Chapitre XVII
Haut et court
La scène n’avait pas duré une minute, et, en moins d’une
minute, le redressement s’était produit. La défaite se changeait
en victoire.
Victoire précaire. Dorothée savait qu’un homme comme celui-
là ne resterait pas longtemps dupe de l’illusion qu’elle avait
réussi, par un coup d’audace vraiment incroyable, à créer dans
son esprit. Elle tenta l’impossible cependant pour arriver à la
capture du bandit, capture qu’elle ne pouvait effectuer seule, et
qui ne deviendrait définitive que si elle le tenait en respect jusqu’à
la délivrance de Webster, d’Errington et de Marco Dario.
Aussi autoritaire que si elle eût disposé d’un corps d’armée,
elle commanda à ses sauveurs :
« Qu’un de vous demeure là, le fusil en joue, prêt à tirer au
moindre mouvement, et que le reste de la troupe aille délivrer
les prisonniers. Au galop, n’est-ce pas ? Faites le tour du donjon.
C’est à gauche de l’entrée, un peu plus loin. »
Le reste de la troupe, c’étaient Castor et Pollux, à moins
que Saint-Quentin ne se joignît à eux, au cas où il jugerait à
propos de laisser tout simplement allongé dans la meurtrière, et
bien dirigé contre le bandit, son fusil, modèle 1870.
« Ils s’en vont, ils entrent… ils cherchent… » se disait-elle,
en essayant de suivre les enfants dans leur course.
– 272 –
Mais, peu à peu, elle le voyait bien, la figure de d’Estreicher
se détendait. Il avait examiné le canon du fusil. Il avait entendu
les pas menus des enfants, si différents du vacarme qu’eût fait
une troupe de paysans. Bientôt elle ne douta plus que le bandit
ne s’échappât avant l’arrivée des autres.
Il eut une dernière hésitation, puis rabattit ses bras en
grinçant de fureur :
« Roulé ! dit-il. Ce sont les gosses, et le fusil n’est que de la
vieille ferraille. Ah ! tu en as du culot !
– Dois-je tirer ?
– Allons donc ! Une femme de ton espèce tue pour se défendre,
pas pour tuer. Me livrer à la justice ? Est-ce ça qui te
rendra les diamants ? Je me ferais plutôt arracher la langue et
brûler à petit feu que de lâcher le secret. Ils sont à moi. Je les
prendrai quand ça me plaira.
– Un seul pas en avant, et je tire.
– D’accord, tu as gagné la partie. Je m’en vais. »
Il tendit l’oreille.
« Les gosses bavardent là-bas. Ils ont trouvé Webster et
compagnie. Le temps qu’ils les détachent, je serai loin. Au revoir…
On se reverra.
– Non, dit-elle.
– Si, j’aurai le dernier mot. Les diamants d’abord. Les affaires
de coeur après. J’ai eu tort de mêler les deux. »
– 273 –
Elle secoua la tête.
« Vous n’aurez pas les diamants. Si je n’en étais pas sûre,
est-ce que je vous laisserais partir ? Mais, je vous l’ai dit : vous
êtes perdu.
– Perdu ? et pourquoi ? ricana-t-il.
– J’ai mon idée. »
Il allait répliquer. Mais un bruit de voix plus net parvint
jusqu’à eux. Il bondit hors de la salle et se sauva, courbé, le long
des taillis.
Dorothée, qui s’était élancée derrière lui, le visa, résolue
soudain à l’abattre. Mais, après un instant d’hésitation, elle
baissa son arme en murmurant :
« Non, non, je ne peux pas… je ne peux pas… Et puis, à
quoi bon ? Mon père sera vengé quand même… »
Elle alla vers ses amis. Les garçons avaient du mal à les délivrer,
tellement le lacis des cordes était inextricable. Le premier,
Webster se leva et courut à sa rencontre.
« Où est-il ?
– Parti, dit-elle.
– Comment ! vous aviez un revolver, et vous l’avez laissé
fuir ? »
Errington arrivait, puis Dario, tous deux exaspérés.
« Il s’est enfui ? Est-ce possible ? Mais par où ? »
– 274 –
Webster prit l’arme à Dorothée.
« Vous n’avez pas eu le courage de le tuer, n’est-ce pas ?
– Non, je n’ai pas eu le courage.
– Une pareille canaille ! Un assassin ! Eh bien, ça ne va pas
traîner avec nous, je vous le jure. Nous y sommes, les amis ? »
Dorothée leur barra la route.
Et les complices ? Ils sont cinq ou six, et d’Estreicher en
plus… tous munis de fusils.
– Tant mieux ! fit l’Américain, le revolver a sept coups.
– Je vous en prie, dit-elle, redoutant l’issue d’une bataille
inégale… je vous en prie… D’ailleurs, c’est trop tard, ils doivent
être embarqués.
– Nous le verrons bien. »
Les trois jeunes gens se mirent en chasse. Elle eût bien
voulu les accompagner, mais Montfaucon se pendait à sa jupe,
en sanglotant, les jambes encore entravées de liens.
« Maman… maman… t’en va pas… j’ai eu si peur !… »
Elle ne pensa plus qu’à lui, le prit sur ses genoux, et le
consola.
« Faut pas pleurer, mon pauvre capitaine. C’est fini. Le vilain
homme ne reviendra plus. As-tu remercié Saint-Quentin et
tes deux camarades Castor et Pollux ? Où en serions-nous sans
eux, mon chéri ? »
– 275 –
Elle embrassa tendrement les trois garçons :
« Oui ! où serions-nous ? Ah ! Saint-Quentin, l’idée du fusil,
quelle trouvaille ! Tu es un rude type, mon vieux ! Viens, que
je t’embrasse encore ! Et dis-moi comment il se fait que tu aies
pu arriver jusqu’à nous ? J’ai bien vu les petits tas de cailloux
que tu avais semés au départ de l’auberge. Mais pourquoi as-tu
contourné le marais ? Espérais-tu gagner les ruines du château
en suivant le rivage, au pied des falaises ?
– Oui, maman, répondit Saint-Quentin, tout fier des compliments
de Dorothée, et tout ému de ses baisers.
– Et ce n’était pas possible ?
– Non, mais j’ai trouvé mieux… sur le sable, un petit canot,
que nous avons poussé à la mer.
