chapitre 6
J’aime beaucoup votre sœur et votre tante, déclara Emily ce soir-là, comme Rose la ramenait au ranch.
— J’en suis heureuse. Et tu leur as beaucoup plu !
Un grand sourire illumina le visage couvert de poussière de l’adolescente. Si elle n’avait pas été au volant, Rose l’eût serrée dans ses bras et embrassée sur les deux joues. Emily s’était avérée une aide précieuse pour Kitty, pour Chloé et pour elle-même. Quoiqu’elle dût être exténuée, elle semblait planer sur un nuage de félicité.
— C’est vrai ?
— Bien sûr.
La jeune fille soupira.
— Ce doit être merveilleux d’avoir une famille comme la vôtre… Avez-vous été *******e d’apprendre que les jumeaux étaient vos parents ?
En réalité, elle avait surtout été terriblement choquée. Son père trahissant sa mère de la sorte ! Et cachant l’existence des jumeaux à ses filles ! Pourtant, lorsque Rose les regardait à présent, elle n’éprouvait rien d’autre envers eux qu’un amour intense et protecteur. Ils étaient sa famille. Et ils étaient des enfants innocents, que leur mère avait abandonnés comme un vulgaire paquet de linge sale.
— Enormément. Et je le serai plus encore quand nous aurons obtenu le droit de les garder définitivement.
Emily parut réfléchir un instant.
— Je crois qu’il vaut mieux ne pas avoir de mère plutôt qu’une mère qui ne veut pas de vous. Papa dit que maman m’adorait.
— J’en suis certaine.
— Avant, je pensais beaucoup à elle. Aujourd’hui, c’est plus difficile… Quelquefois j’ai du mal à me représenter son visage. Et je m’en veux tellement !
Rose s’efforça de la consoler.
— Il ne faut pas te faire de reproches, Emily. Les souvenirs s’émoussent avec le temps, c’est normal. Et tu étais très jeune quand tu as perdu ta maman…
— Je ne veux pas l’oublier, Rose ! Je veux me souvenir de tout ! De son parfum, de ses câlins, du goût des biscuits qu’elle faisait pour moi le samedi…
Rose tendit le bras et pressa la main d’Emily.
— Je te promets que tu ne l’oublieras pas, Emily. Elle sera toujours avec toi, affirma-t-elle en désignant son cœur. C’est là que vivent mes souvenirs de ma mère. Et c’est pareil pour toi.
L’adolescente haussa les épaules.
— Je suppose que vous avez raison. Mais, parfois, je voudrais…
Elle s’interrompit, l’air gêné par ce qu’elle était sur le point de dire.
— Oui ?
Emily la regarda. Le remords mêlé de tristesse qui se lisait dans ses yeux émut profondément Rose.
— Je voudrais, dit-elle lentement, que papa se remarie pour que j’aie une vraie famille. Une mère qui serait toujours avec moi, et peut-être aussi des frères et sœurs… Est-ce égoïste de ma part, Rose ?
Quelques jours plus tôt, Harlan lui avait posé une question similaire : était-ce égoïste de sa part de ne pas se remarier pour le bonheur d’Emily ? Et Rose n’avait su que lui répondre. Etant donné sa propre situation, elle était mal placée pour émettre des opinions sur l’amour et le mariage. Elle n’en sentait pas moins que la jeune fille avait besoin d’être rassurée.
— Tu n’es pas égoïste, Emily. Tes désirs sont humains. T’en es-tu ouverte à ton père ?
— Non, repartit-elle d’une voix morne. Je l’ai entendu dire à ses amis qu’il ne se remarierait jamais. Il craint trop de souffrir de nouveau.
Rose tapota le bras d’Emily.
— Ton père a eu beaucoup de chagrin. Essaie de t’en souvenir quand il t’impatiente. Il t’adore…
L’adolescente demeura quelque temps silencieuse, puis un léger sourire vint éclairer ses traits.
— Oui. Et toutes mes amies le trouvent irrésistible ! Vous êtes d’accord avec elles ?
La jeune femme s’éclaircit la gorge. L’imagination d’Emily l’entraînait-elle trop loin ?
— Harlan est un homme séduisant, confirma-t-elle calmement.
La tiédeur de sa réponse ne découragea pas Emily.
— Ma copine Karen dit que sa mère le trouve très sexy. Et qu’elle aimerait bien sortir avec lui.
