CHAPITRE 4
Une foule compacte et bruyante s’animait à l’intérieur du casino, une salle qui n’avait certes rien de comparable avec ces temples du jeu que Kit avait fréquentés à Las Vegas, Nice ou Monte-Carlo, mais dont elle aima immédiatement l’atmosphère intimiste.
Elle se dirigea vers la caissière qui lui fournit à sa demande pour un crédit de 100 dollars en jetons, puis elle alla s’installer à une table de black-jack.
— Bonsoir, lui dit le croupier. Je m’appelle Connor. A votre service, mademoiselle. Prête ?
— Prête.
Kit observa ses trois voisins de table, des voisines en réalité, toutes mariées à en juger par leur alliance. Détail que lui parut avoir également remarqué le fameux Connor, qui l’observait avec insistance en souriant, charmeur. Comme tous les employés de casino, il portait à merveille la chemise blanche et la veste noire traditionnelles des croupiers. Pas aussi élégant que Joshua, certes, mais… Elle se sermonna et rendit son sourire à Connor. Après tout n’était-elle pas là pour oublier Joshua ?
— Quand vous voulez, Connor, lança-t?elle de sa voix la plus charmeuse.
— Euh, bien sûr, mademoiselle…, bredouilla l’homme.
— Et soyez gentil de ne pas me ruiner, souffla-t?elle en battant des cils.
— Oh, voyons, mademoiselle. Je suis sûr que vous êtes une gagnante, répliqua Connor sans cesser de la dévorer des yeux.
Parfait. Kit offrit un sourire badin au croupier et se félicita d’avoir déniché en ce Connor un flirt docile, dont elle ferait ce qu’elle voudrait. Si elle le voulait. Connor était exactement ce dont son ego — si brutalement malmené par son père, puis par Joshua — avait besoin.
Oui, Connor était à croquer, décida-t?elle. Elle poussa quelques jetons sur la table, puis la serveuse refit son apparition. Kit leva alors son verre et but avec une lenteur excessive une gorgée du nectar transparent, sous le regard avide de Connor.
— Comme c’est bon, murmura-t?elle.
— C’est ce qu’il vous fallait, commenta le croupier. Mauvaise journée ?
Kit acquiesça tout en se refusant à comparer le sourire de son interlocuteur avec celui de Joshua Parker. Elle ne voulait plus penser à Joshua Parker. Et encore moins à ce satané baiser.
— Cette croisière ne se déroule pas vraiment comme je m’y attendais, expliqua-t?elle avant de boire une nouvelle gorgée de vodka. Ayez pitié de moi, Connor, ajouta-t?elle en poussant d’autres jetons sur la table de jeu.
— Je m’en voudrais de décevoir une dame, répondit celui-ci, avec un clin d’œil cette fois.
Combien de temps elle resta assise là, elle n’aurait su le dire, mais lorsqu’elle termina son verre et en commanda un deuxième, elle s’aperçut que son petit manège avec Connor n’avait aucun effet. Joshua ne cessait en réalité de l’obséder, comme s’il se trouvait assis près d’elle. Elle devait réagir.
A cet instant, la chance tourna à la table et elle remporta trois fois sa mise.
— Je n’y crois pas, s’exclama-t?elle.
— C’est un tort, remarqua Connor, qui fit glisser les jetons vers elle, effleurant sa main au passage.
Contrairement au séisme que les doigts de Joshua avaient déclenché en elle, ce contact la laissa indifférente. Comme la laissa indifférente l’agitation à côté d’elle, au point qu’elle eut à peine conscience qu’un joueur prenait place sur le siège voisin.
— Où est passée la robe ? s’enquit alors une voix grave et chaude.
Kit sentit ses cheveux se hérisser dans sa nuque. Le premier choc passé, elle répondit toutefois d’une voix ferme :
— Au placard, avec toutes sortes de mauvais souvenirs.