– Et vous avez eu le courage, tous les trois, vous avez eu la
force de ramer ? Il vous a bien fallu une heure !…
– Une heure et demie, maman. Il y avait des tas d’écueils
qui nous repoussaient. Enfin, on a abordé pas loin d’ici, en vue
du donjon. Et en arrivant, j’ai reconnu la voix de d’Estreicher.
– Ah ! mes enfants ! mes enfants adorés ! »
De nouveau, ce fut un déluge de baisers, qu’elle faisait
pleuvoir à droite, à gauche, sur les joues de Saint-Quentin, sur
le front de Castor, sur le crâne du capitaine. Et elle riait ! Et elle
chantait ! C’était si bon de vivre ! si bon de n’être plus en face
d’une brute qui vous tient les poignets, et qui vous salit de son
regard abominable !
Mais elle s’interrompit soudain dans ses effusions.
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« Et maître Delarue ? Je l’oubliais ! »
Il gisait au fond de la cellule, derrière un rempart de hautes
herbes.
« Soigne-le ! Vite, Saint-Quentin, coupe les cordes… Seigneur
Dieu, il est évanoui… Voyons, maître Delarue, reprenez
vos sens. Sinon, je vous laisse.
– Me laisser ! s’écria le notaire, subitement réveillé, mais
vous n’en avez pas le droit. L’ennemi…
– L’ennemi s’est enfui, maître Delarue.
– Il peut revenir. Ce sont des gens terribles. Voyez, comme
leur chef a troué mon chapeau ! L’âne avait fini par me jeter par
terre, juste à l’entrée des ruines, et je m’étais réfugié sur un arbre
d’où je refusais de descendre. Ah ! ça n’a pas été long !
D’une balle, le bandit m’a décoiffé.
– Êtes-vous mort ?
– Non, mais j’ai des douleurs internes, des contusions.
– Ce ne sera rien, maître Delarue. Demain, il n’y paraîtra
plus, je vous assure. Saint-Quentin, je te confie maître Delarue.
À toi aussi, Montfaucon. Frictionne-le. »
Elle s’en alla rapidement, avec l’intention de rejoindre ses
trois amis dont l’expédition, mal ordonnée, la tourmentait. Partis
au hasard, et sans plan d’attaque, ils risquaient, cette fois
encore, si les bandits n’étaient pas embarqués, de se faire prendre
isolément.
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Heureusement pour eux, les jeunes gens ignoraient
l’endroit où le bateau de d’Estreicher avait son point d’attache,
et, quoique la partie de la presqu’île, située au-delà des ruines,
ne fût guère étendue, comme on se heurtait à des masses de rochers
qui formaient de véritables obstacles, elle les retrouva
tous les trois, les uns après les autres. Chacun d’eux s’était perdu
dans le dédale des petits sentiers, et chacun d’eux revenait, à
son insu, vers le donjon.
Dorothée, qui avait un meilleur sens de l’orientation, ne se
trompa pas. Elle flairait les petits passages qui n’aboutissaient à
rien, et choisissait d’instinct ceux qui la conduisaient au but.
D’ailleurs, bientôt, elle releva des traces de pas. C’était la piste
suivie régulièrement par la bande pour faire la navette entre la
mer et le donjon. Aucune erreur n’était plus possible.
Mais, à ce moment, ils entendirent des cris qui partaient
d’un point situé juste en face d’eux. Or, la piste tournait nettement
et s’éloignait vers la droite. Un massif de rochers avait nécessité
ce changement de direction, rochers abrupts, déchiquetés,
qu’ils escaladèrent cependant pour éviter un détour qui
semblait assez long.
Dario, plus agile, et qui courait en tête, s’exclama tout à
coup.
« Je les vois !… Ils sont tous sur le rivage !… Mais que diable
font-ils ? »
Webster arriva, le revolver au poing.
« Oui, je les vois aussi ! Courons là-bas… Nous serons plus
près d’eux. »
Là-bas, c’était l’extrémité du plateau que soutenaient les
rochers, et sur un promontoire qui domine la grève d’une qua–
278 –
rantaine de mètres. Deux aiguilles de granit très hautes formaient
comme des piliers d’une porte ouverte au milieu de laquelle
on apercevait la nappe bleue de l’océan.
« Attention ! Baissez-vous ! » commanda Dorothée, qui se
coucha.
Les autres s’aplatirent contre les parois.
Cent cinquante mètres en avant, sur le pont d’un grand canot
de pêche à moteur, il y avait un groupe de cinq hommes
parmi lesquels une femme gesticulait. En voyant Dorothée et
ses amis, un des cinq hommes s’était retourné vivement, avait
épaulé un fusil, et tiré. Un éclat de granit sauta près d’Errington.
« Halte-là, cria le tireur, ou je recommence. »
Dorothée arrêta ses compagnons.
« Et après ? la falaise est à pic. Vous n’avez pas l’intention
de vous lancer dans le vide ?
– Non, mais on peut regagner le chemin, proposa Dario, et
faire le tour.
– Je vous défends de bouger. Ce serait de la folie. »
Webster s’indigna.
« J’ai un revolver.
– Ils ont des fusils, eux. D’ailleurs on arriverait trop tard.
Le drame est fini.
– Quel drame ?
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– Regardez. »
Dominés par elle, ils demeurèrent immobiles, à l’abri des
balles. En face se déroulait, comme un spectacle auquel ils
étaient contraints d’assister sans y prendre part, ce que Dorothée
appelait le drame et, tout de suite, ils en comprirent
l’horreur tragique.
La grande barque se balançait le long d’un quai naturel que
formait le pourtour d’une petite crique paisible. La femme et les
cinq hommes étaient penchés au-dessus d’un corps inerte, qui
semblait lié par des ceintures de laine rouge. La femme, qui, de
loin, semblait la plus abominable des mégères, apostrophait ce
sixième individu, en lui montrant le poing, et en lui jetant des
injures dont quelques-unes seulement parvenaient aux oreilles
des jeunes gens.
« Voleur !… Lâche !… Ah ! tu refuses !… Attends un
peu !… »
Elle proféra des ordres en vue d’une manoeuvre qui
d’ailleurs était toute prête, car les jeunes gens constatèrent, le
groupe des bandits s’étant disjoint, qu’une longue corde entourait
le cou du captif, et que l’autre extrémité de cette corde passait
par-dessus la vergue principale du mât. Deux des hommes
s’en saisirent.
