CHAPITRE 12
Du fond de la salle de classe, Sam regarda Jenna di-riger son cours. Les étudiants lui posaient de nombreu-ses questions et elle répondait à chacun avec patience et assurance. Parfois, elle utilisait une terminologie technique, qu’il ne comprenait pas.
Ils avaient passé la nuit dans leur refuge et avaient regagné le ranch dès les premières lueurs de l’aube. La façon dont elle avait accueilli la tempête et leur instal-lation de fortune l’avait surpris. Elle avait également appris très vite à monter, comme si elle était née sur le dos d’un cheval, insistant même pour s’occuper seule des soins de Black Spot. Il sourit intérieurement. Force était de constater qu’elle avait fait un sacré bon bou-lot !
Elle avait fait de même, en s’introduisant dans son cœur. Il ne pouvait pas le nier. Elle était ancrée en lui, et il lui faudrait du temps pour l’oublier. Oui, elle avait brisé toutes ses défenses et avait gagné son cœur.
A présent, il ne pouvait plus imaginer dormir une seule nuit sans elle, ne plus la voir passer la porte d’entrée, ou ne plus voir son doux sourire en face de lui, lorsqu’ils prenaient leurs repas.
Pourtant, elle lui avait bien fait comprendre qu’elle ne voulait rien d’autre qu’une liaison temporaire.
C’était ce qu’il avait souhaité, lui aussi, au début, mais à présent, il voulait davantage. Il faudrait pourtant bien qu’il accepte le fait qu’il en allait différemment pour elle. On était mercredi, et samedi elle serait partie. Elle avait déjà donné deux concerts, et jouerait une dernière fois vendredi soir.
Il se leva, quitta la pièce, partit faire quelques cour-ses et revint la chercher.
C’était mieux ainsi, songea-t‑il. Peut-être qu’elle était différente de Tiffany, mais elle n’était pas d’ici, et son style de vie ne correspondait pas au sien.
Il aurait été complètement stupide de croire le contraire.
Jenna dit au revoir au dernier de ses étudiants et quit-ta la salle de classe. Apparemment, Sam n’était pas là. Elle se dirigea vers la sortie et regarda dehors, mais elle ne voyait son 4x4 garé nulle part. Il avait dû être retenu. Elle retourna à l’intérieur et s’assit sur un banc dans l’entrée. Ouvrant sa sacoche, elle remarqua la couver-ture rouge du journal de sa grand-mère.
Elle l’ouvrit et se remit à lire.
Le 30 janvier 1958
Oahu est une île magnifique et je suis *******e de pouvoir m’y reposer après mes concerts à Hawaii. C’est le maire d’Oahu qui m’a invitée ici. Sa fille, Kalei, est charmante avec moi, et m’a demandé si j’aimerais ap-prendre le hula. Je lui ai dit que cette danse me semblait très érotique et que, oui, cela me ferait plaisir d’en apprendre les pas.
Elle m’a alors offert un paréo de couleurs vi-ves, une jupe en raphia confectionnée par ses soins, et un collier porte-bonheur.
Une nuit, alors que je m’entraînais au hula depuis une semaine, le maire donna une soi-rée.
De nombreux marins étaient présents et Ka-lei me demanda si je souhaitais danser. Je proposai de chanter également, et appris rapi-dement un air hawaïen, dont les paroles évo-quaient un amour interdit.
Ma tenue était très légère, un simple paréo aux couleurs chatoyantes, et la jupe en raphia.
Lorsque les tambours commencèrent à jouer, j’eus l’impression que leur son résonnait au plus profond de moi, jusque dans mon sexe. Je m’avançai sur scène et me mis à danser. Un officier était assis au premier rang et ne me quittait pas des yeux.
