chapitre 11
La nuit était encore chaude lorsque Harlan quitta le corral et se dirigea vers la maison. Son pas lourd était au diapason du rythme las de son cœur… Quelques jours plus tôt, il avait eu l’impression d’être heureux. Comment sa vie avait-elle pu basculer du bonheur à la souffrance en l’espace de quelques instants ?
Rose était sans doute sur le point de se coucher. Ils avaient tous travaillé dur pour rassembler les chevaux et nettoyer les stalles inondées. Ses yeux se fermeraient dès qu’elle poserait la tête sur l’oreiller. Mais lui resterait éveillé, dévoré par l’envie de la toucher, de l’attirer contre son épaule, de sentir sa main sur sa poitrine…
Certes, il avait été stupide de céder à la tentation de lui faire l’amour. Néanmoins, n’était-il pas plus stupide encore de se l’interdire ?
Il entra dans la cuisine. Rose était assise à table et buvait un verre de jus de fruits. Dès qu’elle l’aperçut, elle serra étroitement le col de sa robe de chambre, comme pour se protéger…
Pourrait-il jamais se détester davantage pour le mal qu’il lui avait fait ?
— Je pensais que tu serais couchée.
Elle secoua la tête, les yeux rivés sur son verre.
— Il a fait si chaud aujourd’hui que je n’arrive pas à me désaltérer.
Harlan tira la chaise qui se trouvait en face d’elle.
— Je regrette que tu doives travailler autant, Rose.
Elle grimaça.
— Je ne suis pas fragile, Harlan. J’ai beau m’appeler Rose, je suis aussi résistante qu’une mauvaise herbe !
— Tout de même, je préférerais qu’Emily et toi n’alliez pas inspecter les prairies demain. Si le troupeau de génisses t’inquiète, j’irai m’en occuper.
— Tu parles comme Roy. Il m’a fait promettre de porter un fusil.
— Tu vas le faire ?
Elle fit la moue.
— Oui…, sans illusion. Je ne pourrais même pas me résoudre à tirer sur un serpent à sonnettes !
— Tu aurais la ressource de bluffer pour te tirer d’un mauvais pas.
Leurs yeux se rencontrèrent, et Rose eut la sensation que rien n’avait changé entre eux, que si elle faisait le tour de la table et allait l’embrasser sur la joue, il ne la repousserait pas. Toutefois rien ne pourrait la convaincre de courir le risque d’être rejetée de nouveau par son mari. La douleur serait trop intolérable.
— Tu penses vraiment que nous allons avoir des ennuis ?
— D’autres ennuis, tu veux dire ? Oui. Je ne crois pas que cet individu en ait fini avec le Bar M. En fait, je suis persuadé qu’il ou elle ne sera satisfait que lorsque le ranch sera ruiné.
Un frisson d’angoisse parcourut Rose.
— Ce doit être la mère des jumeaux. Nous n’avons pas d’autres ennemis.
— Exactement. Il faut la neutraliser. Je vais suggérer à Roy de monter la garde au ranch pour les quelques nuits à venir. Je pourrais me cacher dans la grange et faire le guet.
Il aurait ainsi une bonne excuse pour ne pas coucher avec elle… Rose termina son jus de fruits et se leva.
— L’idée ne me plaît guère. Bah ! Tu feras ce que tu veux, de toute façon.
Elle fit mine de sortir ; malgré lui, Harlan, s’élança et la prit dans ses bras.
Rose leva sur lui des yeux froids et inquisiteurs ; il inspira profondément.
— A propos d’hier soir. Je…
Elle se raidit et se dégagea.
— Il n’y a rien à ajouter.
— Si. Tu ne comprends pas…
— Tu te trompes, Harlan. Je comprends parfaitement. Tu ne m’aimes pas. Et… ce n’est pas grave. L’amour n’a jamais fait partie de notre marché.
