chapitre 2
—Je regrette, Mlle Sabina est sortie, répondit la domestique de Richard Latham à Brice.
C’était la cinquième fois en cinq jours qu’on lui faisait la même réponse, et il sentait qu’il allait finir par perdre son sang-froid. Car il était persuadé que la belle Sabina voulait se débarrasser de lui et avait donné des indications très strictes à la domestique.
Lors de la réception chez Paul Hamilton, il avait rapidement compris que Sabina, contrairement à son compagnon, ne souhaitait absolument pas qu’il réalisât un portrait d’elle.
Et, naturellement, cette nette réticence qu’il avait perçue chez elle avait contribué à renforcer son propre désir de la peindre !
—Bien, merci, répondit Brice en rongeant son frein.
Bon… Il allait devoir adopter une autre stratégie — puisque, manifestement, ses tentatives pour prendre rendez-vous par téléphone n’aboutiraient à rien.
—Je lui ferai part de votre appel, précisa la domestique avant qu’il ne raccroche.
Oh, nul doute qu’elle lui transmettrait le message ! Mais cela ne l’avancerait guère, étant donné que Sabina avait certainement été informée de ses quatre précédents coups de téléphone… et qu’elle s’était bien abstenue de le rappeler.
—Si j’étais toi, je garderais mes distances avec mon oncle Richard, lui avait gentiment conseillé David Latham à la fête de Paul Hamilton, en l’entraînant à part. C’est un collectionneur, qui accumule les objets de valeur. Et il considère que Sabina est sa dernière acquisition. En outre, il illustre parfaitement le concept de mouton noir de la famille, si tu vois ce que je veux dire.
Certes… Mais en l’occurrence, ce n’était pas Richard Latham qui intéressait Brice. Hélas ! Comme il l’avait appris à ses dépens, ce premier était l’élément incontournable qui menait à la belle Sabina…
Pour une femme jouissant d’une notoriété internationale, elle menait une vie de recluse, se dit-il encore. En outre, elle ne sortait jamais sans Latham ou le chauffeur de celui-ci, ou encore l’un de ses gardes du corps.
Deux semaines avant leur rencontre chez Paul, Brice avait assisté à un défilé de mode auquel l’avait convié Chloe, la femme de Fergus, par ailleurs créatrice de mode.
Sabina avait alors fait une courte apparition sur le podium puis s’était rapidement retirée dans les coulisses, suivie de deux gardes du corps… tandis que Brice renonçait à l’aborder, ainsi qu’il en avait eu initialement l’intention.
Après le défilé, elle n’avait pas assisté au cocktail et, comme Brice se renseignait discrètement sur la raison de son absence, on lui avait indiqué qu’elle s’était éclipsée dans une limousine avec chauffeur, une fois sa prestation terminée.
Décidément, cette femme incarnait le mystère — et attisait la curiosité de Brice. En outre, il était convaincu que Richard Latham ignorait ses vaines tentatives téléphoniques pour prendre rendez-vous avec Sabina. Oui, son instinct lui disait que la belle ne se vantait pas de ses dérobades. Richard paraissait tellement déterminé à ce qu’il réalise son portrait !
Il regarda sa montre. 16 heures. Le plus simple n’était-il pas de se rendre chez Richard, dans le quartier de Mayfair —le plus chic de Londres, soit dit en passant ? Il ne tergiversa pas longtemps.
La Mercedes coupé sport, garée devant la riche demeure de Latham, lui indiqua qu’il y avait quelqu’un à la maison. Peu importait qu’il s’agît de Richard ou de Sabina. Il avait la ferme intention d’obtenir le rendez-vous promis — de l’un ou de l’autre.
Pourquoi avait-il été si surpris d’apprendre que Richard et Sabina habitaient ensemble ? s’interrogea-t il en descendant de sa voiture
Sans doute parce qu’il émanait de Sabina une aura qui la rendait intouchable, et maintenait les autres à distance… Visiblement, cela ne s’appliquait pas à Richard Latham qui, partageant sa vie, devait aussi partager son lit. Logique, non ?
—Oui ?
Perdu dans ses pensées, Brice avait machinalement appuyé sur la sonnette, aussi sursauta-t il lorsque la porte s’ouvrit. La femme âgée qui se tenait sur le seuil le fixait d’un air interrogateur. Nul doute qu’il s’agissait de la domestique qui avait pour consigne de lui signifier l’absence de Sabina !
—Je viens voir Sabina, annonça-t il d’une voix ferme.
—Avez-vous rendez-vous ?
La bonne blague ! C’était précisément ce qu’il cherchait à obtenir. Allons, pensa-t il, inutile de s’énerver : la pauvre domestique n’était pas responsable des caprices de sa patronne.