Je me lançai dans une danse folklorique, nommée Kahiko, enracinée dans la tradition, qui évoque la survie, les lois des dieux et le « kapus », mot qui signifie tabou. Dès que je commençai à danser, je sentis une énergie incroyable parcourir mon corps. Mes mouve-ments semblaient chargés d’une force sen-suelle, quasi sexuelle, et étaient un hommage aux forces de la nature, aux dieux, qui protè-gent et sauvent les êtres, selon leur bon vou-loir.
Je dansai pour cet officier et chantai pour lui. Il semblait très excité.
Plus tard, après le spectacle, j’allai me pro-mener sur la plage et l’homme me suivit. Il me dit qu’il s’appelait Daniel. Il était très beau. Je ne peux pas dire pourquoi, mais j’avais l’impression que je ne pourrais pas le séduire ailleurs qu’ici, sur cette plage, même si je l’avais voulu.
Il était très doux, très gentil, et m’apprit qu’il était en congé pour un mois. Il me parla de sa solitude et de sa passion pour la mer. Je pas-sai toute la nuit à l’écouter parler et me ra-conter sa vie. J’étais submergée par l’émotion. Il était si inhabituel qu’un homme ne cherche qu’à discuter avec une femme, sans essayer d’obtenir autre chose d’elle.
Je l’ai embrassé tendrement sur les lèvres, ne cherchant nullement à l’exciter, mais à lui mon-trer que j’étais en harmonie avec lui. Sa bouche était douce, et je ne me lassais pas de l’embrasser.
C’est la nuit la plus mémorable que j’ai ja-mais vécue.
Le 28 février 1958
Cela fait quelque temps déjà que j’ai négligé d’écrire mon journal, mais je viens de passer quatre semaines formidables avec Daniel.
La première fois où nous avons fait l’amour a été magique. C’était sur une plage déserte, sans rien d’autre qu’une couverture sous nos deux corps enfiévrés. Sentir ses lèvres chau-des sur mes seins me procurait un sentiment délicieux.
Mes mains caressaient ses muscles puis-sants. Lorsque je sentis son érection entre mes cuisses, je gémis sous sa bouche.
Je le sentis trembler, et il m’implora.
« S’il te plaît », dit‑il d’une voix rauque.
La passion contenue dans son baiser sem-bla alors vibrer dans chaque cellule de son corps et y résonner.
Je pressai mes seins contre son torse nu. Ses lèvres descendirent dans mon cou et je sentis l’humidité de sa langue qui glissait sur ma peau. Ses mains caressaient mon ventre, et je cessai de respirer lorsqu’elles remontè-rent sur mes seins et que, de ses pouces, il caressa mes tétons durcis. Sa bouche se posa sur eux et je criai de plaisir.
Lorsqu’il me pénétra, j’eus un orgasme puis-sant. Il allait et venait en moi avec une passion non contenue.
Jamais, auparavant, je n’avais ressenti un tel abandon pour un homme.
Jamais, je n’avais eu autant envie d’arrêter la course du temps, et de fixer ce moment pour l’éternité.
Après notre étreinte, je me reposai entre ses bras, comblée, et bien déterminée à …
— J’espère que tu ne m’as pas attendu trop long-temps.
La voix de Sam la surprit. Elle sursauta et referma aussitôt le carnet.
— Je me suis laissé entraîner dans une discussion sur l’alimentation du bétail, et j’ai perdu pas mal de temps.
Les mains tremblantes, elle rangea le carnet dans sa sacoche et se leva. Attrapant Sam par le cou, elle posa un baiser sur ses lèvres. Dieu qu’elle aimait l’embrasser, sentir la douceur de sa bouche sur la sienne, humer son parfum, sentir son corps tout contre elle.
Mais tout cela était impossible. Elle ne pouvait pas rester ici, c’était inenvisageable. Ce n’était pas son univers, et elle ne pouvait renoncer à la musique.
Oui, c’était impossible.
