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chapitre 3


Bien avant que Rose Murdock eût atteint le léger coude de la rivière, Harlan l’avait aperçue depuis la colline où il se trouvait. Monté sur sa jument noire, il observa la jeune femme qui approchait.
Comme la veille, elle était vêtue d’un jean élimé, de bottes marron, et d’un chapeau de feutre gris. Seule différait la chemise, cette fois-ci vert foncé — et boutonnée jusqu’en haut.
Après l’avoir raccompagnée chez elle, il n’avait pu ni la chasser de ses pensées, ni comprendre pourquoi. Certes, sa tranquille, naturelle beauté ne le laissait pas insensible. Mais il avait rencontré nombre de femmes séduisantes depuis la mort de Karen, et aucune d’elles n’avait suscité en lui le moindre intérêt…
Eperonnant son cheval, il descendit la côte pour venir à sa rencontre.
— Bonjour, dit-elle lorsqu’il s’arrêta à sa hauteur.
— Bonjour.
Elle s’agita légèrement sur sa selle comme elle sentait ses yeux bruns s’attarder sur son visage. Pourquoi cet homme semblait-il prendre plaisir à l’étudier ? Elle était trop mince, et ses traits trop aigus, trop anguleux. Rien chez elle ne méritait une telle attention…
— J’ai parlé à ma famille de votre désir d’accéder à certaines de nos terres.
— Et alors ?
— Bien entendu, nous acceptons votre proposition.
— Je suis heureux que votre famille ait compris mes difficultés.
Rose retint un gémissement. Pensait-il vraiment qu’elles eussent été en mesure de refuser ? Quant à ses difficultés ! Il ne lui fallait qu’un peu d’eau. Ses sœurs et elle avaient besoin de rien moins qu’un miracle !
— Nous voudrions savoir combien vous comptez soustraire de nos remboursements en contrepartie.
Il la considéra un instant, puis cita une somme qui parut étonnamment élevée à Rose.
— C’est… très généreux de votre part, dit-elle avec embarras.
Elle détourna le regard. Beau comme un dieu, avait dit Chloé… Nul dieu ne lui étant apparu, Rose ne pouvait en jurer ; elle savait, en revanche, qu’à chaque fois qu’elle posait les yeux sur lui, le souffle lui manquait — et qu’elle se comportait alors comme une adolescente empruntée. Bref, elle avait en face de lui des réactions aussi idiotes qu’incongrues.
Harlan désigna la prairie qui les entourait.
— J’ai cent têtes de bétail. Puis-je les conduire ici ? Ces terres sont proches de chez moi… Ou bien y menez-vous déjà un troupeau ?
Elle hocha la tête.
— Une cinquantaine de têtes. Je peux les déplacer…
— Cela représente beaucoup de travail…
C’était vrai. Mais Rose commençait à s’habituer aux coups du sort. Des bébés abandonnés sur le seuil, un père soumis au chantage par sa maîtresse, et maintenant cet emprunt à Harlan Hamilton… Sans compter que l’irresponsabilité de Thomas Murdock lui réservait peut-être d’autres surprises posthumes !
— Je n’ai pas le choix.
— Où sont vos autres prairies ?
Les yeux de Rose se posèrent de nouveau sur Harlan. Le soleil se levait derrière lui, soulignant ses épaules robustes, le rebord de son chapeau noir et les boucles brunes qui chatouillaient son cou. Il évoquait quelque bandit — l’un de ces hommes que les vieux, dans l’Ouest, appellent des voleurs de bétail. Pouvait-elle lui confier ses bêtes ? Ses terres ?
— A plusieurs miles d’ici.
Songeur, Harlan passa une main sur son menton en scrutant la plaine qui s’étendait vers l’ouest. Si la rivière était presque à sec, par endroits, à d’autres, l’eau paraissait fraîche et profonde. Le Bar M n’était-il pas une sorte de paradis ?
— Je vois qu’aucun cow-boy ne vous accompagne.
— Je suis le cow-boy, corrigea-t-elle, les yeux sur la crinière emmêlée de Pie.
Harlan la dévisagea avec stupeur. Cette jeune femme régentait à elle seule un troupeau et plusieurs centaines d’hectares de terre ?
— Je ne mets pas votre compétence en doute, mais… vous devez bien avoir quelqu’un pour vous aider ?
Elle caressa l’encolure de Pie et lui tapota affectueusement le cou. Son cheval était son assistant, son compagnon et son meilleur ami. Elle passait plus de temps à ses côtés qu’avec n’importe qui.
— Le voici. Avec Amos, fit-elle en montrant du doigt un chien au garde-à-vous près du cheval.
Il les regarda d’un air sceptique.
— Je suis sûr que vous avez un bon cheval et un chien bien dressé, cependant…
— Vous n’employez personne, n’est-ce pas ? coupa Rose.
— Non, mais mon ranch est deux fois plus petit que le vôtre !
Elle redressa fièrement le menton. Elle ne lui dirait pas à quel point elle se sentait épuisée à la fin de chaque longue journée, à quel point elle était lasse de se lever chaque matin avant l’aube pour recommencer. Certains jours, elle craignait de ne pas avoir assez de force pour continuer. Mais elle craignait plus encore de perdre le ranch, et cela suffisait à lui faire oublier sa fatigue.
— Quelqu’un nous aide à récolter la luzerne, et, cela va de soi, un maréchal-ferrant vient régulièrement s’occuper des chevaux. A part cela, nous nous débrouillons seules la plupart du temps.
Qu’aurait dit Thomas s’il avait vu ses filles travailler aussi dur ? se demanda Harlan. Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’elles en fussent réduites à de telles extrémités ? La faute en incombait-elle à Thomas lui-même ? Ou ses filles avaient-elles gaspillé leur argent ?
— Vous avez dit hier soir que votre situation financière était difficile. Je n’avais pas compris que… Je ne savais pas que vous aviez renoncé à vos employés.
Sans doute n’avait-il pas entendu parler des jumeaux, ni de la liaison sordide de son père, songea Rose. Que penserait-il de son vieil ami lorsqu’il finirait par apprendre la vérité ?
Elle baissa ostensiblement les yeux sur sa montre.
— Eh bien, si vous êtes prêt… allons à la recherche de mon bétail. Les déplacer risque de prendre un certain temps.
— Pas tout de suite.
Rose lui décocha un regard aigu.
— Pourquoi attendre ?
— Emily vient nous aider. Elle devrait être ici d’une seconde à l’autre… Je vais voir si elle arrive.
Rose remonta la pente à sa suite.
— Emily sait-elle rassembler un troupeau ?
— Elle est née dans un ranch texan, et elle vit au Flying H depuis sept ans. Elle connaît le métier, tout comme vous.
— Vous le lui avez appris ?
— Il n’y a que nous deux. Je ne suis peut-être pas une mère idéale, mais, en tant que père, j’ai essayé de lui enseigné tout ce que je sais. Cela vous paraît peu, sans doute, Rose, mais… un jour, cela l’aidera peut-être, acheva-t-il avec un haussement d’épaules.
Ils atteignirent le sommet de la colline, et firent s’immobiliser leurs montures. Tandis qu’ils attendaient Emily, Rose réfléchit à ce qu’il venait de lui dire.
Son père aussi avait appris à ses filles comment diriger un ranch. Heureusement d’ailleurs car, sans cela, elles seraient à présent dans une situation désespérée. Mais le sort d’Emily lui serrait le cœur. Rose avait beaucoup souffert de la mort de sa propre mère un peu plus d’un an auparavant, et elle avait du mal à imaginer une enfance privée des gestes tendres de celle qui avait séché ses larmes, brossé ses cheveux, qui l’avait aidée à choisir sa première robe de bal…
Un instant plus tard, Emily apparut. Tout comme Rose, elle portait, afin d’affronter le soleil et la poussière, une tenue de cow-boy. Elle paraissait beaucoup plus gaie que la veille.
— Bonjour, Rose ! Ma présence ne vous ennuie pas ? Papa a pensé que je pourrais me rendre utile…
Rose lui sourit.
— Je suis très *******e que tu viennes nous aider. Comme je n’ai plus de cow-boys, il n’y aura que nous trois et Amos.
L’adolescente arbora le même air incrédule que son père un peu plus tôt.
— Vous n’avez pas d’employés ?
— Plus maintenant. Nous avons dû faire quelques économies.
Harlan ne put s’empêcher de se demander ce que cet aveu coûtait à Rose. Elle en tirait visiblement orgueil, et il la respectait pour cela. Tout comme il respectait le fait qu’elle n’ait pas baissé les bras face aux difficultés. Elle travaillait avec acharnement pour sauver son ranch. Fût-elle responsable d’une partie des problèmes financiers que ce dernier traversait, elle faisait désormais de son mieux pour compenser ses erreurs passées…
Désireux de détendre l’atmosphère, il sourit à ses deux compagnes.
— Tant pis, ma chérie ! taquina-t-il sa fille. Tu ne pourras pas impressionner de jeunes cow-boys aujourd’hui !
Emily leva les yeux au ciel.
— Oh ! Papa, tu sais bien que je n’aime pas les garçons !
— Pas encore, hein ? blagua-t-il, tout en adressant à Rose un clin d’œil complice.
Celle-ci se sentit rougir, et se hâta de prendre les rênes de Pie.
— Nous devrions y aller…
Le troupeau du Bar M paissait paisiblement non loin de la prairie où Rose avait l’intention de le conduire. Avec l’aide d’Amos pour encercler les bêtes, les trois cavaliers n’eurent pas trop de mal à les rassembler ; puis ils se mirent en route.
En raison de la chaleur, ils menaient le bétail avec lenteur. La poussière n’en volait pas moins autour d’eux et s’incrustait dans leurs vêtements. Emily toussait et agitait les mains devant son visage ; ce que voyant, Rose tira un mouchoir de sa poche, vint au-devant de la jeune fille, et le lui tendit.
— Oh ! Gardez-le pour vous. Ne vous inquiétez pas…
Rose avait peine à croire qu’il s’agissait de la même adolescente qui avait rechigné à faire la vaisselle. Emily ne se plaignait de rien, et travaillait aussi dur que les deux adultes.
— Pourquoi ne vas-tu pas à l’avant du troupeau ? suggéra Rose. Il y aura un peu moins de poussière. Ton père et moi surveillerons l’arrière.
Emily acquiesça et éperonna son cheval.
— Merci, Rose !
Celle-ci noua le mouchoir autour de son visage, puis fit volte-face pour se placer à quelques mètres d’Harlan — non sans noter qu’il l’observait.
A quoi pensait-il ? Espérait-il qu’un jour ce troupeau lui appartiendrait ? Elle se promit silencieusement qu’il n’en serait rien. Elle vendrait jusqu’au dernier animal, et irait mendier dans toutes les banques de l’Etat si nécessaire, mais elle ne lui abandonnerait pas ce ranch. Ni à lui, ni à aucun autre homme !
— Allons-nous encore loin ? lui cria-t-il.
Elle s’essuya le front d’un revers de la manche.
— Quelques centaines de mètres. Nous y sommes presque.
— Parfait.
— J’ai envoyé Emily devant à cause de la poussière…
— J’ai remarqué.
Il n’ajouta rien. Rose ne s’attendait pas à ce qu’il le fasse, mais quelque chose dans l’expression de son visage la poussa à soutenir son regard, lequel s’adoucit soudain. Elle eut l’impression qu’ils étaient seuls contre le monde entier…
— Nous nous en sortirons, Rose. Tous les deux, fit-il, comme s’il avait lu dans ses pensées.
Peut-être, se dit-elle. Mais que se passerait-il quand la pluie reviendrait, que la dette serait remboursée, et qu’ils redeviendraient de simples voisins ? Elle ne le reverrait probablement pas… Elle aurait dû se sentir réconfortée à cette pensée — et il n’en était rien. Pourquoi ? Harlan n’était pas son genre d’homme. Aucun homme ne l’était. Ne l’avait-elle pas résolu ?
Ils achevèrent leur besogne vers midi. Harlan proposa qu’ils déjeunent avant que de transférer son propre bétail sur les terres du Bar M. Ils s’arrêtèrent au bord de la rivière, à l’ombre d’un peuplier, et Rose sortit de sa sacoche le pique-nique qu’elle avait apporté. Harlan s’approcha.