Le corps inerte fut dressé. Il resta debout, quelques secondes,
comme un pantin qu’on va faire danser. Puis, doucement,
sans à-coups, on le souleva à un mètre du plancher.
« D’Estreicher ! » murmura l’un des jeunes gens, en reconnaissant
la casquette de soldat russe.
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Dorothée se rappela avec un frisson la prédiction qu’elle
avait faite à son ennemi, lors de leur rencontre au château de
Roborey. Elle dit tout bas :
« Oui, d’Estreicher…
– Qu’est-ce qu’ils lui veulent ?
– Lui reprendre les diamants.
– Mais il ne les a pas.
– Non, mais ils peuvent croire qu’il les a. Je me doutais de
leur projet. J’avais remarqué l’expression féroce de leurs figures,
et le coup d’oeil qu’ils avaient échangé en quittant les ruines
sur l’ordre de d’Estreicher. Ils ne lui ont obéi que pour préparer
le piège où il est tombé. »
Là-bas, la silhouette ne resta suspendue qu’un instant à la
vergue. On redescendit le pantin. Puis, deux fois, on le remonta,
et la femme vociférait :
« Parleras-tu ?… Le trésor que t’avais promis ?… Qu’é
qu’t’en as fait ?… »
Près de Dorothée, Archibald Webster mâchonna :
« Ce n’est pas possible ! nous n’allons pas supporter…
– Quoi ! fit Dorothée, vous vouliez le tuer tout à l’heure…
Vous voulez le sauver maintenant ? »
Webster et ses amis ne savaient pas trop ce qu’ils voulaient.
Mais ils se refusaient à demeurer plus longtemps impassibles en
face de ce spectacle écoeurant. La falaise était à pic, mais avec
des crevasses et des coulées de sable. Webster, voyant que
– 281 –
l’homme au fusil ne s’occupait plus d’eux, risqua la descente,
suivi de Dario et d’Errington.
Tentative inutile. Les complices ne voulurent pas engager
la lutte. La femme mit le moteur en marche. Lorsque les trois
jeunes gens foulèrent le sable du rivage, la barque virait avec un
bruit précipité. L’Américain tira vainement les sept coups de
son revolver.
Il était furieux, et il dit à Dorothée, qui le rejoignait :
« Tout de même… tout de même… nous aurions dû agir autrement…
Voilà un tas de fripouilles qui nous filent sous les
yeux !
– Qu’y pouvons-nous ? observa Dorothée. Le principal
coupable n’est-il pas puni ? Quand ils seront au large, ils le
fouilleront de nouveau, et, une fois certains que ses poches sont
bien vides, qu’il connaît le secret et qu’il ne le livrera point, ils
jetteront leur chef à la mer, ainsi que le faux marquis dont le
cadavre est actuellement à fond de cale.
– Et cela vous suffit, le châtiment de d’Estreicher ?
– Oui.
– Vous le détestez donc bien ?
– Il a tué mon père », dit-elle.
Les jeunes gens s’inclinèrent gravement. Puis Dario reprit :
« Mais les autres ?…
– Qu’ils aillent se faire pendre ailleurs ! Cela vaut mieux
pour nous. La bande arrêtée, livrée à la justice, ce serait
– 282 –
l’enquête, le procès, toute l’aventure étalée. Est-ce notre intérêt
? Le marquis de Beaugreval nous a conseillé d’arranger nos
affaires entre nous. »
Errington soupira :
« Nos affaires sont tout arrangées, en effet . le secret des
diamants est perdu. »
Au loin, vers le nord, vers la Bretagne, la barque
s’éloignait…
Ce même soir, vers 9 heures, après avoir confié à la veuve
Amouroux maître Delarue, lequel ne songeait qu’à passer une
bonne nuit et à regagner son étude le plus vite possible, après
avoir recommandé à la veuve Amouroux le silence absolu sur
l’agression dont elle avait été victime, George Errington et Marco
Dario attelèrent leurs chevaux à la roulotte, et, accompagnés
de Saint-Quentin qui tenait la bride de la Pie-Borgne, s’en retournèrent
par le chemin caillouteux du Mauvais-Pas jusqu’aux
ruines de La Roche-Périac.
Dorothée et les enfants reprirent possession de leur logis.
Les trois jeunes gens s’installèrent dans les cellules du donjon.
Le lendemain, de bonne heure, Archibald Webster enfourcha
sa motocyclette. Il ne revint qu’à midi.
« J’arrive de Sarzeau, dit-il, j’ai vu les moines de l’abbaye.
Je leur ai acheté les ruines de La Roche-Périac.
– Seigneur Dieu ! s’exclama Dorothée, vous voulez donc y
finir vos jours ?
– 283 –
– Non, mais Georges Errington, Dario et moi, nous voulons
effectuer nos recherches tranquillement, et, pour être tranquille,
il n’y a rien de tel que d’être chez soi.
– Archibald Webster, vous qui avez l’air si riche, vous tenez
donc tant que cela à découvrir les diamants ?
– Je tiens, dit-il, à ce que l’aventure de notre ancêtre le
marquis de Beaugreval se termine comme elle le doit, et à ce
que, un jour ou l’autre, le hasard ne donne pas ces diamants au
premier venu qui n’y aurait aucun droit. Vous nous aiderez, Dorothée
?
– Ma foi, non.
– Diable ! et pourquoi ?
– Parce que, en ce qui me concerne, l’aventure est finie
avec le châtiment du coupable. »
Ils parurent déçus.
« Cependant, vous restez ?
– Oui, j’ai besoin de repos et mes quatre garçons également.
Une douzaine de jours ici, près de vous, en famille, nous
feront beaucoup de bien. Le 24 juillet, au matin, départ.
– La date est fixée ?
– Oui.
– Pour nous aussi ?
– Oui. Je vous enlève.
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– Et le but de notre voyage ?
– Un vieux manoir de Vendée où doivent se trouver réunis,
à la fin de juillet, d’autres descendants du seigneur de Beaugreval.
Je tiens à vous présenter à nos cousins Davernoie et Chagny-
Roborey. Après quoi, vous serez libres de revenir ici… vous
enterrer avec les diamants de Golconde.
– Et avec vous, cousine Dorothée.
– Sans moi.
