, à
elle, cette seconde enveloppe sans laquelle les diamants du
marquis de Beaugreval ne seraient jamais découverts.
Il s’écoula une ou deux minutes. Pas un seul indice ne lui
permettait de croire à la présence des ennemis qu’elle imaginait.
Mais la logique même des événements exigeait qu’ils fussent là.
Il fallait donc agir comme s’ils étaient là.
Par un de ces mouvements imperceptibles qui ne semblent
pas avoir de but, sans que rien dans son attitude laissât soupçonner
aux ennemis invisibles qu’elle accomplissait un acte précis,
elle parvint à ouvrir sa bourse et à saisir l’enveloppe. Elle la
froissa dans sa main et la réduisit en une boulette menue.
– 250 –
Puis, tenant son bras allongé contre sa jupe, elle avança de
quelques pas sous la voûte.
Derrière elle, brutalement, avec un grand fracas, quelque
chose s’abattit. C’était la vieille herse féodale qui tombait d’en
haut, dégringolait entre les rainures, et fermait l’issue de son
lourd treillis aux mailles de bois massif.

 
 

 

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Chapitre XVI

Le dernier quart de minute




Dorothée ne se retourna point. Elle était prisonnière.
« Je ne me trompais pas, pensa-t-elle. Ils sont les maîtres
du champ de bataille. Mais que sont devenus les autres ? »
À droite s’ouvrait l’orifice de l’escalier qui montait dans la
tour. Peut-être eût-elle pu s’enfuir par là et se servir une seconde
fois de l’échelle de corde. Mais à quoi bon ? Est-ce que
l’enlèvement de Montfaucon ne l’obligeait pas à lutter jusqu’au
bout, malgré l’impossibilité de la lutte ? Il fallait se jeter dans
l’arène, parmi les bêtes féroces.
Elle continua sa route. Bien que seule et sans amis, elle se
sentait fort calme. Tout en marchant, elle laissa glisser le long
de sa jupe la fine boulette de papier, qui roula sur le sol et se
perdit parmi les cailloux et la poussière du chemin.
Quand elle atteignit l’extrémité de la voûte, deux bras jaillirent,
deux hommes la visaient de leurs revolvers.
« Pas un geste, hein ? »
Elle haussa les épaules.
L’un d’eux répéta durement :
« Pas un geste ou je fais feu. »
– 252 –
Elle les regarda. C’étaient deux comparses à figure louche,
habillés comme des matelots. Elle crut reconnaître les deux individus
qui avaient accompagné d’Estreicher au Manoir.
Elle leur dit :
« L’enfant ? Qu’avez-vous fait de l’enfant ? Car c’est vous,
n’est-ce pas, qui l’avez emporté ? »
Ils lui saisirent brusquement les bras et, tandis que l’un la
menaçait à bout portant, l’autre se mit en devoir de la fouiller.
Mais une voix impérieuse les arrêta :
« Laissez-la. Je m’en charge. »
Un troisième personnage, que Dorothée n’avait pas aperçu,
se détacha du mur où d’énormes racines de lierre le dissimulaient.
D’Estreicher !…
Bien qu’il fût toujours affublé de son déguisement de soldat
russe, ce n’était pas le même homme. Maintenant elle retrouvait
en lui le d’Estreicher de Roborey et du Manoir-aux-Buttes. Il
avait repris son air arrogant et son expression méchante, et ne
dissimulait pas le léger déséquilibre de sa marche. Sa chevelure
et sa barbe hirsute coupées, elle remarqua la forme aplatie de sa
tête, par-derrière, et le développement simiesque de sa mâchoire.
Il resta longtemps sans parler. Savourait-il son triomphe ?
On eût dit plutôt qu’il éprouvait une certaine gêne en face de sa
victime, ou du moins qu’il hésitait dans son attaque. Il se promenait,
les mains au dos, s’arrêtait, puis repartait.
Il lui demanda :
– 253 –
« Tu n’as pas d’armes ?
– Aucune », affirma-t-elle.
Il ordonna aux deux comparses de rejoindre leurs camarades,
puis il recommença ses allées et venues.
Dorothée le considérait avec attention, cherchant sur ce visage
quelque chose d’humain à quoi elle pût se rattacher. Mais il
n’y avait que vulgarité, bassesse et sournoiserie. Elle ne devait
donc compter que sur elle-même. Dans le champ clos que formaient
les ruines du donjon, entourée d’une bande de coquins
que commandait le plus implacable des chefs, surveillée,
convoitée, impuissante, elle avait comme aide unique sa subtile
intelligence. C’était infiniment peu, et c’était beaucoup, puisque,
une première fois déjà entre les murs du Manoir-aux-Buttes,
placée dans une même situation et en face du même ennemi,
elle avait vaincu. C’était beaucoup, puisque cet ennemi luimême
se défiait et perdait par là même une partie de ses
moyens.
Pour l’instant, il se croyait bien sûr de la réussite, immédiate
et totale, et son attitude avait toute l’insolence de celui qui
n’a rien à craindre.
Leurs regards se croisèrent. Il commença :
« Ce qu’elle est jolie, la mâtine ! un morceau de roi…
Dommage qu’elle me déteste ! »
Et s’approchant :
« Car c’est bien de l’exécration, hein, Dorothée ? »
Elle recula d’un pas. Il fronça les sourcils.
– 254 –
« Oui, je sais… ton père… Bah ! ton père était bien malade…
Il serait mort quand même actuellement. Donc ce n’est
réellement pas moi qui l’ai tué. »
Elle prononça :
« Et votre complice… tout à l’heure ? Le faux marquis ? »
Il ricana :
« Ne parlons pas de celui-là, je t’en prie ! un triste sire qu’il
ne faut pas regretter… si lâche et si ingrat que, se voyant démasqué,
il était prêt à me trahir, comme tu l’as deviné. Car rien
ne t’échappe et tu as résolu tous les problèmes en te jouant, ma
parole ! Moi qui ai travaillé avec la relation du domestique Geoffroy,
dont je crois bien être le descendant, j’ai mis des années à
savoir ce que tu as débrouillé en quelques minutes. Pas une hésitation.
Pas une erreur. Tu as lu dans mon jeu, comme si tu
avais mes cartes en main. Et ce qui m’étonne le plus, Dorothée,
c’est ton sang-froid, en ce moment. Car, enfin, ma petite, tu sais
de quoi il retourne ?
– Je le sais.
– Et tu n’es pas à genoux ! s’écria-t-il. Vrai ! j’attendais tes
supplications… Je te voyais à mes pieds, te traînant à terre. Au
lieu de cela, des yeux qui ne se baissent pas, qui me défient
presque, une attitude de provocation.
– Je ne vous provoque pas. J’écoute.
– Alors, réglons nos comptes. Il y en a deux. Le compte Dorothée
(il eut un sourire). Celui-là, n’en parlons pas encore. Ce
sera pour la fin… Et le compte des diamants. À l’heure présente,
j’en serais possesseur si tu n’avais pas intercepté le document
indispensable. Assez d’obstacles ! Maître Delarue a confessé, le
– 255 –
revolver sur la tempe, qu’il t’avait remis la seconde enveloppe.
Donne-la moi. Sinon…
– Sinon ?
– Tant pis pour Montfaucon. »
Dorothée ne tressaillit même pas. Certes, elle voyait clairement
la situation où elle se trouvait et comprenait que le duel
engagé était beaucoup plus sérieux que la première fois, au Manoir.
Là-bas, elle attendait du secours. Ici, rien. N’importe ! Avec
un tel personnage, il ne fallait pas faiblir. Le vainqueur serait
celui qui garderait un sang-froid imperturbable, et finirait, à un
moment quelconque, par dominer son adversaire.
« Tenir jusqu’au bout ! pensait-elle avec obstination… jusqu’au
bout… et non pas jusqu’au dernier quart d’heure… mais
jusqu’au dernier quart de la dernière minute… »
Elle dévisagea son ennemi et, d’un ton de commandement :
« Il y a un petit ici qui souffre. Avant tout j’ordonne que
vous le délivriez.
– Oh ! oh ! dit-il avec ironie, mademoiselle ordonne, et de
quel droit ?
– Du droit que me donne la certitude qu’avant peu vous serez
contraint de m’obéir.
– Par qui, Seigneur ?
– Par mes trois amis, Webster, Errington et Dario.
– 256 –
– En effet… en effet… dit-il. Ces messieurs sont de rudes
gaillards habitués aux sports, et tu as bien raison de compter
sur ces intrépides champions. »
Il fit signe à Dorothée de le suivre, et il traversa l’arène encombrée
de pierres que dessinait l’intérieur du donjon. Sur le
côté, à droite d’une brèche qui formait l’entrée opposée, et derrière
un rideau de lierre tendu sur les arbustes, se rangeaient les
petites salles, voûtées par devant, et qui devaient être les anciennes
prisons. On voyait encore des anneaux scellés aux pierres
de soubassement.
Dans trois de ces cellules étaient étendus, bâillonnés solidement,
liés avec des cordelettes qui les réduisaient à l’état de
momies et les attachaient aux anneaux, Webster, Errington et
Dario. Trois hommes, armés de fusils, les gardaient.
Dans une quatrième cellule, il y avait le cadavre du faux
marquis. La cinquième contenait maître Delarue et le capitaine
Montfaucon. L’enfant était enveloppé dans une couverture. Audessus
d’un lambeau d’étoffe qui lui cachait le bas du visage, ses
pauvres yeux pleins de larmes souriaient à Dorothée.
Celle-ci refoula les sanglots qui lui montaient à la gorge.
Elle n’eut pas un mot de révolte, pas une injure. On aurait dit
vraiment que tout cela n’était qu’incidents secondaires, qui ne
pouvaient influer sur l’issue du combat.
« Eh bien, ricana d’Estreicher, que penses-tu de tes défenseurs
? Et que penses-tu de mes troupes à moi ? Trois camarades
pour garder les captifs. Deux autres postés en sentinelles et
qui surveillent l’horizon… Je puis être tranquille, hein ? Mais
aussi, ma belle demoiselle, pourquoi les as-tu quittés ? Tu étais
le trait d’union. Livrés à eux-mêmes, ils se sont fait cueillir stupidement,
un à un, au débouché du donjon. Chacun d’eux a eu
beau se débattre… ça n’a pas traîné. Pas l’ombre d’une égrati–
257 –
gnure pour mes hommes. J’ai eu plus de peine avec le sieur Delarue,