— Décidément, vous êtes une femme étonnante
Rose sursauta au son de sa voix. Elle ne l’avait pas entendu venir et le croyait auprès des chevaux. Son cœur se mit à battre à toute allure.
— Pourquoi dites-vous cela ?
Un léger sourire releva les commissures des lèvres d’Harlan. Il devinait que sa présence la rendait mal à l’aise. Il l’avait deviné la veille, dès l’instant où il s’était présenté. Quoiqu’elle eût parlé d’une voix ferme, il avait lu la timidité dans ses yeux. Pourquoi n’était-elle pas mariée ? Elle devait avoir vingt-cinq ans environ, et ses yeux gris pleins d’innocence la faisaient paraître plus jeune encore.
— La plupart des femmes seraient perdues dans une telle situation… Mais vous semblez tout à fait dans votre élément.
— Je suis née ici, Harlan. Je suis chez moi.
D’un air pensif, il regarda Emily qui s’ébrouait dans la rivière avec Amos, et songea au ranch qu’il avait laissé au Texas, à la femme qu’il avait enterrée, au foyer qu’il s’efforçait de construire ici…
Le Flying H possédait presque tout ce dont ils avaient besoin. C’était une demeure agréable, flanquée de plusieurs dépendances. Il élevait du bétail, des chevaux, possédait quelques chats et chiens, deux voitures. En apparence, c’était une maison ordinaire, normale. Pourquoi Harlan ne s’y sentait pas vraiment chez lui ?
Tout à coup, l’évidence lui sauta aux yeux.
Il y manquait une femme.
Certes, d’autres personnes lui avaient dit cela par le passé. Il s’était toujours obstiné à le nier. Trop attaché au souvenir de son épouse, il avait préféré s’abandonner à ses regrets…
Et voilà que Rose lui ouvrait les yeux. Pourquoi et comment, Harlan n’aurait su le dire. Et il ignorait de même ce que cela impliquait…
— Aimez-vous travailler au ranch, ou préférez-vous l’enseignement ?
Elle lui lança un regard furtif.
— J’aime qu’on ait besoin de moi… Et la mort de mon père a fait que c’est ici, au ranch, qu’on a le plus besoin de moi.
Harlan mordit dans le sandwich qu’il venait de déballer.
— Vos élèves n’avaient-ils pas besoin de vous ?
— Si. Toutefois, les professeurs sont légion à même de satisfaire leurs besoins. Et le ranch n’a que moi sur qui compter.
Emily sortit de l’eau et les rejoignit à l’ombre des arbres. Amos la suivit et s’ébroua, les aspergeant tous trois.
— Il a dû penser que nous avions aussi besoin d’une douche, commenta Harlan.
Rose s’essuya, puis pointa un doigt sévère sur le chien.
— Amos, viens ici et tiens-toi tranquille, sinon tu n’auras pas ton sandwich !
Non sans émettre un couinement de protestation, Amos obtempéra. Emily fut impressionnée.
— Mince ! Aucun de nos chiens n’est aussi obéissant ! Quand on leur donne un ordre, ils s’en moquent !
— Hum, sourit son père. Ça me rappelle quelqu’un…
— Oh ! Papa ! Ne va pas faire croire à Rose que je suis une enfant gâtée. Tu sais bien que ce n’est pas vrai.
— Rose s’en rendra compte toute seule. Elle était professeur, tu sais
Emily fouilla dans la sacoche de son père à la recherche de son en-cas.
— Pourquoi ne l’êtes-vous plus ? Vous n’aimez pas les enfants ?
— Si. J’aime les enfants, et j’aime enseigner. Mais, en ce moment, il faut que je travaille à la maison.
— Le père de Rose est mort d’une crise cardiaque il y a quelques mois, expliqua Harlan. Rose et ses sœurs connaissent une situation difficile.
Un nœud se forma dans la gorge de Rose. Harlan parlait d’elle avec une sorte d’affection qui la déconcertait et la touchait profondément… Gare ! Elle ne devait pas se leurrer à son sujet — et rester sur ses gardes.
Emily regarda Rose d’un air si triste que celle-ci eut envie de la serrer contre son cœur.
— Oh, mon Dieu ! C’est affreux. Vous… vous avez toujours votre mère ?
Rose se contraignit à sourire. Elle ne voulait pas paraître amère ni larmoyante devant l’adolescente… Emily avait besoin de comprendre que sa vie n’était pas irrémédiablement gâchée par la mort de sa mère.
— Non. Ma mère est morte l’année dernière, après une longue maladie…
Emily écarquilla les yeux.
— Oh ! Papa, as-tu entendu ? Rose est comme moi. Elle n’a plus de mère…
— Oui, admit Harlan, cependant… toi, tu m’as encore. Tu as un peu plus de chance qu’elle, tu ne crois pas ?
— Je suppose que oui… Mais toutes mes amies ont une mère. C’est si injuste !
— Moi aussi, je suis ton amie, intervint Rose. Et je n’ai pas de mère non plus.
Emily la considéra un instant, et, petit à petit, sa tristesse parut s’atténuer.
— Cela veut dire que nous sommes un peu pareilles, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, Emily, répondit Rose en lui souriant avec douceur.
Une demi-heure plus tard, ils reprirent leurs montures et franchirent la clôture du Flying H. Légèrement en retrait, Harlan observait sa fille, laquelle bavardait toujours avec Rose.
C’était la première fois qu’il la voyait s’ouvrir ainsi à quelqu’un. Pour autant qu’il s’en souvienne, elle n’avait jamais, auparavant, fait allusion à la mort de sa mère. Elle s’était toujours comportée comme si elle n’avait jamais eu de mère et n’en voulait pas.
Sa fille l’avait désarçonné. Rose aussi. Le simple fait de la regarder éveillait en lui des sensations oubliées, enfouies au fond de lui depuis des années. Elle allait lui causer des ennuis… Non pas parce qu’elle lui devait de l’argent. Parce qu’il allait la désirer. Peut-être la désirait-il déjà.
A mesure qu’ils pénétraient plus avant sur les terres du Flying H, le paysage devenait plus sauvage, plus aride. Sur les collines dénudées, le peu d’herbe qui n’avait pas encore brûlé se cachait sous d’épais buissons d’armoise. Le bétail, en quête d’une maigre pâture, s’était dispersé ; il leur fallut tout l’après-midi pour le regrouper et l’acheminer jusqu’au Bar M.
Le crépuscule était tombé depuis longtemps lorsque le dernier veau passa de l’autre côté de la clôture cisaillée. Harlan le suivit du regard rejoindre sa mère, puis mit pied à terre.
— Je vais remettre les barbelés pour le moment, déclara-t-il en extrayant de sa poche une paire de pinces. Dans deux ou trois jours, j’installerai une barrière en métal. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, bien sûr…
Il avait levé les yeux vers Rose, qui se tenait à quelques mètres de lui.
Une barrière ! Il serait relié à ses terres. Et elle aux siennes. C’était presque comme un mariage entre eux ! Et cette pensée la perturbait.
— Je… je n’y vois pas d’inconvénient. Laissez-moi passer avant de remettre les barbelés. Il faut que je rentre à la maison.
— Pas question. Je ne vais pas vous laisser rentrer à cheval à l’heure qu’il est !
Rose tressaillit. Elle n’était pas habituée à recevoir des ordres d’un homme. Son père lui-même ne s’était jamais permis de lui en donner… Repoussant son chapeau, elle essuya la poussière qui voilait ses traits. Il valait sans doute mieux qu’elle accepte son offre de la raccompagner en voiture. Ses membres étaient douloureux ; Pie était sale et trempé de sueur ; Amos, allongé à quelques pas d’elle, tirait la langue d’épuisement…
Elle ne put se résoudre à consentir sans résistance.
— Harlan, vous m’avez ramenée hier soir. Ne vous sentez pas forcé de le faire de nouveau.
Il la regarda. Rien ne l’obligeait à trimer toute la journée pour l’aider. Elle l’avait fait. Et il ne l’oublierait jamais..
— Papa a raison, intercéda sa fille. Et puis, nous aimerions beaucoup que vous restiez dîner avec nous. N’est-ce pas, papa ?
Troublé par cette suggestion, Harlan hésita. Il ne cuisinait guère, Emily encore moins ; du reste, ils n’avaient jamais prié quiconque de partager un repas avec eux…
Il se tourna néanmoins vers Rose.
— Bien sûr, cela nous ferait très plaisir, dit-il d’un ton faussement détaché. Si vous supportez la cuisine au micro-ondes…
— Nous avons une pizza au congélateur, dit Emily. Vous voulez bien, Rose ?
Celle-ci lorgna l’adolescente. Elle attendait sa réponse d’un air si confiant, si enthousiaste… Rose n’eut pas le cœur de refuser.
— Très bien. Si vous êtes sûrs que cela ne vous ennuie pas…
Quelle importance, après tout ? Elle ne ferait que manger une part de pizza avec des voisins. Rien de plus.
— Pas du tout, s’exclama Emily. Ce sera super !
Tandis qu’ils traversaient les collines parsemées d’armoise en direction du Flying H, le regard de Rose se posa malgré elle sur Harlan. Sa chemise mouillée de sueur et couverte de poussière semblait avoir changé de couleur. En dépit des efforts ardus qu’il avait fournis tout au long de la journée, il gardait l’allure aisée et la souplesse d’un cavalier naturellement doué…
Il était dévoué à son ranch. Elle l’en estimait d’autant plus, et se prenait à penser qu’elle pouvait lui faire confiance. Mais comment oublier qu’il tenait son avenir et celui de toute sa famille entre ses mains ?
A l’abord du ranch, Emily interpella son père.
— Tu peux t’occuper de mon cheval, papa ? Je vais mettre un peu d’ordre dans la cuisine avant que Rose ne la voie, dit-elle avec un petit rire timide.
— Bonne idée, fit Harlan, amusé. Nous te retrouverons dans quelques minutes.
L’adolescente partit en courant vers la maison.
Elle est *******e que vous soyez là. Cela se voit, non ?
— Je suis flattée qu’elle m’aime bien, admit Rose.
Harlan mit pied à terre.
— Je commence à penser que votre présence lui a rendu sa joie de vivre.
— Oh ! Je ne sais pas. Emily me connaît à peine !
— Elle n’a pas besoin de beaucoup de temps pour se former une opinion. Elle se lie d’amitié plus vite que moi…
— Avez-vous beaucoup d’amis par ici ?
— Quelques-uns. Votre père était l’un d’eux… Voulez-vous que je vous aide à descendre ? s’enquit-il avec sollicitude.
— Non, merci…
Elle fit mine de descendre de sa monture ; las, à peine avait-elle touché le sol qu’elle sentit ses genoux se dérober. Affolée, elle se retint à l’étrier.
— Rose ?
Harlan avait surgi derrière elle, et l’avait prise par la taille.
— Ça ne va pas ?
La tête lui tournait.
— Je… J’ai une sorte de vertige.
Harlan posa une main sur son front et l’attira contre lui.
— Fermez les yeux et respirez à fond, lui murmura-t-il à l’oreille. Ne vous inquiétez pas. Je ne vous pas laisserai pas tomber.
Elle obéit, et, bientôt, recouvra son équilibre.
— Je ne vais pas m’évanouir.
— Bien.
— Vous pouvez me lâcher…
— Je ne crois pas.
Le cœur de Rose se mit à battre à tout rompre, comme elle prenait conscience du corps tendu d’Harlan tout contre son dos, de la chaleur de ses doigts sur son front, ses reins.
— Pourquoi ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
Lentement, il la fit pivoter entre ses bras jusqu’à ce qu’elle soit face à lui.
— Parce que je vais vous embrasser.
— Je… je ne veux pas…
— Comment le savez-vous ? dit-il en souriant.
— Parce que… vous êtes un homme.
Son sourire s’accentua.
— Oui… Grâce à vous, je viens de m’en souvenir.
Elle devait lui dire non clairement, s’exhorta-t-elle. Mais avant qu’elle ait eu le temps d’agir, la bouche d’Harlan se posait sur la sienne. Sidérée, Rose se raidit, prête à le repousser. Le temps pour un papillon de battre des ailes, il l’embrassait passionnément — et Rose répondait à son baiser. Certes, le bon sens lui commandait de se dégager immédiatement ; mais comment eût-elle pu s’arracher à ses bras ? Ne mourait-elle pas d’envie de s’y blottir encore plus près