Comme si de rien n’était, elle repoussa quelques jetons sur la table, refusant de faire face au nouveau venu dont le genou approchait dangereusement le sien. Feignant de s’intéresser à la partie, elle tressaillit lorsque Joshua se pencha vers elle et lui murmura à l’oreille :
— Je vous ai cherchée partout. Voilà plus d’une heure que j’arpente ce satané bateau.
— J’aurais préféré que vous ne me trouviez pas, répliqua-t?elle, glaciale.
Elle se renfrogna. Mais comment se pouvait-il que son verre fût déjà vide ? A cet instant, comme Connor ramenait les jetons vers lui, elle se redressa :
— Oh, je suis épuisée. Une nuit de sommeil me fera le plus grand bien. Connor, merci de votre gentillesse. Peut-être à demain ?
— Je donne une leçon de poker vers 15 heures. Puis j’irai faire un tour à Paradise Island.
— Paradise Island ? répéta Kit en réunissant ses jetons.
— Oui, le casino. Je parie que vous n’êtes jamais venue à Nassau.
— Exact.
Elle lui décocha un sourire mutin et se leva. Joshua allait comprendre de quoi elle était capable. Ce que séduire voulait dire…
— Bonne fin de soirée, Connor. Peut-être nous verrons-nous demain, à Paradise Island… Peut-être est-ce moi qui vous emmènerai au paradis, qui sait ?
Connor hocha la tête avec un air complice et lui sourit en retour, avant de remarquer :
— J’ai hâte d’être à demain. Si vous ne pouvez pas venir, téléphonez-moi au 5689.
Kit lui adressa un geste amical de la main, puis quitta la table. Elle se dirigea vers la caisse où la jeune femme de service entreprit de convertir ses jetons en espèces, d’abord avec un air indifférent et des gestes d’automate. Soudain, elle s’interrompit et écarquilla les yeux, comme si elle venait de voir une apparition. Kit sut alors qu’elle avait été suivie.
Elle s’efforça de ne pas trembler en sentant Joshua tout proche. Nerveuse, elle croisa les bras, pour les décroiser aussitôt afin de prendre les dollars que lui tendait la caissière. Enfin, elle se retourna et fit face à Joshua. Elle comprit instantanément que celui-ci était fou de rage. Bien fait ! se dit-elle, satisfaite d’avoir donné une leçon au chouchou de ces dames.
— Que voulez-vous ?
— Marcher un peu.
Il lui saisit le bras avec fermeté et l’entraîna hors du casino. Une fois dans le couloir, il l’interpella, agressif :
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Qu’est-ce que ça veut dire, quoi ? répliqua-t?elle en feignant l’innocence, sans s’écarter de lui.
Le temps de ces quelques pas, elle avait ressenti un léger vertige. La vodka commençait à faire son effet.
— Ce manège avec le croupier…, répondit Joshua en lui faisant face.
Kit inspira profondément, tentant de toutes ses forces de résister au magnétisme du regard courroucé. Dieu, comme elle aimait le parfum de cette eau de toilette. Imperceptiblement, elle se dressa sur la pointe des pieds et se cambra, cherchant à se coller à lui. Joshua l’en empêcha et la repoussa.
— Oh, soupira-t?elle alors avec un sourire espiègle, rien de méchant… Je n’ai fait que lui dire que je pourrais l’emmener au paradis…
A peine eut-elle répété ces mots que Joshua se sentit submergé par une rage comme il n’en avait encore jamais éprouvé. Une fraction de seconde, il crut qu’il allait la soulever du sol pour la jeter par-dessus bord.
Il s’était trompé. Kit O’Brien n’avait pas de principes. Aucun sens moral. Quel gâchis ! pesta-t?il en lui-même. Ne comprenait-elle donc pas qu’avec ce comportement, elle ne faisait qu’alimenter les rumeurs ? Qu’elle était la proie rêvée de la presse à scandales ? Elle n’avait somme toute que ce qu’elle méritait. Il ne faudrait pas qu’elle crie au scandale quand, demain, elle découvrirait à la une la photo que Marilyn avait pris d’elle devant la table de black-jack !
