Chapitre XI
Le testament du marquis de Beaugreval
Larmes de joie, larmes qui détendaient ses nerfs exaspérés
et la baignaient d’une grande douceur. Les cinq hommes
s’agitaient, ne sachant que faire ni que dire.
« Mademoiselle… Qu’y a-t-il, mademoiselle ?… »
Et ils semblaient tous si interloqués par les sanglots de
cette jeune fille, et par leur propre présence autour d’elle, que
Dorothée passa subitement des larmes au rire, et, cédant aux
impulsions de sa nature, se mit à danser sur place, sans se soucier
de savoir si elle leur apparaîtrait comme une princesse ou
comme une danseuse de corde.
Et plus cette manifestation imprévue augmentait
l’ahurissement de ses compagnons, plus elle redoublait de gaîté.
Fandango, gigue, bourrée, tout défila en l’espace d’une minute,
avec simulation de castagnettes, accompagnement de chansons
anglaises et de ritournelles auvergnates, et surtout avec les
éclats de rire qui réveillaient les échos de La Roche-Périac.
« Mais riez donc aussi, tous les cinq ! dit-elle en les apostrophant.
Vous avez l’air de cinq momies. Riez donc ! C’est moi
qui vous le demande, moi Dorothée, danseuse de corde, princesse
d’Argonne. Monsieur le notaire, dit-elle en s’adressant au
monsieur à la redingote, allons, prenez une mine plus réjouie.
Je vous assure qu’il y a de quoi se réjouir. »
– 174 –
Elle s’était élancée vers le bonhomme, lui secouait la main
et lui disait, comme pour le convaincre de sa qualité :
« Vous êtes le notaire, n’est-ce pas ? Le notaire chargé
d’exécuter une disposition testamentaire ? Mais oui, tout cela
est moins obscur que vous ne croyez… On vous expliquera…
Hein, vous êtes le notaire ?
– En effet, bredouilla le monsieur, maître Delarue, notaire
à Nantes.
– À Nantes ? Parfait, nous sommes d’accord. Et il s’agit,
n’est-ce pas ? d’une pièce d’or… une pièce d’or que chacun a reçue
comme convocation au rendez-vous ?
– Oui !… Oui… fit-il de plus en plus ahuri, une pièce d’or…
un rendez-vous…
– Le 12 juillet 1921 ?
– Oui… oui… 1921…
– À midi ?
– À midi. »
Il voulut regarder sa montre. Elle l’en empêcha.
« Pas la peine, maître Delarue, nous avons entendu
l’Angelus. Vous êtes exact au rendez-vous… Nous aussi… Tout
est régulier… Chacun a sa pièce d’or… Ils vont vous la montrer.
»
Elle entraîna maître Delarue vers l’horloge, et dit aux jeunes
gens avec une verve croissante :
– 175 –
« Voilà… c’est maître Delarue, le notaire… You understand
? Vous ne comprenez pas ? Je puis parler anglais, vous savez,
l’italien aussi… et le javanais… »
Ils protestèrent. Tous quatre comprenaient le français.
« À merveille, dit-elle. On s’entendra mieux. Donc, c’est
maître Delarue, c’est le notaire, celui qui a été chargé de présider
notre réunion. En France, les notaires représentent les
morts. Or, comme c’est un mort qui nous réunit, vous voyez le
rôle considérable de maître Delarue… Vous ne saisissez pas ?
Comme c’est drôle ! Tout cela me paraît si clair et si amusant ! si
étrange ! C’est la plus jolie aventure que je connaisse… la plus
émouvante aussi. Pensez donc ! nous sommes de la même famille…
quelque chose comme des cousins. Alors, n’est-ce pas,
nous avons le droit de nous réjouir, et d’être ensemble comme
des parents qui se retrouvent. D’autant plus… mais oui, je ne me
trompe pas… tous les quatre décorés !… la croix de guerre française
!… Alors, vous avez combattu tous les quatre ? combattu
en France ?… et vous avez défendu mon cher pays ? »
Elle leur serrait les mains à tous, en leur offrant son regard
affectueux, et comme l’Américain et l’Italien lui répondaient
avec la même effusion, brusquement, d’un geste spontané, elle
se haussa vers eux et les embrassa sur les deux joues.