— Oh ! J’espère qu’elle est célibataire, marmonna Rose, ne trouvant rien d’autre à dire.
— Divorcée. Si elle le trouve beau et vous aussi, cela prouve qu’il ne devrait pas avoir trop de mal à trouver quelqu’un qui veuille l’épouser. S’il se mettait à chercher, évidemment. Qu’en pensez-vous ?
Il n’aurait pas besoin de chercher, pensa Rose. Il ne manquerait pas de rencontrer le succès…
— Je crois qu’il vaudrait mieux lui laisser l’initiative, en ce domaine…
— Bah ! Il n’y a pas de mal à rêver !
Rose présumait que non. N’avait-elle pas rêvé en vain d’une famille à elle pendant ces huit dernières années ?
Bientôt, elle garait le pick-up devant la maison, prenant soin de laisser le moteur tourner.
— Vous ne rentrez pas ? s’enquit l’adolescente en sautant à terre.
— La prochaine fois peut-être, Emily. Il est bientôt l’heure de dîner, et Kitty va avoir besoin de moi pour nourrir les jumeaux.
— Bon. A demain matin ! cria la jeune fille avec un geste d’adieu.
Rose agita la main à son tour, puis fit marche arrière pour repartir. Elle aperçut alors Harlan qui marchait d’un pas rapide dans sa direction.
Encore troublée par leur rencontre du matin, elle avait espéré ne pas avoir à lui parler. Mais il l’avait vue, et elle n’avait guère d’autre choix que de l’attendre…
— Je voulais vous remercier d’avoir ramené Emily à la maison, dit-il quand il fut à la hauteur de sa portière. Je sais que vous êtes très prise…
Jamais personne ne l’avait étonnée autant que cet homme. A en juger par le ton reconnaissant de sa voix, il appréciait sincèrement ce qu’elle avait fait pour sa fille et pour lui, et Rose ne put s’empêcher d’en éprouver du plaisir. Elle aimait que les autres aient besoin d’elle. Nonobstant, à présent qu’il avait plus ou moins avoué qu’elle l’attirait, elle ne songeait qu’à fuir sa présence.
— Il n’y a pas de quoi. Emily m’a beaucoup aidée aujourd’hui, et j’ai aimé avoir un peu de compagnie.
Accoudé à la vitre ouverte de la camionnette, il la considéra longuement. Rose était partagée entre l’envie de démarrer en trombe, et celle, insensée, de le supplier de l’embrasser.
— Vous étiez très fatiguée hier soir. Vous auriez dû vous reposer aujourd’hui. Je vois que vous ne l’avez pas fait.
Le foulard bleu qu’elle portait au matin avait disparu, et ses longs cheveux bouclés encadraient anarchiquement son visage. Il y avait de la poussière sur ses joues et sur ses vêtements, des perles de sueur sur sa lèvre supérieure, des cernes sous ses grands yeux.
Sa beauté frappa Harlan, et son air las le bouleversa. Cette femme était douce, fragile. Elle ne devrait pas avoir à travailler aussi dur qu’un homme. Etait-ce la folie de Thomas qui l’avait poussée à faire ce choix ? Ou l’avait-elle fait en toute liberté ?
— Rose, votre père avait-il hypothéqué le ranch ? dit-il avec une soudaine rudesse. Je veux parler d’emprunts autres que celui qu’il m’a fait…
Réprimant un soupir, Rose éteignit le moteur et le regarda.
— Non. Enfin, si c’est le cas, nous l’ignorons. Il avait fait toutes sortes d’emprunts à la banque pour l’achat de bétail et de chevaux… Heureusement, nous avons pu vendre des bêtes pour les rembourser.
— Vous devez me trouver indiscret… Mais j’ai une bonne raison de vous demander cela.
Il se tenait trop près pour qu’elle continue à le regarder, s’affola Rose. Sa présence lui rappelait trop cruellement qu’elle avait cru autrefois à l’amour entre un homme et une femme, au mariage, au bonheur d’une vie partagée. En un mot, elle se sentait vulnérable. Très vulnérable.
— Laquelle ?
— Il y aurait un moyen de vous sortir de ce pétrin.
— Un moyen ? répéta-t-elle. De régler nos dettes ?
— Oui. Vous pourriez vendre le Bar M, me rembourser, et ne plus avoir le fardeau du ranch sur les épaules.
— Le vendre ? A vous, sans doute ?
— Grands dieux, non ! Qu’est-ce qui vous fait penser que je voudrais acheter le Bar M ?