— Mais je…
— Tu as cru que tu voulais d’une relation physique entre nous. Et puis tu as changé d’avis. Ce n’est pas grave non plus. Ne prends pas cet air attristé. Je ne te déteste pas.
— Je t’ai fait mal…
— Je te l’ai dit, je suis une mauvaise herbe ! On a beau les piétiner, elles finissent toujours par survivre… Tout va bien. Tout va exactement comme tu le souhaitais.
Soit elle jouait la comédie à la perfection, soit il était parvenu à détruire l’amour qu’elle éprouvait pour lui. Et elle avait le droit de le haïr… Il aurait dû être soulagé. Pourquoi souffrait-il autant ?
— Bonne nuit, Harlan.
La tête haute, droite comme un i, elle se détourna avant qu’il puisse voir les larmes couler sur ses joues.
— Penses-tu qu’Emily ait besoin d’aller chez le médecin ? Il pourrait s’agir d’une insolation…, dit Harlan à Rose le lendemain matin, comme elle grimpait dans le pick-up.
— Non… Elle est fatiguée, c’est tout. Si elle ne se sent pas mieux ce soir, je prierai Justine de passer.
Elle ferma la portière. Harlan s’y accouda.
— Ça ne lui ressemble pas. Elle veut toujours tout faire avec toi. Crois-tu qu’elle ait peur d’aller au Bar M ?
— Oh ! Même si elle avait peur, elle viendrait avec moi. Elle ne manque pas de courage.
A la différence de son père, se dit Harlan. S’il avait vraiment du courage, il tirerait Rose de la cabine et lui montrerait combien il désirait lui faire l’amour. Et au diable la peur de la perdre !
Au diable ?
Comment oublier le déchirement qu’il avait ressenti à la mort de Karen, les semaines et les mois passés dans une sorte de brouillard sombre, à lutter désespérément pour reprendre le dessus ? Comment accepter d’aimer de nouveau avec autant de force, autant de passion ?
Rose partie, Harlan gagna la maison afin de s’assurer qu’Emily n’avait besoin de rien. Il la trouva debout, vêtue d’un jean et d’une chemise à manches longues, en train de chausser ses bottes.
— Que fais-tu, ma chérie ? Tu avais dit à Rose que tu ne voulais pas te lever…
— Je sais, repartit-elle d’un air coupable. J’ai… euh… menti. J’avais de bonnes raisons.
Elle s’empara d’une brosse et entreprit de se peigner. Harlan fit un pas vers elle.
— Emily, dit-il fermement, explique-moi ce qui se passe. Es-tu fâchée contre Rose ? Pourquoi n’es-tu pas partie avec elle ce matin ?
L’adolescente attacha ses cheveux avec un élastique, puis fit face à son père.
— Je voulais partir avec elle. Mais je voulais aussi te parler. Seul. Sans Rose. J’ai pensé que c’était le meilleur moyen.
— Il… il s’agit de Rose ?
Elle hocha la tête avec gravité, avant de se laisser tomber sur le lit.
— Je crois que je suis un peu perdue…
— Comment ça ?
Elle fronça les sourcils.
— Papa, tu m’aimes ?
— Eh ! Je te le dis assez souvent, non ?
— Oui. Mais…, m’aimes-tu assez pour faire presque n’importe quoi pour moi ? insista-t-elle, les sourcils toujours froncés.
Où Emily voulait-elle en venir ?
— Sans doute, si c’est raisonnable…
— Assez pour épouser Rose ?
Harlan se figea.
— Que veux-tu dire ? Quelqu’un t’a parlé ? Rose a…
— Personne ne m’a rien dit ! coupa-t-elle. Tout ce que je veux savoir, papa, c’est pourquoi tu as épousé Rose. Pour que j’aie une mère ?
A présent qu’Emily lui posait la question sans détour, la réponse parut subitement évidente à Harlan. Pourquoi ne s’en était-il pas rendu compte plus tôt ? Pourquoi s’était-il acharné à prétendre que son mariage avec Rose était autre chose que ce qu’il était en réalité — un mariage d’amour ?