qu’il m’a fallu gratifier d’une balle dans son chapeau pour
le faire descendre d’un arbre où il avait réussi à se percher.
Quant à Monfaucon, un ange de douceur !… Par conséquent, tu
vois, ma petite, tes champions étant hors de cause, tu ne peux
compter que sur toi-même. C’est peu.
– C’est assez, dit-elle, car le secret des diamants dépend de
moi, et de moi seule. Vous allez donc défaire les liens de mes
amis et délivrer l’enfant.
– Moyennant quoi ?
– Moyennant quoi je vous remettrai l’enveloppe du marquis
de Beaugreval. »
Il la regarda.
« Bigre, fit-il, la proposition a de l’allure. Alors vrai, tu
abandonnerais les diamants ?
– Oui.
– En ton nom et au nom de tes trois amis ?
– Oui.
– Donne l’enveloppe.
– Coupez les liens. »
Un accès de colère le souleva.
« Donne l’enveloppe. Je suis le maître.
– Non, dit-elle.
– 258 –
– Je veux… je veux cette enveloppe…
– Non », dit-elle, avec une force croissante.
Il arracha le petit sac épinglé au corsage, et dont l’extrémité
dépassait.
« Ah ! fit-il, victorieux, le notaire m’a dit que tu l’avais mise
là-dedans… comme la pièce d’or. Je vais donc savoir. »
Mais il n’y avait rien dans la bourse. Déçu, fou de rage, il
brandit son poing contre le visage de Dorothée en proférant :
« C’est bien ça, tu voulais me la faire ! Tes amis délivrés,
j’étais fichu. L’enveloppe tout de suite !
– Je l’ai déchirée, prononça-t-elle.
– Tu mens ! On ne déchire pas une pareille chose, on ne
détruit pas un tel secret ! »
Elle répéta :
« Je l’ai déchirée après l’avoir lue. Coupez les liens de mes
amis, et je vous révèle le secret. »
Il hurla :
« Tu mens ! Tu mens ! l’enveloppe, tout de suite… Ah ! si tu
crois qu’on se moque de moi bien longtemps ! J’en ai assez. Une
dernière fois, l’enveloppe !
– Non », dit-elle.
– 259 –
Il se rua vers une des cellules, débarrassa l’enfant de ses
couvertures, le saisit d’une seule main par les chevilles, et se mit
à le balancer comme un colis qu’on va jeter au loin.
« L’enveloppe ! cria-t-il à Dorothée, ou je lui casse la tête
contre le mur. »
Il était ignoble à voir. Une expression sauvage tordait sa figure.
Ses complices le regardaient en riant.
Dorothée leva la main, en signe d’acceptation.
Il déposa l’enfant et revint en face d’elle. Il était couvert de
sueur.
« L’enveloppe… » ordonna-t-il, une fois encore.
Elle expliqua.
« Sous la voûte d’entrée… dans la partie qui débouche de ce
côté… une petite boulette par terre, au milieu des cailloux. »
Il appela un de ses complices et lui répéta l’indication.
L’homme s’éloigna en courant.
« Il était temps… murmura le bandit, qui essuyait la sueur
de son front… il était temps. Vois-tu, il ne fallait pas me provoquer…
Et puis, pourquoi cet air de défi ? ajouta-t-il, comme si le
calme de Dorothée l’eût embarrassé… Oui, pourquoi ? Baisse
donc les yeux, cré bon sang ! Ne suis-je pas le maître ici ? maître
de tes amis… maître de toi… oui, de toi. »
Il redit ce mot deux ou trois fois, presque en lui-même et
avec un regard qui gêna Dorothée. Mais, entendant son complice,
il se retourna et l’apostropha vivement.
– 260 –
« Eh bien ?
– Voilà.
– Tu es sûr ? Ah, fichtre, ça c’est la vraie victoire. »
D’Estreicher dépliait l’enveloppe froissée, il la tenait dans
ses mains, il la retournait lentement comme la chose la plus
précieuse. Elle n’avait pas été ouverte, les cachets étaient intacts,
personne ne connaissait donc le grand secret qu’il allait
connaître.
Il ne put s’empêcher de dire sa pensée à haute voix :
« Personne… Personne que moi… »
Il décacheta l’enveloppe. Elle contenait une feuille de papier
pliée en deux, et où trois ou quatre lignes seulement étaient
inscrites.
Ces lignes, il les lut et sembla très étonné.
« Oh ! oh ! fit-il, c’est rudement fort ! et je comprends que
je n’aie rien trouvé, ni aucun de ceux qui ont cherché. Le bonhomme
avait raison, la cachette est impénétrable. »
Il se remit à marcher de long en large, silencieusement,
comme quelqu’un qui pèse ses décisions. Puis, revenant aux
cellules, il dit aux trois gardiens, le doigt tendu vers les prisonniers
:
« Pas moyen qu’ils s’échappent, n’est-ce pas ? Les cordes
sont bien solides ? Alors, filez jusqu’au bateau et préparez le
départ. »
Les complices hésitaient.
– 261 –
« Eh bien ! qu’est-ce que vous avez ? » dit le chef…
L’un d’eux risqua :
« Mais… le trésor… ? »
Dorothée remarqua leur attitude hostile. Sans aucun doute
ils se défiaient, et l’idée de laisser d’Estreicher, avant le partage
du butin, leur semblait dangereuse pour leurs intérêts.
« Le trésor ? s’écria-t-il. Et après ? Croyez-vous que je vais
l’avaler, imbéciles ? Vous aurez la part promise, puisque c’est
juré. Et une belle part ! »
Il les rudoya tous les trois, impatient d’être seul.
« Au galop ! Ah ! j’oubliais… Appelez vos deux camarades
en faction, et, à vous cinq, emportez le faux marquis. On le jettera
à la mer. Comme ça, ni vu ni connu. Filez. »
Les complices se concertèrent un moment… Mais leur chef
avait de l’ascendant sur eux, et tout en grognant, avec des mines
peu rassurantes, ils obéirent à ses ordres.
« Six heures, dit-il, en consultant sa montre. À sept heures,
je vous rejoins de façon que nous puissions débarquer au début
de la nuit. Et que tout soit prêt, hein ? Mettez en ordre la cabine…
Il y aura peut-être un passager de plus. »
De nouveau, il regarda Dorothée et scanda pendant que ses
complices s’en allaient :
« Un passager ? Ou plutôt une passagère, n’est-ce pas, Dorothée
? »
– 262 –
Elle ne répondit point, toujours impassible. Mais son angoisse
devenait de plus en plus lourde. L’instant redoutable approchait.
Il tenait toujours à la main l’enveloppe et le document du
marquis. De sa poche, il tira un briquet qu’il alluma, tandis qu’il
relisait les instructions.
« Admirable ! murmura-t-il, en se pâmant d’aise… De premier
ordre !… Autant chercher au fond de l’enfer… Ah ! ce marquis,
quel homme ! »
Il tordit le papier en une longue papillotte qu’il approcha
du briquet. Le papier prit feu.
À cette flamme, avec une nonchalance affectée, il alluma
une cigarette et, tourné vers les prisonniers, il attendit, le bras
tendu, qu’il ne restât plus du document qu’un peu de cendre qui
s’éparpilla au souffle de la brise.
« Regardez, Webster, regardez, Errington et Dario. Voilà
tout ce que vous verrez jamais du secret de votre aïeul… un peu
de cendres… C’est fini. Vraiment, avouez que vous n’avez pas été
malins. Vous êtes trois bonshommes d’aplomb cependant, et
vous n’avez su ni conserver le trésor qui vous attendait, ni défendre
la jolie cousine que vous admiriez, bouche béante. Fichtre,
nous étions six dans la petite salle du donjon, et il eût suffi
que l’un de vous me mît la main au collet… Je n’en menais pas
large. Au lieu de cela, quelle débâcle ! Tant pis pour vous… et
tant pis pour elle ! »
Il leur montra son revolver.
« Je n’en aurai pas besoin, hein ? dit-il… D’ailleurs vous
avez dû remarquer qu’au moindre mouvement les cordelettes
vous serrent la gorge davantage. Si vous insistez, c’est
– 263 –
l’étranglement pur et simple. À bon entendeur… Maintenant,
cousine Dorothée, je suis à toi. Suis-moi. Nous allons faire
l’impossible pour nous mettre d’accord. »
Toute résistance était inutile. Elle l’accompagna de l’autre
côté de l’esplanade, à travers un amoncellement de ruines, jusqu’à
une sorte de pièce dont il ne restait que les murs, troués de
meurtrières, et qu’il désigna comme l’ancienne salle des gardes.
« Nous serons bien là pour causer. Tes soupirants ne peuvent
ni nous voir ni nous entendre. La solitude est absolue.
Tiens, il y a un banc de gazon. Assieds-toi, je t’en prie. »
Elle croisa les bras et resta debout, la tête droite. Il attendit,
murmura : « À ta guise », et, prenant la place offerte, prononça
:
« C’est notre troisième entrevue, Dorothée. La première
fois, sur la terrasse de Roborey, tu as refusé mes offres, ce qui
s’expliquait à la rigueur : tu ignorais la valeur exacte de mes
renseignements, et je ne pouvais t’apparaître que comme un
aventurier peu recommandable, contre lequel tu brûlais de partir
en guerre. Sentiment très noble qui fit illusion aux cousins de
Chagny, mais qui ne me trompa pas, étant donné que je
connaissais le vol des boucles d’oreilles.
« En réalité, tu avais ton but : te débarrasser, en vue de la
bonne aubaine espérée, du concurrent le plus dangereux. Et la
meilleure preuve, c’est que, aussitôt après m’avoir dénoncé, tu
accourais au Manoir où se trouvait probablement le mot de
l’énigme et où j’allais encore me heurter à tes intrigues. Tourner
la tête au jeune Davernoie, subtiliser la médaille, telle fut la tâche
que tu entrepris et, j’avoue avec admiration, que tu réalisas
de bout en bout. Seulement… Seulement… d’Estreicher n’est pas
un monsieur qu’on met dans sa poche si facilement. Évasion,
simulacre d’incendie, reprise de la médaille, conquête du codi–
264 –
cille, bref, redressement total. À l’heure présente, les quatre
diamants rouges m’appartiennent.
« Que j’en prenne possession demain ou dans une semaine,
ou dans un an, n’importe ! ils sont à moi. Ce que des douzaines
de personnes, des centaines peut-être, ont cherché vainement
depuis deux siècles, il n’y a pas de raison pour que d’autres le
trouvent jamais maintenant. Donc me voici puissamment riche…
des millions et des millions. Avec ça, il est permis de devenir
honnête, comme c’est mon intention… si toutefois Dorothée