Elle se détourna et fixa le pare-brise.
— Vous êtes Texan, et les Texans aiment les grandes exploitations.
Il éclata de rire.
— Croyez-moi, le Flying H me suffit amplement !
— Peut-être. Admettez que vous auriez bien besoin de l’accès à la rivière.
Il souleva son chapeau et passa une main dans ses cheveux. Elle rêva brusquement de glisser ses doigts dans ses mèches brunes et humides, de lui caresser la nuque, de l’attirer vers elle…
— Rose ? Vous m’entendez ?
Rose sursauta. Elle se tourna vers lui, consternée par l’audace de ses rêveries.
— Oh ! Je… J’étais ailleurs. Que disiez-vous ?
— Qu’il serait plus avantageux pour moi de faire creuser des puits sur mes terres que d’acquérir le Bar M.
— Certainement… Je regrette de m’être montrée aussi soupçonneuse, mais, après tout ce qui s’est passé, c’est plus fort que moi, j’envisage toujours le pire. Je ne sais pas si je pourrai jamais faire confiance à…
Elle n’avait pas besoin de finir sa phrase. Harlan percevait sa tension, sa méfiance. Il en avait été conscient dès leur première rencontre. Tout cela ne pouvait être entièrement imputable au comportement de son père. Et ce matin, elle avait dit qu’elle ne permettait pas aux hommes de la toucher. Il devait y avoir une raison à cela. La lui confierait-elle un jour ? Et pourquoi tenait-il tant à la connaître ? Plus il en apprendrait à son sujet, plus il risquait de souffrir…
— Ecoutez, Rose, je ne veux pas du Bar M. Je veux seulement que tout aille mieux pour vous.
Pensait-il réellement ce qu’il disait ? Pouvait-elle vraiment croire, une fois dans sa vie, qu’un homme sacrifie son propre intérêt au sien ? Elle se contraignit à sourire, bien qu’un nœud se formât dans sa gorge.
— Le Bar M est ma maison, Harlan. Je ne serais jamais heureuse sans lui.
Il s’était attendu à une réplique de ce genre. C’était une femme loyale. Fidèle à son foyer, à sa famille. En fait, elle l’aurait problablement déçu en disant autre chose.
— Je comprends, dit-il avec douceur, avant de s’éloigner du véhicule. Je vous laisse rentrer. Emily compte-t-elle vous aider demain ?
Rose fit oui de la tête et mit en route le moteur.
— Nous allons faire un tour des prairies demain. Si vous pouviez amener son cheval, je vous en saurais gré…
— Je les amène toutes les deux à l’aube, certifia-t-il, levant la main en signe d’adieu.
Rose agita gauchement le bras et s’en fut, les mains crispées sur le volant. Harlan ne l’avait pas même frôlée, et pourtant son cœur battait à toute allure, elle tremblait comme une feuille, et ses joues étaient écarlates ! Sans s’en rendre compte, elle accentua sa pression sur l’accélérateur. Elle devait fuir Harlan Hamilton…
— La fille d’Harlan est adorable, déclara Kitty alors que la famille prenait place à table. Je suis ravie que tu l’aies invitée à passer un peu de temps avec nous. Elle a faim de compagnie, dirait-on !
— Elle était très maussade le jour où je l’ai rencontrée…
— C’est difficile à croire après aujourd’hui, fit Chloé.
Rose ne voulait pas parler des Hamilton. Il y avait quantité d’autres sujets de conversation ! Hélas, sa sœur et sa tante semblaient décidées à broder sur le thème de leurs voisins.
— Mmm… Harlan dit que c’est grâce à moi, expliqua-t-elle à contrecœur. Il prétend qu’elle m’aime bien.
Chloé et Kitty avaient cessé de manger et la dévoraient des yeux, comme si elles s’attendaient à ce qu’elle leur révèle un lourd secret.
— Ce n’est pas étonnant. Tout le monde te trouve sympathique, Rose, observa tante Kitty.
Rose avait toujours été d’une nature trop réservée pour avoir beaucoup d’amis. Certes, elle traitait chacun avec gentillesse et respect, mais elle n’était la meilleure amie de personne. En dehors de ses sœurs, elle n’avait jamais été proche de quiconque.
— Je l’ignore… Je crois qu’Emily n’avait de cesse que quelqu’un lui offre son amitié. Elle a une existence très solitaire. Surtout en été, quand elle ne va pas à l’école.