 
 

 

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chapitre 4

Harlan le premier mit fin à ce fiévreux baiser. Tremblante, hors d’haleine, Rose demeura muette.
— Je suis désolé, Rose.
Elle se força à ouvrir les yeux et le regarda. Quoique son visage fût grave, elle fut tentée de l’embrasser encore… Toute la pression de ces derniers temps avait-elle fini par la déstabiliser ?
— J’ai profité d’un moment de faiblesse de votre part, ajouta-t-il. Je n’aurais pas dû. C’était indigne d’un gentleman.
Elle fit un pas en arrière.
— Inutile de vous excuser, dit-elle d’une voix qu’elle ne reconnut pas. Ce n’était qu’un baiser.
Harlan n’était pas de cet avis. Encore sous le choc d’avoir tenu Rose enlacée contre lui, il la soupçonnait de partager son trouble. Et elle n’entendait pas le lui montrer…
— Peut-être… Mais il n’est pas dans mes habitudes d’embrasser une femme en train de s’évanouir.
« C’était le contraire », songea Rose. Il l’avait embrassée d’abord, et elle avait failli s’évanouir ensuite ! Or il n’était pas question de le lui avouer. Elle ne voulait pas épiloguer sur ce qui venait de se passer entre eux. Ni y penser. Elle ne désirait qu’une chose : rentrer chez elle et oublier Harlan. Dès que possible.
— Il n’est pas dans mes habitudes d’embrasser des hommes, répliqua-t-elle. Nous sommes quittes.
Sans attendre sa réponse, elle entreprit de desseller Pie. Harlan comprit qu’elle voulait clore l’incident. Il serait sans doute préférable d’en rester là, en effet… Un baiser volé suffisait amplement…
— Très bien, fit-il. Mais je veux que vous laissiez Pie ici ce soir.
— Pour… pourquoi ?
— Il est fourbu. Mieux vaut ne pas lui imposer un long trajet dans le box… Vous n’avez pas à vous inquiéter pour lui.
Rose se sentait trop fatiguée pour discuter. De toute façon, elle n’avait aucunement l’intention de monter Pie le lendemain, après les efforts harassants qu’il avait consentis aujourd’hui.
— Très bien. Je viendrai le chercher après déjeuner.
— Non. Je dois aller à Ruidoso demain. Je le déposerai au passage.
— Ce n’est pas la peine de vous donner tout ce mal, vraiment.
— Vous vous êtes donné beaucoup de mal aujourd’hui.
Il avait parlé d’une voix douce, et la main de Rose s’immobilisa sur l’encolure de Pie. Pensait-il qu’elle avait fait tout ce travail pour lui ? Ce n’était pas le cas. Elle l’avait fait pour sa famille, pour son foyer, pour elle-même. A moins que…
Quelques minutes plus tard, après avoir pansé les chevaux, Harlan et Rose gagnèrent la maison. Emily était en train de mettre le couvert sur la grande table en formica. L’odeur alléchante de la pizza au four emplissait la pièce.
Harlan conduisit Rose à la salle de bains et l’y abandonna. Elle se savonna rapidement le visage, se rinça à l’eau froide, puis jeta un coup d’œil dans la glace.
Elle était pâle, et des cernes soulignaient ses yeux. Ses cheveux s’étaient échappés de sa tresse, et des boucles folles tombaient sur ses épaules. Encore abasourdie par le baiser d’Harlan, elle se pencha plus près et effleura ses lèvres du bout du doigt. Il ne pouvait pas être attiré par elle… Il était impossible qu’il la désire comme un homme peut désirer une femme

