chapitre 1
—Vous êtes bien McAllister, n’est-ce pas ?0
A ces mots, Brice se crispa.
Qui osait faire intrusion dans ses rêveries solitaires ? se demanda-t il sans se retourner immédiatement. Encore que l’on pût difficilement vouloir être seul au milieu de convives fêtant une victoire politique !
D’ordinaire, il se gardait bien d’assister à ce genre d’événement, mais en l’occurrence, la benjamine du député récemment élu n’était autre que la femme de son cousin Fergus. Aussi était-ce tout naturellement qu’il avait été convié à la sauterie mondaine que donnait pour l’occasion Paul Hamilton. Comme il eût été fort impoli de sa part de refuser l’invitation, il s’était armé de tout son courage pour s’y rendre.
Etre apostrophé par son nom de famille lui déplaisait fortement, se dit-il encore, car cela lui rappelait de douloureux souvenirs scolaires. D’autant que la voix de l’homme qui venait de l’interpeller lui était foncièrement antipathique : elle était empreinte d’une arrogance qui frisait la condescendance.
Lentement, il finit par pivoter sur ses talons, et se retrouva nez à nez avec… un total inconnu ! D’une taille imposante, les tempes grisonnantes, le blond qui se tenait devant lui avait dépassé la cinquantaine. Encore fort bel homme, il arborait cependant un air méprisant des plus détestables — en conformité avec sa voix.
—Effectivement, je suis bien Brice McAllister, répondit Brice en martelant son prénom.
—Richard Latham, enchaîna son interlocuteur en lui tendant la main.
Richard Latham… Le nom lui évoquait vaguement quelque chose, mais ce visage ne lui était absolument pas familier. Il serra rapidement la main de l’inconnu, sans faire mine de vouloir poursuivre la conversation.
Brice n’était pas un homme particulièrement sociable et il estimait qu’aujourd’hui il avait largement participé aux relations publiques et familiales. Il ne souhaitait qu’une chose : avoir la paix !
—Vous ne savez pas qui je suis, n’est-ce pas ? insista l’homme avec une pointe d’amusement dans la voix.
Certes, Brice ignorait son nom. En revanche, il avait d’emblée reconnu la catégorie à laquelle appartenait cet individu : celle des importuns !
Bon, il affirmait s’appeler Latham, pensa Brice dans un ultime effort pour faire bonne figure. Nom inconnu du côté de sa famille… Par conséquent, il devait s’agir d’un parent de Paul Hamilton. Curieux ! On aurait dit que finalement, c’était moins son identité que sa fonction que l’homme voulait mettre en valeur.
La barbe ! Que son interlocuteur cesse de tergiverser, à la fin ! Et pourquoi ne lui disait-il pas ce qu’il attendait de lui ? Il était près de 7 heures et Brice avait hâte de rentrer à la maison. Il avait l’intention de prendre congé en prétextant un rendez-vous professionnel important, seule solution pour que Fergus ne le supplie pas de rester.
—Non, désolé, répondit enfin Brice… sans paraître le moins du monde navré, mais passablement agacé !
En tant qu’artiste reconnu et apprécié, il ne pouvait se soustraire totalement aux conventions sociales, et visiblement, Richard Latham jouait sur cette corde-là. Levant les sourcils, ce dernier annonça alors :
—Ma secrétaire vous a contacté à deux reprises la semaine dernière. J’aimerais vous commander un portrait de ma fiancée.
Bingo ! Voilà, il s’en souvenait à présent : c’était Richard Latham, le multimillionnaire. Son nom était bien évidemment connu de Brice : sa réussite économique était internationalement reconnue — tout comme sa réputation de play-boy ! Latham faisait souvent la une des journaux à scandale en compagnie des plus belles femmes de la terre. Brice ignorait cependant quelle créature avait en ce moment l’heur d’être sa « fiancée ».
—Comme je vous l’ai indiqué dans mon courrier, répondit sèchement Brice, je ne peins pas de portrait.
—Faux ! rétorqua Latham en plissant les yeux. J’ai eu récemment l’occasion d’admirer le magnifique portrait de Darcy McKenzie réalisé par vos soins.0
—Darcy est ma cousine par alliance, c’était un cadeau de mariage destiné à son mari, Logan, se justifia Brice.
—Dans mon cas aussi, il s’agit d’un cadeau de mariage ! argua l’homme d’affaires d’un air entêté.