– En ce cas, dit Webster, je revends mes ruines. »
Ces quelques journées, pour les trois jeunes gens, furent un
enchantement continuel. Le matin, ils cherchaient, en dehors de
toute méthode du reste, et avec une ardeur qui diminuait
d’autant plus vite que Dorothée ne participait pas à leurs investigations.
Au fond, ils n’attendaient que le moment de la rejoindre.
On déjeunait ensemble, près de la roulotte que Dorothée
avait établie sous l’ombrage du gros chêne qui commandait
l’allée des arbres séculaires.
Repas charmant, suivi d’un après-midi qui ne l’était pas
moins, et d’une soirée qu’ils eussent volontiers prolongée jusqu’aux
approches de l’aube. Pas un nuage au ciel n’altéra le beau
temps. Pas un voyageur ne tenta de pénétrer dans le domaine et
de passer outre à l’inscription qu’ils avaient clouée contre une
branche : « Domaine particulier. Pièges à loups. »
Ils vécurent seuls, avec les quatre garçons dont ils étaient
devenus les amis fervents et dont ils partageaient les jeux, tous
les sept en extase devant celle qu’ils appelaient l’extraordinaire
Dorothée.
– 285 –
Elle les captivait et les éblouissait. Sa présence d’esprit durant
cette pénible journée du 12 juillet, son sang-froid dans la
chambre du donjon, sa course vers l’auberge, sa lutte implacable
contre d’Estreicher, son courage, sa gaîté, autant de choses qui
provoquaient chez eux une admiration stupéfaite.
Elle leur semblait la créature la plus naturelle et la plus
mystérieuse. Bien qu’elle leur prodiguât les explications et
qu’elle leur eût raconté toute son enfance, sa vie d’infirmière, sa
vie foraine, les incidents du château de Roborey et du Manoiraux-
Buttes, ils n’arrivaient pas à comprendre que Dorothée fût à
la fois princesse d’Argonne et directrice de cirque, et qu’elle fût
cela en fait, se montrant aussi réservée que fantaisiste, aussi fille
de grand seigneur que bateleuse et que danseuse de corde. Mais
sa tendresse délicate pour les quatre garçons les touchait profondément,
tant l’instinct maternel se révélait en ses regards
affectueux et en ses gestes attentifs.
Le quatrième jour, Marco Dario, de Gênes, réussit à la
prendre à part et lui fit sa déclaration.
« J’ai deux soeurs qui vous aimeraient comme une soeur.
J’habite un vieil hôtel, où vous auriez l’air, si vous vouliez, d’une
dame de la Renaissance. »
Le cinquième jour, Errington lui parla en tremblant de sa
mère « qui serait si heureuse d’avoir une fille comme elle ». Le
sixième jour ce fut le tour de Webster. Le septième, ils furent
sur le point de se battre. Le huitième, ils la sommèrent de choisir
entre eux.
« Pourquoi entre vous ? dit-elle toute rieuse. Il n’y a pas
que vous dans ma vie, en dehors de mes quatre garçons. J’ai des
parents, des cousins, d’autres prétendants peut-être.
– Choisissez. »
– 286 –
Le neuvième jour, pressée par eux, elle promit de choisir.
« Voilà, déclara-t-elle. Je vous mettrai tous sur un rang, et
j’embrasserai celui qui sera mon mari.
– Quand ?
– Le premier jour du mois d’août.
– Jurez-le.
– Je le jure. »
Désormais ils ne cherchèrent plus les diamants. Ainsi
qu’Errington l’observa – et Montfaucon l’avait dit avant lui – les
diamants qu’ils souhaitaient, c’était elle, Dorothée. Leur aïeul
Beaugreval ne pouvait avoir prévu pour eux de plus magnifique
trésor.
Le 24, au matin, Dorothée donna le signal du départ. Ils
quittèrent les ruines de La Roche-Périac et dirent adieu aux richesses
du marquis de Beaugreval.
« Tout de même, affirma Dario, vous auriez dû chercher,
cousine Dorothée. Vous seule étiez capable de découvrir ce que
personne n’a découvert depuis deux siècles. »
Elle eut un mouvement d’insouciance et répliqua :
« Notre excellent aïeul a pris soin de nous dire lui-même
où se trouvait la fortune. In robore… Soumettons-nous à sa décision.
»
Ils refirent les étapes qu’elle avait déjà parcourues, traversèrent
la Vilaine, et s’engagèrent sur la route de Nantes. Dans
– 287 –
les villages – il faut bien vivre, et la jeune fille n’acceptait l’assistance
de personne – le cirque Dorothée donnait des représentations.
Nouvelle cause d’ébahissement pour les trois étrangers.
Dorothée faisait la parade, Dorothée sur la Pie-Borgne, Dorothée
sur la corde raide, Dorothée apostrophant le public, que de
scènes savoureuses et pittoresques !
Ils couchèrent deux nuits à Nantes où Dorothée désirait
voir maître Delarue. Tout à fait remis de ses émotions, le notaire
lui fit bon accueil, lui présenta sa famille et la retint à déjeuner.
Enfin le dernier jour du mois, partis de grand matin, ils atteignirent
le Manoir-aux-Buttes dans le milieu de l’après-midi.
Dorothée laissa la roulotte devant le portail avec les garçons et
entra, accompagnée des trois jeunes gens.
La cour lui sembla vide. Le personnel de la maison devait
être employé aux champs. Mais, par les fenêtres ouvertes du
Manoir, on entendit le bruit d’une discussion violente.
Ils approchèrent.
Une voix d’homme hargneuse et vulgaire, qui était, Dorothée
la reconnut, la voix du sieur Voirin, l’usurier, scandait, rageusement,
appuyée par des coups de poing sur la table :
« Il faut payer, monsieur Raoul, voici le contrat de vente,
signé de votre grand-père. À cinq heures, le 31 juillet 1921, trois
cent mille francs en billets de banque ou en titres sur l’État. Sinon,
le Manoir est à moi. Il est quatre heures quarante-cinq. Où
est l’argent ? »
Dorothée entendit ensuite la voix de Raoul, puis la voix du
comte Octave de Chagny qui offrait des arrangements.
– 288 –
« Pas d’arrangements, proféra l’usurier. Des billets de banque.