De retour dans la cuisine, elle trouva Emily seule, qui préparait maladroitement les ingrédients d’une salade. Rose réprima l’envie de lui prendre son couteau et de le faire à sa place, devinant que l’adolescente préférait s’en tirer seule.
— Puis-je t’aider ? s’enquit-elle.
Emily fit signe que non et guida Rose jusqu’à une chaise.
— Asseyez-vous. Papa m’a dit que vous aviez eu un malaise. Ça va mieux ?
— Oui, beaucoup mieux. Je n’aime pas trop regarder travailler les autres… Puis-je au moins servir les boissons ?
Que penserait la jeune fille si elle savait que son père l’avait embrassée ? Serait-elle jalouse, fâchée ? Bah ! c’était sans importance, se réprimanda Rose, puisque rien d’autre ne se produirait entre Harlan Hamilton et elle…
— Papa a insisté pour que vous ne fassiez rien. S’il rentre et vous voit occupée, il sera furieux !
Rose renonça. Quand, pour la dernière fois, quelqu’un avait-il insisté pour qu’elle se détende ? Ces derniers mois, ni ses sœurs ni elle n’avaient connu une minute de répit…
Elle s’appuya au dossier de la chaise et écarta les mèches de cheveux qui barraient ses yeux.
— Aimes-tu faire la cuisine ?
— Pas vraiment, avoua Emily. Peut-être que cela me plairait si j’en savais un peu plus long. Mais papa n’est pas un expert, et il ne m’a appris que quelques plats tout simples. Les œufs brouillés, les choses de ce genre… Etes-vous bonne cuisinière ?
Lorsqu’elle avait à peu près l’âge d’Emily, se rappela Rose, sa mère, Lola, une jeune femme douce et féminine, avait tenu à ce que ses filles acquièrent les rudiments des arts ménagers. Si Justine avait protesté en vain, affirmant qu’une future infirmière n’avait que faire de savoir confectionner des biscuits ou une paire de rideaux, et si Chloé, un authentique garçon manqué, avait signalé plusieurs fois à sa mère qu’elle était plus attirée par les courses de chevaux, Rose avait aimé ces moments passés dans la cuisine en compagnie de sa mère. A présent que Lola les avait quittées, ils comptaient parmi ses plus précieux souvenirs.
— Oui, j’aime faire la cuisine, répondit-elle. J’aide ma tante Kitty chaque fois que je le peux.
— Votre tante vit avec vous ?
— Oui. Elle est venue habiter chez nous quand ma mère est tombée malade. Elles étaient très proches. Après la mort de ma mère, elle a décidé de rester.
— Nous n’avons pas de famille dans la région, répliqua Emily en mélangeant les tomates à la laitue. Certaines de mes amies disent que j’ai de la chance de ne pas avoir à supporter d’interminables visites à des oncles et tantes. Mais je ne suis pas d’accord. Je crois que ce sont elles qui ont de la chance, et qu’elles l’ignorent.
— Aimerais-tu retourner au Texas ? Je présume que vous avez des parents là-bas.
Emily haussa les épaules.
— Je préfère vivre ici. Je ne me souviens pas très bien du Texas, à part qu’il y avait beaucoup d’arbres, et qu’il faisait très chaud en été.
Rose sourit.
— Ici aussi, il fait chaud.
Sur ces entrefaites, Harlan fit son apparition. Il s’était changé et portait un T-shirt rouge à la couleur un peu passée. Ses cheveux noirs encore humides étaient coiffés en arrière. Une telle masculinité émanait de lui que Rose en eut le frisson.
Le regard d’Harlan rencontra le sien, s’attarda un instant, puis se reporta sur sa fille.
— Est-ce prêt ? Je meurs de faim !
Comme par un fait exprès, la minuterie du four se mit à sonner. Harlan s’empara d’un gant ; l’adolescente se hâta de le lui retirer.
— C’est moi qui cuisine ce soir, papa. Assieds-toi à côté de Rose et laisse-moi faire le service !
Il sourit et prit place juste en face de Rose.
— Vous vous sentez mieux ?
Elle n’en était pas certaine… Pourvu que son trouble ne se lise pas sur son visage !
— Ça va.
Son regard croisa furtivement celui d’Harlan, puis se détourna. Il comprit que leur baiser l’embarrassait encore. Lui-même était gêné. C’était la première fois qu’il embrassait une femme depuis la mort de sa femme. Il n’en avait pas éprouvé le désir avant. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à Rose.
— Vous avez travaillé trop dur, aujourd’hui…, observa-t-il.
Il paraissait sincèrement soucieux… Rose ne put se garder d’un élan de tendresse envers lui. Il avait des problèmes personnels. Rien ne l’obligeait à s’intéresser aux siens. Il le faisait néanmoins… Ou bien était-ce une illusion ?
— Je n’ai rien fait de plus qu’Emily, ni que vous.
Elle leva les yeux vers lui et son cœur manqua un battement. Quelques instants auparavant, cet homme séduisant l’avait embrassée fougueusement, et elle s’était sentie désirée. C’était une sensation aussi nouvelle qu’effrayante…
— Je ne suis pas fragile. C’est seulement qu’il a fait si chaud — et, ces dernières semaines, je n’ai guère eu le temps de souffler !
Emily déposa la pizza, qu’elle avait préalablement découpée, au centre de la table, puis prit place à côté d’eux.
— Rose, j’aimerais beaucoup venir vous aider au ranch. Tu me le permettrais, papa ?
Harlan parut stupéfait, et Rose remua gauchement sur sa chaise.
— C’est…, c’est vraiment gentil de ta part, Emily, mais je ne voudrais pas t’arracher à ton père. Je suis sûre qu’il a besoin d’aide lui aussi.
— Oh non ! En général, je passe l’été à m’ennuyer à la maison.
Rose jeta un coup d’œil à Harlan. Les sourcils froncés, il fixait sévèrement sa fille.
— Je suis touchée par ton offre, Emily. Toutefois ce ne serait pas juste envers ton père que tu viennes m’aider au Bar M, repartit Rose, qui fut illico prise de remords devant l’expression dépitée de l’adolescente. Vois-tu, je n’ai pas les moyens de te payer. Et je ne peux pas t’employer pour rien !
Harlan prit un morceau de pizza, et fit signe à Rose de se servir.
— Je ne pense pas que ma fille s’attende à être payée. N’est-ce pas, Emily ?
Celle-ci secoua énergiquement la tête.
— Non. Si vous préférez que je ne vienne pas, je comprends…
Emily eût été bouleversée par un refus. Et pour rien au monde Rose n’aurait la voulu blesser.
— Oh, Emily ! Bien sûr que j’aimerais que tu viennes.
Le visage de l’adolescente s’illumina.
— C’est vrai ? Vous ne dites pas cela pour me faire plaisir ?
— Absolument pas, affirma-t-elle. Vous… vous ne dites rien, Harlan ?
Celui-ci considéra tour à tour sa fille et Rose.
— C’est une affaire entre Emily et vous.
— Cela ne vous ennuierait pas si elle venait au ranch deux ou trois jours chaque semaine ?
Jusqu’à ce soir-là, sa fille n’avait manifesté aucun intérêt particulier pour trouver un emploi, songea Harlan. Certes, ils vivaient à une telle distance de la ville la plus proche que des recherches en ce sens se seraient sans doute avérées vaines… Il avait cependant l’intuition qu’Emily avait d’autres motivations. Elle avait trouvé une amie, et souhaitait passer du temps en sa compagnie. Quoi de plus normal, après tout ?
— Pas le moins du monde.
Emily se précipita au cou de son père.
— Oh ! Merci, papa ! Tu es super ! Merci !
Elle le couvrit de baisers jusqu’à ce qu’il se dérobe en riant.
— Bon, j’ai compris. Tu veux bien travailler pour Rose mais tu me laisses me débrouiller tout seul avec ma vaisselle !
— Oh non ! Je te promets que je t’aiderai à la maison aussi ! s’écria-t-elle en retournant s’asseoir.
Harlan sourit. Il y avait une éternité que sa fille ne s’était montrée aussi gaie, et il en était ravi.
— Je plaisante, Emily.
Rose observait l’affection évidente qui liait le père et la fille. Elever Emily tout seul ne devait pas être facile pour lui… La plupart des hommes se seraient sans doute hâtés de se remarier.
— Sais-tu t’occuper d’un bébé, Emily ?
Intriguée, celle-ci réfléchit.
— Je n’en ai pas vu beaucoup. Pourquoi ?
— Parce que nous avons des bébés au ranch. Des jumeaux. Aimerais-tu t’occuper d’eux ?
— Des bébés ! s’exclama Emily. Ce sont les vôtres ? Vous êtes mariée ?
Les joues de Rose s’empourprèrent sous le regard interdit d’Harlan. Il ne pensait tout de même pas qu’elle était la mère ! Un simple baiser ne pouvait l’avoir convaincu qu’elle eût des mœurs aussi légères…
— Non. Je ne suis pas mariée et les bébés ne sont pas à moi. Tout au moins, en théorie. Ils ont huit mois.
— Des bébés ! C’est merveilleux ! Je meurs d’envie de les voir !
La jeune fille continua à parler joyeusement des jumeaux et de ses projets de visite au ranch. Quelques instants plus tard, le repas terminé, Rose s’apprêta à partir.
Tout en grimpant dans le pick-up d’Harlan, elle regretta que la fille de celui-ci ne les accompagnât pas. Elle n’avait aucune envie d’être seule avec lui… Hélas, elle n’avait pas le choix.
— Je vous suis très reconnaissant, Rose, dit-il en s’engageant sur la piste plongée dans la pénombre.
— Reconnaissant ? Et pourquoi cela ? Vous avez prêté une somme énorme à mon père. Il est tout à fait normal que vous ayez accès à notre eau.
— Hum… Je voulais parler d’Emily.
— Oh ! Emily est adorable. Je n’aurais pas pu la décevoir.
— C’est très généreux de votre part. Elle s’est montrée si impolie, hier !
Il émit une sorte de grognement amusé.
— Hier soir, elle a refusé de venir avec nous au Bar M et, maintenant, elle en meurt d’envie. Je me demande si je comprendrai jamais ma fille !
— Ce sont peut-être les femmes en général que vous ne comprenez pas…
Quelle mouche l’avait piquée de lui dire cela ? Rose se serait giflée.
— Je n’ai pas la prétention d’essayer, rétorqua-il sèchement, avant de lui décocher un coup d’œil inquisiteur. Je sais que cela ne me concerne pas, mais les bébés dont vous parliez sont-ils vos neveux ? Je me souviens que Thomas avait mentionné un petit-fils…
— Ma sœur Justine a un fils, en effet. Les jumeaux…
Elle hésita. Mais à quoi bon lui dissimuler la vérité ? Si la conduite de son père l’emplissait de honte, les jumeaux, eux, n’étaient que d’innocents bambins. Et elle les adorait.
— Ils ont été abandonnés sur le seuil de notre maison au début de l’été.
— Sur le seuil ? répéta Harlan, incrédule. Cela ressemble au scénario d’un film !
Rose soupira.
— Je sais… Mais c’est la vérité.
Harlan serra les lèvres.
— Qui a la cruauté de faire cela à des enfants ?
— Le shérif, Roy Pardee — mon beau-frère —, est presque persuadé que c’est leur propre mère. On l’a vue à Ruidoso avec les jumeaux ce jour-là. Cependant, nous n’en aurons la certitude que lorsqu’il l’aura retrouvée…
— Elle a disparu ?
— Momentanément, espérons-le…
— Sait-il son nom ? Et connaît-il le père des enfants ?
— Le père est mort, marmonna Rose.
— Mort ? Comment le savez-vous ?
— Il… il s’agit de Thomas.
Atterré, Harlan arrêta le pick-up au milieu de la route. Rose venait-elle réellement de lui dire que son père, veuf depuis peu de temps, avait eu une liaison ?
— J’ai peur d’avoir mal… Vous dites que Thomas… ?
— D’abord, nous ne savions pas qui ils étaient, dit-elle doucement. Seulement qu’ils étaient roux, comme nous trois. Nous avons pensé qu’il s’agissait d’une coïncidence, et que le Bar M avait été choisi au hasard…
— Et comment avez-vous su… ?
— Un jour, en triant les papiers de mon père, j’ai découvert qu’il avait fait des chèques, plusieurs mois de suite, toujours à la même date, et toujours pour une grosse somme. L’argent était déposé sur un compte anonyme. Roy a déniché le nom du bénéficiaire et, finalement, l’extrait de naissance des jumeaux à Las Cruces. Mon père les avait reconnus. Et plus le temps passe, plus ils ressemblent à des Murdock !
— Pourquoi Thomas envoyait-il ces chèques ?
— Nous l’ignorons. Il est clair qu’il ne voulait pas que nous apprenions l’existence des jumeaux. Et comme la mère n’a pas essayé d’entrer en contact avec nous, nous ne pouvons qu’imaginer qu’elle lui faisait du chantage et le menaçait de tout révéler.
— Cela est si inattendu. Thomas était quelqu’un de bien. J’ai du mal à croire qu’il soit mêlé à une telle histoire…
Ces derniers mois avaient dû être un véritable cauchemar pour elle. Une femme moins forte aurait plié sous un tel fardeau, se dit-il en la considérant à la dérobée.
— Je suppose que c’est pour cela que votre père est venu m’emprunter de l’argent… Cette affaire a dû lui briser le cœur.
Rose se laissa aller contre le dossier de son siège. Elle paraissait si éreintée, si vaincue qu’Harlan se reprocha d’avoir été indiscret.
— Je n’aurais pas dû vous poser tant de questions…
Il plongea son regard dans celui de Rose, lisant dans ses grands yeux gris le chagrin, l’inquiétude, l’épuisement qu’elle ressentait. Brusquement, il eut envie de la prendre dans ses bras et de lui caresser les cheveux en chuchotant des paroles de réconfort. Mais ce n’était pas son rôle, jugea-t-il, et elle le lui ferait probablement remarquer.
— Non, Harlan. Vous avez prêté de l’argent à mon père et vous avez le droit de savoir ce qu’il voulait en faire. A ce propos, si Emily vient au ranch, elle m’interrogera au sujet des jumeaux. Que dois-je lui révéler ?
— Que voulez-vous dire ?
— Emily a treize ans. Elle pourrait ne pas comprendre qu’un homme d’un certain âge, marié, ait une aventure…
Elle s’interrompit, et se couvrit le visage de ses mains.
— Qu’est-ce que je dis là ? J’ai vingt-huit ans, et je ne le comprends pas moi-même.
Vingt-huit ans ? Elle faisait beaucoup plus jeune, pensa Harlan, interloqué. Et, à sa connaissance, elle n’avait jamais été mariée. Pourquoi ? Rose était une belle femme. Même vêtue d’un jean et de bottes maculées de poussière. Etait-ce son père adultère qui l’avait dégoûtée des hommes ? Hum… Cela n’expliquait pas qu’elle ait vécu seule durant toutes ces années. De plus, il l’avait embrassée, et elle n’avait pas été hostile à son baiser — au contraire…
— Dites la vérité à Emily. Elle est assez grande pour savoir que la vie n’est pas toujours un conte de fées. Et j’ai essayé de lui enseigner que les gens peuvent faire des erreurs, quel que soit leur âge.
Rose remit ses mains sur ses genoux, leva les yeux vers lui, et s’efforça de sourire.
— Je pense que vous êtes un bon père, Harlan.
— Merci, Rose, répondit-il, à la fois étonné et touché par le compliment. Je fais de mon mieux.
Il démarra et reprit la route du Bar M. Rose ferma les yeux et tâcha de chasser Harlan de ses pensées. Peine perdue. Elle avait des dettes envers lui, et cela l’ennuyait. Mais ce qui la troublait vraiment, c’étaient les sentiments inconnus qu’il éveillait en elle. Elle se sentait devenir plus proche de lui. Elle commençait même à éprouver une certaine affection à son égard. Et cela la terrifiait.
Peu après, ils arrivaient au ranch. Dès que Harlan eut garé la voiture dans la cour, Rose posa la main sur la poignée.
— Merci de m’avoir ramenée, Harlan. Et ne vous embêtez pas pour Pie. Déposez-le quand vous pourrez.
Déconcertée, elle le vit sauter de son siège, faire le tour du véhicule, et venir ouvrir sa portière.
— Donnez-moi votre bras, ordonna-t-il.
Elle fronça les sourcils.
— Pardon ?
— Donnez-moi votre bras. Je vous raccompagne à la porte.
— C’est inutile. Je me sens très bien, à présent.
— Je veux être sûr que vous rentriez chez vous sans vous évanouir.
Rose ne s’était jamais évanouie de sa vie et ne voulait certainement pas être cconsidérée comme fragile. Pour une raison bizarre, elle souhaitait plutôt qu’il la voie comme une femme forte, sûre d’elle. Néanmoins il semblait tenir à ce qu’elle s’appuie à son bras, et elle en fut émue.
Elle tendit la main et frémit à son contact, frappée par la chaleur de sa peau, la fermeté de ses muscles…
Ils traversèrent à pas lents la cour déserte. La nuit était noire, et, hormis le léger fredonnement d’une brise dans les pins, le silence les enveloppait.
Ils atteignirent la véranda.
— Nous y sommes…
— Oui. Eh bien… Bonne nuit, Harlan.
Il referma sa main sur celle de Rose, l’empêchant de s’éloigner. Elle chercha son regard dans la pénombre, et son cœur battit sourdement dans sa poitrine.
— Rose, je…
Il accentua encore sa pression sur son bras.
— Quand vous m’avez parlé de vos problèmes financiers, j’étais sceptique. Je savais que votre père avait eu besoin d’argent l’année dernière, mais je ne me doutais pas que…, enfin, j’ai pensé que vos sœurs et vous aviez peut-être pris l’habitude de…
— … vivre au-dessus de nos moyens ? compléta-t-elle froidement.
Il arbora un expression contrite.
— Je voulais juste vous dire que je regrette de l’avoir pensé.
Elle baissa les yeux. Les bottes d’Harlan touchaient presque les siennes. Leurs hanches, leurs cuisses se frôlaient…
— Ne… ne vous excusez pas, Harlan. Vous ne nous connaissez pas, vous ignorez tout de notre vie…
— Mais je connaissais votre père. Tout au moins, je le croyais. Qu’il vous ait laissées dans une telle situation, c’est terrible.
— Mon père n’avait que cinquante-trois ans. Il ne pensait pas mourir si tôt. Je suis sûre qu’il avait l’intention de tout régler un jour ou l’autre sans avoir à nous inquiéter.
— Il a dû beaucoup souffrir…
— A tel point que ce stress a provoqué sa mort. Evidemment, son affection pour le bourbon et les cigarettes n’ont pas dû arranger les choses…
— Je suis navré, Rose. Sincèrement navré.
Elle ferma les yeux.
— Je ne vous ai pas dit tout cela pour que vous ayez pitié de moi…
— Je n’en suis pas moins heureux que vous m’en ayez parlé.
Rose rouvrit les yeux au moment où il se penchait vers elle. Et ses lèvres étouffèrent le « Non » qu’elle allait lui opposer…
Malgré elle, Rose s’accrocha à lui, savourant son baiser. Elle ne put réprimer un soupir lorsqu’il se dégagea enfin et traça du bout du doigt un délicat sillon sur sa joue.
— Bonne nuit, Rose.
Trop secouée pour articuler un mot, elle le vit disparaître dans la nuit.
— Bonne nuit, Harlan, murmura-t-elle d’une voix brisée.