Parce que la peur de la perdre l’avait rendu aveugle à ses propres sentiments.
Il était amoureux de Rose. Depuis le début.
— Cela ne doit pas être si difficile de répondre, papa, fit Emily.
Harlan s’assit à côté d’elle.
— Non, ma chérie… Mais d’abord, dis-moi… Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Rose… Elle a pleuré hier, et je l’ai entendue dire à Chloé que tu ne l’aimais pas, que tu ne l’avais épousée que pour moi.
La douleur envahit Harlan.
— Je suis navré que tu aies entendu cela, ma chérie. Parce que ce n’est pas vrai.
— Rose n’est pas une menteuse !
— Non, dit Harlan en esquissant un sourire. Rose n’est pas une menteuse. Elle avait de la peine. Elle ne comprend pas que…, que je l’aime.
Emily soupira longuement, puis sourit à son père.
— C’est bien ce que je pensais. Alors, tu ferais mieux d’aller le lui faire comprendre. Je ne peux pas supporter de la voir malheureuse.
— Tu as raison, mon chou. Que dirais-tu de venir avec moi au Bar M pour que je puisse parler à ta nouvelle maman tout de suite ?
Emily sauta sur ses pieds et enfonça son chapeau sur sa tête.
— Je suis prête… Oh ! fit-elle, frappée par une pensée. Si on disait à Rose que je me suis sentie mieux tout de suite après son départ ?
— Ah ah ! D’accord. Mais ne fais plus semblant, hein ?
— Promis, juré !
Et il ne ferait plus semblant, lui non plus…
Ils furent bientôt au Bar M. Rose était déjà partie voir les génisses. Déterminé à ne pas perdre plus de temps, Harlan sella un cheval. Peut-être refuserait-elle de le croire. Peut-être l’avait-il tant fait souffrir qu’elle s’en moquait. Quoi qu’il en soit, il devait essayer de réparer le mal qu’il avait fait.
Trois quarts d’heure plus tard, il l’aperçut, assise sur un rocher à l’ombre d’un bouquet d’arbres rabougris. Elle le regarda mettre pied à terre d’un air interdit, comme s’il était la dernière personne au monde qu’elle s’attendait à voir.
— Que se passe-t-il ? Emily est malade ?
Harlan accrocha la bride de son cheval à une branche.
— Elle n’a rien. Rien qui ne puisse s’arranger. Tout au moins je l’espère.
Elle le dévisagea avec méfiance.
— Il s’est passé quelque chose !
Elle fit mine de se lever, Harlan fut plus rapide. Posant la main sur son épaule, il la contraignit à se rasseoir.
— Je suis venu parce que nous devons parler.
Seigneur, il n’allait pas recommencer ! Lui imposer une nouvelle humiliation ? Si telle était son intention, elle devait fuir, s’éloigner de lui à tout prix…
— Harlan, je t’en prie… Je ne veux pas reparler de notre mariage. Soit tu veux rester marié, soit tu ne veux pas. Décide-toi !
Les yeux brillants, il se mit à rire franchement — d’une manière si chaleureuse, si communicative, qu’elle fut presque tentée de sourire avec lui malgré le chagrin qui l’étreignait.
— Rosie, ma chérie ! Bien sûr que je veux rester ton mari.
« Bien sûr ». Comme si elle était l’amour, la lumière de sa vie. Qui s’imaginait-il tromper ? Stupéfaite, elle le vit s’asseoir près d’elle, chercher sa main et la porter à ses lèvres.
— Hier soir, tu as dit que tu ne me détestais pas. Est-ce vrai ?
Rose sentit s’accélérer les battements de son cœur.
— Oui. Comment pourrais-je te détester ? Tu as tant fait pour moi.
Il pressa de nouveau ses lèvres sur les doigts de Rose, qui frissonna malgré la chaleur écrasante.
— M’aimes-tu ?