Il est quatre heures quarante-huit. »
Archibald Webster saisit Dorothée par la manche et murmura
:
« Raoul… c’est un de nos cousins ?
– Oui.
– Et l’autre ?
– Un usurier.
– Offrez-lui un chèque.
– Il ne voudra pas.
– Pourquoi ?
– Il veut le Manoir.
– Enfin quoi, nous n’allons pourtant pas laisser commettre
une pareille chose ? »
Dorothée lui dit :
« Vous êtes un brave garçon, et je vous remercie. Mais
croyez-vous que ce soit par hasard que nous soyons ici le 31 juillet
à quatre heures cinquante minutes ? »
Elle se dirigea vers le perron, monta les marches, et, ayant
traversé le vestibule, entra dans la salle.
Deux cris répondirent à son apparition. Raoul s’était levé,
très pâle, Mme de Chagny accourait.
– 289 –
Elle les arrêta d’un geste.
Devant la table, le sieur Voirin, flanqué de deux amis qu’il
avait amenés comme témoins, ses papiers et des actes étalés sur
une serviette de cuir, tenait sa montre à la main.
« Cinq heures », dit-il, d’un ton victorieux.
Dorothée rectifia :
« Cinq heures à votre montre, peut-être, mais regardez
l’horloge. Nous avons encore trois minutes.
– Et après ? fit l’usurier.
– Eh bien, trois minutes, c’est plus qu’il n’en faut pour régler
cette petite facture et vous mettre à la porte. »
Elle entrouvrit la pèlerine de voyage qu’elle portait, et,
d’une des poches intérieures, tira une vaste enveloppe jaune
qu’elle déchira et d’où elle sortit une liasse de billets de mille
francs, et un paquet de titres.
« Comptez, monsieur… Non, pas ici. Ce serait un peu long,
et nous avons hâte d’être seuls. Dehors. »
Doucement, d’un geste continu, elle le poussa vers la cour,
ainsi que les deux témoins.
« Excusez-moi, cher monsieur, mais nous sommes en famille…
des cousins que nous n’avons pas vus depuis deux cents
ans… et nous avons hâte d’être seuls… Vous ne m’en voulez pas,
n’est-ce pas ? Ah ! à propos, vous enverrez le reçu à M. Davernoie.
Au revoir, messieurs… Tenez, voici cinq heures qui sonnent
à l’horloge… Au revoir. Tous mes compliments. »
– 290 –
Chapitre XVIII
« In robore fortuna »
Lorsque Dorothée eut refermé la porte sur les trois hommes,
elle vit devant elle Raoul, qui semblait irrité, et qui lui dit :
« Non, non… c’est une chose inadmissible… Vous auriez dû
me consulter…
– Sur quoi ?
– Sur le paiement de cette dette.
– Ne vous fâchez pas, dit-elle doucement. J’ai voulu, avant
tout, vous débarrasser du sieur Voirin. Cela nous donne le
temps de la réflexion.
– C’est tout réfléchi, déclara-t-il, je considère cette affaire
comme nulle.
– Je vous en prie, Raoul, un peu de patience. Remettez votre
décision à demain. Demain peut-être, je vous aurai convaincu.
»
Elle embrassa Mme de Chagny, puis, attirant les trois
étrangers, elle fit les présentations.
« Je vous amène des convives, madame. Notre cousin
George Errington, de Londres. Notre cousin Marco Dario, de
Gênes. Notre cousin Archibald Webster de Philadelphie. Sa–
291 –
chant que vous deviez venir ici, j’ai tenu à ce que la famille fût
au complet. »
Elle présenta ensuite Raoul Davernoie, le comte Octave et
sa femme. Des poignées de main vigoureuses furent échangées.
« Parfait, dit-elle, nous sommes réunis comme je le désirais,
et nous avons mille et mille choses à nous raconter. Raoul,
j’ai revu d’Estreicher, et, comme je le lui avais prédit, il a été
pendu haut et court. Raoul, j’ai rencontré loin d’ici votre grandpère
et Juliette Azire. Raoul… Mais nous allons peut-être un peu
vite en besogne. Avant tout, il y a un devoir très urgent à accomplir
vis-à-vis de nos trois cousins, lesquels sont des ennemis
acharnés du régime sec. »
Elle ouvrit les placards et trouva une bouteille de porto et
des biscuits, et tout en servant, se mit à raconter son expédition
vers La Roche-Périac. Récit rapide, incomplet, quelque peu incohérent,
où les événements n’étaient pas toujours à leur place
et prenaient, le plus souvent, un air comique dont s’amusaient
fort le comte et la comtesse de Chagny.
« Alors, dit la comtesse, quand elle eut fini, les diamants
sont perdus ?
– Cela, répliqua-t-elle, c’est l’affaire de mes trois cousins.
Interrogez-les. »
Durant les explications de la jeune fille, ils étaient restés
tous les trois à l’écart, écoutant Dorothée, aimables avec leurs
hôtes, mais gardant une attitude distraite, comme s’ils avaient
poursuivi leurs réflexions personnelles. Et ces réflexions, la
comtesse elle-même devait les faire de son côté, ainsi que le
comte de Chagny, car il y avait une chose qui les préoccupait
tous également, et qui les empêchait tous d’être à l’aise, tant que
cette chose ne serait pas éclaircie.
– 292 –
Ce fut Errington qui prit la parole, avant que la comtesse
de Chagny lui eût posé de question, et s’adressant à la jeune
fille :
« Cousine Dorothée, nous ne comprenons pas… Non, pour
nous, c’est obscur, et je pense que vous ne trouverez pas indiscret
si nous parlons à coeur ouvert.
– Parlez, Errington.
– Eh bien, voilà… ces trois cent mille francs ?…
– D’où viennent-ils ? acheva Dorothée… c’est cela que vous
voulez savoir, n’est-ce pas ?
– En effet. »
Elle se pencha à l’oreille de l’Anglais et chuchota :
« Toutes mes économies… gagnées à la sueur de mon front.
– Je vous en prie…
– L’explication ne vous satisfait pas ? Alors, je serai franche.
»
Elle se pencha vers l’autre oreille, et plus bas encore :
« Je les ai volés.
– Oh ! cousine, ne plaisantez pas.
– Mais alors, que diable, George Errington, si je ne les ai
pas volés, que supposez-vous donc ? »
– 293 –
Il articula lentement :
« Mes amis et moi, nous nous demandons si vous ne les
avez pas trouvés.