Manifestement, Latham n’avait guère l’habitude qu’on lui résiste… Eh bien, tant pis pour lui ! se dit Brice. Il était hors de question qu’il cède au caprice du milliardaire. Il n’exécutait pas de portraits et ne ferait certainement pas d’exception pour les nantis de ce monde. Pas question qu’ils les accrochent ensuite dans leurs salons et affirment avec fierté : « C’est un McAllister » !
—Ecoutez, commença Brice, je suis réellement désolé, mais…
Il s’interrompit brutalement — à l’instar de la salle entière. Tous les regards convergèrent alors vers la jeune femme qui était apparue sur le seuil : Sabina !
Comme tout le monde, Brice avait déjà admiré des photos du célèbre mannequin. Il ne se passait pas une journée sans que Sabina ne pose pour un magazine ou un journal quelconque. Pourtant, aucun des clichés n’avait préparé Brice à la perfection absolue de sa beauté, au merveilleux velouté de sa peau que soulignait sa robe de lamé, à la longueur infinie de ses jambes, à ses grands yeux d’un bleu lumineux et à la cascade de ses cheveux aussi blonds que les blés, dont les pointes frôlaient ses hanches sveltes.
Elle ne portait pas le moindre bijou, observa-t il. Pourquoi renchérir sur la perfection ?
Le regard de Brice se concentra de nouveau sur les yeux de la jeune femme… Certes, ils étaient lumineux, le bleu azur de l’iris étant serti dans un cercle plus sombre qui le mettait en valeur. Pourtant, lorsqu’ils balayèrent la salle, il aperçut dans leurs profondeurs une sorte d’appréhension. Etait-ce de la peur ?
Il n’eut pas le temps de méditer davantage sur cette curieuse lueur, car à peine eut-il reconnu l’éclair qui trahissait les émotions de Sabina que celle-ci avait déjà recouvré un regard socialement correct et affichait un sourire confiant… tout en se dirigeant vers lui !
—Veuillez m’excuser, annonça Richard Latham, un sourire de supériorité aux lèvres. Je vais saluer ma fiancée.
Et, sous l’œil médusé de Brice, il se dirigea effectivement vers Sabina, passa un bras familier autour de sa taille et l’embrassa sur la joue.
Tiens, constata alors Brice, il s’était trompé en ce qui concernait les bijoux. Sabina n’en était pas totalement dépourvue — à son annulaire gauche brillait un gros diamant en forme de cœur.
Sabina était-elle la fiancée à qui Richard Latham avait fait référence ? La fiancée dont il souhaitait un portrait ?
En tout cas, c’était bien la seule femme au monde que lui-même ait jamais eu envie de peindre dès l’instant où il l’avait vue en chair et en os !
Oh, pas à cause de sa beauté, aussi spectaculaire fût-elle ! Non : en raison de cette lueur d’angoisse entraperçue dans ses prunelles et si rapidement masquée — un aveu de faiblesse fort intrigant de la part d’une aussi belle femme, et qui l’élevait à un rang bien supérieur à celui d’une icône de la mode.
Cette émotion, il avait une terrible envie de l’explorer — en tant qu’artiste, du moins…
—Désolée pour le petit retard, déclara Sabina en souriant chaleureusement à Richard. Andrew était très exigeant aujourd’hui, les essayages n’en finissaient pas !
—Tu es ici, à présent, et c’est le principal, lui assura son compagnon.
A ces mots, Sabina éprouva un vif soulagement. Comme il était appréciable de vivre avec un homme qui ne se plaignait jamais des contraintes et exigences liées à sa carrière ! Richard était si accommodant : tout ce qu’il voulait, c’était qu’elle parade à son bras. Le reste…
Ouf, constata Sabina, les gens avaient repris leur conversation ! Bien qu’elle fût top model depuis sept ans, elle ne parvenait pas à s’habituer aux réactions que déclenchait immanquablement son arrivée dans un lieu quelconque. Elle avait dû se forger une véritable carapace pour masquer la gêne que les regards inconnus continuaient d’exercer sur elle.0
Le seul endroit public où elle se sentait bien… c’était le fast-food à l’angle de sa rue ! Elle s’y rendait en jean délavé et pull informe, une casquette de base-ball vissée sur la tête. Bien malin qui aurait pu reconnaître le top model Sabina, en train d’engloutir un hamburger hautement calorique, accompagné d’une large portion de frites qui ne l’étaient pas moins !