— Harlan est-il gentil avec elle ? demanda Chloé. Ou bien est-il l’un de ces pères trop durs, trop intransigeants ?
Rose ne pouvait concevoir qu’il soit ainsi. Son regard se posa sur les jumeaux qui dormaient paisiblement dans leur parc. La vision d’Harlan tenant tendrement Adam dans ses bras lui revint à la mémoire.
— Au contraire. Il est très doux avec elle.
Chloé réfléchit en se servant un verre d’eau.
— C’est normal… Elle est une partie de la femme qu’il a perdue.
— Il devait être fou amoureux d’elle.
La remarque de Kitty ramena l’attention de Rose à la table.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce qu’il ne s’est jamais remarié. Et, d’après la rumeur, il n’a pas eu beaucoup d’amies non plus…
Sans doute avait-elle raison. La première fois que Rose était allée chez lui, Harlan avait soutenu n’avoir aucune intention de s’attacher à une femme. Pas même de façon semi-permanente. Etait-il toujours accablé de chagrin ? Elle n’aurait pu le dire. Mais elle n’aimait pas l’idée qu’il puisse s’accrocher à un souvenir. Il était trop fort pour cela…
Rose repoussa sa chaise, quoiqu’elle n’eût quasiment pas touché à son assiette.
— La seule chose qui nous intéresse au sujet d’Harlan Hamilton est que nous lui devons de l’argent. Quant à savoir s’il veut une femme ou une mère pour Emily, c’est son affaire.
Et, sous le regard perplexe de ses deux compagnes, elle quitta la pièce.
Plus tard, ce soir-là, Justine téléphona pendant que les deux sœurs donnaient le bain aux jumeaux. Après s’être séché les mains, Rose se rendit dans le bureau pour prendre la communication.
— Bonsoir, Rose. On dirait que je n’ai pas choisi le bon moment pour appeler ?
— Ne t’inquiète pas, Chloé s’en sort très bien toute seule. Encore que je me demande qui, d’elle ou des jumeaux, prend un bain !
— Ah ah ! Quoi qu’il en soit, je suis sûre que ça lui plaît.
C’était vrai, songea Rose. Chloé adorait son frère et sa sœur, au point que Rose craignait qu’elle n’eût le cœur brisé si jamais Belinda venait un jour réclamer sa progéniture.
— Tout va bien chez vous ?
— Charlie aide son papa à creuser des trous dans la cour. Roy veut planter des rosiers. Pour sa ravissante épouse, dit-il !
— Des rosiers ?
Justine se mit à rire avec la gaieté d’une femme qui se sait aimée. Roy et elle étaient mariés depuis deux mois. Néanmoins, tout n’avait pas toujours été simple pour le couple. Cinq ans plus tôt, Justine avait porté le fils de Roy ; à l’époque, elle croyait que ce dernier lui préférait une autre femme et lui avait caché qu’il était le père de son enfant. Lorsqu’il avait découvert la vérité, Roy avait été furieux… L’amour avait fini par être victorieux, et, à présent, Justine et lui déploraient que leur orgueil respectif leur ait fait perdre cinq années de bonheur.
— C’est romantique, n’est-ce pas ? continua Justine. J’ai eu beau lui rappeler que nous sommes en plein désert du Nouveau-Mexique, il affirme qu’il réussira à les faire fleurir !
— Je ne manquerai pas de venir admirer son œuvre ! Il y a quelque temps que je n’ai pas vu Charlie.
— Ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd ! Et comment allez-vous, au ranch ?
Rose réprima un soupir. Elle ne voulait pas alarmer Justine en lui confiant combien Chloé et elle étaient surmenées. Sa sœur culpabiliserait de ne pouvoir les aider, quoique sa contribution financière mensuelle fût déjà considérable.
— Tout va bien. Roy a-t-il découvert du nouveau à propos de Belinda Waller ?
— C’est la raison pour laquelle j’appelais, figure-toi. Il a appris qu’elle louait un petit appartement à Albuquerque. Il semble que personne ne l’ait vue depuis plusieurs jours. Roy veut s’y rendre demain pour perquisitionner dans son logement. Même si Belinda n’est pas là, il dénichera peut-être des indices concernant ses projets. Cela dit, je ne pense pas que nous puissions espérer qu’elle ait encore une partie de l’argent versé par papa.
Rose fit la moue.
— Elle ne paraît pas mener grand train, en tout cas.