– Où ?
– Dans les ruines de Périac ! »
Elle battit des mains.
« Bravo ! Ils ont deviné ! Eh bien oui, George Errington, de
Londres, je les ai trouvés, au pied d’un arbre, sous un tas de
feuilles mortes et de cailloux. C’est là que le marquis de Beaugreval,
notre digne ancêtre, avait caché ses billets de banque et
son six pour cent. »
Les deux autres cousins s’étaient avancés. Marco Dario, qui
semblait fort agité, lui dit gravement :
« Soyez sérieuse, cousine Dorothée, nous vous en supplions,
et ne vous moquez pas de nous. Doit-on considérer les
diamants comme perdus ou comme retrouvés ? C’est une question
qui a une grande importance pour certains d’entre nous…
pour moi, je l’avoue. J’y avais renoncé, à ces diamants. Mais
voilà tout à coup que vous nous laissez croire à un miracle imprévu.
En est-il ainsi ? »
Elle prononça :
« Pourquoi cette supposition ?
– D’abord, à cause de cet argent inattendu que l’on pourrait
attribuer à la vente de l’un des diamants… Et puis… et
puis… il faut le dire, parce qu’il nous paraît, somme toute, impossible
que vous ayez abandonné la conquête de ce trésor.
– 294 –
Comment, vous, Dorothée, après des mois de combats et de victoires,
au moment d’atteindre le but, vous décideriez soudain de
vous croiser les bras ! Pas un effort ! Pas une recherche ! Non,
non, de votre part, ce n’est pas admissible. »
Elle les observait tour à tour, malicieusement.
« En sorte que, selon vous, mes chers cousins, j’aurais accompli
ce double miracle de trouver les diamants, sans les chercher
?
– Vous êtes capable de tout », dit Webster gaîment.
La comtesse se joignit à eux.
« De tout, oui, Dorothée, de tout, et je vois à votre air que,
là encore, vous avez réussi. »
Elle ne dit pas non. Elle souriait doucement. Ils étaient
tous auprès d’elle, curieux ou anxieux.
La comtesse murmura :
« Vous avez réussi, n’est-ce pas ?
– Oui », fit Dorothée.
Elle avait réussi ! Le problème insoluble, tant de fois tourné
et retourné en tous sens, depuis des siècles, elle l’avait résolu,
elle.
« Mais quand ? à quel moment ? s’écria George Errington,
vous ne nous avez pas quittés !
– Oh ! dit-elle, cela remonte bien plus haut. Cela remonte à
mon passage au château de Roborey.
– 295 –
– Hein ! que dites-vous ? s’exclama le comte Octave, stupéfait.
– Dès les premières minutes, j’ai su tout au moins la nature
de la cachette qui renfermait le trésor.
– Mais comment ?
– Par la devise.
– Par la devise ?
– C’est tellement clair ! Si clair que je n’ai jamais compris
l’aveuglement de ceux qui ont cherché, et que j’accusais de naïveté
celui qui, dissimulant un trésor, donnait un pareil renseignement.
Mais il avait raison, le marquis de Beaugreval ! Il pouvait
l’inscrire de tous côtés, sur l’horloge de son château, sur la
cire de ses cachets, puisque sa devise est lettre morte pour ses
descendants ! »
La comtesse objecta :
« Si vous saviez, pourquoi n’avoir pas agi aussitôt ?
– Je connaissais la nature de la cachette, mais non son emplacement.
Cette indication, ce fut la médaille d’or qui me la
fournit. Trois heures après mon arrivée aux ruines, j’étais
fixée. »
Marco Dario répéta plusieurs fois :
« In robore fortuna… in robore fortuna… »
– 296 –
Et les autres prononçaient les trois mots, comme une formule
cabalistique dont l’énoncé suffit à produire des effets merveilleux.
« Marco Dario, dit-elle, vous savez le latin ? Et vous, Errington
? Et vous, Webster ?
– Suffisamment, répondit Dario, pour déchiffrer le sens de
ces trois mots, ce qui n’est pas bien malin. Fortuna signifie la
fortune…
– En l’occurrence, dit-elle, les diamants…
– C’est cela, fit Dario, continuant sa traduction, les diamants
se trouvent… in robore…
– Dans la fermeté d’âme, dit Errington, en riant.
– Dans la vigueur, dans la force, ajouta Webster.
– Et voilà tout ce que signifie, pour vous trois, le mot robore,
ablatif du mot latin robur ?
– Mon Dieu, oui, répondirent-ils. Robur… la force… la fermeté…
l’énergie… »
Elle haussa les épaules avec dédain :
« Eh bien moi, qui sais à peu près autant de latin que vous,
mais qui ai le très grand avantage sur vous d’être une campagnarde,
moi, quand je me promène dans la campagne et que
j’aperçois cette variété de chêne qui s’appelle le rouvre, il m’arrive
presque toujours de penser que le vieux mot français « rouvre
» est une contraction du mot latin robur, qui veut dire force,
et qui, par là même, veut dire aussi chêne. Et c’est ce qui m’a
amenée, lorsque le 12 juillet, j’ai passé avec vous près du chêne
– 297 –
qui est placé bien en évidence, au centre du carrefour, au commencement
de l’allée de chênes, c’est ce qui m’a amenée, dis-je,
à faire le rapprochement entre cet arbre et la cachette, et à traduire
ainsi l’indication que nous répétait inlassablement notre
ancêtre : « J’ai caché ma fortune au creux du chêne-rouvre. »
Voilà. Ainsi que vous le voyez, c’est bête comme chou. »
Ayant débité son discours avec une gaîté charmante, elle se
tut. Les trois jeunes gens la contemplaient, émerveillés et
confondus. Ses yeux charmants exprimaient la satisfaction ingénue
d’étonner ses amis par ce quelque chose de spécial, cette
faculté inexplicable qui était en elle.
« Vous êtes différente… murmura Webster… vous êtes
d’une race… d’une race…
– D’une race de braves Français, qui ont beaucoup de bon
sens comme tous les Français.
– Non, non, dit Webster, incapable de formuler les pensées
qui les étreignaient tous les trois, non… non… C’est autre
chose… »
Il s’inclina devant elle et lui effleura la main de ses lèvres.
