CHAPITRE 11
— Pour l’amour du ciel, Sabina, détendez-vous ! lui ordonna Brice en lui lançant un coup d’œil impatienté par-dessus son tableau. Vous savez, j’ai déjà mangé ce matin, je ne vais pas vous avaler toute crue !
Cela faisait une demi-heure qu’elle posait pour lui, debout au milieu de la pièce dans la fameuse robe dorée, la tête légèrement tournée vers la fenêtre ainsi qu’il le lui avait demandé.
Une demi-heure qu’elle ne parvenait pas à se détendre… ce qui contrariait profondément Brice ! Car c’était lui qui était en droit d’être tendu. Ne se rendait-elle pas compte que les épaules nues qu’elle lui présentait excitaient terriblement son imagination et faisaient naître en lui des images d’une Sabina entièrement dénudée ?
Comment travailler correctement dans ces conditions ?
— Je sais ! répliqua-t elle avec hauteur. Seulement j’ai… j’ai un peu froid.
Froid ? Voilà qui n’étonnait guère Brice vu l’air glacial dont elle le gratifiait depuis hier soir. Depuis qu’elle avait rejoint les trois hommes dans la salle à manger, après qu’il lui eut montré sa chambre et que…
D’accord, il admettait qu’il avait eu tort de s’attarder dans sa chambre, mais ç’avait été plus fort que lui ! Il avait été littéralement incapable de s’arracher à sa contemplation. Elle était si belle dans cet environnement, si parfaite… Et il était bien conscient que la façon dont il l’avait alors fixée n’avait rien à voir avec le regard de l’artiste !
Allons, la froideur de Sabina à son égard avait eu un effet bénéfique : Richard Latham, concentrant toutes les attentions de sa fiancée, s’était peu à peu métamorphosé en un être convivial durant le dîner, dévoilant un aspect chaleureux et charmant de sa personnalité que Brice n’aurait pas soupçonné chez lui. Nul doute que c’était ce Richard-là dont Sabina était éprise.
Néanmoins, en dépit de cette sociabilité inattendue, Richard lui restait définitivement antipathique et, à certaines œillades de son grand-père, Brice avait compris que ce dernier partageait les mêmes sentiments que lui.
Voilà qui lui avait mis un peu de baume au cœur ! Et si l’hostilité que lui-même ressentait pour Richard n’était pas uniquement liée à Sabina ? Il en était arrivé à la conclusion suivante : Latham n’était pas une personne qui inspirait confiance, et ce, indépendamment du contexte.
Bon, pensa-t il, soudain irrité, si Sabina demeurait dans des dispositions hostiles envers lui, il n’arriverait à rien ! Brusquement, il se leva et déclara :
— Vous n’y mettez vraiment pas du vôtre, Sabina ! Ne pouvez-vous donc pas faire un tout petit effort ? Ne serait-ce que pour le commanditaire de ce tableau !
— Navrée, mais j’ai réellement froid. Ne pourriez-vous pas fermer la fenêtre ?
— Entendu ! répondit-il avec mauvaise humeur.
Se dirigeant vers la fenêtre, il la referma brutalement. Il s’aperçut alors que la tension qui tenaillait son modèle s’était communiquée à son être. L’heure des explications avait sonné, conclut-il avant de demander avec fermeté :
— Que se passe-t il, Sabina ?
— Je… j’ignorais que les séances auraient lieu dans votre chambre, vous ne m’aviez pas prévenue ! l’accusa-t elle, les joues en feu.
Etait-ce la colère ou la gêne qui l’avait fait rougir ? Il n’aurait su dire…
— Il se trouve que cette pièce est à la fois ma chambre et mon atelier, répondit-il.
Les nombreux tableaux posés contre les murs prêtaient incontestablement à la pièce des allures d’atelier et attestaient de la véracité de ses propos. Evidemment, il était quelque peu curieux de voir un lit trôner dans l’alcôve qui se trouvait près de la fenêtre — mais il ne s’en était jamais fait la réflexion jusque-là. Il était vrai qu’il n’était jamais venu dans cette pièce en compagnie d’une femme !
— Je présume que c’est à cause de Latham, n’est-ce pas ? poursuivit-il. Vous craignez qu’il désapprouve.
— Non, répliqua-t elle d’un air furieux. Il se trouve que je n’aime pas cet endroit.
— Et pourquoi, si je puis me permettre ?
Sans répondre, elle se dirigea vers la fenêtre et s’absorba dans la contemplation du paysage — notamment du lac sur lequel glissaient des cygnes noirs.
— Tout est si paisible, ici, murmura-t elle d’un ton mélancolique.