« Tenez, cousin d’Amérique… tenez, cousin d’Italie, soyez
les bienvenus dans mon pays. Et vous aussi, les deux autres, je
vous embrasse… Hein ! c’est convenu, n’est-ce pas, nous sommes
des camarades ? des amis ? »
Tout cela se passait dans la joie et dans la belle humeur
d’êtres jeunes et pleins de vie, qui se retrouvent vraiment,
comme les membres épars d’une famille. Il n’y avait plus entre
eux la gêne d’une première rencontre. Ils se connaissaient depuis
des années et des années (depuis des siècles ! s’écria Doro–
176 –
thée en battant des mains). Aussi les quatre jeunes gens se pressaient-
ils autour d’elle, à la fois attirés par sa grâce et son exubérance,
et surpris par tout ce qu’elle apportait de lumière dans
l’histoire ténébreuse qui les unissait tout à coup les uns aux autres.
Tous les obstacles étaient abolis. Il n’y eut pas la lente infiltration
de sentiments qui vous pénètrent peu à peu de confiance
et de sympathie, mais l’invasion soudaine d’une camaraderie
pleine d’abandon. Chacun voulait plaire, et chacun sentait qu’il
plaisait.
Dorothée les sépara et les plaça sur un rang, comme pour
une revue.
« À tour de rôle, mes amis. Excusez-moi, maître Delarue,
c’est moi qui fais l’appel, et qui vérifie les pouvoirs. Eh, le numéro
un, monsieur l’Américain, qui êtes-vous ? Votre nom ? »
L’Américain répondit :
« Archibald Webster, de Philadelphie.
– Archibald Webster, de Philadelphie, vous avez reçu de
votre père une médaille d’or ?
– De ma mère, mademoiselle, mon père étant mort depuis
longtemps.
– Et votre mère la tenait de qui ?
– De son père.
– Et ainsi de suite, n’est-ce pas ? »
Archibald Webster confirma en un français excellent, et
comme si un devoir impérieux l’obligeait à répondre à la jeune
fille :
– 177 –
« Et ainsi de suite, en effet, mademoiselle. Une tradition de
famille, qui remonte à une époque que nous ignorons, prétend
que nous sommes d’origine française, et veut qu’une certaine
médaille soit transmise à l’aîné des enfants, sans que jamais
plus de deux personnes en sachent l’existence.
– Mais que signifie-t-elle, selon vous, la tradition ?
– Je ne sais. Ma mère m’a dit que la pièce d’or nous donnait
droit au partage d’un trésor. Mais elle m’a dit cela en riant,
et elle m’a envoyé en France plutôt par curiosité.
– Montrez-moi votre médaille, Archibald Webster. »
L’Américain sortit la pièce de la poche de son gilet. Elle
était exactement pareille à celle que Dorothée possédait. Mêmes
inscriptions, même grandeur, même couleur éteinte. Dorothée
la fit voir à maître Delarue, puis la rendit à l’Américain, et poursuivit
son interrogatoire.
« Numéro deux… Anglais, n’est-ce pas ?
– George Errington, de Londres.
– Dites-nous ce que vous savez, George Errington, de Londres
? »
L’Anglais secoua sa pipe, la vida et répondit, en bon français
également :
« Je n’en sais pas davantage. Orphelin dès ma naissance,
j’ai reçu la pièce, il y a trois jours, des mains de mon tuteur,
frère de mon père. Il m’a dit que, d’après mon père, il s’agissait
d’un héritage à recueillir, et que, d’après lui, tout cela n’était pas
sérieux, mais que je devais obéir.
– 178 –
– Vous avez eu raison d’obéir, George Errington, de Londres.
Montrez-moi votre médaille. Bien, vous êtes en règle… Le
numéro trois Russe, sans doute ? »
L’homme à la casquette de soldat comprenait, mais ne parlait
pas le français. Il présenta, avec son large sourire, un bout
de papier de propreté douteuse, sur lequel étaient inscrits ces
mots : Kourobelef. Guerre de France. Salonique. Guerre avec
Wrangel.
