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Ils y sont et son cœur bat à se rompre. Elle n’a plus de force. A deux pas, la maison, si vide sans les chiens pour signaler son arrivée, les volets clos... et l’aile droite détruite... des travaux pas même commencés
Doc, qu’a-t-il fait
Rien, rien de bien important
On dirait qu’il n’y a personne
Il est certainement là. Allez-y, je vous rejoins dès que possible. Et n’ayez pas peur. Il ne peut rien vous faire
Je n’ai pas peur de lui, Doc, j’ai peur de moi, de le décevoir, de ne plus être celle qu’il attend
Vous ? Vous dites des sottises... Bonne chance, Emmanuelle
Bonne chance ? Alors qu’elle est sur le point de retrouver l’homme qu’elle aime, malade. Vraiment ? Et si... Non... pas Doc
La porte, un pas à l’intérieur, le silence est total. Et il fait froid également... la cheminée semble sans âme et la maison respire l’abandon... Les portes sont ouvertes, toutes. Sauf celle qui mène à l’aile disparue. Celle de sa chambre également, comme si, ainsi, il voulait s’isoler davantage du monde extérieur
Elle doit ramener la joie entre ces murs, y ranimer tout leur bonheur d’hier... Pour commencer, il suffit d’ouvrir un volet, de laisser entrer la lumière, les rayons d’un soleil de début d’automne. D’ailleurs... rien n’a changé ! Les coffres du grenier occupent encore le milieu de la pièce, rappelant leurs rires par leur présence. Et du feu, pour sa chaleur, mais surtout pour le plaisir des flammes. Il est à côté, il doit l’entendre, et penser que Doc est là, l’ami mais aussi le médecin inquiet pour son patient. Inquiet ? Pas tant que cela
Un disque, mais pas un opéra triste... Un hymne à la vie ! Les Quatre Saisons ? Il devrait y avoir suffisamment de légèreté dans Vivaldi pour égayer l’espace autour d’eux... Là, il ne peut plus imaginer qu’il s’agit de son vieil ami. Elle doit oser, avancer jusqu'à la porte, la passer, le retrouver. Tout en silence... et dans l’obscurité
Elle perçoit son souffle... calme, et apaisé... comme elle aimait à l’écouter avant, et elle laisse pénétrer à peine assez de lumière par la porte presque refermée pour deviner sa silhouette dans le lit
Il dort... il semble dormir... et elle... elle ne sait plus... Pourquoi Doc aurait-il mauvaise conscience ? Et comment savait-il la trouver chez elle... Qui lui a indiqué son adresse ? Qui, sinon... Patrick
C’est presque le cœur léger d’une bouffée d’espoir, avec le moins de mouvements possible, qu’elle se coule, comme autrefois, près de lui, pour épier un possible sommeil, et attendre un premier geste. Attendre... la douce force du bras qui l’entoure... et la chaleur rassurante de la main qui se pose sur elle... qui glisse sur son dos.... qui caresse sa nuque, se perd dans ses cheveux
Tes cheveux ! Qu’as-tu fait à tes cheveux
Elle sourit enfin, à une voix qui n’a rien de celle d’un être amoindri, aux doigts qui tâtonnent sur sa tête, sans aucune faiblesse, et elle rit à ressentir toute la vigueur d’un corps qui se redresse comme piqué par une abeille.
Mes cheveux ? Et toi ? Tu devrais agoniser
Quand les as-tu coupés ? Pourquoi
Je le savais ! Tu n’es pas plus malade que moi
Malade ? Qui ? moi ? Oh, oui, terriblement... mais on verra ça après. Alors
Alors, quoi ? Tu n’as pas de cœur, tu es un... un monstre d’égoïsme. Tu m’as obligée à conduire une machine infernale, tu m’angoisses au point de me faire mourir de chagrin avec une maladie que je parie imaginaire, et tu ne t’inquiètes que de mes cheveux.
Ils sont courts
Je sais ! Mais ils repousseront si tu y tiens tant.
Tu me le promets
Je ne peux les en empêcher, quant à ne plus les couper c’est autre chose. C’est vrai, tu les préfères longs
Je ne sais plus, il faudrait que je te vois telle que tu es en ce moment
Pas question ! Pas avant d’être fixée sur ton état de santé... J’attends
Tu ne devines pas ? C’est toi... je suis malade de toi, de ton absence... seulement de ne plus t’avoir près de moi. Si tu pars, je meurs, si tu restes, je vis. Tu vois bien que c’est grave...