consent à être la passagère que j’ai annoncée à mes hommes.
Un mot de réponse. Est-ce oui ? Est-ce non ? »
Elle haussa les épaules.
« Je savais à quoi m’en tenir, dit-il. J’ai voulu tout de
même tenter l’épreuve… avant de recourir aux grands moyens. »
Il attendit l’effet de cette menace. Dorothée ne bronchait
pas.
« Comme tu es calme ! dit-il d’un ton où perçait un peu
d’inquiétude. Pourtant tu te rends compte exactement de la situation.
– Exactement.
– Nous sommes seuls. J’ai comme gages, comme moyens
d’action sur toi, la vie de Montfaucon et la vie de ces trois hommes
enchaînés. Alors, d’où vient que tu es si calme ? »
Elle articula posément :
« Je suis calme parce que je sais que vous êtes perdu.
– Allons donc ! fit-il en riant.
– 265 –
– Irrémédiablement perdu.
– Et pourquoi ?
– Tout à l’heure, à l’auberge, après avoir constaté
l’enlèvement de Montfaucon, j’ai envoyé mes trois autres garçons
dans les fermes les plus proches d’où ils ramèneront tous
les paysans rencontrés. »
Il ricana :
« Le temps qu’ils mobilisent une troupe de paysans, je serai
loin.
– Ils arrivent, j’en ai la certitude.
– Trop tard, ma pauvre petite. Si j’avais le moindre doute,
je t’aurais fait emporter par mes hommes.
– Par vos hommes ? Non…
– Qui est-ce qui m’empêcherait ?
– Vous avez peur d’eux, malgré vos airs de dompteur. Ils se
demandent si vous n’avez pas voulu rester seul ici pour profiter
du secret dérobé et pour prendre les diamants. C’est une alliée
qu’ils trouveraient en moi. Vous n’oseriez pas courir un pareil
risque.
– Et alors ?
– Alors, c’est pour cela que je suis tranquille. »
Il secoua la tête et, d’une voix crispée :
– 266 –
« Mensonge, ma petite ! Comédie ! Tu es plus pâle qu’une
morte, car tu sais bien ce qu’il en est. Que je sois traqué d’ici une
heure, ou que mes hommes finissent par me trahir, peu importe.
Ce qui compte pour toi, pour moi, ce n’est pas ce qui se
passera dans une heure, mais ce qui va se passer maintenant. Et
ce qui va se passer, tu n’en doutes pas, Dorothée, n’est-ce
pas ? »
Il s’était levé et, s’approchant d’elle, il scanda, avec une
âpreté menaçante :
« Dès la première minute, j’ai été pris comme un imbécile.
Danseuse de corde, acrobate, princesse, voleuse, saltimbanque,
il y a quelque chose en toi qui me bouleverse. J’ai toujours méprisé
les femmes. Aucune ne m’a gêné dans la vie. Toi, Dorothée,
tu m’attires, tout en me faisant peur. De l’amour ? Non. De
la haine. Ou plutôt une maladie… du poison qui me brûle, et
dont il faut que je me délivre, Dorothée. »
Il était tout contre elle, les yeux durs et pleins de fièvre. Ses
mains rôdaient autour des épaules de la jeune fille, toutes prêtes
à s’abattre. Pour n’en pas subir l’étreinte, elle dut reculer vers le
mur. Il lui dit tout bas, la voix haletante :
« Fini de rire, Dorothée. J’en ai assez de tes sortilèges de
bohémienne. Le goût de tes lèvres, voilà le philtre qui va me
guérir. Après, je pourrai m’enfuir, et ne plus jamais te voir. Mais
après, seulement. Comprends-tu ? »
Il lui appliqua les deux mains sur les épaules, si brusquement
qu’elle vacilla. Cependant, elle continuait à le défier, de
toute son attitude méprisante. Sa volonté se tendait pour qu’il
n’eût pas une seconde l’impression qu’elle pût trembler au fond
d’elle-même et défaillir.
– 267 –
« Comprends-tu ?… Comprends-tu ?… bredouillait
l’homme en lui martelant les bras et le cou… Comprends-tu que
rien ne peut éviter cela ? Pas de secours possible. C’est le prix de
la défaite. Aujourd’hui, je me venge… et en même temps je
m’affranchis de toi… Quand nous serons séparés, je pourrai me
dire enfin : « Oui elle m’a fait du mal, mais je ne le regrette pas.
Le dénouement de l’aventure efface tout. »
Il appuyait de plus en plus sur les épaules de la jeune fille,
et lui disait avec une joie sarcastique :
« Tes yeux se troublent, Dorothée ! Quel plaisir de voir cela
! Ils ont peur, tes yeux… Comme ils sont beaux, Dorothée !…
C’est vraiment la récompense du vainqueur. Rien qu’un pareil
regard, qui s’épouvante devant moi, ça vaut plus que tout. Dorothée,
Dorothée, je t’aime… T’oublier ? Quelle folie ! Si je veux
baiser tes lèvres, c’est pour t’aimer plus encore… et pour que tu
m’aimes… pour que tu me suives, comme une esclave, et comme
une maîtresse adorée. »
Elle touchait au mur. L’homme essayait de l’attirer contre
lui. Elle tenta un effort pour se dégager.
« Ah ! cria-t-il, avec une rage soudaine et en la brutalisant,
pas de résistance, ma petite. Donne-moi tes lèvres, tout de suite,
tu entends. Sinon, c’est Montfaucon qui paiera. Veux-tu que je
lui fasse faire le moulinet comme tout à l’heure ? Allons, obéis,
ou bien… ou bien je cours là-bas, et tant pis pour la tête du
gosse… »
Dorothée était à bout d’énergie. Ses jambes fléchissaient.
Tout son être palpitait d’horreur au contact du bandit, et en
même temps, c’est avec effroi qu’elle le repoussait, tellement
elle avait peur qu’il ne se ruât aussitôt sur l’enfant.
– 268 –
Ses bras raidis commençaient à plier. L’homme redoubla
d’efforts pour la faire tomber à genoux. C’était fini. Il touchait
au but. Mais, à ce moment, le spectacle le plus imprévu frappa
Dorothée. Derrière lui, à quelques mètres de distance, quelque
chose qui bougeait, quelque chose qui passait à travers le mur
opposé. C’était un canon de fusil braqué par la fente d’une
meurtrière.
Et, aussitôt, Dorothée se rappela : Saint-Quentin avait emporté
de l’auberge un vieux fusil hors d’usage, sans cartouches.
Elle n’eut pas un geste qui pût attirer l’attention de
d’Estreicher. Elle comprenait la manoeuvre de Saint-Quentin.
L’enfant menaçait, mais il ne pouvait faire plus que menacer. À
elle maintenant de manoeuvrer de telle sorte que la menace, dès
que d’Estreicher la verrait dirigée contre lui, eût son plein effet.
Or, il était certain qu’il suffirait à d’Estreicher d’un instant pour
apercevoir, comme Dorothée l’apercevait elle-même, la rouille
et l’état déplorable de cette arme aussi inoffensive qu’un fusil
d’enfant.
Très nettement, Dorothée discerna ce qu’elle avait à faire :
se reprendre, se redresser en face de l’ennemi, et le troubler, ne
fût-ce que durant quelques secondes, comme elle avait déjà réussi
à l’inquiéter à force de calme et de maîtrise. Son salut, le
salut de Montfaucon dépendaient de sa fermeté. In robore fortuna,
pensa-t-elle.
Mais sa pensée, inconsciemment, elle l’exprima à demivoix,
ainsi qu’on fait une prière qui doit vous protéger. Et, surle-
champ, elle sentit l’étreinte de l’adversaire se relâcher. La
vieille devise, à laquelle il avait si souvent réfléchi, le déconcertait,
paisiblement formulée, en une telle minute, par cette
femme qu’il croyait aux abois. Il l’observa et fut stupéfait. Jamais
son beau visage n’avait eu pareille expression de sérénité.
Sur les dents blanches, les lèvres s’entrouvraient, et les yeux,
– 269 –
tout à l’heure terrifiés et désespérés, le regardaient maintenant
avec le plus paisible sourire.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il malgré lui, se rappelant
le rire stupéfiant de Dorothée près de l’étang du Manoir-aux-
Buttes. Vas-tu rire encore aujourd’hui ?
– Je ris pour la même raison : vous êtes perdu. »
Il essaya de plaisanter :
« Hein ? Quoi ?
– Oui, déclara-t-elle, je vous l’ai dit dès le premier instant,
et je ne me trompais pas.
– Vous êtes folle », dit-il, en haussant les épaules.
Elle remarqua qu’il ne la tutoyait plus, et, sûre d’une victoire
qui résidait en son inconcevable tranquillité et dans la similitude
absolue des deux scènes, elle répéta :
« Vous êtes perdu. La situation est vraiment la même qu’au
Manoir. Là-bas, Raoul et les enfants avaient été chercher du
secours, et, tout à coup, alors que vous étiez le maître, le canon
d’un fusil s’est braqué sur vous. Ici, la même chose. Les trois
gosses ont trouvé des hommes. Ils sont là, comme au Manoir,
avec leurs fusils… Vous vous rappelez ? Ils sont là. Les canons
des fusils sont braqués sur vous.
– Vous mentez, balbutia le bandit.
– Ils sont là, affirma-t-elle, d’une voix de plus en plus pressante.
J’ai entendu le signal de mes garçons. Ils n’ont pas pris le
temps de contourner le donjon. Ils sont là, derrière le mur.
– 270 –
– Vous mentez ! cria-t-il. Ce que vous dites est impossible.
»
Elle commanda, toujours avec le calme d’une personne
qu’aucun danger ne menace plus, et avec un tutoiement impérieux
:
« Retourne-toi… tu verras leurs fusils braqués sur ta poitrine.
Que je dise un mot, et ils tirent. Retourne-toi donc ! »
Il se dérobait. Il ne voulait pas obéir. Mais les yeux de Dorothée
exigeaient, des yeux ardents, irrésistibles, plus forts que
lui, et, se soumettant à leur volonté, il se retourna.
C’était le dernier quart de la dernière minute.
Dans un élan de tout son être, avec une puissance de
conviction qui ne permettait pas au bandit de réfléchir, Dorothée
exigea :
« Haut les mains, misérable, ou l’on t’abat comme un
chien. Haut les mains ! Mais tirez donc là-bas, tirez sans pitié !
Haut les mains ! »
D’Estreicher avait vu le fusil. Il leva les bras.
En une seconde, Dorothée se jeta sur lui, arracha de la poche
de son veston un revolver, et le visant en face, sans un battement
de cour, sans que sa main déviât d’une ligne, elle articula
doucement, les yeux luisants de malice :
« Idiot, va, je t’avais bien dit que tu étais perdu. »