— Sabina, dit-il alors en l’attrapant par le bras pour la forcer à se retourner, vous ne m’avez pas répondu !
— A quoi bon répondre ? Vous connaissez la réponse, non ?
— Sabina…, répéta-t il, le souffle court.
Se dégageant vivement de son étreinte, elle opta pour un changement de ton radical et demanda d’un air presque jovial :
— Savez-vous où votre grand-père a emmené Richard, ce matin ?
En haut d’une falaise pour le pousser dans le vide ! eut-il envie de répondre. Il s’en garda pourtant, car il redoutait de s’aliéner définitivement sa sympathie en lui confiant les pensées qu’il ruminait à l’encontre de son fiancé.
— Ils font le tour du propriétaire en 4x4, répondit-il d’un ton morne. Ne vous faites aucun souci au sujet de votre fiancé, il va vous revenir.
— Je ne suis pas inquiète, précisa-t elle.
Menteuse ! pensa-t il alors. De toute évidence, quelque chose la préoccupait. Il voulait bien croire que Richard n’en était pas la cause… Qu’était-ce alors ?
— Sabina, reprit-il patiemment, si vous ne me dites pas ce qui ne va pas, comment pourrais-je vous aider ?
— Mais qui vous dit que je ne vais pas bien ? se récria-t elle en prenant un air étonné. En outre, je ne vous ai jamais demandé de m’aider.
— Pourtant, il est évident que vous avez besoin d’aide, insista-t il. Pourquoi ne pas accepter la mienne ?
— J’ignore de quoi vous voulez parler, Brice, et d’ailleurs, si j’avais des ennuis, ce n’est pas à vous que je me confierais. J’ai un fiancé, une mère, autant de personnes avec qui je peux discuter si nécessaire.
Et non avec un inconnu qui avait pris la liberté de l’embrasser plusieurs fois ! Telle était la conclusion qu’il tirait de ses propos.
— Votre mère ? fit-il, sceptique. Je n’ai pas franchement l’impression qu’elle soit votre confidente ! A propos, l’avez-vous appelée pour l’informer de votre arrivée ?
Elle sourcilla, appréciant peu le tour que prenait subitement la conversation.
— Votre insistance frise la grossièreté, Brice !
— Répondez-moi !
— Non, je ne l’ai pas appelée, avoua-t elle en soupirant bruyamment pour bien montrer son exaspération.
— Pourquoi ? fit-il durement.
— L’Ecosse est un grand pays, vous savez, et…
— Où habite Leonore, exactement ? Dois-je vous rafraîchir la mémoire ? N’est-ce pas dans un petit village à quelques kilomètres d’ici, si mes renseignements sont bons ?
— Cessez de me parler de ma mère, lui ordonna-t elle brusquement. Nous sommes ici pour travailler, oui ou non ?
— Si vous le souhaitez, je peux l’appeler à votre place.
— Je vous suggère de vous occuper de vos propres affaires ! rétorqua-t elle, en colère.
— Du calme, j’essayais juste de vous aider.
— Et moi, je vous ai déjà signalé que je n’avais nul besoin de votre aide. La relation que j’entretiens avec ma mère me regarde et vous n’avez pas à vous en mêler !
— Pourtant, je…
— J’en ai assez entendu ! décréta-t elle en se dirigeant subitement vers la porte. J’ai besoin de prendre l’air. Nous reprendrons la séance plus tard.
Il ne cherchait pas à la retenir, comprenant à son ton tranchant qu’il n’obtiendrait plus rien d’elle, ce matin. L’adage ne disait-il pas qu’il fallait toujours se méfier de l’eau qui dormait ? Tel était le cas avec Sabina. Elle, toujours si calme, lui avait dévoilé un autre aspect de sa personnalité en se révélant soudain belliqueuse !
Avait-il donc le pouvoir de la pousser dans ses derniers retranchements ?
Quel désastre ! Une catastrophe totale, pensa Sabina en retirant nerveusement sa fichue robe pour enfiler à la place un T-shirt rose vif et un jean. Elle avait dit vrai : elle avait réellement besoin d’un bol d’air frais pour se calmer.
En chaussant ses sandales, elle s’efforça de respirer calmement, profondément…
Que faire ? Que pouvait-elle bien faire ?
Elle était fiancée à Richard, un homme qui lui avait toujours témoigné de la gentillesse et de la sollicitude — et elle était amoureuse de Brice, un homme qui… Qui quoi exactement ? Qui lui aussi avait été attentionné et prévenant, à sa façon !