Elle se tourna vers lui.
— T’aimer ?
— J’ai pensé que tu m’aimais, après notre mariage. M’aimes-tu encore ?
— Pourquoi me demandes-tu cela ?
Harlan la souleva alors du rocher et la cala sur ses genoux.
— Qu’est-ce que… ?
— J’essaye d’obtenir une réponse à ma question. Parle-moi sincèrement, Rose. C’est très important.
Elle ne pouvait pas lui mentir. Pas au creux de ses bras.
— Oui. Je t’aime, Harlan.
Il ferma les yeux et pressa Rose contre lui. Sidérée, elle se cramponna à lui et remercia silencieusement le ciel pour ces quelques instants où il voulait d’elle.
— Oh ! Rose, gémit-il, couvrant son visage de baisers. Rosie, je ne te mérite pas. Mais je suis si heureux…
Encore abasourdie par le changement radical qui s’était produit en lui, elle le considéra avec attention.
— Je ne comprends pas, Harlan. Je pensais que…
Il la fit taire d’un doigt sur ses lèvres.
— J’ai été stupide, Rose.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Emily m’a ouvert les yeux. Elle voulait savoir pourquoi je t’ai épousée…
Le cœur de Rose cessa de battre.
— J’espère que tu ne lui as pas dit la vérité ! Elle en souffrirait. Elle croit que nous sommes une vraie famille.
— Je lui ai dit la vérité. Je lui ai dit que je t’aimais. Et c’est vrai. Je suis tombé amoureux de toi à la seconde où je t’ai vue…
Elle voulut se dégager ; il la retint d’une main ferme.
— Harlan, rien ne t’oblige à me dire cela. Je t’ai expliqué hier soir que je comprenais…
— Non, Rose, tu ne pouvais pas comprendre ! Jusqu’à ce matin, je ne comprenais rien moi-même. Pendant tout ce temps, je me suis obstiné à me répéter que je t’épousais parce qu’Emily avait besoin de toi, que le ranch avait besoin d’une femme, et que tu avais besoin de moi pour ton ranch. Mais ce n’est pas la vraie raison. Je voulais que tu sois ma femme parce que je t’aime. Et je veux que tu restes auprès de moi pour toujours.
Elle avait déjà commis l’erreur de penser qu’il l’aimait, songea-t-elle.
— Harlan, c’est très gentil, mais…
— Gentil ! Rose, ce n’est pas de la gentillesse que j’éprouve pour toi en ce moment…
Un fol espoir emplit Rose tandis qu’il mouchetait son cou de baisers impatients.
— Tu m’as dit que tu ne pourrais jamais aimer une autre femme…
— Mmm. Je me trompais, affirma-t-il en libérant ses cheveux du foulard qui les retenait. Comme un idiot, je croyais que je pouvais te faire l’amour et ne pas tomber amoureux…
— Tu m’as dit aussi que tu ne voulais plus faire l’amour avec moi… Mesures-tu combien tu m’as fait souffrir ?
— Tu ne peux pas concevoir à quel point je le regrette, Rose. Mais j’étais fou. J’avais trop peur. Chaque fois que nous faisions l’amour, je t’aimais un peu plus. Et je craignais tellement de t’aimer et de te perdre… comme j’ai perdu Karen.
Bien qu’elle fût bouleversée, Rose tenta de le rassurer.
— Oh ! Harlan, personne ne peut savoir ce que l’avenir nous réserve. C’est pourquoi il faut être reconnaissant pour le présent et s’aimer chaque jour sans penser au lendemain.
— Tu n’as pas toujours été de cet avis, observa-t-il. Tu redoutais de m’épouser…
Rose lui caressa la joue, toute à la joie de savoir que son mari l’aimait.
— Je ne jurerais pas n’avoir pas eu peur il y a dix minutes. Mais plus maintenant. Maintenant que je sais que tu m’aimes…
Il enfouit son visage dans les cheveux de Rose.
