chapitre 1
Rose Murdock tira sur les rênes de l’alezan et stoppa devant la clôture ; le spectacle qui s’offrait à elle, en cette fin d’après-midi, la consterna. Chacun des six fils barbelés avait été cisaillé, puis rattaché avec soin au moyen d’une torsade.
Rose se hâta de descendre de cheval, et se mit en devoir d’examiner le sol de part et d’autre de la clôture. Si la sécheresse avait craquelé la terre, la jeune femme parvint cependant à distinguer des traces de sabots. Elles étaient même trop nombreuses pour qu’elle pût les compter !
Tirant Pie par la bride, elle les suivit, le long d’une pente douce, jusqu’à la rivière. Elles s’arrêtaient au bord de l’eau, puis repartaient en sens inverse dans la direction des barbelés.
Quelqu’un avait coupé la clôture pour venir abreuver son bétail sur les terres du Bar M, son ranch ! Qui avait pu faire cela ? De toute évidence, le troupeau ne se trouvait plus sur son domaine. Elle venait de le traverser sans apercevoir un seul animal égaré.
Rose repoussa son chapeau de cow-boy en soupirant. Son visage aux traits délicats était tout luisant de sueur. Elle l’essuya d’un revers de manche, avant de scruter l’horizon vers l’ouest.
De l’autre côté du barbelé s’étendait le ranch d’Harlan Hamilton, le Flying H. Et tout la portait à croire qu’il était l’auteur du forfait. Rose ne pouvait toutefois concevoir qu’il ait osé entrer sur ses prairies sans en avertir une de ses sœurs, ou elle-même. Il y avait bien longtemps que de telles pratiques avaient disparu au Nouveau-Mexique. Introduire son bétail chez un autre rancher sans en demander la permission était considéré comme un grave manque de respect et de civilité.
Cela dit, elle ne connaissait pas Harlan Hamilton. Tout au moins, pas personnellement. Certes, elle l’avait vu deux ou trois fois, et la dernière de ces occasions avait eu lieu près d’un an auparavant, lorsqu’il était venu rendre visite à Thomas, le père de Rose, décédé depuis.
Thomas et Harlan avaient été amis, et son père avait parlé de lui en termes chaleureux. Pourtant Rose n’avait jamais échangé avec lui autre chose qu’un salut. Non qu’elle eût un grief contre lui. Seulement, ses rapports avec les hommes, quels qu’ils soient, n’allaient jamais au-delà d’un simple bonjour.
Mais aujourd’hui, hélas ! il était temps d’avoir une petite conversation avec lui… Rose se remit en selle et prit la direction du nord. Après avoir parcouru quelques miles le long de la clôture, elle finit par atteindre une barrière en métal flanquée de deux piliers de pierre. Sur l’un d’eux se détachait, en lettres de fer forgé, le nom du ranch.
La barrière n’étant pas fermée à clé, Rose la franchit sans autre forme de procès et suivit le chemin de terre battue qui serpentait à travers les collines désertiques, à l’est de la rivière Hondo. Des buissons de sauge et des pins rabougris bordaient la piste. Ici et là, elle apercevait un choysia en fleur, que la sécheresse sévissant depuis plus de deux mois avait épargné.
A mesure qu’elle se rapprochait de sa destination, Rose sentait grandir sa nervosité. Ses mains étaient devenues moites, et sa bouche aussi sèche que la fine poussière remuée par les sabots du cheval.
La perspective d’échanger des mots avec Harlan Hamilton la préoccupait. Oui, elle avait des rapports difficiles avec le sexe masculin — à la différence de ses sœurs. Justine, l’aînée, venait d’épouser le shérif local ; Chloé, la plus jeune, ne rechignait pas à dire ses quatre vérités à un homme. Malheureusement, Justine n’était pas là pour parler à sa place, et Chloé avait bien assez à faire au ranch, entre les chevaux et les jumeaux.
Non, décidément, c’était à elle que revenait cette corvée, se répéta-t-elle en serrant les lèvres. Depuis que la mort de leur père les avait laissées dans une situation financière précaire, Rose avait pris la responsabilité du bétail. Il lui appartenait donc de faire face aux intrus, d’où qu’ils viennent…
Deux miles plus loin, elle distingua enfin la maison. Construite en stuc, tout comme la sienne, elle se dressait entre une rangée de peupliers et un bosquet de pins. La bâtisse n’était ni vaste, ni particulièrement bien entretenue. Les fenêtres avaient bien besoin d’une couche de peinture, et, hormis les arbres malingres qui jetaient çà et là une ombre fragile, il n’y avait ni fleurs, ni pelouse, ni clôture séparant la cour de la prairie.