« La médaille ? demanda Dorothée. Parfait, mon brave.
Nous sommes d’accord. Et la médaille du numéro 4, du signor
italien ?
– Marco Dario, de Gênes, répondit celui-ci en montrant sa
pièce d’or. Je l’ai trouvée sur le cadavre de mon père, en Champagne,
un jour où nous avions combattu côte à côte. Il ne m’en
avait jamais parlé.
– Et vous êtes venu ici, cependant…
– Je n’en avais pas l’intention. Et puis, malgré moi, comme
j’étais retourné en Champagne sur la tombe de mon père, j’ai
pris le train pour Vannes…
– Oui, dit-elle, comme les autres, vous vous êtes soumis à
l’ordre de notre ancêtre commun. Quel ancêtre ? Et pourquoi
cet ordre ? C’est ce que maître Delarue, ici présent, va nous révéler.
Allons, maître Delarue, tout est en règle. Nous avons tous
le mot de passe. Nous sommes en droit, maintenant, de vous
réclamer des explications.
– Quelles explications ? demanda le notaire, encore tout
étourdi par tant de surprises. Je ne sais pas trop…
– 179 –
– Comment ! vous ne savez pas ! s’écria-t-elle… mais alors,
pourquoi cette serviette de maroquin ?… Et pourquoi avez-vous
fait le voyage de Nantes à La Roche-Périac ? Allons, ouvrez-la,
votre serviette de maroquin, et donnez-nous lecture des documents
qu’elle ne peut pas manquer de contenir.
– Vous croyez, en vérité ?…
– Si je crois ! Nous avons tous les cinq, ces messieurs et
moi, accompli notre devoir en venant ici et en vous renseignant
sur notre identité. À vous de remplir votre mission. Nous sommes
tout oreilles. »
La gaîté de la jeune fille suscitait autour d’elle tant de cordialité
que maître Delarue lui-même en ressentait les effets
bienfaisants. Somme toute, l’affaire était débrouillée. Il entrait
de plain-pied sur un terrain où la jeune fille avait tracé, au milieu
de fourrés inextricables en apparence, une route qu’il
n’avait plus qu’à suivre en toute tranquillité.
« Mais oui… dit-il… mais oui… il n’y a plus autre chose à
faire… et je dois vous communiquer ce que je sais… tout ce que
je sais… Excusez-moi… Cette histoire est si déconcertante !… »
Remis de son effarement, il reprit toute la dignité qui
convient à un notaire. On lui prépara une place d’honneur, sur
une sorte de gradin formé par l’aspérité du sol. Il s’y assit. On
forma le cercle. Selon les instructions de Dorothée, il entrouvrit
sa serviette d’un air important, en homme qui a l’habitude que
les yeux se fixent sur lui et que les oreilles recueillent ses moindres
paroles, et, sans plus se faire prier, il débita un discours
évidemment préparé pour le cas où, contre toute attente et toute
logique, il se trouverait en présence de quelqu’un au rendezvous
fixé.
– 180 –
« Mon préambule sera bref, dit-il, car j’ai hâte d’arriver à
l’objet même de cette réunion. Le jour – il y a de cela quatorze
ans – où je m’installai à Nantes dans l’étude de notaire dont
j’avais fait l’acquisition, mon prédécesseur, après m’avoir mis au
courant de certaines affaires plus compliquées, s’écria : « Ah !