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ princesse.samara   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
ÞÏíã 12-03-10, 07:55 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 19
ÇáãÚáæãÇÊ
ÇáßÇÊÈ:
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áíáÇÓ ãÊÇáÞ


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ÇáÊÓÌíá: Apr 2008
ÇáÚÖæíÉ: 71788
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 417
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ãÚÏá ÇáÊÞííã: princesse.samara ÚÖæ ÈÍÇÌå Çáì ÊÍÓíä æÖÚå
äÞÇØ ÇáÊÞííã: 12

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ÇáÈáÏMorocco
 
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ÇáÍÇáÉ:
princesse.samara ÛíÑ ãÊæÇÌÏ ÍÇáíÇð
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ÇÝÊÑÇÖí

 

Chapitre XVII

Haut et court

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ princesse.samara   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
ÞÏíã 12-03-10, 07:56 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 20
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ÇáÊÓÌíá: Apr 2008
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ßÇÊÈ ÇáãæÖæÚ : princesse.samara ÇáãäÊÏì : ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ
ÇÝÊÑÇÖí

 

Chapitre XVII

Haut et court



La scène n’avait pas duré une minute, et, en moins d’une
minute, le redressement s’était produit. La défaite se changeait
en victoire.
Victoire précaire. Dorothée savait qu’un homme comme celui-
là ne resterait pas longtemps dupe de l’illusion qu’elle avait
réussi, par un coup d’audace vraiment incroyable, à créer dans
son esprit. Elle tenta l’impossible cependant pour arriver à la
capture du bandit, capture qu’elle ne pouvait effectuer seule, et
qui ne deviendrait définitive que si elle le tenait en respect jusqu’à
la délivrance de Webster, d’Errington et de Marco Dario.
Aussi autoritaire que si elle eût disposé d’un corps d’armée,
elle commanda à ses sauveurs :
« Qu’un de vous demeure là, le fusil en joue, prêt à tirer au
moindre mouvement, et que le reste de la troupe aille délivrer
les prisonniers. Au galop, n’est-ce pas ? Faites le tour du donjon.
C’est à gauche de l’entrée, un peu plus loin. »
Le reste de la troupe, c’étaient Castor et Pollux, à moins
que Saint-Quentin ne se joignît à eux, au cas où il jugerait à
propos de laisser tout simplement allongé dans la meurtrière, et
bien dirigé contre le bandit, son fusil, modèle 1870.
« Ils s’en vont, ils entrent… ils cherchent… » se disait-elle,
en essayant de suivre les enfants dans leur course.
– 272 –
Mais, peu à peu, elle le voyait bien, la figure de d’Estreicher
se détendait. Il avait examiné le canon du fusil. Il avait entendu
les pas menus des enfants, si différents du vacarme qu’eût fait
une troupe de paysans. Bientôt elle ne douta plus que le bandit
ne s’échappât avant l’arrivée des autres.
Il eut une dernière hésitation, puis rabattit ses bras en
grinçant de fureur :
« Roulé ! dit-il. Ce sont les gosses, et le fusil n’est que de la
vieille ferraille. Ah ! tu en as du culot !
– Dois-je tirer ?
– Allons donc ! Une femme de ton espèce tue pour se défendre,
pas pour tuer. Me livrer à la justice ? Est-ce ça qui te
rendra les diamants ? Je me ferais plutôt arracher la langue et
brûler à petit feu que de lâcher le secret. Ils sont à moi. Je les
prendrai quand ça me plaira.
– Un seul pas en avant, et je tire.
– D’accord, tu as gagné la partie. Je m’en vais. »
Il tendit l’oreille.
« Les gosses bavardent là-bas. Ils ont trouvé Webster et
compagnie. Le temps qu’ils les détachent, je serai loin. Au revoir…
On se reverra.
– Non, dit-elle.
– Si, j’aurai le dernier mot. Les diamants d’abord. Les affaires
de coeur après. J’ai eu tort de mêler les deux. »
– 273 –
Elle secoua la tête.
« Vous n’aurez pas les diamants. Si je n’en étais pas sûre,
est-ce que je vous laisserais partir ? Mais, je vous l’ai dit : vous
êtes perdu.
– Perdu ? et pourquoi ? ricana-t-il.
– J’ai mon idée. »
Il allait répliquer. Mais un bruit de voix plus net parvint
jusqu’à eux. Il bondit hors de la salle et se sauva, courbé, le long
des taillis.
Dorothée, qui s’était élancée derrière lui, le visa, résolue
soudain à l’abattre. Mais, après un instant d’hésitation, elle
baissa son arme en murmurant :
« Non, non, je ne peux pas… je ne peux pas… Et puis, à
quoi bon ? Mon père sera vengé quand même… »
Elle alla vers ses amis. Les garçons avaient du mal à les délivrer,
tellement le lacis des cordes était inextricable. Le premier,
Webster se leva et courut à sa rencontre.
« Où est-il ?
– Parti, dit-elle.
– Comment ! vous aviez un revolver, et vous l’avez laissé
fuir ? »
Errington arrivait, puis Dario, tous deux exaspérés.
« Il s’est enfui ? Est-ce possible ? Mais par où ? »
– 274 –
Webster prit l’arme à Dorothée.
« Vous n’avez pas eu le courage de le tuer, n’est-ce pas ?
– Non, je n’ai pas eu le courage.
– Une pareille canaille ! Un assassin ! Eh bien, ça ne va pas
traîner avec nous, je vous le jure. Nous y sommes, les amis ? »
Dorothée leur barra la route.
Et les complices ? Ils sont cinq ou six, et d’Estreicher en
plus… tous munis de fusils.
– Tant mieux ! fit l’Américain, le revolver a sept coups.
– Je vous en prie, dit-elle, redoutant l’issue d’une bataille
inégale… je vous en prie… D’ailleurs, c’est trop tard, ils doivent
être embarqués.
– Nous le verrons bien. »
Les trois jeunes gens se mirent en chasse. Elle eût bien
voulu les accompagner, mais Montfaucon se pendait à sa jupe,
en sanglotant, les jambes encore entravées de liens.
« Maman… maman… t’en va pas… j’ai eu si peur !… »
Elle ne pensa plus qu’à lui, le prit sur ses genoux, et le
consola.
« Faut pas pleurer, mon pauvre capitaine. C’est fini. Le vilain
homme ne reviendra plus. As-tu remercié Saint-Quentin et
tes deux camarades Castor et Pollux ? Où en serions-nous sans
eux, mon chéri ? »
– 275 –
Elle embrassa tendrement les trois garçons :
« Oui ! où serions-nous ? Ah ! Saint-Quentin, l’idée du fusil,
quelle trouvaille ! Tu es un rude type, mon vieux ! Viens, que
je t’embrasse encore ! Et dis-moi comment il se fait que tu aies
pu arriver jusqu’à nous ? J’ai bien vu les petits tas de cailloux
que tu avais semés au départ de l’auberge. Mais pourquoi as-tu
contourné le marais ? Espérais-tu gagner les ruines du château
en suivant le rivage, au pied des falaises ?
– Oui, maman, répondit Saint-Quentin, tout fier des compliments
de Dorothée, et tout ému de ses baisers.
– Et ce n’était pas possible ?
– Non, mais j’ai trouvé mieux… sur le sable, un petit canot,
que nous avons poussé à la mer.
– Et vous avez eu le courage, tous les trois, vous avez eu la
force de ramer ? Il vous a bien fallu une heure !…
– Une heure et demie, maman. Il y avait des tas d’écueils
qui nous repoussaient. Enfin, on a abordé pas loin d’ici, en vue
du donjon. Et en arrivant, j’ai reconnu la voix de d’Estreicher.
– Ah ! mes enfants ! mes enfants adorés ! »
De nouveau, ce fut un déluge de baisers, qu’elle faisait
pleuvoir à droite, à gauche, sur les joues de Saint-Quentin, sur
le front de Castor, sur le crâne du capitaine. Et elle riait ! Et elle
chantait ! C’était si bon de vivre ! si bon de n’être plus en face
d’une brute qui vous tient les poignets, et qui vous salit de son
regard abominable !
Mais elle s’interrompit soudain dans ses effusions.
– 276 –
« Et maître Delarue ? Je l’oubliais ! »
Il gisait au fond de la cellule, derrière un rempart de hautes
herbes.
« Soigne-le ! Vite, Saint-Quentin, coupe les cordes… Seigneur
Dieu, il est évanoui… Voyons, maître Delarue, reprenez
vos sens. Sinon, je vous laisse.
– Me laisser ! s’écria le notaire, subitement réveillé, mais
vous n’en avez pas le droit. L’ennemi…
– L’ennemi s’est enfui, maître Delarue.
– Il peut revenir. Ce sont des gens terribles. Voyez, comme
leur chef a troué mon chapeau ! L’âne avait fini par me jeter par
terre, juste à l’entrée des ruines, et je m’étais réfugié sur un arbre
d’où je refusais de descendre. Ah ! ça n’a pas été long !
D’une balle, le bandit m’a décoiffé.
– Êtes-vous mort ?
– Non, mais j’ai des douleurs internes, des contusions.
– Ce ne sera rien, maître Delarue. Demain, il n’y paraîtra
plus, je vous assure. Saint-Quentin, je te confie maître Delarue.
À toi aussi, Montfaucon. Frictionne-le. »
Elle s’en alla rapidement, avec l’intention de rejoindre ses
trois amis dont l’expédition, mal ordonnée, la tourmentait. Partis
au hasard, et sans plan d’attaque, ils risquaient, cette fois
encore, si les bandits n’étaient pas embarqués, de se faire prendre
isolément.
– 277 –
Heureusement pour eux, les jeunes gens ignoraient
l’endroit où le bateau de d’Estreicher avait son point d’attache,
et, quoique la partie de la presqu’île, située au-delà des ruines,
ne fût guère étendue, comme on se heurtait à des masses de rochers
qui formaient de véritables obstacles, elle les retrouva
tous les trois, les uns après les autres. Chacun d’eux s’était perdu
dans le dédale des petits sentiers, et chacun d’eux revenait, à
son insu, vers le donjon.
Dorothée, qui avait un meilleur sens de l’orientation, ne se
trompa pas. Elle flairait les petits passages qui n’aboutissaient à