Certains journalistes mal intentionnés avaient beau affirmer que, pour garder la ligne, le mannequin ne se nourrissait que de fruits et d’eau minérale, Sabina faisait partie de ces rares et heureuses femmes qui pouvaient avaler tout ce qu’elles voulaient sans prendre le moindre gramme.
Néanmoins, cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas aventurée dans le fast-food pour l’une de ces visites impromptues et anonymes.
Six mois exactement…
—Viens, je veux te présenter à quelqu’un, déclara Richard d’un air mystérieux.
Sabina lui lança un regard intrigué. Sans lui révéler ses intentions, son compagnon l’entraîna vers le fond de la salle… pour lui présenter l’homme avec qui il s’entretenait au moment de son arrivée.
Bien que Richard fût d’une taille impressionnante, son interlocuteur avait quelques centimètres de plus que lui. Il avait environ trente-cinq ans et était vêtu de façon décontractée — jean, T-shirt et veste noire — en accord avec ses cheveux, plutôt longs pour un homme.
Son expression contrastait avec cette décontraction apparente et lui conférait une beauté ténébreuse. Ses yeux verts retinrent particulièrement l’attention de Sabina ; son regard était si intense qu’il semblait plonger directement dans votre âme.
A cette pensée, Sabina sentit de nouveau l’angoisse l’étreindre. Elle défendait à quiconque — et particulièrement à cet inconnu aux yeux troublants — de lire dans son âme.
—Brice, je voudrais vous présenter ma fiancée, Sabina, décréta Richard. Sabina, voici Brice McAllister.
Comme à chaque fois qu’il la présentait à un tiers, Sabina reconnut dans la voix de Richard des inflexions de fierté. Sans compter qu’en l’occurrence, il semblait forcer le trait !
Sabina scruta McAllister d’un air confus. Etait-elle censée le connaître ?
Mais oui, elle y était ! Il s’agissait du peintre Brice McAllister, celui dont on s’arrachait les œuvres à prix d’or !
—Bonjour, monsieur McAllister, dit-elle enfin sur un ton réservé.
—Enchanté, Sabina, déclara Brice. A propos, avez-vous un nom de famille ?
Sa question avait été posée sur le mode ironique, aussi répondit-elle froidement :
—Smith. D’une banalité affligeante, n’est-ce pas ? Ma mère m’a choisi un prénom original pour compenser… Presque personne ne connaît mon vrai nom.
Brusquement, elle se tut. Pourquoi confier cela à cet inconnu ? Un inconnu qui, de surcroît, la mettait fort mal à l’aise avec son regard perçant…
—Tu es Sabina, et c’est suffisant, trancha Richard non sans arrogance.
Sentait-il, lui aussi, l’intensité anormale du regard de Brice ? se demanda Sabina qu’un frisson d’angoisse venait de parcourir. Instinctivement, elle se rapprocha de Richard.
—Je vous promets de ne le répéter à âme qui vive, affirma alors Brice.
Ces propos, qui se voulaient rassurants, provoquèrent en elle l’effet opposé. Au mot « âme », elle sursauta. Car elle était persuadée qu’il lisait dans la sienne comme dans un livre ouvert !
Allons ! Que redoutait-elle tellement qu’il y décelât ? Dans son âme, il devait voir de la chaleur, et de la gentillesse. De l’humour aussi, du moins l’espérait-elle. Sans compter le sens de la loyauté et de l’honneur.
Et immanquablement, de l’appréhension, de la peur…0
Non ! Ces émotions-là, elle les avait enfouies au plus profond d’elle-même. Personne ne pouvait les deviner. Elles affleuraient uniquement lorsqu’elle était seule, et comme elle évitait le plus possible de se trouver seule avec ses propres pensées…
—Votre fiancé et moi discutions d’un éventuel portrait que je peindrais de vous, déclara Brice sans ambages.
A ces mots, Sabina adressa un regard surpris à Richard… Jamais il ne lui avait fait part de son intention de commander un portrait d’elle à un artiste. Pour sa part, elle refusait de poser pour Brice McAllister. Pas question de passer du temps en sa compagnie ! Cet homme la mettait définitivement trop mal à l’aise.
—Je voulais te faire une surprise, intervint alors Richard en la couvant d’un regard protecteur avant de se tourner vers Brice et d’ajouter, non sans une inflexion d’ironie : finalement, vous voulez bien exécuter ce portrait ?