— Non. Nous pouvons dire adieu à ces milliers de dollars…
L’argent durement gagné par Harlan était perdu, lui aussi, se dit Rose en passant une main lasse sur son front.
— Quand Roy pourra-t-il nous informer de ses trouvailles à Albuquerque ?
— Il ne compte pas passer la nuit sur place. Je t’appellerai dès son retour, d’accord ?
Rose s’appuya au bureau de chêne massif et ferma les yeux.
— Justine, je me fais du souci pour Chloé et les jumeaux. Que se passera-t-il si Roy apprend que ce n’est pas leur mère qui les a abandonnés ici ? Elle pourrait exiger que nous les lui rendions !
— Je sais. D’après Roy, toutefois, c’est peu probable. Primo, Belinda a été identifiée par Fred comme étant la femme aperçue avec les jumeaux à Ruidoso. Secundo, quel kidnappeur laisserait des bébés sur le seuil de notre ranch ? Il n’aurait pas pu savoir qu’ils étaient nos frères et sœurs ! Sois logique, Rose. Belinda a bel et bien abandonné ses enfants à Thomas et à ses filles.
Rose tressaillit.
— Veux-tu dire qu’elle n’est pas au courant de la mort de papa ?
— C’est possible. Après tout, qui aurait pu le lui apprendre ? S’il allait la voir à Las Cruces, tout ce qu’elle sait, c’est que les visites et les versements ont cessé.
— Pourvu que Roy ne se trompe pas…
— Il se trompe rarement ! C’est un excellent shérif.
— Tu n’aurais pas d’idée préconçue à ce sujet, par hasard ?
— Absolument pas, rétorqua Justine en riant, avant de recouvrer un ton plus sérieux. Rose, ne te fais pas de mouron, je t’en prie. Roy mettra la main sur Belinda Waller. Fais-lui confiance.
S’il y avait un homme au monde en qui Rose avait confiance, c’était bien son beau-frère.
— Oui, Justine. Il faut être optimiste… Je t’appelle demain soir.
— Oh ! Rose, avant que tu raccroches, je voulais t’entretenir d’Harlan Hamilton.
Rose se raidit aussitôt.
— Comment ?
— Je me demandais juste comment les choses se passaient. Réclame-t-il son argent ?
Non, seulement des baisers… Rose faillit livrer ses pensées tout haut ; grâce à Dieu, elle se retint à temps.
— Non. Il se *******e d’avoir accès à la rivière. Pour l’instant.
— Tu m’en vois soulagée. J’espère que tu parviendras à le faire patienter…
Rose n’en était pas si sûre. Mais elle savait une chose. Il lui fallait se reprendre en main, sinon elle courait le risque de faire quelque chose de stupide. Tomber amoureuse de lui, par exemple.
— Je l’espère aussi… Bonne nuit, Justine.
Le lendemain matin, Rose eut la surprise de trouver Emily qui l’attendait près du corral, son appaloosa déjà sellé, prête à partir. Ni Harlan ni son pick-up n’étaient en vue.
— Bonjour, lança-t-elle à Emily. J’ignorais que tu étais ici. Je pensais que vous viendriez à la maison…
Emily secoua la tête en souriant.
— Papa était pressé ce matin. Apparemment, il a beaucoup à faire aujourd’hui. Et de toute façon, il dit qu’il vaut mieux ne pas abuser de l’hospitalité des gens.
— Oh ! Ni toi ni lui ne devez vous soucier de cela, dit Rose, déçue et agacée de l’être.
Ainsi, Harlan était venu et reparti sans la saluer. Et, au lieu de s’en féliciter, voilà qu’elle était presque déprimée…
Elles se rendirent ensemble aux écuries, et Rose se mit en devoir de seller Pie.
— Allons-nous loin aujourd’hui, Rose ?
— Aussi loin que possible avant midi. As-tu apporté ton déjeuner ?
— Non…Je… je l’ai oublié dans le réfrigérateur.
— Ne t’inquiète pas. J’ai assez de sandwichs pour nous deux.
Emily parut délivrée d’un poids.
— Rose, vous avez dû être un professeur très gentil !
Rose eut un sourire en coin.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que vous ne vous mettez pas en colère, et vous ne criez jamais !