rien, et choisissait d’instinct ceux qui la conduisaient au but.
D’ailleurs, bientôt, elle releva des traces de pas. C’était la piste
suivie régulièrement par la bande pour faire la navette entre la
mer et le donjon. Aucune erreur n’était plus possible.
Mais, à ce moment, ils entendirent des cris qui partaient
d’un point situé juste en face d’eux. Or, la piste tournait nettement
et s’éloignait vers la droite. Un massif de rochers avait nécessité
ce changement de direction, rochers abrupts, déchiquetés,
qu’ils escaladèrent cependant pour éviter un détour qui
semblait assez long.
Dario, plus agile, et qui courait en tête, s’exclama tout à
coup.
« Je les vois !… Ils sont tous sur le rivage !… Mais que diable
font-ils ? »
Webster arriva, le revolver au poing.
« Oui, je les vois aussi ! Courons là-bas… Nous serons plus
près d’eux. »
Là-bas, c’était l’extrémité du plateau que soutenaient les
rochers, et sur un promontoire qui domine la grève d’une qua–
278 –
rantaine de mètres. Deux aiguilles de granit très hautes formaient
comme des piliers d’une porte ouverte au milieu de laquelle
on apercevait la nappe bleue de l’océan.
« Attention ! Baissez-vous ! » commanda Dorothée, qui se
coucha.
Les autres s’aplatirent contre les parois.
Cent cinquante mètres en avant, sur le pont d’un grand canot
de pêche à moteur, il y avait un groupe de cinq hommes
parmi lesquels une femme gesticulait. En voyant Dorothée et
ses amis, un des cinq hommes s’était retourné vivement, avait
épaulé un fusil, et tiré. Un éclat de granit sauta près d’Errington.
« Halte-là, cria le tireur, ou je recommence. »
Dorothée arrêta ses compagnons.
« Et après ? la falaise est à pic. Vous n’avez pas l’intention
de vous lancer dans le vide ?
– Non, mais on peut regagner le chemin, proposa Dario, et
faire le tour.
– Je vous défends de bouger. Ce serait de la folie. »
Webster s’indigna.
« J’ai un revolver.
– Ils ont des fusils, eux. D’ailleurs on arriverait trop tard.
Le drame est fini.
– Quel drame ?
– 279 –
– Regardez. »
Dominés par elle, ils demeurèrent immobiles, à l’abri des
balles. En face se déroulait, comme un spectacle auquel ils
étaient contraints d’assister sans y prendre part, ce que Dorothée
appelait le drame et, tout de suite, ils en comprirent
l’horreur tragique.
La grande barque se balançait le long d’un quai naturel que
formait le pourtour d’une petite crique paisible. La femme et les
cinq hommes étaient penchés au-dessus d’un corps inerte, qui
semblait lié par des ceintures de laine rouge. La femme, qui, de
loin, semblait la plus abominable des mégères, apostrophait ce
sixième individu, en lui montrant le poing, et en lui jetant des
injures dont quelques-unes seulement parvenaient aux oreilles
des jeunes gens.
« Voleur !… Lâche !… Ah ! tu refuses !… Attends un
peu !… »
Elle proféra des ordres en vue d’une manoeuvre qui
d’ailleurs était toute prête, car les jeunes gens constatèrent, le
groupe des bandits s’étant disjoint, qu’une longue corde entourait
le cou du captif, et que l’autre extrémité de cette corde passait
par-dessus la vergue principale du mât. Deux des hommes
s’en saisirent.
Le corps inerte fut dressé. Il resta debout, quelques secondes,
comme un pantin qu’on va faire danser. Puis, doucement,
sans à-coups, on le souleva à un mètre du plancher.
« D’Estreicher ! » murmura l’un des jeunes gens, en reconnaissant
la casquette de soldat russe.
– 280 –
Dorothée se rappela avec un frisson la prédiction qu’elle
avait faite à son ennemi, lors de leur rencontre au château de
Roborey. Elle dit tout bas :
« Oui, d’Estreicher…
– Qu’est-ce qu’ils lui veulent ?
– Lui reprendre les diamants.
– Mais il ne les a pas.
– Non, mais ils peuvent croire qu’il les a. Je me doutais de
leur projet. J’avais remarqué l’expression féroce de leurs figures,
et le coup d’oeil qu’ils avaient échangé en quittant les ruines
sur l’ordre de d’Estreicher. Ils ne lui ont obéi que pour préparer
le piège où il est tombé. »
Là-bas, la silhouette ne resta suspendue qu’un instant à la
vergue. On redescendit le pantin. Puis, deux fois, on le remonta,
et la femme vociférait :
« Parleras-tu ?… Le trésor que t’avais promis ?… Qu’é
qu’t’en as fait ?… »
Près de Dorothée, Archibald Webster mâchonna :
« Ce n’est pas possible ! nous n’allons pas supporter…
– Quoi ! fit Dorothée, vous vouliez le tuer tout à l’heure…
Vous voulez le sauver maintenant ? »
Webster et ses amis ne savaient pas trop ce qu’ils voulaient.
Mais ils se refusaient à demeurer plus longtemps impassibles en
face de ce spectacle écoeurant. La falaise était à pic, mais avec
des crevasses et des coulées de sable. Webster, voyant que
– 281 –
l’homme au fusil ne s’occupait plus d’eux, risqua la descente,
suivi de Dario et d’Errington.
Tentative inutile. Les complices ne voulurent pas engager
la lutte. La femme mit le moteur en marche. Lorsque les trois
jeunes gens foulèrent le sable du rivage, la barque virait avec un
bruit précipité. L’Américain tira vainement les sept coups de
son revolver.
Il était furieux, et il dit à Dorothée, qui le rejoignait :
« Tout de même… tout de même… nous aurions dû agir autrement…
Voilà un tas de fripouilles qui nous filent sous les
yeux !
– Qu’y pouvons-nous ? observa Dorothée. Le principal
coupable n’est-il pas puni ? Quand ils seront au large, ils le
fouilleront de nouveau, et, une fois certains que ses poches sont
bien vides, qu’il connaît le secret et qu’il ne le livrera point, ils
jetteront leur chef à la mer, ainsi que le faux marquis dont le
cadavre est actuellement à fond de cale.
– Et cela vous suffit, le châtiment de d’Estreicher ?
– Oui.
– Vous le détestez donc bien ?
– Il a tué mon père », dit-elle.
Les jeunes gens s’inclinèrent gravement. Puis Dario reprit :
« Mais les autres ?…
– Qu’ils aillent se faire pendre ailleurs ! Cela vaut mieux
pour nous. La bande arrêtée, livrée à la justice, ce serait
– 282 –
l’enquête, le procès, toute l’aventure étalée. Est-ce notre intérêt
? Le marquis de Beaugreval nous a conseillé d’arranger nos
affaires entre nous. »
Errington soupira :
« Nos affaires sont tout arrangées, en effet . le secret des
diamants est perdu. »
Au loin, vers le nord, vers la Bretagne, la barque
s’éloignait…
Ce même soir, vers 9 heures, après avoir confié à la veuve
Amouroux maître Delarue, lequel ne songeait qu’à passer une
bonne nuit et à regagner son étude le plus vite possible, après
avoir recommandé à la veuve Amouroux le silence absolu sur
l’agression dont elle avait été victime, George Errington et Marco
Dario attelèrent leurs chevaux à la roulotte, et, accompagnés
de Saint-Quentin qui tenait la bride de la Pie-Borgne, s’en retournèrent
par le chemin caillouteux du Mauvais-Pas jusqu’aux
ruines de La Roche-Périac.
Dorothée et les enfants reprirent possession de leur logis.
Les trois jeunes gens s’installèrent dans les cellules du donjon.
Le lendemain, de bonne heure, Archibald Webster enfourcha
sa motocyclette. Il ne revint qu’à midi.
« J’arrive de Sarzeau, dit-il, j’ai vu les moines de l’abbaye.
Je leur ai acheté les ruines de La Roche-Périac.
– Seigneur Dieu ! s’exclama Dorothée, vous voulez donc y
finir vos jours ?
– 283 –
– Non, mais Georges Errington, Dario et moi, nous voulons
effectuer nos recherches tranquillement, et, pour être tranquille,
il n’y a rien de tel que d’être chez soi.
– Archibald Webster, vous qui avez l’air si riche, vous tenez
donc tant que cela à découvrir les diamants ?
– Je tiens, dit-il, à ce que l’aventure de notre ancêtre le
marquis de Beaugreval se termine comme elle le doit, et à ce
que, un jour ou l’autre, le hasard ne donne pas ces diamants au
premier venu qui n’y aurait aucun droit. Vous nous aiderez, Dorothée
?
– Ma foi, non.
– Diable ! et pourquoi ?
– Parce que, en ce qui me concerne, l’aventure est finie
avec le châtiment du coupable. »
Ils parurent déçus.
« Cependant, vous restez ?
– Oui, j’ai besoin de repos et mes quatre garçons également.
Une douzaine de jours ici, près de vous, en famille, nous
feront beaucoup de bien. Le 24 juillet, au matin, départ.
– La date est fixée ?
– Oui.
– Pour nous aussi ?
– Oui. Je vous enlève.
– 284 –
– Et le but de notre voyage ?
– Un vieux manoir de Vendée où doivent se trouver réunis,
à la fin de juillet, d’autres descendants du seigneur de Beaugreval.
Je tiens à vous présenter à nos cousins Davernoie et Chagny-
Roborey. Après quoi, vous serez libres de revenir ici… vous
enterrer avec les diamants de Golconde.
– Et avec vous, cousine Dorothée.
– Sans moi.
– En ce cas, dit Webster, je revends mes ruines. »
Ces quelques journées, pour les trois jeunes gens, furent un
enchantement continuel. Le matin, ils cherchaient, en dehors de
toute méthode du reste, et avec une ardeur qui diminuait
d’autant plus vite que Dorothée ne participait pas à leurs investigations.
Au fond, ils n’attendaient que le moment de la rejoindre.
On déjeunait ensemble, près de la roulotte que Dorothée
avait établie sous l’ombrage du gros chêne qui commandait
l’allée des arbres séculaires.
Repas charmant, suivi d’un après-midi qui ne l’était pas
moins, et d’une soirée qu’ils eussent volontiers prolongée jusqu’aux