Errington et Dario s’inclinèrent aussi, du même geste respectueux,
tandis que, pour cacher son émotion, elle traduisait machinalement
:
« Fortuna, la fortune… In robore, dans le rouvre… »
Et elle ajouta :
« Au plus profond du rouvre, au coeur même du rouvre,
peut-on dire. Il portait encore, à une hauteur de un mètre cinquante,
cette sorte de bourrelet en forme d’anneau, cette cicatrice
que laissent les blessures faites aux fûts des arbres. Et j’eus
– 298 –
l’intuition que c’était là l’endroit où il fallait chercher, et que le
marquis de Beaugreval y avait enfoncé les diamants qu’il se réservait
pour sa seconde existence.
« Il n’y avait plus qu’à tenter l’épreuve. C’est ce que je fis,
au cours des premières nuits, tandis que mes trois cousins dormaient.
Saint-Quentin et moi, nous nous mîmes à l’ouvrage,
tâtonnant, maniant nos vrilles, nos scies et nos vilebrequins. Et
un soir, tout à coup, je rencontrai un obstacle. Je ne m’étais pas
trompée. L’ouverture fut agrandie. Une à une, je tirai de là quatre
boules de la grosseur d’une noisette. Il me suffit de leur enlever
la gangue de saleté qui les entourait pour mettre à nu quatre
diamants.
« En voici trois, le quatrième est en gage chez maître Delarue
qui a consenti, avec beaucoup de gentillesse, mais après de
longues hésitations et une expertise minutieuse de son bijoutier,
à me prêter jusqu’à demain l’argent nécessaire. »
Elle donna à ses trois amis les trois diamants rouges de
Golconde, pierres magnifiques, de même grosseur, de proportions
tout à fait extraordinaires, et taillés comme jadis à facettes
opposées.
Ce fut, pour Errington, pour Webster et pour Dario, une
chose troublante que de les manier et de les regarder. Deux siècles
auparavant, le marquis de Beaugreval, cet étrange visionnaire,
mort de son rêve splendide de résurrection, les avait
confiés à l’arbre même sous lequel il venait sans doute lire et se
reposer. Durant deux cents ans, la nature avait poursuivi son
oeuvre lente et ininterrompue, bâtissant des murailles et des
murailles toujours plus épaisses autour de la petite prison choisie
avec tant d’intelligence et de subtilité. Durant deux cents
ans, des générations et des générations avaient passé près du
trésor fabuleux, le cherchant peut-être en vertu d’une légende
confuse. Et voilà que l’arrière-petite-fille du bonhomme, ayant
– 299 –
découvert l’indéchiffrable secret, et pénétré jusqu’au plus mystérieux
et au plus ténébreux des écrins, leur offrait des pierres
précieuses que leur aïeul avait rapportées des Indes.
« Gardez-les, dit-elle. Trois des familles issues de trois fils
du marquis ont vécu hors de France. C’est leur part. Les descendants
français du quatrième se partageront le quatrième diamant.
»
Le comte Octave se montra fort surpris.
Il demanda :
« Que dites-vous ?
– Je dis que nous sommes trois héritiers français, vous,
Raoul et moi, que chaque diamant, selon l’estimation du joaillier,
vaut plusieurs millions, et que nos droits, à tous trois, sont
égaux.
– Les miens sont nuls, déclara le comte Octave.
– Comment ! dit-elle. Nous sommes solidaires les uns des
autres. Un pacte, une promesse de partage vous unissait à mon
père et au père de Raoul.
– Pacte périmé ! s’écria Raoul Davernoie, à son tour. Pour
ma part, je n’accepte rien. Le testament ne laisse point de place
aux discussions. Quatre médailles, quatre diamants. Nos trois
cousins et vous, Dorothée, vous êtes seuls qualifiés pour recueillir
les richesses du marquis. »
Elle protesta vivement :
– 300 –
« Mais vous aussi, Raoul. Vous aussi ! Nous avons combattu
ensemble ! Votre grand-père était un descendant direct du
marquis ! Il possédait le talisman de la médaille !
– Cette médaille n’avait pas la moindre valeur.
– Comment le savez-vous ? Vous ne l’avez jamais eue entre
les mains.
– Si.
– Impossible. Il n’y avait rien dans le disque que j’ai repêché
devant vous. C’était simplement un appât pour attirer
d’Estreicher. Alors ?
– Alors, quand mon grand-père est revenu du voyage à la
pointe de Périac où vous l’avez rencontré avec Juliette Azire, je
l’ai trouvé un jour qui pleurait dans le verger. Il regardait une
médaille d’or, qu’il me laissa prendre et examiner. Elle portait
toutes les indications que vous avez détaillées. Mais les deux
faces étaient barrées d’une croix qui, évidemment, comme je
vous le disais, Dorothée, lui enlevait toute sa valeur. »
La jeune fille semblait très étonnée de cette révélation, et
elle répondit d’une voix distraite :
« Ah !… vraiment ?… vous avez vu ?… »
Elle alla vers l’une des fenêtres et s’y tint durant quelques
minutes le front appuyé à la vitre. Les derniers voiles qui couvraient
l’aventure se dissipaient. Il y avait eu réellement deux
pièces d’or. L’une, qui était la fausse et qui appartenait à Jean
d’Argonne, avait été volée par d’Estreicher, reprise par le père
de Raoul, et envoyée au vieux baron. L’autre, la véritable, était
celle qui appartenait au vieux baron, lequel, par prudence ou
par cupidité, n’en avait jamais parlé à son fils ni à son petit-fils.
– 301 –
Devenu fou, et dépossédé à son tour du talisman qu’il avait caché
dans le collier de son chien, le vieux baron s’en était allé à la
conquête du trésor avec cette autre pièce qu’il avait confiée à
Juliette Azire, et que d’Estreicher n’avait pu trouver.
Tout de suite Dorothée entrevit toutes les conséquences qui
découlaient de cette révélation. En prenant dans le collier la
pièce d’or qu’elle croyait sienne, elle avait frustré Raoul de son
héritage. En revenant au Manoir, et en offrant l’aumône au fils
de l’homme qui avait été complice dans le meurtre de son père,
elle s’imaginait accomplir un acte de générosité et de pardon,
alors qu’elle restituait simplement une toute petite part de ce
qu’elle avait dérobé.