Cela ne signifiait pas qu’elle n’en ait pas envie quelquefois… L’agression de Peter avait non seulement affecté son attitude envers les hommes, mais l’avait aussi rendue incapable d’exprimer ouvertement ses émotions. Lorsqu’elle était blessée, elle s’efforçait de le cacher. Lorsqu’elle était en colère, elle tâchait de se maîtriser. La plupart du temps, elle se sentait désespérément seule…
Se reprochant d’avoir laissé vagabonder ses pensées de la sorte, Rose agrippa la bride.
— Allons-y, mon chou. Mieux vaut ne pas perdre de temps. Nous avons une bonne distance à couvrir.
Elles partirent vers l’ouest, parcourant une section du ranch peu utilisée ces dernières années. Situées assez loin de la maison, les prairies étaient d’un accès malaisé — ce qui rendait les choses délicates, si un animal nécessitait d’être déplacé ou soigné. En outre, une grande partie était bordée par une route isolée qui en faisait une cible idéale pour les voleurs de bétail. Non que Rose s’inquiétât à ce sujet : le dernier vol au Bar M remontait à plus de dix ans auparavant. En revanche, l’état de la clôture la préoccupait.
Deux heures durant, Emily et elle avancèrent à travers les buissons d’armoise et les pins. Elles avaient quasiment atteint la limite du ranch quand elles aperçurent le bétail, lequel paissait tranquillement.
— Tout va bien ? fit Emily.
— Je crois que oui. Allons un peu plus près.
Le soleil du matin était devenu brûlant. Rose repoussa son chapeau et s’essuya le front d’un revers de manche, plissant les yeux pour mieux voir.
En dépit de l’herbe chétive et de la chaleur caniculaire, les bêtes paraissaient plutôt en bonne forme. Mais quelque chose intrigua la jeune femme. Elle scruta rapidement la prairie, détaillant chaque animal.
— Le taureau a disparu ! s’écria-t-elle.
Emily fit un bond sur sa selle.
— Disparu ! Vous en êtes sûre ?
L’angoisse étreignit Rose. L’animal était un pur-sang d’une valeur de plusieurs milliers de dollars, et sans doute le meilleur taureau du ranch. Sa mort serait le coup de grâce pour elle et pour l’exploitation !
— Je ne le vois pas…
— Il ne peut pas être bien loin. Il était là l’autre jour, quand nous avons déplacé le bétail, raisonna Emily.
Rose opina du chef, tout en s’exhortant au calme. Le taureau avait pu s’isoler, tout bonnement.
— Jetons un coup d’œil alentour. Je pars vers l’ouest, toi vers l’est. Ne t’éloigne pas trop, recommanda-t-elle.
La jeune fille s’élança tout de go.
— Je le retrouverai !
Au terme de vaines recherches, Rose allait faire demi-tour lorsqu’elle entendit la voix d’Emily.
— Rose ! Venez voir !
L’adolescente se tenait sur une petite hauteur dénudée. Rose arriva au galop.
— Regardez ! quelqu’un a sectionné la clôture !
Rose considéra Emily d’un air ahuri, croyant avoir mal entendu.
— Comment ?
Celle-ci acquiesça, hors d’haleine, et Rose remarqua que l’appaloosa était en sueur.
— C’est loin d’ici… Je suis revenue à toute vitesse, j’avais un peu peur.
— Montre-moi l’endroit !
Vingt minutes plus tard, Rose examinait le sol autour des fils barbelés qui gisaient dans la poussière.
— Quelqu’un a laissé des traces de bottes…
— Pensez-vous qu’ils aient volé le taureau ?
— Prions le Ciel que non. Mais on dirait qu’il est passé par ici…
Rose se redressa, puis s’avança sur le bord de la route. Aucune trace de pneus. Rien n’indiquait qu’un camion se soit arrêté récemment. Il n’y avait pas non plus de marques suggérant qu’un animal avait pu être hissé à bord d’un quelconque véhicule.
— Pourquoi quelqu’un aurait-il voulu couper votre clôture, Rose ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Nous ferions mieux de rentrer et d’avertir papa…
— Avertir ton papa ? Pourquoi ?
Emily fit un geste éloquent des deux mains.
— Parce qu’il saura quoi faire. Parce qu’il vous aidera, Rose.
C’était vrai. Harlan l’aiderait. Elle n’en doutait pas. Mais était-elle prête à le lui demander ? Cela ne ferait que les rapprocher davantage, elle en avait la certitude. Oserait-elle prendre le risque ?
Elle se remit en selle.
— Très bien… Allons appeler ton père.