Laissant Pie à quelques mètres de la maison, elle se dirigea lentement vers la véranda. Elle entendit le son d’une télévision…
Elle grimpait les marches, lorsqu’une adolescente de douze ou treize ans fit son apparition sur le seuil. Ses cheveux blonds étaient tirés en arrière, et coiffés à la va-vite en queue-de-cheval. Un jean coupé couvrait une partie de ses longues jambes minces ; le reste de sa silhouette gracile se cachait sous un T-shirt trop grand pour elle. Elle dévisagea Rose d’un air stupéfait, comme si elle n’avait pas l’habitude de recevoir des visiteurs.
— Bonsoir. M. Hamilton est à la maison ?
— Papa est dans l’écurie.
— Je peux aller le voir ?
— Si vous voulez, dit la jeune fille en haussant les épaules.
Rose fit mine de redescendre les marches, puis, frappée par une pensée, se retourna vers l’adolescente boudeuse.
— Si ta mère est ici, elle pourra peut-être m’aider…
— Je n’ai pas de mère, répliqua-t-elle sèchement, avant de tourner les talons et de rentrer à l’intérieur.
Rose n’avait pas eu le temps de répondre. Comme cette enfant était triste ! songea-t-elle. Elle ignorait qu’Harlan Hamilton vivait seul avec sa fille et se demanda vaguement depuis combien de temps celle-ci n’avait plus de maman…
Rose s’approcha de l’écurie. Le propriétaire du Flying H était aux prises avec un poulain récalcitrant. Chaque fois que l’homme tirait sur la longe, le jeune animal se raidissait, relevant la tête en signe de refus.
Rose avança discrètement jusqu’au corral et observa la scène. Son voisin ne l’avait pas remarquée. Il était grand, plus d’un mètre quatre-vingt, d’une carrure imposante. Un jean délavé collait à ses longues jambes musclées et ses épaules larges tendaient le tissu de sa chemise en coton gris. Sa taille était svelte, ses bras puissants. Des boucles foncées, presque noires, s’échappaient du chapeau de cow-boy qu’il portait.
D’ordinaire, Rose ne prêtait pas attention au physique des hommes. Il y avait belle lurette qu’elle avait perdu tout intérêt pour l’amour ou le sexe, et l’aspect d’un homme lui importait peu. Quelque chose chez cet homme, cependant, la poussait à lui accorder plus d’attention qu’à un autre…
Il s’avisa de sa présence, laissa tomber la corde et marcha à pas lents jusqu’à la clôture.
— Bonsoir.
Elle tendit la main.
— Bonsoir, M. Hamilton. Je suis Rose Murdock, votre voisine.
Harlan se souvint brusquement d’elle tandis que son regard se promenait sur la longue tresse auburn qui recouvrait son sein droit, sa peau claire mouchetée de taches de rousseur, ses yeux gris et limpides. Il l’avait vue un jour qu’il avait rendu visite à Thomas. Elle lui avait à peine parlé, et il ne lui en avait pas voulu de sa froideur. Elle avait dû le prendre pour un cow-boy en quête de travail… A l’époque, aucune des trois filles Murdock n’était mariée. Un jour, une connaissance lui avait dit en plaisantant qu’une de ces jolies rousses ferait une parfaite épouse ; Harlan n’avait pas pris la suggestion au sérieux. Il ne voulait pas d’une jolie rousse, ni d’une autre. Jamais il ne se marierait de nouveau.
— Eh bien, miss Murdock, est-ce une visite de courtoisie, ou puis-je faire quelque chose pour vous ?
Rose rougit violemment.
— Je suis venue pour vous parler de quelque chose que j’ai constaté sur mes terres.
Harlan se rendit compte qu’il tenait toujours sa main. Il la lâcha et désigna un pin tout près.
— Mettons-nous à l’ombre.
Le cœur tambourinant dans sa poitrine, Rose le suivit jusqu’à la petite flaque d’ombre.