mais, j’allais oublier… Oh ! cela n’a guère d’importance,
d’ailleurs… Mais, tout de même… Tenez, mon cher confrère,
voici le plus vieux dossier de l’étude. Maigre dossier, puisqu’il se
compose d’une lettre, comme vous voyez, une simple lettre sous
enveloppe cachetée avec cette mention que je ne veux pas tarder
à vous lire :
« Missive confiée à la bonne garde du sieur Barbier, tabellion,
et de ses successeurs, pour être ouverte le 12 juillet 1921, à
midi, devant l’horloge du château de La Roche-Périac, et pour
être lue en présence de tous les possesseurs de la médaille d’or
frappée par mes soins. »
« Voilà. Pas d’autres explications, mon prédécesseur n’en
ayant point reçu de celui dont il avait acheté l’étude. Tout au
plus put-il m’apprendre que, d’après ses recherches parmi les
vieux registres de la paroisse de Périac, le sieur Barbier (Hippolyte-
Jean), tabellion, vivait au début du XVIIIe siècle. À quelle
époque son étude fut-elle fermée ? Pour quelles raisons les dossiers
furent-ils transportés à Nantes ? Peut-être devons-nous
supposer qu’à la suite de certaines circonstances, un des châtelains
de La Roche-Périac a quitté le pays et s’est installé à Nantes
avec ses meubles, ses chevaux, son personnel, et jusqu’au
tabellion du village. Toujours est-il que, depuis près de deux
cents ans, la lettre confiée à la bonne garde du tabellion Barbier
et à celle de ses successeurs dormait au fond des tiroirs et des
casiers, sans que personne eût cherché à surprendre le secret
demandé par celui qui l’avait écrite ! Et il advenait que selon
toute vraisemblance ce devait être à moi d’en couper le cachet
! »
– 181 –
Maître Delarue fit une pause et observa ses auditeurs. Ils
étaient, comme on dit, suspendus à ses lèvres. ******* de
l’impression produite, il tapota la serviette de cuir, et continua :
« Vous dirai-je que, bien souvent, ma pensée s’arrêta sur
cette perspective et que j’étais curieux de savoir le contenu
d’une pareille lettre ? Un voyage que je fis ici même ne me fournit
aucune indication, malgré mes fouilles personnelles dans les
archives des villages et des bourgs de la région.
« Et l’époque arriva. Avant tout, j’allai consulter mon président
de tribunal civil. Une question se posait en effet. Si la lettre
était considérée comme l’expression d’une disposition testamentaire,
peut-être ne devais-je l’ouvrir qu’en présence de ce
magistrat. Tel était mon avis. Ce ne fut pas le sien. Le président
estima qu’on se trouvait en face d’une manifestation fantaisiste
(il prononça même le mot de « fumisterie ») qui échappait aux
méthodes légales, et que je devais agir, tout bonnement.
« On vous donne rendez-vous sous l’orme à midi, le 12 juillet
1921, conclut-il en plaisantant. Allez-y, maître Delarue, décachetez
votre missive selon l’ordonnance, et vous viendrez me
mettre au courant. Et je vous promets de ne pas rire si vous revenez
bredouille. »
« C’est ainsi, dans des dispositions d’esprit fort sceptiques,
que je pris le train pour Vannes, puis la diligence, puis, je ne sais
où, un âne pour les ruines. Vous comprendrez mon étonnement
en voyant que je n’étais pas seul au rendez-vous et que, sous
l’orme, ou plutôt sous l’horloge, vous étiez plusieurs qui attendiez.
»
Les quatre jeunes gens riaient de bon coeur. Marco Dario,
de Gênes, dit :
« Tout de même, l’affaire devient sérieuse. »
– 182 –
George Errington, de Londres, ajouta :
« Peut-être l’histoire du trésor n’est-elle pas si absurde.
– La lettre de maître Delarue va nous le dire », déclara Dorothée.
Ainsi le moment était venu. On resserra le cercle autour du
notaire. À la gaîté des jeunes visages se mêlait un peu de gravité,
qui s’affirma davantage quand maître Delarue fit passer sous les
yeux de tous une de ces vastes enveloppes carrées que l’on
confectionnait autrefois soi-même avec une feuille épaisse.
Celle-ci était d’une teinte décolorée et luisante, comme le temps
seul peut en donner au papier. Cinq cachets la fermaient, rouges
autrefois peut-être, composés maintenant d’une matière gris
violacé que fendillaient mille petites cassures semblables à un
enchevêtrement de rides. Dans le haut à gauche, la formule de
transmission avait dû être repassée plusieurs fois et rechargée
d’encre par les successeurs du tabellion Barbier.