—Pouvez-vous informer Sabina que M. McAllister désire la voir ? demanda-t il en ravalant sa colère.
—McAllister ? répéta la domestique, déconcertée. Mais n’êtes-vous pas…
—Oui, l’homme qui a tenté de la joindre plusieurs fois cette semaine, l’interrompit Brice. Pouvez-vous lui dire que je suis là ?
Il avait répété sa demande d’un ton impatienté, conscient de son impolitesse, mais il était bien trop énervé pour concevoir encore des scrupules envers cette tierce personne —aussi innocente fût-elle — qui se dressait entre son but et lui.
Il était convaincu à présent que le coupé sport appartenait à Sabina et qu’elle se trouvait bel et bien chez elle. Tout comme c’était le cas lorsqu’il avait téléphoné tout à l’heure ! A l’évidence, elle le fuyait.
—Mais…, commença la domestique.
—C’est bon, madame Clark, intervint soudain Sabina en se matérialisant au côté de la gouvernante. Monsieur McAllister, voulez-vous me suivre dans le salon ?
Privilégiant le silence à un commentaire acerbe qu’il aurait regretté par la suite, Brice hocha la tête et la suivit à l’intérieur. Curieux comme cette femme lui apprenait la patience, à lui le fougueux, qui s’emportait à la moindre contrariété.
Aujourd’hui, elle paraissait différente. Plus naturelle, mais toujours d’une beauté éclatante, dans son jean clair et son T-shirt blanc. Elle avait relevé sa chevelure en une queue-de-cheval et n’était absolument pas maquillée. On lui aurait donné dix-huit ans à peine.
—Je vous prie de m’excuser, mais je n’attendais personne, dit-elle en faisant référence à sa tenue décontractée. Je reviens à l’instant de mon club de sport.
Adorable menteuse !
Fronçant les sourcils d’un air moqueur, Brice rétorqua :
—A l’instant, vraiment ?
—Puis-je vous offrir du thé ? demanda-t elle alors d’un ton dégagé.
—Non merci, répondit-il, avant d’ajouter froidement : Je vous ai téléphoné plusieurs fois cette semaine.
—Ah bon ? fit-elle d’un ton détaché.
—Vous le savez pertinemment, répliqua-t il sans cacher son agacement.
—J’ai été fort occupée cette semaine, argua-t elle. J’ai dû me rendre à Paris, j’ai défilé pour plusieurs couturiers. Sans compter une séance de photos avec…
—Je me moque de votre emploi du temps ! trancha-t il de façon cavalière. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi vous ne m’avez pas rappelé
Je viens précisément de vous expliquer que…
—Ecoutez, passer un coup de téléphone, cela prend objectivement peu de temps, et même si vous étiez réellement absente, je suis certain que la diligente Mme Clark vous a fait part de tous mes appels et vous a communiqué tous les numéros de téléphone que je lui ai laissés : le numéro de mon domicile, de mon atelier, ainsi que celui de mes deux portables, le privé et le professionnel.
—Peut-être, je ne sais plus, dit-elle rapidement. Etes-vous bien certain de ne pas vouloir de thé ?
—Absolument certain, fit-il en serrant les dents.
Un double whisky, voilà ce dont il aurait eu besoin, même au beau milieu de l’après-midi ! La froideur de cette femme aurait poussé n’importe quel homme à se ruer sur la boisson !
—Bon, reprit-il, à propos de notre rendez-vous…
—Asseyez-vous, monsieur McAllister, je vous en prie.
—Merci, je préfère rester debout, répliqua-t il, les nerfs chauffés à blanc par la désinvolture de Sabina.
Etonnée par son refus, elle se laissa choir pour sa part dans un confortable fauteuil et, le regardant droit dans les yeux, lui asséna :
—C’est curieux, je croyais pourtant que vous étiez un artiste réputé.
—Je le suis ! répondit-il, immédiatement sur la défensive.
—Vraiment ? fit-elle sur le ton de la dérision. Et traquez-vous toujours vos mécènes potentiels de cette façon ?
Une bouffée de colère le submergea.
Elle cherchait délibérément à le froisser ! Et y était parvenue ! Mais pourquoi le provoquait-elle, au lieu de lui avouer tout simplement qu’elle ne voulait pas qu’il réalise son portrait ? Poussant un profond soupir, il déclara subitement :
—Finalement, je prendrais volontiers du thé.
Là-dessus, il s’assit dans un fauteuil face à elle… et eut le plaisir de constater le désarroi qui se peignit alors sur le visage de la belle Sabina. Il était clair qu’en dépit de son invitation initiale, elle n’attendait qu’une chose : qu’il s’en aille !
Que redoutait-elle ? Certainement l’arrivée de Richard qui ne manquerait pas de la convaincre d’accepter de poser pour lui.