— Je suis désolée d’interrompre votre travail, M. Hamilton, mais je…
— Appelez-moi Harlan.
Rose hésita. Elle aurait préféré éviter ce genre de familiarité. Mais elle ne voulait pas l’offenser… Son voisin pourrait lui rendre la vie dure si l’envie lui en prenait.
Elle s’éclaircit la gorge et leva les yeux vers lui. De près, elle fut frappée par la sévérité de ses traits, ses yeux bruns aux paupières tombantes. Une barbe naissante assombrissait son menton et ses joues, et la sueur perlait à ses tempes.
— Eh bien, Harlan, parvient-elle enfin à dire, il s’agit de la clôture qui divise nos deux propriétés. Elle a été sectionnée, et quelqu’un a amené du bétail dans ma prairie. Etes-vous au courant ?
Il resta silencieux un long moment. Rose sentit son regard peser sur elle, sur son visage, ses lèvres, sa poitrine. Elle ne se croyait pas jolie, et l’attention appuyée d’Harlan la mettait mal à l’aise.
— J’imagine que j’aurais dû vous en toucher un mot… Je ne pensais pas que vous vous aventuriez aussi loin de votre ranch.
Rose écarquilla les yeux.
— Je fais le tour de mes terres régulièrement, M. Hamilton, tout comme vous. Et le fait que vous considériez qu’une certaine partie de la clôture puisse être ignorée est… insultant !
— Je vous ai dit de m’appeler Harlan, dit-il avec une force soudaine. Et, pour ce qui est de la clôture, je vous rappelle que votre père et moi avons partagé les frais d’installation.
Surprise et embarrassée, Rose détourna les yeux. Elle avait supposé que son père avait pris les travaux entièrement à sa charge.
— Je n’en savais rien. Je me suis inquiétée… Je ne pouvais pas deviner que c’était vous.
Il fit une grimace.
— Croyez-moi, miss Murdock, je n’ai pris aucun plaisir à le faire… Je n’avais pas le choix. J’ai besoin d’eau, et, avant sa mort, votre père m’a donné la permission d’utiliser votre rivière.
— Je sais que tout est sec, mais…
— Sec ! Nous vivons un véritable enfer depuis deux mois ! L’eau manque partout. Peu de gens ont votre chance, miss Murdock.
De la chance, en effet ! se dit Rose, agacée. Leur père leur avait légué une montagne de dettes, et elles avaient découvert que les jumeaux abandonnés sur le seuil de leur maison n’étaient autres que leurs frère et sœur. Apparemment, Thomas avait eu une liaison avec une femme de Las Cruces pendant l’agonie de leur mère. Et, pour couronner le tout, il avait envoyé chaque mois à sa maîtresse une somme d’argent exorbitante. Le manque de moralité et de bon sens de Thomas avait laissé Rose et ses sœurs dans une situation désespérée… Mais cet homme ne s’en doutait pas.
— Nous n’avons pas vraiment assez d’eau pour nos propres bêtes, M. euh… Harlan. La rivière est très basse.
— Il y a encore de l’eau.
— Oui…
— En ce cas, il me semble que le moins que vous puissiez faire est de partager.
Rose fronça les sourcils.
— Partager ?
— Qu’y a-t-il de si étonnant à cela ? Après tout, un an s’est écoulé, et je n’ai toujours pas reçu un sou de votre part. La mort de Thomas n’efface pas ses dettes.
— Des dettes ? répéta Rose, interloquée.
Harlan comprit qu’elle était sincère.
— Je…
Il s’interrompit, et jeta un coup d’œil au poulain qui trottait dans le corral.
— Excusez-moi un instant. Je vais lâcher le poulain et nous irons discuter à l’intérieur…
— Ne pouvez-vous pas vous expliquer maintenant ? Je suis venue à cheval, et il va me falloir un bon moment pour rentrer.
— Quoi ? Vous êtes venue à cheval ?
— Pourquoi pas ? Vos chevaux sont en quarantaine ?
Il secoua la tête.
— Non, pas du tout… Mais je peux vous ramener au ranch en voiture, assura-t-il, sans ajouter qu’elle lui paraissait trop fragile et trop féminine pour avoir parcouru une telle distance par cette chaleur.
Elle se redressa.
— Cela ne sera pas nécessaire.
— Nous verrons, répondit-il, tout en s’éloignant pour s’occuper du poulain.