approches de l’aube. Pas un nuage au ciel n’altéra le beau
temps. Pas un voyageur ne tenta de pénétrer dans le domaine et
de passer outre à l’inscription qu’ils avaient clouée contre une
branche : « Domaine particulier. Pièges à loups. »
Ils vécurent seuls, avec les quatre garçons dont ils étaient
devenus les amis fervents et dont ils partageaient les jeux, tous
les sept en extase devant celle qu’ils appelaient l’extraordinaire
Dorothée.
– 285 –
Elle les captivait et les éblouissait. Sa présence d’esprit durant
cette pénible journée du 12 juillet, son sang-froid dans la
chambre du donjon, sa course vers l’auberge, sa lutte implacable
contre d’Estreicher, son courage, sa gaîté, autant de choses qui
provoquaient chez eux une admiration stupéfaite.
Elle leur semblait la créature la plus naturelle et la plus
mystérieuse. Bien qu’elle leur prodiguât les explications et
qu’elle leur eût raconté toute son enfance, sa vie d’infirmière, sa
vie foraine, les incidents du château de Roborey et du Manoiraux-
Buttes, ils n’arrivaient pas à comprendre que Dorothée fût à
la fois princesse d’Argonne et directrice de cirque, et qu’elle fût
cela en fait, se montrant aussi réservée que fantaisiste, aussi fille
de grand seigneur que bateleuse et que danseuse de corde. Mais
sa tendresse délicate pour les quatre garçons les touchait profondément,
tant l’instinct maternel se révélait en ses regards
affectueux et en ses gestes attentifs.
Le quatrième jour, Marco Dario, de Gênes, réussit à la
prendre à part et lui fit sa déclaration.
« J’ai deux soeurs qui vous aimeraient comme une soeur.
J’habite un vieil hôtel, où vous auriez l’air, si vous vouliez, d’une
dame de la Renaissance. »
Le cinquième jour, Errington lui parla en tremblant de sa
mère « qui serait si heureuse d’avoir une fille comme elle ». Le
sixième jour ce fut le tour de Webster. Le septième, ils furent
sur le point de se battre. Le huitième, ils la sommèrent de choisir
entre eux.
« Pourquoi entre vous ? dit-elle toute rieuse. Il n’y a pas
que vous dans ma vie, en dehors de mes quatre garçons. J’ai des
parents, des cousins, d’autres prétendants peut-être.
– Choisissez. »
– 286 –
Le neuvième jour, pressée par eux, elle promit de choisir.
« Voilà, déclara-t-elle. Je vous mettrai tous sur un rang, et
j’embrasserai celui qui sera mon mari.
– Quand ?
– Le premier jour du mois d’août.
– Jurez-le.
– Je le jure. »
Désormais ils ne cherchèrent plus les diamants. Ainsi
qu’Errington l’observa – et Montfaucon l’avait dit avant lui – les
diamants qu’ils souhaitaient, c’était elle, Dorothée. Leur aïeul
Beaugreval ne pouvait avoir prévu pour eux de plus magnifique
trésor.
Le 24, au matin, Dorothée donna le signal du départ. Ils
quittèrent les ruines de La Roche-Périac et dirent adieu aux richesses
du marquis de Beaugreval.
« Tout de même, affirma Dario, vous auriez dû chercher,
cousine Dorothée. Vous seule étiez capable de découvrir ce que
personne n’a découvert depuis deux siècles. »
Elle eut un mouvement d’insouciance et répliqua :
« Notre excellent aïeul a pris soin de nous dire lui-même
où se trouvait la fortune. In robore… Soumettons-nous à sa décision.
»
Ils refirent les étapes qu’elle avait déjà parcourues, traversèrent
la Vilaine, et s’engagèrent sur la route de Nantes. Dans
– 287 –
les villages – il faut bien vivre, et la jeune fille n’acceptait l’assistance
de personne – le cirque Dorothée donnait des représentations.
Nouvelle cause d’ébahissement pour les trois étrangers.
Dorothée faisait la parade, Dorothée sur la Pie-Borgne, Dorothée
sur la corde raide, Dorothée apostrophant le public, que de
scènes savoureuses et pittoresques !
Ils couchèrent deux nuits à Nantes où Dorothée désirait
voir maître Delarue. Tout à fait remis de ses émotions, le notaire
lui fit bon accueil, lui présenta sa famille et la retint à déjeuner.
Enfin le dernier jour du mois, partis de grand matin, ils atteignirent
le Manoir-aux-Buttes dans le milieu de l’après-midi.
Dorothée laissa la roulotte devant le portail avec les garçons et
entra, accompagnée des trois jeunes gens.
La cour lui sembla vide. Le personnel de la maison devait
être employé aux champs. Mais, par les fenêtres ouvertes du
Manoir, on entendit le bruit d’une discussion violente.
Ils approchèrent.
Une voix d’homme hargneuse et vulgaire, qui était, Dorothée
la reconnut, la voix du sieur Voirin, l’usurier, scandait, rageusement,
appuyée par des coups de poing sur la table :
« Il faut payer, monsieur Raoul, voici le contrat de vente,
signé de votre grand-père. À cinq heures, le 31 juillet 1921, trois
cent mille francs en billets de banque ou en titres sur l’État. Sinon,
le Manoir est à moi. Il est quatre heures quarante-cinq. Où
est l’argent ? »
Dorothée entendit ensuite la voix de Raoul, puis la voix du
comte Octave de Chagny qui offrait des arrangements.
– 288 –
« Pas d’arrangements, proféra l’usurier. Des billets de banque.
Il est quatre heures quarante-huit. »
Archibald Webster saisit Dorothée par la manche et murmura
:
« Raoul… c’est un de nos cousins ?
– Oui.
– Et l’autre ?
– Un usurier.
– Offrez-lui un chèque.
– Il ne voudra pas.
– Pourquoi ?
– Il veut le Manoir.
– Enfin quoi, nous n’allons pourtant pas laisser commettre
une pareille chose ? »
Dorothée lui dit :
« Vous êtes un brave garçon, et je vous remercie. Mais
croyez-vous que ce soit par hasard que nous soyons ici le 31 juillet
à quatre heures cinquante minutes ? »
Elle se dirigea vers le perron, monta les marches, et, ayant
traversé le vestibule, entra dans la salle.
Deux cris répondirent à son apparition. Raoul s’était levé,
très pâle, Mme de Chagny accourait.
– 289 –
Elle les arrêta d’un geste.
Devant la table, le sieur Voirin, flanqué de deux amis qu’il
avait amenés comme témoins, ses papiers et des actes étalés sur
une serviette de cuir, tenait sa montre à la main.
« Cinq heures », dit-il, d’un ton victorieux.
Dorothée rectifia :
« Cinq heures à votre montre, peut-être, mais regardez
l’horloge. Nous avons encore trois minutes.
– Et après ? fit l’usurier.
– Eh bien, trois minutes, c’est plus qu’il n’en faut pour régler
cette petite facture et vous mettre à la porte. »
Elle entrouvrit la pèlerine de voyage qu’elle portait, et,
d’une des poches intérieures, tira une vaste enveloppe jaune
qu’elle déchira et d’où elle sortit une liasse de billets de mille
francs, et un paquet de titres.
« Comptez, monsieur… Non, pas ici. Ce serait un peu long,
et nous avons hâte d’être seuls. Dehors. »
Doucement, d’un geste continu, elle le poussa vers la cour,
ainsi que les deux témoins.
« Excusez-moi, cher monsieur, mais nous sommes en famille…
des cousins que nous n’avons pas vus depuis deux cents
ans… et nous avons hâte d’être seuls… Vous ne m’en voulez pas,
n’est-ce pas ? Ah ! à propos, vous enverrez le reçu à M. Davernoie.
Au revoir, messieurs… Tenez, voici cinq heures qui sonnent
à l’horloge… Au revoir. Tous mes compliments. »
– 290 –
Chapitre XVIII
« In robore fortuna »
Lorsque Dorothée eut refermé la porte sur les trois hommes,
elle vit devant elle Raoul, qui semblait irrité, et qui lui dit :
« Non, non… c’est une chose inadmissible… Vous auriez dû
me consulter…
– Sur quoi ?
– Sur le paiement de cette dette.
– Ne vous fâchez pas, dit-elle doucement. J’ai voulu, avant
tout, vous débarrasser du sieur Voirin. Cela nous donne le
temps de la réflexion.
– C’est tout réfléchi, déclara-t-il, je considère cette affaire
comme nulle.
– Je vous en prie, Raoul, un peu de patience. Remettez votre
décision à demain. Demain peut-être, je vous aurai convaincu.
»
Elle embrassa Mme de Chagny, puis, attirant les trois
étrangers, elle fit les présentations.
« Je vous amène des convives, madame. Notre cousin
George Errington, de Londres. Notre cousin Marco Dario, de
Gênes. Notre cousin Archibald Webster de Philadelphie. Sa–
291 –
chant que vous deviez venir ici, j’ai tenu à ce que la famille fût
au complet. »
Elle présenta ensuite Raoul Davernoie, le comte Octave et
sa femme. Des poignées de main vigoureuses furent échangées.
« Parfait, dit-elle, nous sommes réunis comme je le désirais,
et nous avons mille et mille choses à nous raconter. Raoul,
j’ai revu d’Estreicher, et, comme je le lui avais prédit, il a été
pendu haut et court. Raoul, j’ai rencontré loin d’ici votre grandpère
et Juliette Azire. Raoul… Mais nous allons peut-être un peu
vite en besogne. Avant tout, il y a un devoir très urgent à accomplir
vis-à-vis de nos trois cousins, lesquels sont des ennemis
acharnés du régime sec. »
Elle ouvrit les placards et trouva une bouteille de porto et
des biscuits, et tout en servant, se mit à raconter son expédition
vers La Roche-Périac. Récit rapide, incomplet, quelque peu incohérent,
où les événements n’étaient pas toujours à leur place
et prenaient, le plus souvent, un air comique dont s’amusaient
fort le comte et la comtesse de Chagny.
« Alors, dit la comtesse, quand elle eut fini, les diamants
sont perdus ?
– Cela, répliqua-t-elle, c’est l’affaire de mes trois cousins.
Interrogez-les. »
Durant les explications de la jeune fille, ils étaient restés