— Je ne pouvais pas supporter de te voir si distante avec moi. De ne plus te faire l’amour…, murmura-t-il en défaisant les premiers boutons de son chemisier.
Rose rit doucement comme ses lèvres effleuraient le creux de ses seins.
— Harlan ! Nous sommes au milieu de la prairie ! N’importe qui pourrait venir…
Il continua à déboutonner son chemisier en souriant.
— Emily et toi êtes les seules à venir dans ce soin depuis des mois. Et elle est au ranch en train de garder les jumeaux. Nous sommes complètement seuls. Et toi seule peux guérir ma fièvre…
Rose ne se fit pas prier. Jamais elle n’avait été aussi heureuse, jamais elle n’avait éprouvé tant d’amour… Avec un petit sourire taquin, elle retira son chapeau et le lança derrière elle.
— Eh bien, M. Hamilton, voyons si vos actes sont à l’aune de vos paroles !
Il la renversa sur le sol et se mit à genoux au-dessus d’elle.
— Dans quelques minutes, tu croiras être au paradis…
Rose le saisit par sa chemise et l’attira sur elle.
— Je te mets au défi de tenir ta promesse !
L’amour se lisait sur les traits d’Harlan lorsqu’il se pencha vers elle pour l’embrasser. Rose s’abandonna à ses lèvres passionnées, savourant son baiser avec tant d’oubli…
… qu’elle ne sentit pas immédiatement l’odeur de la fumée.
— Harlan ! Quelque chose brûle !
— Je pensais que c’était nous…
— Non ! Il y a le feu ! Tu ne sens rien ?
Il leva la tête et huma l’air, puis avisa le nuage gris-blanc qui s’élevait du sud.
— Tu as raison, dit-il en se redressant pour mieux voir, aussitôt imité par Rose.
— D’où part le feu ? s’enquit-elle en plissant les yeux.
— Il est sur les terres du Bar M, répondit-il gravement.
— Mon Dieu ! Ce n’est pas la maison, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle, pétrifiée par l’angoisse.
— Non. La fumée est au sud de la maison… Allons voir ce qui se passe.
Ils chevauchèrent jusqu’à une petite hauteur où ils s’arrêtèrent. Devant eux, à une centaine de mètres à peine, s’étendait un mur de flammes de plus d’un kilomètre de long.
— Oh ! Harlan, c’est une mer de feu, geignit Rose. Qu’allons-nous faire ?
— Nous ne pouvons rien. Mieux vaut rentrer et appeler les pompiers. Espérons que Chloé aura vu la fumée et l’aura déjà fait !
Ils reprirent au galop la piste qu’ils venaient de suivre en sens inverse. Ils avaient couvert quelques centaines de mètres quand Harlan cria quelque chose à Rose, puis désigna sa gauche. Horrifiée, elle découvrit un autre mur de flammes qui venait à leur rencontre.
— Nous ne pourrons jamais aller assez vite ! Pas avec ce vent et cette chaleur !
Pie, déjà trempé de sueur, haletait. Elle n’allait tout de même pas tuer son cheval pour sauver sa peau !
— Viens ! fit Harlan. Si je me rappelle bien, il y a un arroyo à l’est d’ici. On se mettra au fond. Avec un peu de chance, le feu passera au-dessus de nous.
Rose le suivit, s’enjoignant de ne pas céder à la panique. Les flammes ne pourraient pas progresser aussi vite… Hélas, chaque fois qu’elle se retournait, l’incendie, attisé par le vent, avait gagné du terrain sur eux. La fumée les enveloppait peu à peu, et des flammèches voletaient de toutes parts.
— Nous y sommes presque ! hurla Harlan.
— Mais le feu est sur nous !
— Ça ira ! Fais-moi confiance !
Enfin, après ce qui parut une éternité à Rose, ils atteignirent l’arroyo et descendirent tout au fond. Harlan poussa Rose dans la première crevasse venue, puis retira son épaisse chemise en jean pour leur servir de couverture.