Pas plus qu’elle ne pouvait supposer de le voir sui-vre le même chemin que son père, qui était toujours resté dans l’ombre de sa mère. Elle ne détruirait pas Sam, ne profiterait pas de lui. Simplement, elle ne pou-vait pas lui donner ce qu’il désirait, ni un foyer, ni son cœur, et encore moins un enfant.
Lorsqu’elle mit fin à son baiser, il la regarda lon-guement, semblant essayer de déchiffrer un message. Elle voulut éviter son regard et détourna les yeux. Comme elle se sentait coupable ! Ce n’était pas pour cela qu’elle était ici, pas pour partager quoi que ce fût avec lui. Non, elle était venue au Texas pour retrouver ce fichu carnet et n’avait déjà que trop tardé à le récu-pérer.
Au diable la recherche de la passion parfaite de sa grand-mère. Le dernier passage qu’elle avait lu était cependant très différent. On y sentait poindre des émo-tions. Cette rencontre avec le jeune officier l’avait tou-chée plus qu’elle ne voulait l’admettre, parce qu’il lui semblait soudain que sa quête dépassait largement la seule passion.
Contrairement aux rencontres de sa grand-mère, la relation de Jenna avec Sam n’avait rien de désinvolte. C’était ce qu’elle s’était efforcée de croire, mais c’était faux.
Peu importait ce qu’elle avait cru. Au bout du compte, elle savait pertinemment qu’entre eux deux, il ne s’agissait pas simplement de passer du bon temps et de se donner du plaisir.
C’était bien plus que cela.
Il la prit par le bras et la força à le regarder.
— Bon sang, Jenna, je devrais être en retard plus souvent.
Elle se sentit rougir.
Si seulement elle pouvait se *******er d’une simple amitié pimentée de sexe. Mais elle voulait plus.
Tellement plus !
Inspirant profondément, elle lui passa les bras autour de la taille.
— Ne sois pas si présomptueux, Winchester.
Ils quittèrent l’académie et sortirent dans le soleil. Sam lui tint la porte ouverte et elle grimpa dans le 4x4.
— Hm, bien mieux qu’à ton arrivée, fit‑il remar-quer, malicieux.
Il se dirigea vers le centre et, pour la première fois, Jenna regarda vraiment la ville. Elle fit un signe de la main à Lurlene, lorsqu’ils passèrent devant sa boutique. Savannah était riche de son histoire et il y régnait une bonne entente entre les habitants. Alors qu’ils arri-vaient à un coin de rue, un bâtiment, signalé par une énorme pancarte et un néon, attira son attention.
— Sam, qu’est-ce que c’est ? Un bar ?
— Oui, si on veut. En fait, c’est à la fois un bar et un night-club. On y joue de la musique country.
— Est-ce que l’on peut y danser ?
— Bien sûr, m’dame. Toutes les meilleures danses du Texas.
— Tu m’y emmèneras ?
— Ce n’est pas vraiment le genre d’endroit que tu es habituée à fréquenter.
Etait-ce une critique qu’elle percevait dans sa voix ? De la déception ? Elle aurait peut-être dû en rester là, mais elle se sentait blessée.
— Eh bien, j’aimerais y aller ce soir, à moins que tu ne sois trop occupé.
— Non, mais si tu peux attendre jusqu’à samedi, ce serait bien mieux. C’est le meilleur jour pour y aller se distraire.
Il détourna un instant son regard de la route et le planta dans le sien.
— Samedi soir, je serai partie.
— C’est vrai. Tu ne seras plus là. J’avais oublié.
— Tu es en colère contre moi ?
Elle vit diverses émotions affleurer sur son visage.
— Pourquoi le serais-je ?
— Je t’ai dit depuis le début que je ne resterais que deux semaines. J’ai une tournée à honorer. Dès lundi, je dois être à Rome. D’ailleurs, j’ai déjà bien assez abusé de ton temps.
Il serra les dents et se concentra sur la route.
— Au moins, Tooter sera *******.
— J’en suis sûre.