Quand il eut fini, ils retournèrent ensemble vers la maison et franchirent la porte de derrière, qui ouvrait directement sur une petite cuisine. De la vaisselle sale s’empilait dans l’évier et les vestiges d’un repas encombraient encore la cuisinière, mais la table en formica placée au milieu de la pièce avait été débarrassée et essuyée.
Harlan fit signe à Rose de s’asseoir.
— Voulez-vous du thé glacé ou un jus de fruits ?
Sur le point de décliner son offre, Rose se ravisa. Elle avait passé plusieurs heures en plein soleil, et n’avait sans doute pas bu assez. Il ne manquerait plus qu’elle succombe à un malaise…
— Je boirais bien un thé glacé.
Il remplit deux verres, lui en donna un et posa le second sur la table.
— Je reviens tout de suite.
Il sortit de la pièce. La télévision était toujours allumée quelque part dans la maison. Rose présuma que la fille d’Harlan la regardait. L’adolescente était-elle aussi rétive que le poulain qu’elle avait vu plus tôt dans le corral ?
Elle avait commencé à siroter son thé lorsque Harlan revint, un document plié à la main.
— Vous devriez lire ceci.
Le cœur de Rose se mit à battre à toute allure, sans qu’elle sût si son émoi subit était dû à la présence de son voisin ou au contenu du document. S’efforçant de ne pas trembler, elle s’empara du papier. Sa lecture rapide noua son estomac et fit pâlir son front.
— C’est… impossible ! marmonna-t-elle d’une voix à peine audible.
— Croyez-moi, miss Murdock, c’est un acte tout à fait légal.
— Je n’en doute pas. Je voulais parler de mon père…
Elle se mordit la lèvre. Comment Thomas avait-il pu porter un tel coup à sa famille ? Elle était écœurée. D’abord cette femme, sa maîtresse, dont ils n’avaient pas retrouvé la trace, et qui était susceptible de venir à tout moment exiger de l’argent, ou, pire encore, reprendre ses jumeaux. Et à présent, cela !
— Je dois vous dire, M… Harlan, que mes sœurs et moi ignorions tout de cet arrangement. Notre père nous avait caché bien des choses de son vivant. Mais cela !
Elle était clairement bouleversée d’apprendre que son père avait emprunté de l’argent en donnant le ranch comme garantie. Harlan se dit qu’à sa place il l’aurait été tout autant. Il aurait même eu des envies de meurtre !
— Vous a-t-il dit pourquoi il voulait cet argent ? s’enquit Rose. Et pourquoi il s’est adressé à vous plutôt qu’à la banque ?
Le chagrin qui se lisait dans ses yeux gris émut Harlan. Il caressa inconsciemment les parois de son verre…
— Il ne m’a pas rien dit des raisons de cet emprunt, et je ne lui ai pas posé de questions. Thomas était mon ami. A mon arrivée ici, il m’a aidé. J’étais heureux de pouvoir lui rendre la pareille. Quant à savoir pourquoi il n’est pas allé à la banque, eh bien… Il était peut-être déjà endetté jusqu’au cou.
— Je… Mon père avait une assurance-vie. C’est grâce à cela que nous avons pu régler ses dettes. Celles dont nous avions connaissance. Allez-vous exiger le remboursement immédiat de ce prêt ?
Harlan lui décocha un regard aigu. Elle semblait s’attendre au pire de sa part. Etait-elle toujours aussi pessimiste ? Ou se méfiait-elle seulement de lui ?
— Non. Je ne vais pas faire cela.
— J’ai peine à le croire, murmura-t-elle, visiblement mal convaincue.
Ses yeux s’embuaient de larmes. Elle battit des paupières plusieurs fois, le regard rivé sur le texte qu’elle tenait à la main. Sans savoir pourquoi, Harlan eut tout à coup l’impression d’être un monstre. Il avait prêté de l’argent à Thomas pour lui venir en aide, pas pour mettre en danger le ranch ou la famille de celui-ci.
— Je ne suis pas un usurier…
— C’est patent. Le remboursement est en retard et vous ne nous avez pas contactées. Pourquoi ?
Il n’en savait rien lui-même. Non qu’il fût riche, au contraire. Depuis que la sécheresse frappait, il aurait eu bien besoin des quelques milliers de dollars qu’il avait prêtés à Thomas pour faire creuser des puits sur ses terres. Mais il avait eu réticence à réclamer son dû.