—J’ai tout mon temps, précisa-t il d’un ton provocateur.
—Très bien, dit Sabina en se levant brusquement. Je vais donner des instructions à Mme Clark.
Et en profiter pour se remettre de ses émotions ! ajouta Brice in petto. Pourquoi Sabina redoutait-elle tant qu’il la peigne ? Qu’est-ce qui lui déplaisait tellement en lui ? Encore qu’il ne fût pas certain qu’il s’agît réellement d’hostilité à son égard. Il repensa alors à l’éclair de peur qu’il avait aperçu dans ses yeux, à la réception de Paul Hamilton…
Quel mystère cachait donc le sublime mannequin ? Dans quelles eaux troubles nageait son âme ?
Sabina ne se rendit pas directement dans la cuisine, mais se précipita vers la salle de bains pour s’asperger le visage d’eau froide, car ses joues la brûlaient.
Jamais elle n’aurait imaginé que McAllister aurait l’audace de venir chez elle, alors qu’elle avait systématiquement refusé de lui parler au téléphone.
Pauvre idiote ! Elle aurait pourtant dû s’en douter ! Brice McAllister était animé d’une détermination implacable. Ah, comme elle avait eu tort de l’éconduire ! Résultat : il la traquait jusque chez elle.
Bon, le mal étant fait, à quoi bon se lamenter ?
Il fallait réagir !
Dans une heure, Richard rentrerait à la maison. D’ici là, elle devait s’arranger pour que Brice McAllister ait bu son thé, et surtout s’ingénier à trouver toutes sortes d’empêchements afin de repousser le fameux rendez-vous aussi loin que possible dans le temps — rendez-vous qu’elle continuerait à remettre par la suite aux calendes grecques !
Cette seconde rencontre venait de la conforter dans son opinion : elle ne voulait pas que McAllister réalise son portrait. Non qu’elle doutât de son talent, bien au contraire ! D’ailleurs, elle savait pourquoi il était si doué : tout simplement parce qu’il allait au cœur des choses et des êtres.
Ses prunelles d’un vert perçant faisaient sauter le vernis social et plongeaient droit dans l’âme, mettant à nu des émotions profondément ensevelies. Fatalement, le peintre découvrirait le mur de protection qu’elle avait érigé autour d’elle pour maintenir les autres à distance. Et, tout aussi inexorablement, il voudrait savoir pourquoi elle n’était pas une jeune femme insouciante et heureuse, profitant sereinement de sa célébrité…
—Le thé sera servi dans quelques minutes, annonça-t elle en revenant au salon. Selon Richard, vous avez peint un remarquable portrait de votre cousine Darcy McKenzie.
—A ce qu’il paraît, répondit-il d’un ton abrupt, peu sensible à ses efforts de courtoisie.
—Il espère certainement que vous en ferez un aussi magnifique de moi.
—Et vous, Sabina, qu’espérez-vous ? rétorqua-t il tout à trac.
Pourquoi cette question ? s’étonna-t elle. Etait-il borné ? N’avait-il pas encore compris qu’elle ne souhaitait pas qu’il la peigne, mais qu’il s’en aille, et surtout, qu’il laisse intacte la carapace dans laquelle elle avait enfoui son être ?
—Euh… La même chose que lui, bien sûr. Oh, mais voici le thé.
Soulagée, elle se tourna vers Mme Clark et lui adressa un large sourire. La gouvernante avait reçu la consigne de servir uniquement du thé, sans les petits gâteaux secs qui allaient avec. Rien, en somme, qui fût susceptible de retarder le départ de Brice McAllister !
—Sans sucre, pour moi, s’il vous plaît, marmonna Brice tandis que la domestique quittait la pièce et que Sabina remplissait les tasses.
Voilà qui correspondait bien à la personnalité de cet homme, pensa-t elle. Apre et fort !
Brice avala une gorgée de thé brûlant puis, braquant son regard vers elle, il déclara tout à trac :
—Vous êtes comme chez vous, ici !
—Pourquoi ne le serais-je pas ? rétorqua-t elle en s’efforçant de ne pas paraître déconcertée par cette affirmation qui sonnait comme une accusation. J’habite ici, c’est ma maison.
Décidément, sa cohabitation avec Richard le perturbait, pensa-t elle. Curieux tout de même, pour un homme de trente-cinq ans. Etait-il vieux jeu ? A moins que ce ne fût la différence d’âge entre Richard et elle qui le contrariât ?
—Quand serez-vous libre pour des séances de pose ? demanda-t il soudain.
—Vous savez, durant les deux mois à venir, mon agenda est totalement rempli, et…
—Allons, il doit bien vous rester une petite heure libre quelque part, objecta-t il non sans ironie.
—Effectivement, mais alors j’en profite pour me reposer, dit-elle.