tous les trois à l’écart, écoutant Dorothée, aimables avec leurs
hôtes, mais gardant une attitude distraite, comme s’ils avaient
poursuivi leurs réflexions personnelles. Et ces réflexions, la
comtesse elle-même devait les faire de son côté, ainsi que le
comte de Chagny, car il y avait une chose qui les préoccupait
tous également, et qui les empêchait tous d’être à l’aise, tant que
cette chose ne serait pas éclaircie.
– 292 –
Ce fut Errington qui prit la parole, avant que la comtesse
de Chagny lui eût posé de question, et s’adressant à la jeune
fille :
« Cousine Dorothée, nous ne comprenons pas… Non, pour
nous, c’est obscur, et je pense que vous ne trouverez pas indiscret
si nous parlons à coeur ouvert.
– Parlez, Errington.
– Eh bien, voilà… ces trois cent mille francs ?…
– D’où viennent-ils ? acheva Dorothée… c’est cela que vous
voulez savoir, n’est-ce pas ?
– En effet. »
Elle se pencha à l’oreille de l’Anglais et chuchota :
« Toutes mes économies… gagnées à la sueur de mon front.
– Je vous en prie…
– L’explication ne vous satisfait pas ? Alors, je serai franche.
»
Elle se pencha vers l’autre oreille, et plus bas encore :
« Je les ai volés.
– Oh ! cousine, ne plaisantez pas.
– Mais alors, que diable, George Errington, si je ne les ai
pas volés, que supposez-vous donc ? »
– 293 –
Il articula lentement :
« Mes amis et moi, nous nous demandons si vous ne les
avez pas trouvés.
– Où ?
– Dans les ruines de Périac ! »
Elle battit des mains.
« Bravo ! Ils ont deviné ! Eh bien oui, George Errington, de
Londres, je les ai trouvés, au pied d’un arbre, sous un tas de
feuilles mortes et de cailloux. C’est là que le marquis de Beaugreval,
notre digne ancêtre, avait caché ses billets de banque et
son six pour cent. »
Les deux autres cousins s’étaient avancés. Marco Dario, qui
semblait fort agité, lui dit gravement :
« Soyez sérieuse, cousine Dorothée, nous vous en supplions,
et ne vous moquez pas de nous. Doit-on considérer les
diamants comme perdus ou comme retrouvés ? C’est une question
qui a une grande importance pour certains d’entre nous…
pour moi, je l’avoue. J’y avais renoncé, à ces diamants. Mais
voilà tout à coup que vous nous laissez croire à un miracle imprévu.
En est-il ainsi ? »
Elle prononça :
« Pourquoi cette supposition ?
– D’abord, à cause de cet argent inattendu que l’on pourrait
attribuer à la vente de l’un des diamants… Et puis… et
puis… il faut le dire, parce qu’il nous paraît, somme toute, impossible
que vous ayez abandonné la conquête de ce trésor.
– 294 –
Comment, vous, Dorothée, après des mois de combats et de victoires,
au moment d’atteindre le but, vous décideriez soudain de
vous croiser les bras ! Pas un effort ! Pas une recherche ! Non,
non, de votre part, ce n’est pas admissible. »
Elle les observait tour à tour, malicieusement.
« En sorte que, selon vous, mes chers cousins, j’aurais accompli
ce double miracle de trouver les diamants, sans les chercher
?
– Vous êtes capable de tout », dit Webster gaîment.
La comtesse se joignit à eux.
« De tout, oui, Dorothée, de tout, et je vois à votre air que,
là encore, vous avez réussi. »
Elle ne dit pas non. Elle souriait doucement. Ils étaient
tous auprès d’elle, curieux ou anxieux.
La comtesse murmura :
« Vous avez réussi, n’est-ce pas ?
– Oui », fit Dorothée.
Elle avait réussi ! Le problème insoluble, tant de fois tourné
et retourné en tous sens, depuis des siècles, elle l’avait résolu,
elle.
« Mais quand ? à quel moment ? s’écria George Errington,
vous ne nous avez pas quittés !
– Oh ! dit-elle, cela remonte bien plus haut. Cela remonte à
mon passage au château de Roborey.
– 295 –
– Hein ! que dites-vous ? s’exclama le comte Octave, stupéfait.
– Dès les premières minutes, j’ai su tout au moins la nature
de la cachette qui renfermait le trésor.
– Mais comment ?
– Par la devise.
– Par la devise ?
– C’est tellement clair ! Si clair que je n’ai jamais compris
l’aveuglement de ceux qui ont cherché, et que j’accusais de naïveté
celui qui, dissimulant un trésor, donnait un pareil renseignement.
Mais il avait raison, le marquis de Beaugreval ! Il pouvait
l’inscrire de tous côtés, sur l’horloge de son château, sur la
cire de ses cachets, puisque sa devise est lettre morte pour ses
descendants ! »
La comtesse objecta :
« Si vous saviez, pourquoi n’avoir pas agi aussitôt ?
– Je connaissais la nature de la cachette, mais non son emplacement.
Cette indication, ce fut la médaille d’or qui me la
fournit. Trois heures après mon arrivée aux ruines, j’étais
fixée. »
Marco Dario répéta plusieurs fois :
« In robore fortuna… in robore fortuna… »
– 296 –
Et les autres prononçaient les trois mots, comme une formule
cabalistique dont l’énoncé suffit à produire des effets merveilleux.
« Marco Dario, dit-elle, vous savez le latin ? Et vous, Errington
? Et vous, Webster ?
– Suffisamment, répondit Dario, pour déchiffrer le sens de
ces trois mots, ce qui n’est pas bien malin. Fortuna signifie la
fortune…
– En l’occurrence, dit-elle, les diamants…
– C’est cela, fit Dario, continuant sa traduction, les diamants
se trouvent… in robore…
– Dans la fermeté d’âme, dit Errington, en riant.
– Dans la vigueur, dans la force, ajouta Webster.
– Et voilà tout ce que signifie, pour vous trois, le mot robore,
ablatif du mot latin robur ?
– Mon Dieu, oui, répondirent-ils. Robur… la force… la fermeté…
l’énergie… »
Elle haussa les épaules avec dédain :
« Eh bien moi, qui sais à peu près autant de latin que vous,
mais qui ai le très grand avantage sur vous d’être une campagnarde,
moi, quand je me promène dans la campagne et que
j’aperçois cette variété de chêne qui s’appelle le rouvre, il m’arrive
presque toujours de penser que le vieux mot français « rouvre
» est une contraction du mot latin robur, qui veut dire force,
et qui, par là même, veut dire aussi chêne. Et c’est ce qui m’a
amenée, lorsque le 12 juillet, j’ai passé avec vous près du chêne
– 297 –
qui est placé bien en évidence, au centre du carrefour, au commencement
de l’allée de chênes, c’est ce qui m’a amenée, dis-je,
à faire le rapprochement entre cet arbre et la cachette, et à traduire
ainsi l’indication que nous répétait inlassablement notre
ancêtre : « J’ai caché ma fortune au creux du chêne-rouvre. »
Voilà. Ainsi que vous le voyez, c’est bête comme chou. »
Ayant débité son discours avec une gaîté charmante, elle se
tut. Les trois jeunes gens la contemplaient, émerveillés et
confondus. Ses yeux charmants exprimaient la satisfaction ingénue
d’étonner ses amis par ce quelque chose de spécial, cette
faculté inexplicable qui était en elle.
« Vous êtes différente… murmura Webster… vous êtes
d’une race… d’une race…
– D’une race de braves Français, qui ont beaucoup de bon
sens comme tous les Français.
– Non, non, dit Webster, incapable de formuler les pensées
qui les étreignaient tous les trois, non… non… C’est autre
chose… »
Il s’inclina devant elle et lui effleura la main de ses lèvres.
Errington et Dario s’inclinèrent aussi, du même geste respectueux,
tandis que, pour cacher son émotion, elle traduisait machinalement
:
« Fortuna, la fortune… In robore, dans le rouvre… »
Et elle ajouta :
« Au plus profond du rouvre, au coeur même du rouvre,
peut-on dire. Il portait encore, à une hauteur de un mètre cinquante,
cette sorte de bourrelet en forme d’anneau, cette cicatrice
que laissent les blessures faites aux fûts des arbres. Et j’eus
– 298 –
l’intuition que c’était là l’endroit où il fallait chercher, et que le
marquis de Beaugreval y avait enfoncé les diamants qu’il se réservait
pour sa seconde existence.
« Il n’y avait plus qu’à tenter l’épreuve. C’est ce que je fis,
au cours des premières nuits, tandis que mes trois cousins dormaient.
Saint-Quentin et moi, nous nous mîmes à l’ouvrage,
tâtonnant, maniant nos vrilles, nos scies et nos vilebrequins. Et
un soir, tout à coup, je rencontrai un obstacle. Je ne m’étais pas
trompée. L’ouverture fut agrandie. Une à une, je tirai de là quatre
boules de la grosseur d’une noisette. Il me suffit de leur enlever
la gangue de saleté qui les entourait pour mettre à nu quatre
diamants.
« En voici trois, le quatrième est en gage chez maître Delarue
qui a consenti, avec beaucoup de gentillesse, mais après de
longues hésitations et une expertise minutieuse de son bijoutier,
à me prêter jusqu’à demain l’argent nécessaire. »
Elle donna à ses trois amis les trois diamants rouges de
Golconde, pierres magnifiques, de même grosseur, de proportions
tout à fait extraordinaires, et taillés comme jadis à facettes
opposées.
Ce fut, pour Errington, pour Webster et pour Dario, une
chose troublante que de les manier et de les regarder. Deux siècles
auparavant, le marquis de Beaugreval, cet étrange visionnaire,
mort de son rêve splendide de résurrection, les avait
confiés à l’arbre même sous lequel il venait sans doute lire et se
reposer. Durant deux cents ans, la nature avait poursuivi son
oeuvre lente et ininterrompue, bâtissant des murailles et des
murailles toujours plus épaisses autour de la petite prison choisie
avec tant d’intelligence et de subtilité. Durant deux cents
ans, des générations et des générations avaient passé près du