Rose se demanda si le vacarme qu’elle entendait était le rugissement des flammes ou les battements effrénés de son cœur.
— N’aie pas peur, ma Rosie. Je suis là pour te protéger, lui dit Harlan à l’oreille.
Rose, les mains crispées sur son épaule, le serrait si fort que ses doigts en étaient douloureux.
— C’est fou, non ? Tu décides enfin que tu m’aimes et nous allons mourir calcinés !
En dépit du danger qui les menaçait, Harlan ne put réprimer un éclat de rire.
— J’aime ton sens de l’humour, Rose !
La fumée avait déniché leur minuscule abri. Rose se mit à tousser. Le visage enfoui contre l’épaule d’Harlan, elle retint son souffle aussi longtemps qu’elle le put, priant pour qu’ils soient épargnés par le feu.
— Accroche-toi à moi, Rose… Il sera bientôt passé.
Il avait raison. En l’espace de quelques minutes, le vacarme et la chaleur intense s’étaient éloignés. Harlan repoussa la chemise et aida Rose à se relever. Chancelante, elle dut s’appuyer contre lui pour recouvrer son équilibre.
— S’il continue dans cette direction, il devrait être arrêté par la rivière, nota-t-il.
— Tout est noir ! s’exclama Rose d’une voix brisée, choquée à la vue du spectacle qui s’offrait à eux.
— Au moins, nous sommes sains et saufs.
Elle sourit devant son visage noirci par la fumée.
— Et nous sommes ensemble… Rien d’autre ne compte pour moi, Harlan.
— Pour moi aussi. Es-tu prête à remonter en selle ?
Elle acquiesça, et il la guida jusqu’aux chevaux, qui, mis à part des traces de suie aux jambes et à l’encolure, ne semblaient pas avoir souffert du passage du feu.
Une demi-heure plus tard, ils entraient dans la cour du ranch. Emily se précipita à leur rencontre et se jeta dans les bras de son père, puis dans ceux de Rose.
— Nous avons eu tellement peur !
— Tout va bien, ma chérie. Et ici ?
— Oui. Le feu n’est pas parvenu jusqu’ici, heureusement !
Roy et Chloé s’étaient joints à eux, et tout le monde parlait à la fois.
— Vous avez l’air de deux ramoneurs ! s’écria Chloé.
— Le feu est presque maîtrisé, dit Roy. Les pompiers luttent contre les derniers foyers au nord.
— J’espère seulement que nous n’aurons pas perdu trop de bétail, fit Harlan. Savez-vous où l’incendie s’est déclaré ?
Si Roy et Chloé échangèrent un regard empreint de gravité, Emily eut du mal à contenir son excitation.
— Roy a arrêté Belinda Waller ! Et en flagrant délit ! Il y avait de l’essence et des allumettes dans le coffre de sa voiture !
— Vraiment ? marmonna Rose, atterrée. C’est elle qui a mis le feu ?
— L’employé de la station-service où elle acheté l’essence nous a téléphoné. Sa conduite lui avait paru bizarre, et, comme la description qu’il nous a donnée correspondait à celle de Belinda, je me suis douté qu’elle mijotait quelque chose et je suis venu au ranch. Malheureusement, elle avait déjà mis le feu…
Les jambes flageolantes, Rose se raccrocha à Harlan.
— Mais comment…Pourquoi voulait-elle nous tuer ?
Roy secoua la tête.
— Je ne pense pas qu’elle ait voulu tuer qui que ce soit, ni qu’elle ait su que vous alliez vous trouver dans la voisinage des feux. Elle n’avait, si j’ose dire, que l’intention de détruire le ranch et de vous ruiner. Elle l’a admis.
— Pourquoi ? Que lui avons-nous fait ?