— Après la mort de Thomas, je me suis dit que vos sœurs et vous aviez assez de soucis sans cela.
Rose n’avait jamais eu une haute estime des hommes, et les infidélités de son père l’avaient confortée dans son opinion. L’idée que cet inconnu avait sacrifié son propre intérêt pour respecter la douleur de sa famille la déroutait.
— Je dois vous dire que…, à l’heure actuelle, nous n’avons pas de quoi vous rembourser. Même si nous vendions jusqu’à la dernière tête de bétail, nous ne pourrions pas réunir une telle somme.
Elle disait la vérité, Harlan le savait. Il devinait aussi que Rose Murdock était loin d’être une écervelée. Elle était franche et directe. Ce qui le déconcertait, en revanche, c’était d’apprendre que le Bar M était en proie à de telles difficultés.
Lorsque Harlan s’était installé dans la région, sept ans auparavant, ses voisins possédaient le ranch le plus vaste du comté — voire l’un des plus grands de tout le Nouveau-Mexique. Ils élevaient du bétail réputé et des chevaux remarquables. Il disposaient d’une abondance de prairies verdoyantes le long de la rivière Hondo, et employaient des cow-boys expérimentés. Mais ce que Rose venait de lui confier, et le fait qu’elle sillonnait elle-même le ranch à cheval signifiaient que la situation du Bar M avait radicalement changé. S’il avait du mal à le croire, le choc avait dû être incomparablement plus pénible pour Rose Murdock…
— Je ne vous demande pas de me rembourser maintenant.
— Vous en avez le droit.
— J’ai besoin d’eau plus que je n’ai besoin d’argent.
Il retira son vieux chapeau de paille et passa une main dans ses cheveux noirs. Sa chemise, nota Rose, était tachée de sueur au niveau de sa poitrine… Il ressemblait à un de ces pionniers qui avaient travaillé sur ce territoire, à l’époque où il était encore sauvage et dangereux. Un homme rude, décidé, courageux.
— Je ne vous comprends pas, dit-elle. Vous avez là, noir sur blanc, le pouvoir de devenir le propriétaire légal du Bar M.
— Je ne veux pas vous prendre votre ranch.
C’en fut trop pour Rose. Elle ferma les yeux et eut un long soupir de lassitude.
— Je suis venue ici, commença-t-elle, à propos d’une simple clôture endommagée. Et j’apprends que le Bar M vous doit plusieurs milliers de dollars !
Elle ouvrit les yeux et lui lança un regard à la fois vaincu et accusateur.
— Vous auriez au moins pu nous avertir !
Harlan aurait voulu pouvoir la réconforter… Hélas, il ne pouvait pas annuler la dette contractée par Thomas. Cet argent représentait une bonne partie de ses économies, une somme qu’il avait mis des années à économiser à la sueur de son front. Il lui était impossible d’y renoncer, malgré la compassion que lui inspirait cette femme.
Il but une autre gorgée de thé, puis se leva et gagna l’autre bout de la pièce. C’était la première fois qu’il avait une femme dans sa cuisine. Son épouse était morte avant qu’ils ne viennent au Nouveau-Mexique. La vue de Rose Murdock, assise à table, les boucles de ses cheveux roux encadrant son visage, ses petits seins pointant sous sa chemise en jean, suscitait chez lui un trouble certain…
— Je suis sûr que c’était la dernière chose que vous aviez envie d’entendre, dit-il en se dirigeant vers l’évier. Et je regrette que votre père m’ait emprunté cet argent.
Il ouvrit le robinet et entreprit de faire la vaisselle.
— Mais il l’a fait, répondit Rose doucement. Quand voulez-vous le premier versement ?
— Il n’est pas nécessaire de parler d’argent maintenant. Je préfère parler d’eau.
Cet homme tenait entre ses mains le sort du Bar M, pensa Rose, et pourtant, il ne semblait pas vouloir profiter de son avantage. Elle ne pouvait pas admettre qu’il soit aussi généreux. A quoi jouait-il ? Attendait-il patiemment, tel un aigle, que sa proie faiblisse ?0
— Et comment pouvons-nous vous aider ?0
— En me donnant libre accès à une partie de vos terres, repartit-il, le dos tourné.