 
 

 

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chapitre 5


Quelques instants plus tard, Rose, ayant repris sa maîtrise d’elle-même, s’engouffra dans la maison. Elle traversa le salon obscur et silencieux, puis longea le couloir jusqu’à sa chambre.
— C’est toi, Rose ?
Elle s’arrêta et distingua la silhouette de Chloé dans la pénombre de la nursery.
— Oui. Les jumeaux dorment ? s’enquit-t-elle en entrant sur la pointe des pieds.
— Je viens de les coucher. Ils ont fait le tour du salon à genoux au moins trente fois avant de s’épuiser !
— Ils aiment bouger… Attends qu’ils commencent à marcher !
Chloé rit doucement.
— Pauvre tante Kitty ! Elle risque de perdre au moins dix kilos !
— Avec un peu de chance, nous pourrons engager quelqu’un pour l’aider d’ici là. Elle a beau être en pleine forme à soixante-deux ans, courir après deux bambins à longueur de journée ne serait pas raisonnable !
Tournant la tête, Chloé contempla les deux bébés.
— J’espère seulement que nous pourrons trouver l’argent nécessaire… Au fait, pourquoi rentres-tu si tard ?
A cause des baisers de leur voisin, songea Rose, avant d’opter pour une réponse plus conventionnelle.
— Harlan vient de me raccompagner. Il faisait nuit quand nous avons fini de déplacer le bétail, et sa fille a voulu m’inviter à dîner avec eux.
Chloé haussa les sourcils, intriguée.
— Et tu es restée ?
Rose prit sa sœur par les épaules et l’entraîna dans le couloir.
— Ce n’aurait pas été très gentil de refuser, n’est-ce pas ?
Elle se dirigea vers sa chambre, talonnée par Chloé.
— Je ne sais pas. Cela m’étonne que tu sois restée dîner avec des gens que tu connais à peine. D’autant plus que tu m’as dit hier soir que quelque chose chez Harlan te gênait ?
Rose fit un geste d’impuissance.
— C’est vrai… Mais Emily nous a beaucoup aidés, et elle m’a pratiquement suppliée de rester.
— Mmm, fit Chloé, tu dois la trouver rudement sympathique !
— Oui. Sa mère est morte quand elle était toute petite, et elle vit seule avec son père depuis.
— Comme c’est triste !
— Hélas…
— Pour M. Hamilton aussi…
Rose jeta son chapeau sur un fauteuil puis s’effondra sur le lit, en dépit de ses vêtements poussiéreux.
— Perdre sa femme ou son mari doit être affreux, acquiesça-t-elle.
— Pourquoi ne s’est-il jamais remarié ? Quantité de femmes seraient prêtes à l’épouser !
Rose lança un regard irrité à sa sœur.
— Pourquoi dis-tu cela ? Tu ne le connais même pas !
— Je l’ai déjà vu. C’est un homme remarquable.
— Et il t’a suffi de le voir pour en déduire cela ? demanda Rose sèchement.
— Je lui ai parlé un jour qu’il était venu voir papa. Il est très séduisant, et je trouve son accent parfaitement irrésistible !
Rose comprit avec agacement qu’elle n’était pas la seule à avoir succombé au charme d’Harlan.
— Dans ce cas, pourquoi n’as-tu pas flirté avec lui ?
Bouche bée, Chloé considéra sa sœur.
— Rose ! Comment peux-tu dire une chose pareille ?
Rose n’en croyait pas ses oreilles non plus. Elle ne s’était pas sentie elle-même ces deux derniers jours. Peut-être la sécheresse interminable, la canicule et le travail incessants l’avaient-ils affectée plus qu’elle ne l’avait cru ?
Elle s’adossa aux oreillers et ferma les yeux.
— Tu viens de dire qu’il était attirant. Et tu es jeune, belle, et célibataire !
Chloé s’assit au bord du lit.
— J’ai trop de travail avec mes chevaux pour tomber amoureuse ! Et même si j’en avais le temps, je ne suis pas sûre que je m’intéresserais à un homme, quel qu’il soit. Pas après ce que papa nous a fait ! De toute façon, conclut-elle avec un geste dédaigneux de la main, M. Hamilton a au moins dix ans de plus que moi !
Rose ouvrit les yeux.
— J’ai dit la vérité à Harlan au sujet des jumeaux.
Stupéfaite, Chloé resta sans voix l’espace d’une seconde.
— Tu lui as tout dit ?
— J’ai pensé que je le lui devais. Il a prêté une fortune à papa. Et nous savons toutes deux ce que celui-ci en a fait. Chaque centime est allé à Belinda Waller. Que cela nous plaise ou non, cet homme fait partie de notre vie, à présent. Tout au moins aussi longtemps que nous devrons le rembourser. Par ailleurs, Emily, sa fille, va venir au ranch de temps en temps. Il fallait qu’elle soit au courant.
— Sa fille va venir ici ? s’écria Chloé. Pourquoi ?
— Elle va nous donner un coup de main.
— Nous n’avons pas de quoi la rémunérer !
Rose esquissa un léger sourire.
— Elle ne veut pas être payée. Elle a besoin de compagnie. J’espère que tu seras gentille avec elle.
— Je suis gentille avec tout le monde ! protesta Chloé, froissée par la remarque de sa sœur.
Rose eut une moue sceptique.
— Bon, d’accord. Presque tout le monde, concéda-t-elle, posant la main sur celle de Rose. Il se fait tard et tu as l’air fourbue. Veux-tu que je te fasse couler un bain ?
— Je ne suis pas sûre d’avoir le courage de prendre un bain. Je vais déjà avoir du mal à me déshabiller !
— Oh ! Rose, gronda Chloé. Tu ne peux pas continuer ainsi. Tu fais le travail de cinq ou six hommes. Tu vas te tuer à la tâche !
Rose lui adressa un sourire moqueur.
— Tu peux parler !
— Mon travail se limite aux écuries. Toi, tu surveilles des centaines d’hectares !
— Mais tu aides tante Kitty à s’occuper des jumeaux. Crois-moi, cela revient au même. D’ailleurs, aujourd’hui était une journée exceptionnelle.
— Hum ! Grâce à M. Hamilton, grommela Chloé en se levant pour aider Rose à retirer ses bottes. J’espère qu’il s’estimera satisfait pour quelque temps… J’ai bien peur qu’il n’exige davantage que de l’eau.
— Nous ne pourrons pas faire autrement que de nous plier à ses volontés.
— Laisse-moi te dire quelque chose, Rose. Je n’aime pas être à la merci des caprices d’un homme. Au fond, ce sont tous des égoïstes !
— Allons, Chloé, tu deviens cynique !
— J’en ai le droit, dit-elle en tirant violemment sur le cordon de sa robe de chambre. Tout comme tu as le droit de mépriser les hommes. Après ce que Peter t’a fait subir, c’est un miracle que tu ne sois pas au couvent !
— Je t’en prie, Chloé, j’ai déjà assez de soucis comme ça ! Je n’ai pas besoin que tu me parles de lui.
— Tu… tu as raison. Je suis désolée, Rose. Je ne peux pas m’empêcher d’être en colère à l’idée de ce gâchis…
Son expression s’adoucit, et elle se pencha pour embrasser Rose sur la joue.
— Bonne nuit. Ne pensons plus à cela. Tout au moins jusqu’à demain !
— C’est exactement ce que je compte faire. Bonne nuit, petite sœur !
Une heure plus tard, Rose ne dormait toujours pas. Elle avait beau s’efforcer de ne penser à rien, une foule d’images se bousculaient dans sa tête. La faute en revenait à Harlan, bien sûr. Il n’aurait jamais dû l’embrasser ! Et deux fois, encore !
Elle effleura sa bouche du bout du doigt, et le goût des lèvres d’Harlan lui revint à la mémoire. Après toutes ces années, elle n’avait jamais rêvé que le baiser d’un homme puisse la troubler ainsi. Depuis que ses fiançailles avaient été brutalement rompues huit ans auparavant, elle était frigide.
Elle avait rencontré Peter pendant sa deuxième année d’université. Il était blond, charmeur et sociable. Tout à fait le contraire de sa personnalité réservée. Sans doute cette différence l’avait-elle fascinée… Il étudiait la médecine, et travaillait dur pour obtenir son diplôme. Il incarnait le mari idéal, Rose avait envisagé un avenir idyllique à ses côtés.
A cette pensée, un gémissement lui échappa. Elle se redressa dans son lit, et passa une main dans ses cheveux emmêlés. Elle ne voulait pas ruminer la souffrance que lui avait infligée Peter… Las ! elle était incapable d’endiguer le flot des souvenirs et des terreurs qui la hantaient.
En un sens, elle se blâmait encore de leur rupture. Peter l’avait harcelée pour qu’elle accepte d’avoir des rapports sexuels avec lui. Elle était jeune, elle avait peur : elle n’y consentait pas. Plus il insistait, plus elle résistait — jusqu’au moment où leur relation était devenue un interminable conflit tournant toujours autour de cette question.
Le soir où Rose avait enfin annoncé à Peter que tout était fini entre eux, il était entré dans une rage folle, l’avait rouée de coups et presque violée. L’expérience avait traumatisé Rose, réduisant à néant ses rêves de posséder un mari aimant et des enfants.
Et voilà qu’Harlan l’avait embrassée comme si c’était un acte normal. Et elle avait réagi comme une femme normale. Or, elle ne l’était pas. Et elle ne devait pas l’oublier.
Jamais elle ne pourrait être une amante, une épouse, une mère.
Pour la première fois depuis des semaines, Rose dormit tard le lendemain matin. Elle venait de se lever et d’enfiler un jean et une chemise bleu pâle lorsqu’elle entendit des voix inhabituelles résonner dans la maison.
Après avoir noué un foulard bleu autour de ses cheveux, elle sortit en hâte de sa chambre. Au seuil de la cuisine, elle se figea.
Harlan et Emily étaient assis à la table, et tante Kitty leur avait déjà servi un café et une part de tarte aux cerises.
— Ah ! Te voilà, Rose, s’exclama gaiement celle-ci. J’étais sur le point de t’appeler pour te dire que nous avions des visiteurs.
— Ne soyez pas si formelle, Kitty ! plaisanta Harlan, comme s’il la connaissait depuis des années.
Kitty lui sourit.
— C’est vrai. Nous sommes voisins.
Rose vit que Harlan l’observait et sentit la chaleur lui monter aux joues. Elle avait passé la moitié de la nuit à penser à lui, et le voir ce matin, rasé de près, les cheveux encore humides, l’emplissait de gêne.