En outre, ce dernier lui avait révélé un aspect inconnu de sa propre personnalité : elle était un être capable de passion.
Comment en était-elle arrivée à s’aveugler à ce point ?
Les incidents de novembre dernier l’avaient bouleversée au point de lui faire perdre toute confiance en elle-même et en autrui. C’était à cette période-là que Richard, jusqu’alors un ami attentif qui l’emmenait parfois dîner dans des endroits à la mode, lui avait spontanément offert sa protection. Tous deux y gagneraient ! lui avait-il fait valoir. Elle serait à l’abri des importuns et, en contrepartie, il pourrait parader au bras du mannequin le plus apprécié des photographes. Il s’agissait d’un arrangement qui n’impliquait nullement une intimité physique, lui avait-il précisé. Ainsi se fiancèrent-ils officiellement.
A l’époque, déçue par la gent masculine, elle ne se doutait pas qu’un jour elle serait capable d’aimer un homme éperdument — comme c’était le cas avec Brice. Sans quoi, elle n’aurait jamais passé ce contrat avec Richard…
La veille, incapable de s’endormir, elle n’avait cessé de repenser à l’affreuse situation où elle se trouvait… Et brusquement, une nécessité s’était imposée à elle : elle se devait de dire la vérité à Richard ! Elle ne pouvait plus profiter de sa gentillesse, de sa maison, alors qu’elle brûlait d’amour pour un autre homme.
Certes… Mais comment le lui annoncer ?
Ah, si elle avait su que ce week-end allait lui faire prendre conscience de son amour pour Brice, jamais elle ne serait venue s’enfermer dans ce château maléfique !
La séance de pose dans « l’atelier-chambre » de l’artiste s’était apparentée à une véritable torture étant donné les sentiments qu’il lui inspirait !
Une promenade dans les jardins serait salutaire, pensa-t elle en sortant de sa propre chambre. Oui, il fallait à tout prix s’éloigner de Brice pour ne pas avoir la tentation de revenir dans l’atelier…
Peut-être même qu’avec un peu de chance, elle croiserait Hugh et Richard. Encore que l’idée de revoir son fiancé dans l’état de confusion sentimentale où elle se trouvait ne l’enchantait pas particulièrement.
Ah, maudit Brice McAllister ! Pourquoi avait-il fallu qu’elle le rencontre ?
— Vous allez faire un tour ?
Elle sursauta.
Hugh McDonald se tenait sur le palier, un large sourire sur son noble visage. Elle lui rendit son sourire et il enchaîna :
— Richard a emprunté ma voiture pour aller acheter les journaux au village.
— Il ne peut pas rester une journée sans lire les pages économiques, expliqua-t elle avec indulgence.
— C’est effectivement ce qu’il m’a dit. Vous alliez vous promener, n’est-ce pas ? Puis-je vous accompagner ?
— Oh, je ne voudrais pas abuser de votre temps, commença-t elle poliment, même si elle mourait d’envie de faire une promenade au bras de l’aimable vieil homme pour oublier les pensées qui la rongeaient.
— Quelle idée ! Un homme de mon âge est toujours flatté qu’une femme aussi belle que vous accepte sa compagnie.
Sabina se mit à rire. Les choses étaient si simples avec le grand-père de Brice !
— Dans ces conditions, dit-elle en passant un bras empressé sous le sien, allons nous promener !
— Où voulez-vous aller ? demanda Hugh, une fois qu’ils furent à l’extérieur, sous le soleil de mai.
— Je meurs d’envie d’explorer le jardin clos que j’aperçois de ma chambre.
— Entendu ! Seulement je vous préviens, il n’est pas très soigné, c’était ma défunte femme qui l’entretenait autrefois.
— Quel dommage ! Peu importe, je le visiterai tout de même volontiers.
Comme ils approchaient du jardin, Hugh lui demanda tout à coup :
— J’ai besoin de votre opinion, d’un avis féminin… Comment, selon vous, va réagir ma famille si j’annonce qu’à mon grand âge je suis tombé amoureux ?
Déconcertée par cette question des plus inattendues, Sabina se mit à bredouiller :
— Euh… Je… je ne suis pas certaine que…
— Navré, intervint alors Hugh, je ne voulais pas vous choquer.
— Vous ne m’avez nullement choquée, se défendit-elle, gênée par sa propre stupidité.
— Je souhaitais avoir le point de vue d’un tiers avant d’aborder le sujet avec ma famille. Bien que Brice se doute de quelque chose…
Cela ne l’étonnait guère ! Il était tellement perspicace. A cet instant, Hugh ouvrit la porte du jardin et elle fut immédiatement enchantée par la profusion des fleurs sauvages dont les senteurs envahirent ses sens.