« Les cachets sont bien intacts, fit observer maître Delarue.
On arrive même à déchiffrer les trois mots latins de la devise…
– In robore fortuna, dit Dorothée.
– Ah ! vous savez ?… demanda le notaire surpris…
– Mais oui, mais oui, maître Delarue, ce sont les mêmes
que l’on retrouve sur les pièces d’or, et que j’ai retrouvés tout à
l’heure, à moitié effacés, sur le cadran de l’horloge.
– Il y a là vraiment, estima le notaire, un rapport indiscutable
qui relie entre elles toutes les parties de l’aventure et lui
confère une authenticité…
– 183 –
– Ouvrez donc ! ouvrez, maître Delarue », prononça Dorothée
impatiente.
Trois des cachets sautèrent. L’enveloppe fut dépliée. Elle
contenait une grande feuille de parchemin brisée en quatre, et
dont les morceaux tenaient si peu les uns aux autres qu’ils se
séparèrent, et qu’il fallut les rassembler.
De haut en bas, et des deux côtés, la feuille de parchemin
était remplie d’une grosse écriture à jambages indépendants, et
qui, certainement, avait été tracée à l’aide d’une encre indélébile.
Les lignes se touchaient presque, et les lettres étaient si
serrées que l’ensemble donnait l’impression d’une ancienne
page d’imprimerie à caractères énormes.
« Je vais lire, murmura maître Delarue.
– Et, pour l’amour de Dieu, sans perdre une seconde ! »
s’écria Dorothée.
Il prit un deuxième lorgnon qu’il assujettit par-dessus le
premier, et il articula :
« Écrit ce jourd’hui, 12 juillet 1721…
– Deux siècles ! soupira le notaire, qui répéta aussitôt :
« Écrit ce jourd’hui, 12 juillet 1721, dernier jour de mon
existence, pour être lu le 12 juillet 1921, premier jour de ma résurrection.
»
Maître Delarue s’interrompit. Les jeunes gens se regardèrent
d’un air stupéfait. Archibald Webster, de Philadelphie, déclara
:
« Ce gentilhomme était fou.
– 184 –
– Le mot de résurrection est peut-être employé dans un
sens symbolique, proposa maître Delarue. La suite va nous
l’apprendre. Je continue :
« Mes enfants… »
Il s’arrêta de nouveau, et il dit :
« Mes enfants… C’est à vous tous qu’il s’adresse…
– Ah ! maître Delarue, s’écria Dorothée, je vous en conjure,
ne vous interrompez plus ! Tout cela est passionnant.
– Néanmoins…
– Mais non, maître Delarue, les commentaires sont inutiles.
Nous avons hâte de savoir ; n’est-ce pas, camarades ? »
Les quatre jeunes gens l’approuvèrent vivement.
Le notaire reprit alors et poursuivit sa lecture, avec des hésitations
et des redites imposées par les difficultés du texte :
« Mes enfants,
« Au sortir d’une séance de l’Académie des Sciences de Paris,
à laquelle M. de Fontenelle avait bien voulu me convier, l’illustre
auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes me saisit
dessous le bras et me dit :
« Marquis, refuserez-vous de m’éclairer sur un point à propos
duquel vous gardez, paraît-il, une réserve farouche ? D’où
provient cette blessure à votre main gauche, ce quatrième doigt
coupé à la racine même ? On prétend que vous avez laissé ce
doigt au fond d’une de vos cornues, en faisant quelque expé–
185 –
rience, car vous passez, marquis, pour être quelque peu alchimiste,
et pour chercher, entre les murs de votre château de La
Roche-Périac, l’élixir de longue vie.
« – Je ne le cherche pas, répondis-je, monsieur de Fontenelle,
je le possède…
« – En vérité ?
« – En vérité, monsieur de Fontenelle, et, si vous me permettez
de vous faire tenir une petite fiole, la Parque impitoyable
devra bien attendre que vos cent ans soient révolus.