— Bonjour, Rose.
Elle lui rendit son salut, puis se tourna vers la jeune fille.
— Bonjour, Emily. Tu es debout de bonne heure !
— J’ai voulu venir avec papa. Puis-je rester et vous aider aujourd’hui ?
— Emily, intervint Harlan, donne à Rose le temps de respirer. Elle était si éreintée hier soir qu’elle ne va certainement pas travailler aujourd’hui.
Kitty éclata d’un rire incrédule.
— Rose ? J’en doute !
Sans relever le commentaire de sa tante, Rose s’assit en face d’Emily.
— Bien sûr que tu peux rester. J’ai plusieurs génisses qu’il faut marquer et vacciner…
— Et puis ? demanda Emily, ravie.
Rose sourit.
— Oh ! Ne t’inquiète pas. Je parie que nous allons trouver des tas de choses à faire, affirma-t-elle en lorgnant Harlan.
Son regard était empreint de reconnaissance, et une étrange vague de chaleur envahit la jeune femme. Il voulait que sa fille soit heureuse, et elle l’en estimait d’autant plus.
— Vas-tu déjeuner, Rose ? s’enquit tante Kitty en se dirigeant vers la cuisinière. Il me reste de la pâte à crêpes…
Des pleurs d’enfant se firent entendre avant qu’elle ait pu répondre. Elle s’excusa et se rua dans la nursery. Après avoir changé les deux bébés, elle revint dans la cuisine, un bambin dans chaque bras.
Oh ! Papa ! Regarde comme ils sont mignons, s’écria Emily.
Harlan les contempla tous les trois, et il ne put se garder d’imaginer Rose maman, tenant son propre bébé serré contre elle. Elle était faite pour aimer un homme, des enfants… Pourquoi ne s’en était-elle pas aperçue ?
— Puis-je en tenir un, Rose ? Je ferai très attention !
— Evidemment. Tu peux prendre Anna. Elle est un peu moins turbulente que son frère Adam.
Rose déposa délicatement le bébé sur les genoux d’Emily. L’enfant la dévisagea, puis émit un rire sonore qui fit sourire l’adolescente de plaisir.
— Pouvez-vous me donner Adam ? hasarda Harlan. Il y a longtemps que je n’ai pas tenu de bébé, mais je crois pouvoir me débrouiller…
Dissimulant sa surprise, Rose lui tendit l’enfant. A le voir le tenir contre sa poitrine puissante, il était clair qu’il avait été, jadis, un père attentionné pour son nourrisson.
— Tiens, ma chérie, dit Kitty en plaçant une assiette de crêpes devant Rose. Dépêche-toi de manger pendant que tu as des baby-sitters !
— Ouah ! Ils se ressemblent tellement ! s’enthousiasmait Emily. Ils pleurent souvent ? Que mangent-ils ?
— Ils ne pleurent pas trop, fit tante Kitty.
— Et je suppose qu’ils peuvent manger des purées, des choses de ce genre, dit Harlan.
— J’ignorais que tu en savais aussi long sur les bébés, dit Emily à son père.
Il se mit à rire.
— Ce n’est pas parce que tu te considères comme une adulte à présent que tu n’as pas été mon bébé !
Son bébé, songea Rose, émue sans savoir pourquoi. Il lui était facile de concevoir Harlan avec un autre bébé. Un frère ou une sœur pour Emily. Avait-il envie d’un autre enfant ? De partager de nouveau l’intimité d’un couple ?
Elle se réprimanda mentalement. A quoi jouait-elle ? Le soir où elle avait fait la connaissance d’Harlan, il avait nettement dit qu’il n’envisagerait jamais de se remarier. Et faire la cour à une femme ne signifiait pas nécessairement qu’on veuille l’épouser… Peter lui avait au moins appris cela. Et son père aussi.
— Celui-ci va être aussi fort que Thomas, déclara Harlan.
Kitty lui décocha un regard perçant.
— Vous savez que Thomas est le père ?
— Rose me l’a dit.
— Leur mère les a vraiment abandonnés sur les marches ? dit Emily. Comment a-t-elle pu faire une chose pareille ?
— Nous ne sommes pas absolument sûrs que ce soit elle, mon chou, repartit Kitty. Le shérif ne l’a pas encore retrouvée.
Harlan se leva.
— Eh bien, merci pour la tarte, Kitty. Il est temps que je vous rende ce petit bonhomme et que j’aille travailler.
Il remit le bébé à Kitty et marcha vers la porte.
Rose garda les yeux baissés sur son assiette, ravalant sa déception. Elle avait elle aussi du travail. Il n’était pas question de passer la journée avec lui. Elle était folle d’y penser !
— Rose, pourriez-vous m’indiquer où je dois mettre votre cheval ?
Il restait trois bouchées dans son assiette. Rose en prit une, puis se redressa.
— Suivez-moi.
— Quand reviens-tu me chercher, papa ? fit Emily.
— Quand Rose voudra.
Celle-ci les regarda l’un après l’autre.
— Je ramènerai Emily au ranch ce soir, dit-elle à Harlan.
Du coin de l’œil, Rose vit sa tante hausser des sourcils étonnés. Sans doute s’interrogeait-elle sur ce qui se passait entre les Hamilton et elle. Mais il ne se passait rien du tout. Elle essayait simplement de venir en aide à une adolescente esseulée. Et à son père. Rien de plus.
— D’accord ! A tout à l’heure, papa !
Harlan la salua d’un geste et s’avança dans la cour avec Rose. La matinée était chaude, et le ciel d’un bleu immaculé. Kitty avait déjà installé le jet afin d’arroser les géraniums et les soucis qui bordaient l’allée.
— J’ai bien peur qu’Emily ne veuille venir ici chaque jour…
— Ne vous inquiétez pas, Harlan. Elle finira probablement par se lasser de ma famille. En attendant, elle est la bienvenue. A vrai dire, son renfort n’est pas superflu ! Je regrette seulement de ne pouvoir la payer. Peut-être plus tard, quand tout ira mieux…
Ils avaient atteint la barrière. Harlan posa la main sur le bras de Rose.
— Rose, je vous en prie, cessez de parler d’argent. J’aimerais croire qu’il y a autre chose entre nous.
Rose s’empourpra.
— Il… il n’y a rien de plus entre nous.
La pression d’Harlan sur son bras s’accentua, de même que l’intensité de son regard sur elle.
— C’est faux. Ce n’est pas parce que vous me devez de l’argent que vous êtes bonne pour Emily.
— Bien sûr que non ! s’indigna Rose.
Il sourit.
— Et ce n’est pas par obligation que vous m’avez aidé hier, n’est-ce pas ?
Elle détourna son regard, faisant mine d’admirer les montagnes qui se dressaient au loin.
— Non. Vous aviez besoin d’un coup de main, et j’étais là. C’est tout.
— Et c’est parce que vous avez des dettes envers moi que vous m’avez embrassé, peut-être ?
Elle sursauta.
— Moi ? C’est moi qui vous ai embrassé ?!
— Je n’étais pas le seul à participer…
— Si vous étiez un gentleman, vous ne parleriez pas de ces choses-là ! s’énerva Rose, vexée. Et d’abord, vous ne m’auriez pas embrassée ! Maintenant, vous avez le toupet d’insinuer que cela m’a plu !
Son agitation ne parvint qu’à le faire sourire davantage.
— Cela vous a plu, Rose. Qui essayez-vous de tromper ? Vous-même ?
— Vous m’avez dit que vous aviez eu tort et que cela ne se reproduirait pas. Et vous avez menti !
Il s’approcha et la prit par les épaules. Le cœur de Rose se mit à tambouriner dans sa poitrine.
— Je ne mentais pas, murmura-t-il. Je n’avais certainement pas l’intention de recommencer. Mais il y a quelque chose chez vous…
Il secoua la tête. Etait-ce de la frustration, de la colère, ou bien du regret qu’elle lisait sur son visage ?
— Je n’ai rien fait pour vous encourager, Harlan. Je ne… Vous êtes le premier homme à me toucher depuis des années. J’ignore pourquoi j’ai laissé cela arriver. Mais je sais que je ne veux pas d’une relation physique avec vous. C’est tout à fait hors de question !
Ses lèvres tremblaient, ses grands yeux gris étaient écarquillés… Avait-elle peur de lui ? Comment pouvait-elle se sentir si menacée par deux simples baisers ?
— Rose, je ne vous le demande pas.
L’humiliation se peignit sur ses traits.
— Alors, que voulez-vous de moi ? Mis à part l’argent ?
Bien plus qu’il ne devrait. L’embrasser, la prendre dans ses bras, lui faire l’amour… Or il était patent qu’elle ne souhaitait pas l’entendre dire cela. Et il n’était pas sûr de vouloir le lui avouer…
Il lui caressa tendrement la joue.
— Encore l’argent ! Rien d’autre n’a-t-il d’importance pour vous ?
Soudain honteuse, Rose baissa les yeux. Elle avait oublié comment être femme. A moins qu’elle ne l’ait jamais su…
— Si. Seulement…, depuis la mort de mon père, l’argent est devenu un tel souci… Et encore plus à présent que je sais combien nous vous devons…
Le doigt d’Harlan se posa sur ses lèvres, et Rose fut secouée par un frisson. Son corps la trahissait : le désir la submergeait. Chaque fois qu’elle le regardait, elle voulait se blottir contre lui, entendre sa voix au creux de son oreille, sentir ses mains rugueuses sur sa peau.
— Ne pensons plus à ce prêt pour l’instant, Rose. J’ai confiance en vous. Je sais que vous me rembourserez un jour.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? La parole de mon père, apparemment, n’avait pas grande valeur. A votre place, je ne ferais pas crédit à sa fille !
Un sourire releva les coins de sa bouche.
— Vous n’êtes pas une voleuse, Rose.
Non, mais elle était en train de fondre devant lui comme neige au soleil, et cela la terrifiait beaucoup plus que ses dettes, la sécheresse, ou même la perte du Bar M.
— Certes, cependant je ne sais pas quand je pourrai vous rendre cet argent, dit-elle gravement.
Les doigts d’Harlan s’enfouirent dans les cheveux soyeux de Rose, puis s’attardèrent sur son foulard bleu.
— Je veux votre amitié. Pouvez-vous me donner cela ?
Elle lui était acquise, et beaucoup plus encore !
— Je serai votre amie, Harlan. Mais n’exigez pas davantage.
— N’être que votre ami sera peut-être difficile, Rose.
— La vie est difficile… Ne l’avez-vous pas encore compris ?0