A cet instant précis, Joshua devina la silhouette de Marilyn à l’autre bout du couloir. Prenant vivement Kit par le bras, il l’entraîna devant la cage d’ascenseur la plus proche.
— Eh ! Où m’emmenez-vous ? s’écria Kit alors qu’il pressait fébrilement le bouton.
— Pas là où j’aimerais aller, marmonna-t?il.
Enfin, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent devant eux. Il s’engouffra dans la cabine et appuya sur le bouton du Pont A. Ce ne fut que lorsque les portes se furent refermées qu’il laissa éclater sa colère :
— J’ai passé plus d’une heure à vous chercher et lorsque enfin, je vous retrouve, c’est pour vous voir ivre et en train de draguer le croupier !
— Je ne suis pas ivre et je ne draguais personne ! répondit-elle la voix mal assurée, chancelante. Et puis même ! Seriez-vous jaloux ?
— Pourquoi le serais-je, bon sang ? rétorqua-t?il, furieux contre lui-même.
Oui, décidément, cette femme avait grand besoin d’un ange gardien.
— Je ne sais pas, enchaîna-t?elle. Peut-être parce que vous me désirez.
Elle s’approcha, langoureuse, et sans réfléchir, il l’attira contre lui. C’était une erreur, se dit-il alors qu’une vague de désir l’inondait. Il la dévisagea, désemparé, fixant la bouche qu’elle lui offrait.
Elle était ivre et ne savait pas ce qu’elle faisait. Au prix d’un effort surhumain, il parvint à résister à l’invite. Lorsque Kit comprit qu’il ne l’embrasserait pas, elle redressa fièrement le menton et se réfugia à l’extrémité de la cabine d’ascenseur.
— D’accord…, grommela-t?elle.
Joshua ne broncha pas. Il devait la ramener à sa cabine. C’était ça, ou s’attirer de sérieux problèmes.
— J’étais en train de gagner, reprit-elle soudain. Et c’était juste un flirt ! Quel mal y a-t?il à cela ? C’est ma vie, après tout. Et si ça me fait plaisir de flirter ? Si ça me fait du bien, à moi ? Je mérite de me sentir bien ! J’ai eu une rude journée. Je dois partager ma cabine avec trois filles qui sont folles de vous. Je dois me cacher de mon père, qui saura dès demain où me joindre. Tout ça à cause d’une photo qui va se retrouver à la une. Une photo où l’on me voit en train de vous embrasser !
— Vous étiez consentante, il me semble, remarqua-t?il en se rapprochant de la jeune femme en fixant ses yeux, d’un vert émeraude à cette heure.
— Consentante ? Espèce de mufle !
Un peu d’alcool avait manifestement suffi à la libérer de ses inhibitions. Envolée, la bonne éducation !
— Et puis, reprit-elle, qu’est-ce que vous fabriquez là ? Vous trouvez que vous n’en avez pas assez fait ? Mon père me tuera lorsqu’il découvrira la photo ! Oui, vous avez signé mon arrêt de mort, parfaitement, Joshua !
Joshua pesta contre la lenteur de l’ascenseur. Kit était seule responsable de ses malheurs. Mais il était là, à ses côtés, et ressentait l’envie de la protéger contre elle-même, de la sauver d’elle-même. Peut-être parce qu’il pressentait quelque chose de secret chez elle, une fragilité. Mais bah… après tout, qu’en avait-il à faire ?
— Vous savez, je ne connais peut-être rien à La dernière frontière, mais en revanche, je sais tout de vous, recommença-t?elle, toujours aussi agressive. Mes co-locataires ne parlent que de vous. Mais moi, je sais que vous n’en valez pas la peine !
— Que savez-vous de moi ? répliqua-t?il, exaspéré. Vous êtes une fille de la ville et moi, un cow-boy ! Pensez ce que vous voulez, je m’en moque. Nous n’avons rien de commun et… Non, je ne vous désire pas !