— Il faut que je m’arrête faire une course, j’ai besoin de suppléments nutritionnels pour les animaux. Ça ne te dérange pas ?
— Non, je t’en prie.
Le parking où il se dirigea était bondé de camions. Certains hommes chargeaient leur cargaison. D’autres, debout à côté de leurs engins, discutaient entre eux. Il se gara, elle ouvrit sa portière puis sauta à terre, sur le gravier. Visiblement, tout le monde connaissait Sam, ici, et chacun le salua. Il répondit à tous, souriant, ser-rant des mains, échangeant quelques propos sur le bétail de l’un et les préoccupations de l’autre. Durant tout ce temps, il la tenait à côté de lui, si bien qu’elle se retrou-va, elle aussi, entourée par ce petit groupe d’hommes et de femmes qui semblaient tant apprécier Sam.
Chacun avait véritablement l’air heureux de le voir. Les hommes lui témoignaient du respect, et les femmes semblaient fières de lui, d’une fierté quasi-maternelle pour l’homme que l’on connaît depuis son enfance, et qui a bien grandi.
A les regarder tous ainsi, elle sut que Sam appartenait à cette ville. Il faisait partie du paysage, était enraciné dans cette communauté, pour laquelle il déployait tant d’efforts.
Contrairement à lui, elle n’était que de passage. A présent que sa grand-mère était décédée, elle n’avait plus aucune attache à New York — seulement son agent, qui était aussi, heureusement, une amie. Néan-moins, jamais elle n’avait eu le temps de développer une réelle amitié avec quiconque, comme celle qui ré-gnait entre tous ces gens.
Lorsqu’elle rentrerait chez elle, elle ne trouverait pas un voisinage aussi amical. D’ailleurs, elle se demanda qui remarquerait qu’elle avait regagné son appartement.
Soudain, elle sentit son cœur se serrer et eut envie de se sentir aussi intégrée que Sam l’était. Elle en mourait d’envie. Il avait passé son bras autour de ses épaules et elle remarquait bien les regards curieux et les coups d’œil interrogateurs.
Néanmoins, même si elle l’enviait, ce genre de rela-tion, si forte, l’effrayait aussi.
La musique avait toujours été son refuge, et jamais elle ne pourrait s’impliquer autant dans quoi que ce soit d’autre. La musique était toute sa vie, et elle refusait de s’engager dans un autre lien aussi fort.
Peu importait avec quoi.
Ou avec qui.
Les liens représentaient un véritable danger, qui la forceraient à exposer son cœur, et qui l’obligeraient à protéger celui de Sam.
Non, elle ne voulait pas de tout ça. Elle ne voulait pas qu’il l’aime.
Tout était finalement une question de choix. Sa grand-mère avait choisi l’amour, et sa mère, la musique, négligeant même sa propre fille pour s’adonner à sa passion. Et cela l’avait blessée, elle, bien plus qu’elle n’avait jamais laissé sa mère le voir. Plus personne ne la blesserait. Elle serait forte, intouchable, et certainement pas responsable du bonheur d’autrui.
Elle se dégagea du bras de Sam et sourit.
— Je déteste jouer les enquiquineuses, mais crois-tu que tu en as encore pour longtemps ? Il faut que je m’exerce.
Sam hocha la tête.
— Tu as raison. Moi aussi, j’ai du travail.
Il toucha le bord de son chapeau pour saluer la petite assemblée et pénétra dans le magasin. Pendant ce temps, elle retourna au 4x4, troublée par les sentiments qu’elle éprouvait pour lui.
A l’instant où elle ouvrit la portière, Sam sortait de la boutique, un sac à la main. Il lui sourit. Alors qu’il la rejoignait, un homme l’interpella et il se retourna pour lui parler.
— Salut Sam, justement je voulais t’appeler, dit l’homme en lui serrant la main. Je voulais venir voir tes chevaux. Millie a besoin d’une bonne monture.