Elle se contint pour garder le silence. Il fallait agir avec
précaution pour que Raoul ne pût jamais soupçonner le crime
de son père. Quand elle revint de la fenêtre vers le milieu de la
salle, on eût dit que des larmes mouillaient ses yeux. Cependant
elle souriait, et elle dit d’un ton d’insouciance :
« À demain les affaires sérieuses. Aujourd’hui réjouissonsnous
d’êtres réunis et fêtons cette réunion. Raoul, vous
m’invitez à dîner ? Et mes enfants aussi ? »
Elle avait retrouvé toute sa gaîté. Elle courut jusqu’au
grand portail du verger et appela les garçons qui s’en vinrent
joyeusement. Le capitaine se jeta dans les bras de
Mme de Chagny. Saint-Quentin lui baisa la main. On remarqua
que Castor et Pollux avaient le nez tuméfié, signe de quelque
bataille récente.
Le dîner fut arrosé de cidre mousseux et de champagne.
Toute la soirée, Dorothée se montra exubérante et affectueuse
pour tous. On la sentait heureuse de vivre.
– 302 –
Archibald Webster lui rappela sa promesse. C’était le lendemain,
premier août, qu’elle devait choisir parmi ses prétendants.
« Je m’y engage encore, affirma Dorothée.
– Vous choisirez parmi ceux qui sont là ? Car je suppose
que notre cousin Raoul n’est pas le dernier à poser sa candidature…
– Parmi ceux qui sont là. Et, comme il n’y aura forcément
qu’un élu, je demande à vous embrasser tous dès ce soir. »
Elle embrassa les quatre jeunes gens, puis le comte et la
comtesse, puis les quatre garçons.
On ne se sépara qu’à minuit.
Le lendemain matin, Raoul, Octave de Chagny, sa femme et
les trois étrangers prenaient leur petit déjeuner dans la salle,
quand un valet de ferme apporta une lettre.
Raoul regarda l’écriture, et murmura douloureusement :
« Ah ! une lettre d’elle… Comme la dernière fois… Elle est
partie. »
Il se rappelait, ainsi que le comte et la comtesse, son départ
de Roborey.
Il déchira l’enveloppe et lut à haute voix.
« Raoul, mon ami,
– 303 –
« Je vous demande en grâce de croire aveuglément ce que
je vais vous dire et qui m’a été révélé par quelques faits dont j’ai
eu connaissance hier seulement.
« Raoul, en me présentant au rendez-vous du 12 juillet, devant
l’horloge du château de La Roche-Périac, j’ai pris votre
place à mon insu. Le talisman que je croyais tenir de mon père
vous appartenait.
« Ce que j’écris là n’est pas une supposition, mais une certitude
absolue. Je sais cela, comme je sais que la lumière existe, et
si j’ai des raisons profondes pour ne pas divulguer les preuves
de ce qui est, je veux cependant que vous agissiez et que vous
pensiez avec la même conviction et la même sérénité que moi.
« Sur mon salut éternel, voici la vérité. Errington, Webster,
Dario, et vous Raoul, vous êtes les héritiers véritables du marquis
de Beaugreval, désignés par son testament. Donc, le quatrième
diamant est vôtre. Webster voudra bien, dès demain,
aller à Nantes, se présenter chez maître Delarue, lui remettre un
chèque de trois cent mille francs, et vous rapporter ce diamant.
J’envoie à maître Delarue, en même temps que le reçu qu’il
avait signé, les instructions nécessaires.
« Je vous avouerai, Raoul, qu’hier j’ai eu un peu de chagrin
en discernant la vérité. Oh ! pas beaucoup, quelques larmes seulement…
Aujourd’hui, je suis *******e… Cette fortune, je ne l’aimais
pas… Non, elle s’accompagnait de trop d’infamies et de
trop d’horreurs ! Je n’aurais jamais pu oublier certaines choses…
Et puis… et puis, l’argent, c’est une prison et je ne veux pas
vivre enfermée.
« Raoul, et vous, mes trois nouveaux amis, vous m’avez
demandé, un peu en plaisantant, n’est-ce pas ? de choisir un
amoureux parmi ceux qui se trouvaient hier au Manoir. Puis-je
vous répondre, un peu de la même manière, que mon choix est
– 304 –
fait, qu’il ne m’est possible de me dévouer qu’au plus jeune de
mes quatres garçons d’abord, aux autres ensuite ? Ne m’en
veuillez pas, mes amis. Mon coeur, jusqu’ici, n’est qu’un coeur de
mère, et c’est pour eux seulement qu’il bat de tendresse,
d’inquiétude et d’amour. Que feraient-ils si je les quittais ? Que
deviendrait mon pauvre Montfaucon ? Ils ont besoin de moi, et
de la bonne vie saine que nous menons ensemble. Comme eux
je suis une nomade, une vagabonde. Il n’y a pas de logis qui
vaille notre roulotte. Laissez-moi reprendre la grand-route.
« Et puis, quand un peu de temps aura passé, on se retrouvera,
voulez-vous ? Nos cousins de Chagny nous recevront à
Roborey. Tenez, prenons date. Les fêtes de Noël et du Jour de
l’An là-bas, cela vous plaît-il ?
« Adieu, mon ami. Je vous envoie toute mon amitié fervente.
Quelques larmes aussi, les dernières… In robore fortuna.
La fortune est dans la fermeté d’âme.
« Je vous embrasse tous.
« Dorothée. »
Un long silence suivit la lecture de cette lettre.
À la fin, le comte Octave prononça :
« Curieuse créature… Quand on pense qu’elle a eu les quatre
diamants en poche, c’est-à-dire dix ou douze millions, et
qu’il lui était si facile de ne rien dire et de les garder. »
Mais les jeunes gens ne relevèrent pas cette réflexion. Dorothée
était pour eux la forme même du bonheur. Et le bonheur
s’en allait.
– 305 –
Raoul consulta sa montre, et puis leur fit signe à tous de
l’accompagner. Muni d’une longue-vue, il les conduisit au plus
haut point des Buttes.
À l’horizon, sur une route blanche qui montait parmi les
prairies, la roulotte cheminait. Trois des garçons marchaient
auprès de la Pie-Borgne, que conduisait Saint-Quentin.
En arrière, toute seule, on distinguait Dorothée, princesse
d’Argonne, et danseuse de corde…