« – J’accepte de bon coeur, dit-il en riant, sous condition
que vous me tiendrez compagnie. Nous sommes du même âge,
ce qui nous fait quarante belles années à vivre de conserve.
« – Pour moi, monsieur de Fontenelle, vivre plus longtemps
ne me dit rien qui vaille. À quoi bon s’entêter dans un
monde où nul spectacle nouveau ne peut nous surprendre et où
le jour qui vient sera le même que le jour qui s’achève ? Ce que
je veux, c’est revivre, revivre dans un siècle ou deux, connaître
les enfants de mes petits-enfants, et voir ce que les hommes ont
fait après nous. Il y aura de grands changements ici-bas, dans le
gouvernement des empires aussi bien que dans la pratique des
choses. Je les connaîtrai.
« – Bravo, marquis ! s’écria M. de Fontenelle, qui s’égayait
de plus en plus. Bravo ! Et c’est un autre élixir qui vous donnera
ce pouvoir merveilleux ?
« – Un autre, affirmai-je, que j’ai apporté de mon voyage
aux Indes où j’ai passé, comme vous savez, dix années de ma
jeunesse, ami des grands prêtres de ce pays merveilleux d’où
nous viennent toute religion et toute révélation. Ils m’ont initié
à quelques-uns de leurs grands secrets.
– 186 –
« – Pourquoi pas à tous leurs secrets ? demanda
M. de Fontenelle, avec une pointe d’ironie.
« – Il en est, répondis-je, qu’ils ont refusé de me révéler,
comme le pouvoir de communiquer avec ces autres mondes
dont vous avez si bien parlé, monsieur de Fontenelle, et comme
le secret de revivre.
« – Cependant, marquis, ne prétendez-vous point ?…
« – Ce secret-là, monsieur de Fontenelle, je l’ai dérobé, et
c’est pour me punir qu’ils me condamnèrent à subir le supplice
de l’arrachement de tous mes doigts. Le premier doigt enlevé,
on m’offrit le pardon, si je consentais à rendre le flacon dérobé.
J’en indiquai la cachette, mais j’avais eu le soin, par avance, d’en
changer le contenu et de recueillir l’élixir dans une autre fiole.
« – De sorte, fit M. de Fontenelle, qu’au prix d’un de vos
doigts, vous avez acheté une manière d’immortalité… dont vous
comptez faire usage, n’est-ce pas, marquis ?
« – Dès que j’aurai mis mes affaires en bon ordre, répondis-
je, c’est-à-dire dans une couple d’années environ.
« – Pour revivre ?
« – En l’an de grâce 1921. »
« L’histoire divertit fort M. de Fontenelle qui, prenant
congé de moi, me promit de la relater dans ses mémoires
comme une preuve de ma vive imagination… Sans doute aussi
de ma folie, devait-il penser à part lui…
Maître Delarue reprit haleine un moment, et, du regard, interrogea
ses auditeurs.
– 187 –
Marco Dario, de Gênes, hochait la tête en riant. Le Russe
montrait ses dents blanches. Les deux Anglo-Saxons semblaient
s’amuser infiniment.
« Good joke ! » ricana Errington, de Londres.
« Oui, excellente farce », traduisit Archibald Webster, de
Philadelphie.
Dorothée ne disait rien, les yeux songeurs.
Maître Delarue poursuivit, dans le silence :
« M. de Fontenelle avait tort de rire, mes enfants. Il n’y
avait point là d’imagination ni de folie. Les grands prêtres des
Indes savent ce que nous ne savons pas et que nous ne saurons
jamais, et je suis maître d’un de leurs secrets les plus prodigieux.
L’heure est venue d’en faire usage. J’y suis résolu. L’an
dernier, la marquise de La Roche-Périac, mon épouse, a péri par
accident, me laissant d’amers regrets. Mes quatre fils, comme
moi d’humeur aventureuse, bataillent ou font commerce à
l’étranger. Je demeure seul. Vais-je traîner ici une vieillesse inutile
et sans agrément ? Non. Tout est prêt pour le départ… et
pour le retour. Mes vieux serviteurs, Geoffroy et sa femme, fidèles
compagnons de ma vie, confidents de mes projets, m’ont
juré obéissance. Je dis adieu à mon siècle.