— Je l’ai vue, l’autre jour, gagner le championnat ju-nior. Félicitations, Mike.
— Merci, Sam.
Les deux hommes discutèrent de chevaux, de bétail, de tournois et de rodéo.
— Tes chevaux sont vraiment les meilleurs, Sam. Ton père serait fier de toi.
A ces paroles, Jenna vit passer dans le regard de Sam, quelque chose qu’elle n’y avait encore jamais remarqué. Il y avait de la satisfaction, certes, mais aussi une ombre de tristesse, qu’il dissimula en baissant les yeux.
— Des circuits ? demanda-t‑elle en s’approchant. Des rodéos ?
— Des compétitions, jeune dame. Dis-moi Sam, la jeune demoiselle est‑elle complètement ignorante de notre art ?
— Non, elle s’y connaît plutôt bien pour une débu-tante. Au fait, désolé pour les présentations, voici Jenna Sinclair.
— Ah ! La violoniste. J’ai entendu dire que vous sé-journiez chez Sam.
— Oui. J’ignore tout du marché du bétail et des ro-déos, j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.
— Pensez-vous ! répondit‑il en lui serrant la main. A chacun son boulot, comme je dis toujours. Et d’ailleurs, j’ai entendu dire que vous jouez divinement bien.
— Dans ce cas, peut-être viendrez-vous assister à mon concert, demain soir ? La recette des billets sera offerte au comité de charité.
— C’est pour une bonne cause. Nous serons tous là.
Mike et Sam discutèrent encore quelques instants et fixèrent un rendez-vous pour qu’il vienne choisir un nouveau cheval pour sa fille. Puis il partit.
Sam et elle grimpèrent dans le 4x4 et prirent la route pour retourner au ranch.
— Sam…
Les épaules crispées, il se tourna vers elle, et elle vit que la tristesse avait de nouveau envahi ses yeux.
— Hmm ?
— Ton père ne tenait pas vraiment à ce que tu élèves des chevaux, n’est-ce pas ?
— Pas vraiment.
— Mais encore ?
— Mon père n’était pas capable de m’aider, en ma-tière de chevaux. Il disait qu’il n’avait pas le temps, et que l’élevage de bétail suffisait.
— C’est pour cela que tu es parti, lorsque tu as eu dix-huit ans ?
— Oui. J’étais en colère et je me sentais frustré. Le prix du bétail n’était plus aussi haut qu’à une époque. Je lui ai dit que nous devions nous diversifier, mais il n’en a pas tenu compte. C’était un vrai fermier, et seuls ses vaches et ses taureaux l’intéressaient.
— Tu m’as dit aussi que tu étais revenu à cause de sa santé. Mais il y avait autre chose que son cœur, n’est-ce pas ?
— Oui, il y avait autre chose.
Il poussa un profond soupir, puis se décida.
— Mon père avait un problème avec la boisson, comme on dit. Il avait connu plusieurs coups durs, dans sa vie. Mon frère aîné est mort-né et ma mère est décé-dée peu de temps après ma naissance. Jamais, il ne s’est remis de ces deux drames.
— Et toi, il t’a perdu quelque part en chemin ?
— On peut dire ça. Tooter a réparé les dégâts que mon père causait.
— C’est lui qui t’a appris tout ce que tu sais.
— Il a été comme un père pour moi.
— Il a sauvé le ranch ?
— Il a sauvé mon héritage et la fierté de mon père. Il a tout assumé à sa place, l’a aidé à redevenir sobre ; il s’assurait qu’il mangeait correctement chaque jour, au lieu de boire. Tooter a travaillé dur. Il croyait en moi, en mes idées pour développer un élevage et m’a aidé à chaque étape.
— Tout comme ma grand-mère l’a fait pour moi.
Elle se glissa vers lui et posa sa main sur sa nuque pour combler son irrépressible besoin de le toucher.