trésor fabuleux, le cherchant peut-être en vertu d’une légende
confuse. Et voilà que l’arrière-petite-fille du bonhomme, ayant
– 299 –
découvert l’indéchiffrable secret, et pénétré jusqu’au plus mystérieux
et au plus ténébreux des écrins, leur offrait des pierres
précieuses que leur aïeul avait rapportées des Indes.
« Gardez-les, dit-elle. Trois des familles issues de trois fils
du marquis ont vécu hors de France. C’est leur part. Les descendants
français du quatrième se partageront le quatrième diamant.
»
Le comte Octave se montra fort surpris.
Il demanda :
« Que dites-vous ?
– Je dis que nous sommes trois héritiers français, vous,
Raoul et moi, que chaque diamant, selon l’estimation du joaillier,
vaut plusieurs millions, et que nos droits, à tous trois, sont
égaux.
– Les miens sont nuls, déclara le comte Octave.
– Comment ! dit-elle. Nous sommes solidaires les uns des
autres. Un pacte, une promesse de partage vous unissait à mon
père et au père de Raoul.
– Pacte périmé ! s’écria Raoul Davernoie, à son tour. Pour
ma part, je n’accepte rien. Le testament ne laisse point de place
aux discussions. Quatre médailles, quatre diamants. Nos trois
cousins et vous, Dorothée, vous êtes seuls qualifiés pour recueillir
les richesses du marquis. »
Elle protesta vivement :
– 300 –
« Mais vous aussi, Raoul. Vous aussi ! Nous avons combattu
ensemble ! Votre grand-père était un descendant direct du
marquis ! Il possédait le talisman de la médaille !
– Cette médaille n’avait pas la moindre valeur.
– Comment le savez-vous ? Vous ne l’avez jamais eue entre
les mains.
– Si.
– Impossible. Il n’y avait rien dans le disque que j’ai repêché
devant vous. C’était simplement un appât pour attirer
d’Estreicher. Alors ?
– Alors, quand mon grand-père est revenu du voyage à la
pointe de Périac où vous l’avez rencontré avec Juliette Azire, je
l’ai trouvé un jour qui pleurait dans le verger. Il regardait une
médaille d’or, qu’il me laissa prendre et examiner. Elle portait
toutes les indications que vous avez détaillées. Mais les deux
faces étaient barrées d’une croix qui, évidemment, comme je
vous le disais, Dorothée, lui enlevait toute sa valeur. »
La jeune fille semblait très étonnée de cette révélation, et
elle répondit d’une voix distraite :
« Ah !… vraiment ?… vous avez vu ?… »
Elle alla vers l’une des fenêtres et s’y tint durant quelques
minutes le front appuyé à la vitre. Les derniers voiles qui couvraient
l’aventure se dissipaient. Il y avait eu réellement deux
pièces d’or. L’une, qui était la fausse et qui appartenait à Jean
d’Argonne, avait été volée par d’Estreicher, reprise par le père
de Raoul, et envoyée au vieux baron. L’autre, la véritable, était
celle qui appartenait au vieux baron, lequel, par prudence ou
par cupidité, n’en avait jamais parlé à son fils ni à son petit-fils.
– 301 –
Devenu fou, et dépossédé à son tour du talisman qu’il avait caché
dans le collier de son chien, le vieux baron s’en était allé à la
conquête du trésor avec cette autre pièce qu’il avait confiée à
Juliette Azire, et que d’Estreicher n’avait pu trouver.
Tout de suite Dorothée entrevit toutes les conséquences qui
découlaient de cette révélation. En prenant dans le collier la
pièce d’or qu’elle croyait sienne, elle avait frustré Raoul de son
héritage. En revenant au Manoir, et en offrant l’aumône au fils
de l’homme qui avait été complice dans le meurtre de son père,
elle s’imaginait accomplir un acte de générosité et de pardon,
alors qu’elle restituait simplement une toute petite part de ce
qu’elle avait dérobé.
Elle se contint pour garder le silence. Il fallait agir avec
précaution pour que Raoul ne pût jamais soupçonner le crime
de son père. Quand elle revint de la fenêtre vers le milieu de la
salle, on eût dit que des larmes mouillaient ses yeux. Cependant
elle souriait, et elle dit d’un ton d’insouciance :
« À demain les affaires sérieuses. Aujourd’hui réjouissonsnous
d’êtres réunis et fêtons cette réunion. Raoul, vous
m’invitez à dîner ? Et mes enfants aussi ? »
Elle avait retrouvé toute sa gaîté. Elle courut jusqu’au
grand portail du verger et appela les garçons qui s’en vinrent
joyeusement. Le capitaine se jeta dans les bras de
Mme de Chagny. Saint-Quentin lui baisa la main. On remarqua
que Castor et Pollux avaient le nez tuméfié, signe de quelque
bataille récente.
Le dîner fut arrosé de cidre mousseux et de champagne.
Toute la soirée, Dorothée se montra exubérante et affectueuse
pour tous. On la sentait heureuse de vivre.
– 302 –
Archibald Webster lui rappela sa promesse. C’était le lendemain,
premier août, qu’elle devait choisir parmi ses prétendants.
« Je m’y engage encore, affirma Dorothée.
– Vous choisirez parmi ceux qui sont là ? Car je suppose
que notre cousin Raoul n’est pas le dernier à poser sa candidature…
– Parmi ceux qui sont là. Et, comme il n’y aura forcément
qu’un élu, je demande à vous embrasser tous dès ce soir. »
Elle embrassa les quatre jeunes gens, puis le comte et la
comtesse, puis les quatre garçons.
On ne se sépara qu’à minuit.
Le lendemain matin, Raoul, Octave de Chagny, sa femme et
les trois étrangers prenaient leur petit déjeuner dans la salle,
quand un valet de ferme apporta une lettre.
Raoul regarda l’écriture, et murmura douloureusement :
« Ah ! une lettre d’elle… Comme la dernière fois… Elle est
partie. »
Il se rappelait, ainsi que le comte et la comtesse, son départ
de Roborey.
Il déchira l’enveloppe et lut à haute voix.
« Raoul, mon ami,
– 303 –
« Je vous demande en grâce de croire aveuglément ce que
je vais vous dire et qui m’a été révélé par quelques faits dont j’ai
eu connaissance hier seulement.
« Raoul, en me présentant au rendez-vous du 12 juillet, devant
l’horloge du château de La Roche-Périac, j’ai pris votre
place à mon insu. Le talisman que je croyais tenir de mon père
vous appartenait.
« Ce que j’écris là n’est pas une supposition, mais une certitude
absolue. Je sais cela, comme je sais que la lumière existe, et
si j’ai des raisons profondes pour ne pas divulguer les preuves
de ce qui est, je veux cependant que vous agissiez et que vous
pensiez avec la même conviction et la même sérénité que moi.
« Sur mon salut éternel, voici la vérité. Errington, Webster,
Dario, et vous Raoul, vous êtes les héritiers véritables du marquis
de Beaugreval, désignés par son testament. Donc, le quatrième
diamant est vôtre. Webster voudra bien, dès demain,
aller à Nantes, se présenter chez maître Delarue, lui remettre un
chèque de trois cent mille francs, et vous rapporter ce diamant.
J’envoie à maître Delarue, en même temps que le reçu qu’il
avait signé, les instructions nécessaires.
« Je vous avouerai, Raoul, qu’hier j’ai eu un peu de chagrin
en discernant la vérité. Oh ! pas beaucoup, quelques larmes seulement…
Aujourd’hui, je suis *******e… Cette fortune, je ne l’aimais
pas… Non, elle s’accompagnait de trop d’infamies et de
trop d’horreurs ! Je n’aurais jamais pu oublier certaines choses…
Et puis… et puis, l’argent, c’est une prison et je ne veux pas
vivre enfermée.
« Raoul, et vous, mes trois nouveaux amis, vous m’avez
demandé, un peu en plaisantant, n’est-ce pas ? de choisir un
amoureux parmi ceux qui se trouvaient hier au Manoir. Puis-je
vous répondre, un peu de la même manière, que mon choix est
– 304 –
fait, qu’il ne m’est possible de me dévouer qu’au plus jeune de
mes quatres garçons d’abord, aux autres ensuite ? Ne m’en
veuillez pas, mes amis. Mon coeur, jusqu’ici, n’est qu’un coeur de
mère, et c’est pour eux seulement qu’il bat de tendresse,
d’inquiétude et d’amour. Que feraient-ils si je les quittais ? Que
deviendrait mon pauvre Montfaucon ? Ils ont besoin de moi, et
de la bonne vie saine que nous menons ensemble. Comme eux
je suis une nomade, une vagabonde. Il n’y a pas de logis qui
vaille notre roulotte. Laissez-moi reprendre la grand-route.
« Et puis, quand un peu de temps aura passé, on se retrouvera,
voulez-vous ? Nos cousins de Chagny nous recevront à
Roborey. Tenez, prenons date. Les fêtes de Noël et du Jour de
l’An là-bas, cela vous plaît-il ?
« Adieu, mon ami. Je vous envoie toute mon amitié fervente.
Quelques larmes aussi, les dernières… In robore fortuna.
La fortune est dans la fermeté d’âme.
« Je vous embrasse tous.
« Dorothée. »
Un long silence suivit la lecture de cette lettre.
À la fin, le comte Octave prononça :
« Curieuse créature… Quand on pense qu’elle a eu les quatre
diamants en poche, c’est-à-dire dix ou douze millions, et
qu’il lui était si facile de ne rien dire et de les garder. »
Mais les jeunes gens ne relevèrent pas cette réflexion. Dorothée
était pour eux la forme même du bonheur. Et le bonheur
s’en allait.
– 305 –
Raoul consulta sa montre, et puis leur fit signe à tous de
l’accompagner. Muni d’une longue-vue, il les conduisit au plus
haut point des Buttes.
À l’horizon, sur une route blanche qui montait parmi les
prairies, la roulotte cheminait. Trois des garçons marchaient
auprès de la Pie-Borgne, que conduisait Saint-Quentin.
En arrière, toute seule, on distinguait Dorothée, princesse
d’Argonne, et danseuse de corde…


 
 

 

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