— Peut-être en saurons-nous davantage lorsque nous pourrons l’interroger plus longuement. Tout à l’heure, elle n’était pas en état de répondre… Elle répétait sans cesse que les filles de Thomas avaient tout tandis qu’elle ne possédait rien. Selon moi, elle voulait se venger, tout simplement.
— Tu dis qu’elle n’était pas en état de parler, intervint Harlan. Veux-tu dire qu’elle était ivre ou droguée ?
— Nous avons trouvé plusieurs ordonnances de tranquillisants dans son sac à main — toutes des faux, semble-t-il. Elle se drogue probablement depuis un certain temps.
Rose hocha la tête avec écœurement.
— Pire encore, commenta Chloé, elle n’a pas demandé de nouvelles de jumeaux.
— L’as-tu questionnée à leur sujet, Roy ? fit Rose.
— Elle les aurait laissés à Thomas parce c’était lui qui les voulait. Pas elle.
— Oh, mon Dieu ! Elle ignorait que papa est mort ?
— Elle nous a accusés de mentir quand nous le lui avons appris. Je ne suis même pas sûr qu’elle ait bien compris…
— Pourrait-elle échapper à la prison sous prétexte qu’elle est instable ?
Roy tranquillisa Chloé d’un geste.
— Ne t’inquiète pas. Elle a commis trop de délits pour être laissée en liberté. Si elle ne va pas en prison, elle sera placée dans une institution spécialisée.
Plus tard ce soir-là, de retour chez eux, Harlan et Rose s’installèrent sous la véranda, admirant les éclairs qui zébraient le ciel à l’ouest.
— Je te parie qu’il va pleuvoir, maintenant que la moitié du ranch a brûlé ! fit Rose, rêveuse, la tête contre l’épaule d’Harlan.
— Ce serait une merveilleuse ironie, repartit celui-ci. Avec un peu de pluie, l’herbe repoussera vite…
— A vrai dire, je bénis la sécheresse que nous avons connue.
— Rose, tu as perdu la tête ? Nous avons eu un été épouvantable !
Elle sourit de son indignation.
— Je sais. Ce n’en est pas moins la sécheresse qui nous a réunis. Sans elle, nous serions peut-être restés de simples voisins…
— Ne parle pas de malheur !
— Je sais que nous avons perdu quelques animaux dans l’incendie et que nous devrons travailler dur pour que le ranch soit enfin tiré d’affaire, mais je ne pourrai pas être plus heureuse qu’en ce moment. Sauf, peut-être, quand je saurai que Chloé a obtenu le droit d’adopter les jumeaux. Elle le désire tellement !
— Et ils ont besoin d’elle, approuva Harlan.
— Tu sais…, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce qu’a dit Roy. Quand il a parlé des jumeaux à Belinda, elle a dit que Thomas les voulait. A ton avis, qu’entendait-elle par là ?
Il soupira.
— Je l’ignore, Rosie. Mais je peux te garantir que ton père était quelqu’un de bien, même s’il avait un faible pour le jeu et le bourbon. Il aimait les enfants, et il a dû les désirer. Quand un homme sait qu’il est en train de perdre la femme qu’il aime, cela peut le rendre fou. Et je parle en connaissance de cause…
Sans rien dire, elle tourna la tête vers lui et déposa un baiser sur sa joue. Il prit sa main et la garda pressée contre son visage.
— Rose, tu sais…, les pilules contraceptives que tu es allée acheter l’autre jour…
— Oui ?
— Jette-les, veux-tu ?
— Oh ! Harlan… Tu es sûr que tu vas bien ?
Il éclata de rire.
— Oui, mon adorable Rose. Je veux que nous ayons un bébé.
— Un bébé ? Quand as-tu décidé cela ?
— A la seconde où tu as dit que nous devions vivre dans le présent.
Pour toute réponse, elle se jeta à son cou et le gratifia d’un baiser plein d’amour et de promesses. Le cœur débordant d’émotion, Harlan la souleva dans ses bras afin de la porter jusqu’à leur chambre…
Dehors, la pluie se mit à tomber.