Lorsqu’ils arrivèrent au ranch, Tooter se tenait de-vant le porche. A peine Sam eut‑il garé son 4x4, que son contremaître était déjà à la portière. Sam l’ouvrit et descendit aussitôt. Jenna fit le tour du 4x4 et entendit les dernières paroles de Tooter.
— … s’est comportée bizarrement toute la journée. J’ai essayé de te joindre sur ton portable, mais tu ne répondais pas.
— J’étais au magasin.
Sam se dirigeait déjà vers l’écurie d’un bon pas, Too-ter derrière lui. Apparemment, il se faisait beaucoup de souci pour sa jument.
— J’espère qu’elle va bien ! cria Jenna.
Sam s’arrêta et se retourna.
— Merci, dit‑il.
Jenna se dirigea vers la maison, et resta un moment dans le hall. Son estomac criait famine, mais elle décida de l’ignorer, et regarda en direction du couloir qui me-nait au bureau de Sam.
Autant dire les choses clairement : elle avait pure-ment et simplement négligé sa mission. Elle s’était lais-sé prendre au piège des beaux yeux bleus de Sam, et à ses mains si vigoureuses qui la fascinaient. Ses pensées prenaient un tour qui ne lui plaisait guère ; elle avait soudain des envies de stabilité, de foyer où il faisait bon se retrouver… à deux.
Mais non, ce n’était pas sa vie. Sa vie à elle consistait à ne se soucier que d’elle-même, et à conserver son indépendance ; à ne jamais laisser quiconque devenir trop proche, afin qu’elle n’ait jamais à faire de choix.
Elle se hâta jusqu’au bureau de Sam. Il fallait qu’elle trouve le journal. Il le fallait absolument. Mais lors-qu’elle entra, elle déchanta rapidement : Caleb se trou-vait déjà là, en train de ranger des papiers pour Sam.
Il se retourna pour la regarder, alors qu’elle se tenait toujours sur le seuil, le souffle coupé.
— Vous avez besoin de quelque chose, m’dame ?
— Non, désolée de vous avoir dérangé.
Elle se retira et se dirigea vers la salle à manger. Puis rapidement, elle passa devant le salon et monta à l’étage. Maria sortait de la chambre de Sam, une cor-beille à linge entre les bras.
— Ah, vous êtes rentrés tous les deux ! Puis-je vous préparer quelque chose à manger ?
— Volontiers, mais je ne sais pas à quelle heure Sam pourra venir me rejoindre. Il est aux écuries. Je crois qu’il s’agit de Jigsaw’s Pride.
— Est-ce qu’il y a un problème ?
Maria avait l’air soucieuse.
— Je ne sais pas exactement, mais Sam était inquiet. Il a l’air de tenir à cette jument.
Maria hocha la tête tout en descendant l’escalier, et Jenna la suivit.
— Tous ses animaux sont importants pour lui, mais celle-ci est particulière à ses yeux. Il l’a acquise auprès d’un homme qui la maltraitait et, depuis, a pris soin d’elle chaque jour.
— Sam m’a dit qu’il avait quitté le ranch, à une épo-que, parce que son père n’était pas intéressé par l’élevage de chevaux.
— Ce n’est un secret pour personne. Chacun ici les a entendus se disputer à ce sujet.
— Vous le connaissiez déjà, à l’époque, Maria ?
Maria sourit.
— J’ai travaillé, lavé et cuisiné dans ce ranch depuis que j’ai l’âge de dix-huit ans. C’est même ici que j’ai rencontré Red, mon mari. Les Winchester ont toujours été bons pour nous.
— Vous avez dû connaître le père de Sam, alors.