« Mes enfants, apprenez les événements qui vont se dérouler
au château de La Roche-Périac. À deux heures après midi, je
tomberai en syncope. Le médecin, amené par Geoffroy, constatera
que mon coeur ne bat plus. Je serai bien mort, selon la vérité
des connaissances humaines, et mes serviteurs m’enfermeront
dans le cercueil qui m’attend.
– 188 –
« La nuit venue, Geoffroy et son épouse me délivreront et
me porteront, sur un brancard, dans les ruines de la tour Cocquesin,
le plus vieux donjon des seigneurs de Périac. Puis ils
rempliront mon cercueil de pierres et le refermeront.
« De son côté, maître Barbier, exécuteur de mes volontés et
administrateur de mes domaines, trouvera dans mon tiroir toutes
instructions lui donnant charge de notifier mon décès à mes
quatre fils et de leur adresser les quatre parts leur revenant de
mon héritage. En outre, il devra faire tenir à chacun d’eux par
courrier spécial une pièce d’or toute neuve que j’ai fait frapper
de ma devise et qui portera la date du 12 juillet 1921, jour de ma
résurrection.
« Cette médaille sera transmise de main en main à travers
les générations, en commençant par l’aîné des enfants ou des
petits-enfants, sans que jamais plus de deux personnes en
connaissent le secret. Enfin, maître Barbier gardera la missive
présente que je vais cacheter de cinq cachets, et qui sera transmise
de tabellion en tabellion jusqu’à la date fixée.
« Mes enfants, quand vous lirez cette lettre, c’est que
l’heure de midi du 12 juillet 1921 aura sonné. Vous serez réunis
sous l’horloge de mon château, à quelques centaines de pas de la
vieille tour Cocquesin où je dormirai depuis deux siècles, et que
j’ai choisie comme lieu de repos, estimant que si les révolutions
que je prévois détruisent les demeures, elles respecteront ce qui
n’est plus déjà que ruines et décombres.
« Alors, après avoir suivi l’avenue de chênes que mon père
a plantée, vous marcherez jusqu’à cette tour, qui sera sans doute
ce qu’elle est aujourd’hui. Vous vous arrêterez sous l’arche où
jadis se relevait le pont-levis, et l’un de vous comptant, à gauche,
après la rainure de la herse, la troisième pierre en hauteur,
la poussera doucement, bien droit devant lui, pendant qu’un
autre comptant à droite, toujours près de la herse, la troisième
– 189 –
pierre en hauteur, fera comme le premier. Sous cette double
poussée, exercée en même temps, le milieu de la paroi de droite
basculera dans l’intérieur, et formera une pente qui vous mènera
au bas d’un escalier taillé dans l’épaisseur du mur.
« Éclairés par une torche, vous monterez cent trente-deux
marches. Elles vous conduiront devant une cloison de plâtre
édifiée, après ma mort, par Geoffroy. Vous la démolirez avec un
pic de fer ramassé sur la dernière marche, et vous verrez une
petite porte massive dont la clef ne tourne que si l’on appuie à la
fois sur les trois briques qui font partie de cette marche.
« Vous entrerez ainsi dans une chambre où il y aura un lit,
derrière des rideaux. Vous écarterez ces rideaux. Je dormirai là.
« Ne vous étonnez pas, mes enfants, de me voir plus jeune
peut-être que le portrait que voulut bien faire de moi l’an dernier
M. Nicolas de Largillière, peintre du roi, et qui est suspendu
au chevet de mon lit. Deux siècles de sommeil, le repos de
mon coeur qui ne battra qu’à peine, auront, je n’en doute pas,
comblé mes rides et rendu la jeunesse à mes traits. Ce n’est pas
un vieillard que vous contemplerez.