— Si, vous me désirez, contra-t?elle, son petit nez relevé avec défi.
— Non, Kit. C’est vous qui me désirez.
— Oh, allez au diable, Joshua Parker ! Je n’ai qu’un désir, rester le plus loin possible de vous !
— Vraiment ? Vous mentez, Kit. Osez encore affirmer cela !
Il ne la laissa pas lui échapper. En une fraction de seconde, il se planta devant elle et posa sa bouche sur la sienne. Elle tenta bien de le repousser, mais sans succès. Il l’embrassa avec détermination et sentit bientôt qu’elle renonçait à toute résistance. Elle était désormais à lui et il sentait le corps féminin répondre avec fièvre à son baiser. Elle s’abandonnait, se laissant aller entre ses bras. Tout son être disait oui, criait encore.
Quant à lui, il ne souhaitait pas voir ce moment s’achever. Kit éveillait en lui des sensations inconnues et passionnées comme il n’en avait jusqu’alors jamais connues. Et il se sentait irrémédiablement glisser, happer par ces lèvres douces et brûlantes contre les siennes.
Elle lui noua les bras autour du cou et se plaqua contre lui, dont le désir était à présent évident. Oui, au-delà de toutes leurs différences, il la voulait, c’était aussi simple que ça. Elle glissa les doigts dans ses cheveux bruns, caressa les longues mèches qui lui retombaient sur les épaules.
— Joshua…, soupira-t?elle.
Il répondit à sa prière en resserrant son étreinte, consumé par le désir, sans plus d’autre conscience que celle de leurs deux corps serrés l’un contre l’autre.
Soudain, le ding discret de l’ascenseur retentit, le ramenant à la réalité. Qu’était-il en train de faire ? Il recula, fixant Kit comme s’il s’agissait d’une extraterrestre. Celle-ci resta bouche bée, choquée, tandis que la porte de l’ascenseur s’ouvrait lentement.
D’un bond, Kit s’écarta de lui et tandis que Joshua empêchait la porte de se refermer, il comprit qu’il venait de révéler un nouveau pan de la personnalité secrète de la riche héritière. Oh, bien sûr, l’alcool pouvait expliquer bien des choses, mais certainement pas la façon dont elle avait répondu à son baiser.
Non, un autre feu brûlait en Kit O’Brien, qui n’avait rien à voir avec le personnage dont la presse s’amusait. Et malgré tout ce qui les opposait, il lui parut soudain vital d’en apprendre davantage sur elle. Mais pas maintenant. Maintenant, elle devait dormir. Dissimulant son trouble sous le masque de l’ironie, il lui lança :
— Faites de beaux rêves, Kit !
Il sortit aussitôt de la cabine et s’éloigna, avant qu’elle ne s’avisât de répliquer.
*
* *
Kit s’avança tel un automate et parcourut les trente mètres qui la séparaient de sa cabine dans un état second. Sacré bon sang ! Mais pour qui se prenait-il ? Un moment, elle pensa se lancer à la recherche de Joshua pour lui dire sa façon de penser, mais elle y renonça. Elle n’avait pas les idées assez claires.
Ses co-locataires n’étaient pas encore rentrées et, pour la seconde fois, Kit se brossa les dents et enfila son pyjama. Une fois couchée, elle remonta le drap jusque sous son menton et fixa le lit au-dessus d’elle. Elle sentait encore la chaleur de la bouche de Joshua, la douceur de ses mains, la puissance de son torse. Elle l’avait follement désiré. Et elle le désirait encore, elle qui, de toute sa vie, n’avait jamais désiré personne. En réalité, ce désir ne l’avait pas lâchée de la journée ! Elle marmonna et s’allongea sur le ventre, martelant l’oreiller de ses poings sans parvenir toutefois à apaiser la tension qui pesait sur elle. Elle décida alors d’essayer de dormir. Les yeux fermés, elle pesta. Même dans le noir, l’image de Joshua la harcelait.