Sabina jeta un bref coup d’œil à Brice McAllister. Ainsi, il n’avait pas accepté d’emblée la commande de Richard ; il le laissait pourtant entendre… pourquoi avait-il changé d’avis ? Au même instant, Brice répondait à Richard en haussant les épaules :
—Pourquoi pas ? Je devrais réaliser quelques esquisses avant de prendre une décision définitive. Mais je vous préviens, je ne pratique pas l’enjolivement, si vous voyez ce que je veux dire.
Charmant personnage ! se récria intérieurement Sabina. Même si sa franchise était tout à son honneur… Soudain, elle ressentit un pincement au cœur. Elle venait de comprendre le véritable sens de ses propos !
Nul doute qu’il envisageait de la peindre en fonction de ce qu’il lisait dans son âme !
—Je doute qu’il soit nécessaire d’enjoliver les traits de ma fiancée, répliqua sèchement Richard. Ainsi que vous pouvez le constater, elle est d’une beauté irréprochable.
Face à l’éloge appuyé de Richard, Brice se *******a d’un petit sourire.
—Je crains que tu ne sois guère objectif, intervint alors Sabina, avant d’ajouter, désireuse de mettre un terme à cette impossible conversation : je crois que nous avons assez abusé de la gentillesse de M. McAllister…
Brice McAllister lui était décidément fort peu sympathique ! conclut-elle. Quelque chose dans son regard l’avait immédiatement mise mal à l’aise. Et le plus tôt elle s’éloignerait de lui, le mieux ce serait.
—Donnez-moi votre numéro de téléphone, demanda alors Brice. Si vous le permettez, je vous appellerai et nous conviendrons d’un rendez-vous pour les esquisses.
Par pitié ! Elle n’avait nulle envie que Brice McAllister en connaisse plus à son sujet que ce qu’il avait déjà deviné.
—Tenez ! décréta Richard en sortant une carte de visite de sa poche qu’il brandit avec fierté sous le nez de Brice. Nous habitons ensemble.
A cette annonce, Sabina sentit le regard de l’artiste s’appesantir sur elle. Visiblement, il ne prenait pas bien cette information ainsi que l’indiquait le pli désapprobateur de sa bouche.
Déterminée à lui tenir tête, elle plongea à son tour un regard défiant dans le sien — tout en se sentant rougir, mais peu importe !
Seigneur ! Pour qui se prenait-il pour se permettre de la juger ? Elle avait vingt-cinq ans, tout de même, et était tout à fait libre de ses choix ! Et ceux-ci lui convenaient parfaitement !
Vraiment ? interrogea alors une petite voix intérieure.
Dans ces conditions, pourquoi était-elle sur la défensive ? Aspirant une large bouffée d’air, elle s’efforça de rationaliser la situation. Il était impossible que Brice McAllister ait deviné sur quelle base reposait son arrangement avec Richard.
Sept mois plus tôt, lorsque ce dernier et elle-même avaient opté pour une vie commune, il était clair pour chacun que l’amour n’était pas à l’origine de cette décision. A dire vrai, elle leur convenait à tous deux : Richard lui offrait une protection contre la peur perpétuelle dans laquelle elle vivait avant son installation chez lui, et lui en retour pouvait s’afficher en public avec une très belle femme — ce qui semblait être l’ultime but de sa vie !
Oui, curieusement, c’était tout ce que Richard attendait d’elle, ainsi qu’elle avait pu le constater durant ces sept mois de cohabitation.
Nul doute que leur arrangement aurait paru des plus étranges à une tierce personne, mais pour eux, il était parfait. D’ailleurs, leur intimité —ou plus exactement leur absence d’intimité — ne regardait qu’eux. Et sûrement pas cet inquisiteur aux yeux trop verts !
—Je vous appellerai, affirma Brice en plaçant la carte dans la poche de sa veste noire.
Là-dessus, il prit congé d’eux pour aller rejoindre un couple avec un tout jeune enfant.
—C’est Logan McKenzie, indiqua alors Richard à Sabina, et sa charmante femme Darcy.
Sabina se moquait de savoir qui étaient ces gens ou quelle relation Brice entretenait avec eux. En revanche, elle était extrêmement soulagée d’être débarrassée de lui ! Elle pouvait de nouveau respirer tranquillement.
De fait, elle venait juste de s’apercevoir que, durant toute cette conversation, sa respiration avait été saccadée. En tout cas, elle était certaine d’une chose : si Brice lui téléphonait, elle ferait dire qu’elle était absente !
Entre-temps, elle comptait mettre en œuvre toute son habileté et sa force de persuasion pour que Richard change d’avis et renonce au portrait !0