« Mes enfants, la fiole sera sur l’escabeau voisin, enveloppée
dans de l’étoffe, bouchée de cire vierge. Vous en casserez le
collet sur-le-champ. Tandis qu’un de vous, avec la pointe d’un
couteau, desserrera mes dents, un autre versera l’élixir, non pas
goutte à goutte, mais en un mince filet de liquide, qui devra couler
au fond de ma gorge. Quelques minutes s’écouleront. Puis la
vie reviendra peu à peu. Les battements de mon coeur se précipiteront.
Ma poitrine se soulèvera et mes paupières s’ouvriront.
« Peut-être, mes enfants, devrez-vous parler à voix basse et
ne pas m’éclairer d’une clarté trop vive, pour que mes oreilles et
mes yeux ne soient frappés d’aucun choc. Peut-être, au
contraire, ne vous verrai-je et ne vous entendrai-je
– 190 –
qu’indistinctement, avec ces organes bien affaiblis. Je ne sais. Je
prévois une période d’engourdissement et de malaise pendant
laquelle mon esprit devra rassembler ses idées comme on fait au
sortir du sommeil.
« Je ne me hâterai pas, d’ailleurs, et vous demande en
grâce de ne point chercher à tendre mes efforts. Des journées
paisibles, une nourriture plus abondante, me ramèneront insensiblement
aux douceurs de la vie.
« Ne craignez point du reste que je sois à votre charge, mes
enfants. À l’insu des miens, j’ai rapporté des Indes quatre diamants
de grosseur extraordinaire, quatre diamants rouges de
Golconde, que j’ai mis dans l’endroit le plus impénétrable qui
soit, et sur lesquels il me suffira d’emprunter pour tenir mon
rang et jouir grandement de l’existence.
« Comme je dois penser que ma mémoire n’aura peut-être
pas gardé le souvenir de cet endroit mystérieux, j’ai marqué le
secret en quelques lignes placées ci-inclus, sous une enveloppe
intérieure, portant la désignation de « codicille ».
« Ce codicille, je n’en ai pas soufflé mot, même à mon serviteur
Geoffroy et à son épouse. Si, par faiblesse bien humaine,
ils léguaient à leurs enfants quelque récit faisant confidence de
mon histoire secrète, ils ne pourraient cependant révéler la cachette
de ces quatre diamants merveilleux qu’ils ont souvent
admirés et qu’ils chercheront en vain après mon départ.
« Donc l’enveloppe intérieure me sera remise dès mon retour
à la vie. Dans le cas, impossible à mon sens, mais que
néanmoins votre intérêt m’oblige à considérer, où la destinée
m’aurait trahi et où vous ne trouveriez pas trace de moi, vous
ouvririez vous-mêmes l’enveloppe et, connaissant la cachette,
prendriez possession des diamants.
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« D’ores et déjà, j’en reconnais la pleine propriété à ceux de
mes descendants qui présenteront la médaille d’or, sans que
personne ait le droit d’intervenir dans le juste partage qu’ils feront
entre eux, et je leur demande de régler cette affaire euxmêmes,
seuls, et suivant leur conscience.
« J’ai dit ce que j’avais à dire, mes enfants. Je vais entrer
dans le silence et attendre votre venue. Nul doute que vous ne
veniez de tous les coins de la terre à l’appel impérieux de la
pièce d’or. Issus du même sang, soyez entre vous comme des
frères et des soeurs. Approchez gravement de celui qui repose, et
délivrez-le des liens qui le retiennent dans le royaume des ténèbres…
« Écrit de ma propre main, en parfaite santé d’esprit et de
corps, ce jourd’hui 12 juillet 1721. Sur quoi je signe de mon nom.
Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de… »
Maître Delarue se tut, examina de plus près le papier, puis,
après un instant, murmura :
« La signature n’est guère lisible… Le nom commence-t-il
par un B ou par un R… ? Le paraphe brouille toutes les lettres. »
Dorothée prononça lentement :
« Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de Beaugreval.
– Mais oui, mais oui, s’écria aussitôt le notaire… c’est bien
cela… Marquis de Beaugreval. Comment le savez-vous ?
– C’est un des noms de ma famille.
– Un des noms de votre famille ?… »