— Oui, il n’a pas toujours été à la hauteur avec son fils, mais heureusement, Tooter était là. Sam a été un petit garçon adorable, un adolescent solide et responsa-ble, puis il est devenu l’homme charmant que vous connaissez aujourd’hui. Vous n’en trouverez pas de meilleur. Il s’est senti frustré, à cause de son père. Voilà le problème. Peut-être avait‑il besoin de se prouver quelque chose à lui-même. Tout ce que je sais, c’est que, lorsque son père est tombé malade, il est revenu ici chaque week-end, quand il n’était pas de permanence au poste de police.
— Il a de la chance de vous avoir, Tooter et vous.
— C’est nous qui avons eu de la chance de travailler pour une famille aussi agréable.
Jenna sentit une boule se nouer dans sa gorge. Il était douloureux de constater à quel point leurs enfances avaient été différentes. La sienne avait été embellie par la musique et par ses liens affectifs si forts avec ses grands-parents mais réglée également par la stricte dis-cipline de son entraînement musical. On lui avait ensei-gné tout ce qu’elle pouvait souhaiter. La seule chose à faire était de se fixer un but et de l’atteindre. Même pour la célébrité.
Sam, quant à lui, avait dû chercher son équilibre tout seul, mais cette lutte avait forgé son caractère.
Maria termina de préparer leur déjeuner et servit les assiettes.
— Je vais aller prévenir Sam que tout est prêt, dit‑elle.
— Non, je vous en prie, Maria, laissez-moi le faire.
Jenna sortit par la porte arrière et se dirigea vers les écuries. Lorsqu’elle y parvint, elle vit Tooter et Red qui se tenaient près d’un box. Elle s’approcha et aperçut Sam à l’intérieur. Il caressait une superbe jument noire, dont les flancs étaient gonflés du poulain à naître.
— Comment va-t‑elle ? demanda-t‑elle.
Les trois hommes la regardèrent. Red sourit et lui fit de la place à côté d’eux, devant la porte du box. Tooter garda son habituelle mine renfrognée, mais s’écarta également afin de lui laisser une meilleure vue sur la jument.
Sam s’approcha et lui sourit.
— On dirait que ça va aller. Je crois qu’elle va mettre bas dans la soirée.
Quelques instants, plus tard, Jenna se retirait, laissant les hommes entre eux.
Elle rentra à la maison, s’arrêtant d’abord dans la cuisine pour prendre son repas, puis se dirigea vers sa chambre, où elle enfila délibérément des vêtements sophistiqués. Elle savait à quel monde elle appartenait, et ce n’était pas à celui de Sam. Bien sûr, elle avait le pouvoir de mettre Sam à ses pieds, et cette idée la fai-sait presque frémir. Si elle utilisait ce pouvoir pour lier Sam à elle, où est-ce que cela les mènerait ? Bien sûr, au bout d’un certain temps, elle réussirait certainement à le convaincre de vendre son ranch et à quitter Savan-nah. Elle était absolument certaine de pouvoir arriver à ses fins, si elle le souhaitait.
C’était quelque chose que sa mère n’aurait pas hésité à faire. Mais pour elle, cela aurait représenté la trahison ultime, et elle se promit de n’en jamais rien faire.
Elle n’était absolument pas comme sa mère.
Jamais elle ne détruirait Sam.
Jamais.
Il était bien mieux sans elle, et sans l’influence qu’elle pouvait avoir sur lui.
Elle prit son violon, et commença à jouer. Mais son esprit était ailleurs.
Jamais elle ne se serait attendue à apprécier le mode de vie qu’elle avait ici.
Jamais elle ne se serait attendue à se plaire dans une ville comme Savannah. Il existait ici une proximité entre les êtres qui la touchait, procurant un doux senti-ment qu’elle avait envie de faire sien et de garder au fond de son cœur.
C’était comme lorsqu’elle prenait le thé avec sa grand-mère, ou se promenait au clair de lune avec son grand-père, tandis qu’il lui apprenait le nom des étoiles, une à une. C’était comme être enfin arrivée… chez soi. Plus elle passait de temps au Wildcatter, moins elle avait envie de partir.
Pourtant, elle devait s’en aller