 
 

 

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ÇáÊÓÌíá: Apr 2009
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merciiiiiiiiiiiiii beaucoup

 
 

 

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ÞÏíã 19-11-09, 07:08 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 10
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ÇáÊÓÌíá: Feb 2008
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chapitre 6

J’aime beaucoup votre sœur et votre tante, déclara Emily ce soir-là, comme Rose la ramenait au ranch.
— J’en suis heureuse. Et tu leur as beaucoup plu !
Un grand sourire illumina le visage couvert de poussière de l’adolescente. Si elle n’avait pas été au volant, Rose l’eût serrée dans ses bras et embrassée sur les deux joues. Emily s’était avérée une aide précieuse pour Kitty, pour Chloé et pour elle-même. Quoiqu’elle dût être exténuée, elle semblait planer sur un nuage de félicité.
— C’est vrai ?
— Bien sûr.
La jeune fille soupira.
— Ce doit être merveilleux d’avoir une famille comme la vôtre… Avez-vous été *******e d’apprendre que les jumeaux étaient vos parents ?
En réalité, elle avait surtout été terriblement choquée. Son père trahissant sa mère de la sorte ! Et cachant l’existence des jumeaux à ses filles ! Pourtant, lorsque Rose les regardait à présent, elle n’éprouvait rien d’autre envers eux qu’un amour intense et protecteur. Ils étaient sa famille. Et ils étaient des enfants innocents, que leur mère avait abandonnés comme un vulgaire paquet de linge sale.
— Enormément. Et je le serai plus encore quand nous aurons obtenu le droit de les garder définitivement.
Emily parut réfléchir un instant.
— Je crois qu’il vaut mieux ne pas avoir de mère plutôt qu’une mère qui ne veut pas de vous. Papa dit que maman m’adorait.
— J’en suis certaine.
— Avant, je pensais beaucoup à elle. Aujourd’hui, c’est plus difficile… Quelquefois j’ai du mal à me représenter son visage. Et je m’en veux tellement !
Rose s’efforça de la consoler.
— Il ne faut pas te faire de reproches, Emily. Les souvenirs s’émoussent avec le temps, c’est normal. Et tu étais très jeune quand tu as perdu ta maman…
— Je ne veux pas l’oublier, Rose ! Je veux me souvenir de tout ! De son parfum, de ses câlins, du goût des biscuits qu’elle faisait pour moi le samedi…
Rose tendit le bras et pressa la main d’Emily.
— Je te promets que tu ne l’oublieras pas, Emily. Elle sera toujours avec toi, affirma-t-elle en désignant son cœur. C’est là que vivent mes souvenirs de ma mère. Et c’est pareil pour toi.
L’adolescente haussa les épaules.
— Je suppose que vous avez raison. Mais, parfois, je voudrais…
Elle s’interrompit, l’air gêné par ce qu’elle était sur le point de dire.
— Oui ?
Emily la regarda. Le remords mêlé de tristesse qui se lisait dans ses yeux émut profondément Rose.
— Je voudrais, dit-elle lentement, que papa se remarie pour que j’aie une vraie famille. Une mère qui serait toujours avec moi, et peut-être aussi des frères et sœurs… Est-ce égoïste de ma part, Rose ?
Quelques jours plus tôt, Harlan lui avait posé une question similaire : était-ce égoïste de sa part de ne pas se remarier pour le bonheur d’Emily ? Et Rose n’avait su que lui répondre. Etant donné sa propre situation, elle était mal placée pour émettre des opinions sur l’amour et le mariage. Elle n’en sentait pas moins que la jeune fille avait besoin d’être rassurée.
— Tu n’es pas égoïste, Emily. Tes désirs sont humains. T’en es-tu ouverte à ton père ?
— Non, repartit-elle d’une voix morne. Je l’ai entendu dire à ses amis qu’il ne se remarierait jamais. Il craint trop de souffrir de nouveau.
Rose tapota le bras d’Emily.
— Ton père a eu beaucoup de chagrin. Essaie de t’en souvenir quand il t’impatiente. Il t’adore…
L’adolescente demeura quelque temps silencieuse, puis un léger sourire vint éclairer ses traits.
— Oui. Et toutes mes amies le trouvent irrésistible ! Vous êtes d’accord avec elles ?
La jeune femme s’éclaircit la gorge. L’imagination d’Emily l’entraînait-elle trop loin ?
— Harlan est un homme séduisant, confirma-t-elle calmement.
La tiédeur de sa réponse ne découragea pas Emily.
— Ma copine Karen dit que sa mère le trouve très sexy. Et qu’elle aimerait bien sortir avec lui.
— Oh ! J’espère qu’elle est célibataire, marmonna Rose, ne trouvant rien d’autre à dire.
— Divorcée. Si elle le trouve beau et vous aussi, cela prouve qu’il ne devrait pas avoir trop de mal à trouver quelqu’un qui veuille l’épouser. S’il se mettait à chercher, évidemment. Qu’en pensez-vous ?
Il n’aurait pas besoin de chercher, pensa Rose. Il ne manquerait pas de rencontrer le succès…
— Je crois qu’il vaudrait mieux lui laisser l’initiative, en ce domaine…
— Bah ! Il n’y a pas de mal à rêver !
Rose présumait que non. N’avait-elle pas rêvé en vain d’une famille à elle pendant ces huit dernières années ?
Bientôt, elle garait le pick-up devant la maison, prenant soin de laisser le moteur tourner.
— Vous ne rentrez pas ? s’enquit l’adolescente en sautant à terre.
— La prochaine fois peut-être, Emily. Il est bientôt l’heure de dîner, et Kitty va avoir besoin de moi pour nourrir les jumeaux.
— Bon. A demain matin ! cria la jeune fille avec un geste d’adieu.
Rose agita la main à son tour, puis fit marche arrière pour repartir. Elle aperçut alors Harlan qui marchait d’un pas rapide dans sa direction.
Encore troublée par leur rencontre du matin, elle avait espéré ne pas avoir à lui parler. Mais il l’avait vue, et elle n’avait guère d’autre choix que de l’attendre…
— Je voulais vous remercier d’avoir ramené Emily à la maison, dit-il quand il fut à la hauteur de sa portière. Je sais que vous êtes très prise…
Jamais personne ne l’avait étonnée autant que cet homme. A en juger par le ton reconnaissant de sa voix, il appréciait sincèrement ce qu’elle avait fait pour sa fille et pour lui, et Rose ne put s’empêcher d’en éprouver du plaisir. Elle aimait que les autres aient besoin d’elle. Nonobstant, à présent qu’il avait plus ou moins avoué qu’elle l’attirait, elle ne songeait qu’à fuir sa présence.
— Il n’y a pas de quoi. Emily m’a beaucoup aidée aujourd’hui, et j’ai aimé avoir un peu de compagnie.
Accoudé à la vitre ouverte de la camionnette, il la considéra longuement. Rose était partagée entre l’envie de démarrer en trombe, et celle, insensée, de le supplier de l’embrasser.
— Vous étiez très fatiguée hier soir. Vous auriez dû vous reposer aujourd’hui. Je vois que vous ne l’avez pas fait.
Le foulard bleu qu’elle portait au matin avait disparu, et ses longs cheveux bouclés encadraient anarchiquement son visage. Il y avait de la poussière sur ses joues et sur ses vêtements, des perles de sueur sur sa lèvre supérieure, des cernes sous ses grands yeux.
Sa beauté frappa Harlan, et son air las le bouleversa. Cette femme était douce, fragile. Elle ne devrait pas avoir à travailler aussi dur qu’un homme. Etait-ce la folie de Thomas qui l’avait poussée à faire ce choix ? Ou l’avait-elle fait en toute liberté ?
— Rose, votre père avait-il hypothéqué le ranch ? dit-il avec une soudaine rudesse. Je veux parler d’emprunts autres que celui qu’il m’a fait…
Réprimant un soupir, Rose éteignit le moteur et le regarda.
— Non. Enfin, si c’est le cas, nous l’ignorons. Il avait fait toutes sortes d’emprunts à la banque pour l’achat de bétail et de chevaux… Heureusement, nous avons pu vendre des bêtes pour les rembourser.
— Vous devez me trouver indiscret… Mais j’ai une bonne raison de vous demander cela.
Il se tenait trop près pour qu’elle continue à le regarder, s’affola Rose. Sa présence lui rappelait trop cruellement qu’elle avait cru autrefois à l’amour entre un homme et une femme, au mariage, au bonheur d’une vie partagée. En un mot, elle se sentait vulnérable. Très vulnérable.
— Laquelle ?
— Il y aurait un moyen de vous sortir de ce pétrin.
— Un moyen ? répéta-t-elle. De régler nos dettes ?
— Oui. Vous pourriez vendre le Bar M, me rembourser, et ne plus avoir le fardeau du ranch sur les épaules.
— Le vendre ? A vous, sans doute ?
— Grands dieux, non ! Qu’est-ce qui vous fait penser que je voudrais acheter le Bar M ?
Elle se détourna et fixa le pare-brise.
— Vous êtes Texan, et les Texans aiment les grandes exploitations.
Il éclata de rire.
— Croyez-moi, le Flying H me suffit amplement !
— Peut-être. Admettez que vous auriez bien besoin de l’accès à la rivière.
Il souleva son chapeau et passa une main dans ses cheveux. Elle rêva brusquement de glisser ses doigts dans ses mèches brunes et humides, de lui caresser la nuque, de l’attirer vers elle…
— Rose ? Vous m’entendez ?
Rose sursauta. Elle se tourna vers lui, consternée par l’audace de ses rêveries.
— Oh ! Je… J’étais ailleurs. Que disiez-vous ?
— Qu’il serait plus avantageux pour moi de faire creuser des puits sur mes terres que d’acquérir le Bar M.
— Certainement… Je regrette de m’être montrée aussi soupçonneuse, mais, après tout ce qui s’est passé, c’est plus fort que moi, j’envisage toujours le pire. Je ne sais pas si je pourrai jamais faire confiance à…
Elle n’avait pas besoin de finir sa phrase. Harlan percevait sa tension, sa méfiance. Il en avait été conscient dès leur première rencontre. Tout cela ne pouvait être entièrement imputable au comportement de son père. Et ce matin, elle avait dit qu’elle ne permettait pas aux hommes de la toucher. Il devait y avoir une raison à cela. La lui confierait-elle un jour ? Et pourquoi tenait-il tant à la connaître ? Plus il en apprendrait à son sujet, plus il risquait de souffrir…
— Ecoutez, Rose, je ne veux pas du Bar M. Je veux seulement que tout aille mieux pour vous.
Pensait-il réellement ce qu’il disait ? Pouvait-elle vraiment croire, une fois dans sa vie, qu’un homme sacrifie son propre intérêt au sien ? Elle se contraignit à sourire, bien qu’un nœud se formât dans sa gorge.
— Le Bar M est ma maison, Harlan. Je ne serais jamais heureuse sans lui.
Il s’était attendu à une réplique de ce genre. C’était une femme loyale. Fidèle à son foyer, à sa famille. En fait, elle l’aurait problablement déçu en disant autre chose.
— Je comprends, dit-il avec douceur, avant de s’éloigner du véhicule. Je vous laisse rentrer. Emily compte-t-elle vous aider demain ?
Rose fit oui de la tête et mit en route le moteur.
— Nous allons faire un tour des prairies demain. Si vous pouviez amener son cheval, je vous en saurais gré…
— Je les amène toutes les deux à l’aube, certifia-t-il, levant la main en signe d’adieu.
Rose agita gauchement le bras et s’en fut, les mains crispées sur le volant. Harlan ne l’avait pas même frôlée, et pourtant son cœur battait à toute allure, elle tremblait comme une feuille, et ses joues étaient écarlates ! Sans s’en rendre compte, elle accentua sa pression sur l’accélérateur. Elle devait fuir Harlan Hamilton…
— La fille d’Harlan est adorable, déclara Kitty alors que la famille prenait place à table. Je suis ravie que tu l’aies invitée à passer un peu de temps avec nous. Elle a faim de compagnie, dirait-on !
— Elle était très maussade le jour où je l’ai rencontrée…
— C’est difficile à croire après aujourd’hui, fit Chloé.
Rose ne voulait pas parler des Hamilton. Il y avait quantité d’autres sujets de conversation ! Hélas, sa sœur et sa tante semblaient décidées à broder sur le thème de leurs voisins.