—Rester assise pendant que je réalise des esquisses ne sera pas particulièrement éreintant, insista-t il.
La position assise, non. Mais conserver un regard dénué d’expression pendant une heure pour se protéger du sien, si ! Terriblement fatigant, même !
—Navrée, mais j’ai oublié mon agenda chez un client, je vous appellerai dès que je pourrai vérifier mon emploi du temps.
—Demain, nous sommes samedi. Et le samedi, vous n’avez pas de rendez-vous professionnel, n’est-ce pas ?
Un élan de fureur la traversa. Ce n’était plus de la détermination, mais de l’acharnement ! Plus il sentait sa réticence, plus il insistait. Logique !
—Désolée, Richard et moi ne sommes pas à Londres ce week-end.
Soudain, elle entendit un bruit de moteur sous ses fenêtres. Richard ! Par pitié… Elle qui en général était heureuse de l’entendre rentrer sentit alors son cœur se serrer ! Car elle savait que ce dernier, en dépit de ses réticences, était décidé à obtenir ce maudit portrait.
—Dommage, répondit Brice sans deviner ses tourments, je me demandais si…
—Sabina ? Es-tu…
Richard s’interrompit brusquement quand il s’aperçut que sa fiancée n’était pas seule.
—Richard ! s’exclama cette dernière en se levant pour l’enlacer tendrement avant d’ajouter sur un ton insouciant : M. McAllister est venu prendre le thé.
Prendre le thé, vraiment ? pensa Brice, agacé. Il était venu pour l’obliger à lui accorder un rendez-vous, oui !
A cet instant, Sabina posa sur lui un regard inquiet…
Brice allait-il dévoiler à Richard la véritable raison de sa présence ici ? se demanda-t elle. Et lui rapporter le nombre précis de fois où il avait appelé pour prendre rendez-vous et s’était entendu répondre par la fidèle gouvernante : « Mlle Sabina est sortie » ?
Mon Dieu ! S’il informait Richard de ses dérobades, celui-ci en concevrait un vif mé*******ement. Et exigerait des explications dès qu’ils seraient seuls. Comment lui avouer alors qu’elle redoutait le regard de McAllister sur son âme ?
—Je suis venu personnellement vous prier de m’excuser, déclara subitement Brice. Je n’ai pas appelé pour prendre rendez-vous, ainsi que je l’avais promis. A ma décharge, je dois dire que j’ai été fort occupé ces derniers temps.
Elle le regarda, stupéfaite… C’était lui qui présentait des excuses ? Lui qui invoquait un emploi du temps chargé ?
—Je vous en prie, inutile de vous justifier, répondit Richard. Eh bien, êtes-vous finalement convenus d’un rendez-vous ?
A ces mots, Sabina lança une œillade désespérée à Brice…
Allait-il encore la sauver ? se demanda-t elle, le cœur battant. Certes, il avait déjà menti une fois pour elle, mais elle se demandait bien pourquoi, dans la mesure où sa propre attitude envers lui ne pouvait en aucun cas inciter à la complicité ! De son côté, Brice n’avait donné aucun signe de galanterie auparavant.
—Je crois que oui, répondit ce dernier dans un large sourire.
D’accord, elle venait de comprendre ! Il avait menti dans le dessein de la placer au pied du mur et de la contraindre à lui accorder un rendez-vous !
—J’étais en train de dire à M. McAllister que…
—Brice, corrigea ce dernier.
—Je disais à Brice, répéta-t elle, vaguement irritée, que je suis libre mardi après-midi.
—Et moi, je félicitais Sabina d’avoir une si bonne mémoire car elle n’a même pas eu besoin de consulter son agenda. Pour ma part, sans lui, je suis perdu, précisa Brice, en la regardant d’un air ouvertement moqueur.
Le fourbe ! pensa-t elle. Comment osait-il se moquer d’elle si effrontément, sachant qu’elle ne pouvait se défendre ?
—A 3 heures, alors ? ajouta-t il.
Un sourire éclatant éclaira son visage lorsqu’il tendit sa carte de visite à Sabina. Visiblement, il était satisfait de lui-même, se dit-elle en saisissant brutalement la carte qu’il lui présentait.
—Je ne pourrai pas t’accompagner, annonça Richard, mais je prierai Clive de venir avec toi.
—A dire vrai, je n’aime guère avoir de spectateurs lorsque je travaille, précisa Brice.
—Oh, Clive est un homme fort discret ! lui assura Richard. Néanmoins, si sa présence vous importune, je lui demanderai d’attendre dans la voiture, à l’extérieur.
—Merci, je préfère, répondit Brice.
Et elle, pensa-t elle amèrement, personne ne lui demandait si cela ne l’importunait pas de passer une heure seule avec lui, dans son atelier ?0