Je vois surtout que te débrouilles toujours pour me mettre devant un choix difficile. Patrick ? Doc ? Tes complices
Quel vilain terme ! Les meilleurs médecins au monde puisque tu es là
Je réglerai mes comptes avec eux plus tard. Et la maison ? Le résultat d’un coup de colère ? Tu as claqué la porte trop fort
Elle ne demande qu’à devenir ce que tu souhaites. Elle aussi t’attendait. Tu t’es rendue à la galerie
Brice... Tes tableaux, ils sont merveilleux
Pour toi, seulement par toi. Sans toi, ils n’existeraient pas
Le seul problème, c’est que je ne ressemble plus du tout à la jeune femme de tes toiles.
Tu as changé à ce point ? Ouvre les volets, que je vois si tu me plais autant... ou davantage
Pas encore... Tout bien réfléchi, je reste, mais tu devras me prendre comme je suis
Si c’est ta seule condition, c’est promis... Dis-moi
Tu ne préfères pas en avoir la surprise ? Tant pis pour toi... Je suis devenue affreuse, avec tout plein de taches de rousseur
Toi ? Je vais adorer ça... Où ? Sur le nez
Partout ! Et noire de soleil
Partout aussi
Non... pas entièrement
Il va me falloir tout recommencer ! Tu n’as pas jeté un coup d’œil à l’atelier
Non, pas encore. Toujours moi
Le seul moyen qui me restait pour t’avoir à mon côté. Celui-là uniquement pour moi, pour nous
Ça promet, je crois que je devine. Et alors
Ta peau y est blanche comme de la neige saupoudrée de nacre, tes cheveux, eux, couvrent tes épaules, dorés comme le miel dont tu raffoles sur tes toasts. Maintenant, à t’entendre, tu es couleur chocolat, et bouclée comme un angelot sous mes doigts. Ils ne te reconnaissent plus
Tu n’aimes pas le changement
En tout ? Même à l’intérieur de toi
Non... Brice... je... là, tout est tel que tu l’as... connu
Tes sentiments... intacts ? Tu as tout pardonné
Depuis toujours
Je ne te mérite pas
Je veux tout oublier. Je te connais, Brice, mieux que moi-même. De nous deux... je crois que c’est toi qui a le plus souffert de tout cela. Je savais aussi... tu n’aurais pas eu trop à attendre avant de me voir m’égarer par ici
Pour repartir
Tu m’aurais chassée
Chérie, ne dis pas ça... pour tes photos, de nouveaux reportages
Pourrais-tu te passer de tes pinceaux
Non... mais entre eux et toi... Tu mènes la course, d’une courte tête, mais... tu gagnes
Sois sérieux... c’est une question importante
Je le suis... Je ne pourrais pas l’être davantage
Je n’essaierai jamais de te détourner de la peinture, même si tu dois t’enfermer dans ton atelier des journées et des nuits entières...
Je savais que tu allais avancer un argument irréfutable. Je dois m’en faire une raison. Mais... Rassure-moi... une aussi longue absence... Tu n’as rien prévu de cet ordre dans l’immédiat
Mais non ! Tu sais... je pense que finalement... tu n’as rien perdu, au contraire. Mon amour est immuable, mais moi... peut-tre plus avide, de tant de séparation. Tu veux vérifier
Je peux
Tu ne vas pas m’en laisser encore l’initiative
J’aime tellement quand tu le fais
Elle se laisse tomber contre lui, prend sa bouche, retrouve le geste de la main sur la joue blessée, et la retire, se lève et cherche l’interrupteur. Et elle vacille sous la vague d’émotion qui déferle en elle devant le visage intact, un peu pâle et la peau encore fragile
Presque un inconnu
Et l’aimer autant
Brice, tu l’as fait ! Tu n’as plus rien... Quand ? L’hôpital ? C’était donc vrai, tu y as vraiment séjourné
Pas longtemps mais plusieurs fois. Plus de blessures du passé, alors pourquoi garder celle-là. Ça t’ennuie
M’ennuyer ? Non, tu sais que je n’y ai jamais attaché d’importance, je ne l’ai jamais vue, elle faisait partie de toi. Je l’aimais d’être toi. Pour moi ? Tu as fait ça pour moi
Pour te montrer que je n’ai rien gardé d’hier, que la vie est toute neuve devant moi, que je veux de toute mon âme y avancer avec toi. Je t’aime. Je ne te l’avais pas dit encore
Non, mais j’ai beaucoup de patience
Fais-toi voir, tourne la tête. Oui, ça ira. Je pourrai m’y faire. Tout juste caramel. A croquer
Tu es sûr
Et toi
Idiot. Avec ou sans, c’est toi que j’aime
Tu me rassures. Alors
Alors quoi
Où en étions-nous
Je ne sais plus, de quoi parlions-nous
D’initiative... Emmanuelle, tu deviens distraite
Tu crois ? Attends, je vais me rattraper. Et comme ça ? C’est mieux
Presque, encore un effort
Et là
Oui, là, enfin, je te retrouve