— Eh bien, qu’en pensez-vous ?
— C’est merveilleux, s’exclama-t elle. Exactement comme je me l’étais imaginé. C’est…
— Je ne parlais pas du jardin, je faisais référence à notre conversation, l’interrompit-il.
Décidément, l’obstination était congénitale dans cette famille ! Que lui répondre ? Qu’en dépit de ses quatre-vingts ans, il était encore un fort bel homme et qu’il pouvait parfaitement tomber amoureux et plaire aux femmes ? Cependant, étant donné sa propre réaction lorsque sa mère lui avait annoncé sa future escapade romantique, elle doutait fort que la famille d’Hugh appréciât la nouvelle…
— Ah ! fit-il en soupirant. Je sais bien ce que vous pensez. Que j’ai perdu la tête, c’est ça ?
— Pas du tout ! s’empressa-t elle d’affirmer. Seulement, votre confidence me renvoie à mes propres dilemmes. Ma mère, qui est par ailleurs veuve depuis cinq ans, vient de m’avouer qu’elle a rencontré un homme et…
— Et ? l’encouragea Hugh.
— Ecoutez, si je peux vous donner un conseil, c’est de ne pas prendre garde aux premières réactions de vos proches.
— Ce qui signifie que les vôtres n’ont pas été très favorables envers votre mère ?
— J’ai réagi de façon déplorable, en effet.
Après tout, qu’y avait-il de terrible à ce que sa mère choisisse de briser sa solitude ? Et de quel droit aurait-elle exigé de Leonore une fidélité éternelle à son mari défunt, alors qu’elle-même vivait avec un homme… tout en étant attirée par un autre ?
— Dites-moi, Sabina, demanda subitement Hugh en plissant les yeux, que pensez-vous de mon petit-fils ?
A cette question, son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle parvint néanmoins à donner le change en rétorquant plaisamment :
— Duquel voulez-vous parler ?
Peu dupe, il joua pourtant le jeu et lui dit :
— Ainsi, vous connaissez également Logan et Fergus ?
— J’ai effectivement eu l’occasion de rencontrer Fergus, et…
Elle s’interrompit brusquement. Etait-il réellement nécessaire d’évoquer cette fameuse soirée au restaurant ? Une soirée qui en dépit de tous ses efforts avait débouché sur un baiser !
— J’ai également aperçu Logan au cours d’une fête, enchaîna-t elle rapidement. Vos trois petits-fils se ressemblent beaucoup.
— Exact, et pas seulement physiquement !
De toute évidence, ses petits-enfants le remplissaient de fierté. Et il y avait de quoi ! Ils étaient tous fort séduisants et chacun avait brillamment réussi dans la voie qu’il avait choisie.
— Vous n’avez pas répondu à ma question concernant Brice…
— Je crois que Brice a hérité son franc-parler de son grand-père, dit-elle alors sur un ton gentiment moqueur.
— Je leur ai appris à tous à croire en la valeur de la franchise, déclara Hugh en riant. Même si l’honnêteté peut parfois vous valoir quelques ennemis. D’ailleurs, à propos de franchise, Sabina, je…
— Coucou !
Du seuil du jardin, Richard venait de les interpeller, empêchant Hugh de poursuivre leur bien curieuse conversation.
Sabina se réjouit de cette interruption.
Franchement, elle ignorait ce qu’elle aurait bien pu dire à Hugh concernant les sentiments qu’elle nourrissait pour son petit-fils. Elle était consciente de son amour pour lui depuis trop peu de temps, son agitation intérieure était bien trop intense ! Bref, elle préférait tout simplement ne pas évoquer Brice !
Encore qu’elle ne fût pas certaine d’être en mesure d’affronter Richard en ce moment…
— Regardez qui je viens de croiser, annonça ce dernier en s’écartant de la porte.
Ce fut alors qu’à sa plus grande stupéfaction, Sabina se retrouva… en face de sa propre mère.
Mon Dieu ! Que faisait-elle ici ? Etait-il possible que… ? Oh non, par pitié ! Brice lui aurait-il donc téléphoné à son insu ? Ah, le traître !
— Leonore…, murmura alors Hugh d’une voix tout émue.
Comme une automate, Sabina tourna la tête vers le vieil homme, littéralement pétrifiée. La chaleur bienveillante qu’elle lut alors dans les prunelles de Hugh confirma ses doutes et la cruelle vérité s’imposa à elle dans toute sa brutalité : le grand-père de Brice était l’homme dont sa mère s’était éprise !