— Mmm… Harlan dit que c’est grâce à moi, expliqua-t-elle à contrecœur. Il prétend qu’elle m’aime bien.
Chloé et Kitty avaient cessé de manger et la dévoraient des yeux, comme si elles s’attendaient à ce qu’elle leur révèle un lourd secret.
— Ce n’est pas étonnant. Tout le monde te trouve sympathique, Rose, observa tante Kitty.
Rose avait toujours été d’une nature trop réservée pour avoir beaucoup d’amis. Certes, elle traitait chacun avec gentillesse et respect, mais elle n’était la meilleure amie de personne. En dehors de ses sœurs, elle n’avait jamais été proche de quiconque.
— Je l’ignore… Je crois qu’Emily n’avait de cesse que quelqu’un lui offre son amitié. Elle a une existence très solitaire. Surtout en été, quand elle ne va pas à l’école.
— Harlan est-il gentil avec elle ? demanda Chloé. Ou bien est-il l’un de ces pères trop durs, trop intransigeants ?
Rose ne pouvait concevoir qu’il soit ainsi. Son regard se posa sur les jumeaux qui dormaient paisiblement dans leur parc. La vision d’Harlan tenant tendrement Adam dans ses bras lui revint à la mémoire.
— Au contraire. Il est très doux avec elle.
Chloé réfléchit en se servant un verre d’eau.
— C’est normal… Elle est une partie de la femme qu’il a perdue.
— Il devait être fou amoureux d’elle.
La remarque de Kitty ramena l’attention de Rose à la table.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce qu’il ne s’est jamais remarié. Et, d’après la rumeur, il n’a pas eu beaucoup d’amies non plus…
Sans doute avait-elle raison. La première fois que Rose était allée chez lui, Harlan avait soutenu n’avoir aucune intention de s’attacher à une femme. Pas même de façon semi-permanente. Etait-il toujours accablé de chagrin ? Elle n’aurait pu le dire. Mais elle n’aimait pas l’idée qu’il puisse s’accrocher à un souvenir. Il était trop fort pour cela…
Rose repoussa sa chaise, quoiqu’elle n’eût quasiment pas touché à son assiette.
— La seule chose qui nous intéresse au sujet d’Harlan Hamilton est que nous lui devons de l’argent. Quant à savoir s’il veut une femme ou une mère pour Emily, c’est son affaire.
Et, sous le regard perplexe de ses deux compagnes, elle quitta la pièce.
Plus tard, ce soir-là, Justine téléphona pendant que les deux sœurs donnaient le bain aux jumeaux. Après s’être séché les mains, Rose se rendit dans le bureau pour prendre la communication.
— Bonsoir, Rose. On dirait que je n’ai pas choisi le bon moment pour appeler ?
— Ne t’inquiète pas, Chloé s’en sort très bien toute seule. Encore que je me demande qui, d’elle ou des jumeaux, prend un bain !
— Ah ah ! Quoi qu’il en soit, je suis sûre que ça lui plaît.
C’était vrai, songea Rose. Chloé adorait son frère et sa sœur, au point que Rose craignait qu’elle n’eût le cœur brisé si jamais Belinda venait un jour réclamer sa progéniture.
— Tout va bien chez vous ?
— Charlie aide son papa à creuser des trous dans la cour. Roy veut planter des rosiers. Pour sa ravissante épouse, dit-il !
— Des rosiers ?
Justine se mit à rire avec la gaieté d’une femme qui se sait aimée. Roy et elle étaient mariés depuis deux mois. Néanmoins, tout n’avait pas toujours été simple pour le couple. Cinq ans plus tôt, Justine avait porté le fils de Roy ; à l’époque, elle croyait que ce dernier lui préférait une autre femme et lui avait caché qu’il était le père de son enfant. Lorsqu’il avait découvert la vérité, Roy avait été furieux… L’amour avait fini par être victorieux, et, à présent, Justine et lui déploraient que leur orgueil respectif leur ait fait perdre cinq années de bonheur.
— C’est romantique, n’est-ce pas ? continua Justine. J’ai eu beau lui rappeler que nous sommes en plein désert du Nouveau-Mexique, il affirme qu’il réussira à les faire fleurir !
— Je ne manquerai pas de venir admirer son œuvre ! Il y a quelque temps que je n’ai pas vu Charlie.
— Ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd ! Et comment allez-vous, au ranch ?
Rose réprima un soupir. Elle ne voulait pas alarmer Justine en lui confiant combien Chloé et elle étaient surmenées. Sa sœur culpabiliserait de ne pouvoir les aider, quoique sa contribution financière mensuelle fût déjà considérable.
— Tout va bien. Roy a-t-il découvert du nouveau à propos de Belinda Waller ?
— C’est la raison pour laquelle j’appelais, figure-toi. Il a appris qu’elle louait un petit appartement à Albuquerque. Il semble que personne ne l’ait vue depuis plusieurs jours. Roy veut s’y rendre demain pour perquisitionner dans son logement. Même si Belinda n’est pas là, il dénichera peut-être des indices concernant ses projets. Cela dit, je ne pense pas que nous puissions espérer qu’elle ait encore une partie de l’argent versé par papa.
Rose fit la moue.
— Elle ne paraît pas mener grand train, en tout cas.
— Non. Nous pouvons dire adieu à ces milliers de dollars…
L’argent durement gagné par Harlan était perdu, lui aussi, se dit Rose en passant une main lasse sur son front.
— Quand Roy pourra-t-il nous informer de ses trouvailles à Albuquerque ?
— Il ne compte pas passer la nuit sur place. Je t’appellerai dès son retour, d’accord ?
Rose s’appuya au bureau de chêne massif et ferma les yeux.
— Justine, je me fais du souci pour Chloé et les jumeaux. Que se passera-t-il si Roy apprend que ce n’est pas leur mère qui les a abandonnés ici ? Elle pourrait exiger que nous les lui rendions !
— Je sais. D’après Roy, toutefois, c’est peu probable. Primo, Belinda a été identifiée par Fred comme étant la femme aperçue avec les jumeaux à Ruidoso. Secundo, quel kidnappeur laisserait des bébés sur le seuil de notre ranch ? Il n’aurait pas pu savoir qu’ils étaient nos frères et sœurs ! Sois logique, Rose. Belinda a bel et bien abandonné ses enfants à Thomas et à ses filles.
Rose tressaillit.
— Veux-tu dire qu’elle n’est pas au courant de la mort de papa ?
— C’est possible. Après tout, qui aurait pu le lui apprendre ? S’il allait la voir à Las Cruces, tout ce qu’elle sait, c’est que les visites et les versements ont cessé.
— Pourvu que Roy ne se trompe pas…
— Il se trompe rarement ! C’est un excellent shérif.
— Tu n’aurais pas d’idée préconçue à ce sujet, par hasard ?
— Absolument pas, rétorqua Justine en riant, avant de recouvrer un ton plus sérieux. Rose, ne te fais pas de mouron, je t’en prie. Roy mettra la main sur Belinda Waller. Fais-lui confiance.
S’il y avait un homme au monde en qui Rose avait confiance, c’était bien son beau-frère.
— Oui, Justine. Il faut être optimiste… Je t’appelle demain soir.
— Oh ! Rose, avant que tu raccroches, je voulais t’entretenir d’Harlan Hamilton.
Rose se raidit aussitôt.
— Comment ?
— Je me demandais juste comment les choses se passaient. Réclame-t-il son argent ?
Non, seulement des baisers… Rose faillit livrer ses pensées tout haut ; grâce à Dieu, elle se retint à temps.
— Non. Il se *******e d’avoir accès à la rivière. Pour l’instant.
— Tu m’en vois soulagée. J’espère que tu parviendras à le faire patienter…
Rose n’en était pas si sûre. Mais elle savait une chose. Il lui fallait se reprendre en main, sinon elle courait le risque de faire quelque chose de stupide. Tomber amoureuse de lui, par exemple.
— Je l’espère aussi… Bonne nuit, Justine.
Le lendemain matin, Rose eut la surprise de trouver Emily qui l’attendait près du corral, son appaloosa déjà sellé, prête à partir. Ni Harlan ni son pick-up n’étaient en vue.
— Bonjour, lança-t-elle à Emily. J’ignorais que tu étais ici. Je pensais que vous viendriez à la maison…
Emily secoua la tête en souriant.
— Papa était pressé ce matin. Apparemment, il a beaucoup à faire aujourd’hui. Et de toute façon, il dit qu’il vaut mieux ne pas abuser de l’hospitalité des gens.
— Oh ! Ni toi ni lui ne devez vous soucier de cela, dit Rose, déçue et agacée de l’être.
Ainsi, Harlan était venu et reparti sans la saluer. Et, au lieu de s’en féliciter, voilà qu’elle était presque déprimée…
Elles se rendirent ensemble aux écuries, et Rose se mit en devoir de seller Pie.
— Allons-nous loin aujourd’hui, Rose ?
— Aussi loin que possible avant midi. As-tu apporté ton déjeuner ?
— Non…Je… je l’ai oublié dans le réfrigérateur.
— Ne t’inquiète pas. J’ai assez de sandwichs pour nous deux.
Emily parut délivrée d’un poids.
— Rose, vous avez dû être un professeur très gentil !
Rose eut un sourire en coin.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que vous ne vous mettez pas en colère, et vous ne criez jamais !
Cela ne signifiait pas qu’elle n’en ait pas envie quelquefois… L’agression de Peter avait non seulement affecté son attitude envers les hommes, mais l’avait aussi rendue incapable d’exprimer ouvertement ses émotions. Lorsqu’elle était blessée, elle s’efforçait de le cacher. Lorsqu’elle était en colère, elle tâchait de se maîtriser. La plupart du temps, elle se sentait désespérément seule…
Se reprochant d’avoir laissé vagabonder ses pensées de la sorte, Rose agrippa la bride.
— Allons-y, mon chou. Mieux vaut ne pas perdre de temps. Nous avons une bonne distance à couvrir.
Elles partirent vers l’ouest, parcourant une section du ranch peu utilisée ces dernières années. Situées assez loin de la maison, les prairies étaient d’un accès malaisé — ce qui rendait les choses délicates, si un animal nécessitait d’être déplacé ou soigné. En outre, une grande partie était bordée par une route isolée qui en faisait une cible idéale pour les voleurs de bétail. Non que Rose s’inquiétât à ce sujet : le dernier vol au Bar M remontait à plus de dix ans auparavant. En revanche, l’état de la clôture la préoccupait.
Deux heures durant, Emily et elle avancèrent à travers les buissons d’armoise et les pins. Elles avaient quasiment atteint la limite du ranch quand elles aperçurent le bétail, lequel paissait tranquillement.
— Tout va bien ? fit Emily.
— Je crois que oui. Allons un peu plus près.
Le soleil du matin était devenu brûlant. Rose repoussa son chapeau et s’essuya le front d’un revers de manche, plissant les yeux pour mieux voir.
En dépit de l’herbe chétive et de la chaleur caniculaire, les bêtes paraissaient plutôt en bonne forme. Mais quelque chose intrigua la jeune femme. Elle scruta rapidement la prairie, détaillant chaque animal.
— Le taureau a disparu ! s’écria-t-elle.
Emily fit un bond sur sa selle.
— Disparu ! Vous en êtes sûre ?
L’angoisse étreignit Rose. L’animal était un pur-sang d’une valeur de plusieurs milliers de dollars, et sans doute le meilleur taureau du ranch. Sa mort serait le coup de grâce pour elle et pour l’exploitation !
— Je ne le vois pas…
— Il ne peut pas être bien loin. Il était là l’autre jour, quand nous avons déplacé le bétail, raisonna Emily.
Rose opina du chef, tout en s’exhortant au calme. Le taureau avait pu s’isoler, tout bonnement.
— Jetons un coup d’œil alentour. Je pars vers l’ouest, toi vers l’est. Ne t’éloigne pas trop, recommanda-t-elle.
La jeune fille s’élança tout de go.
— Je le retrouverai !
Au terme de vaines recherches, Rose allait faire demi-tour lorsqu’elle entendit la voix d’Emily.
— Rose ! Venez voir !
L’adolescente se tenait sur une petite hauteur dénudée. Rose arriva au galop.
— Regardez ! quelqu’un a sectionné la clôture !
Rose considéra Emily d’un air ahuri, croyant avoir mal entendu.
— Comment ?
Celle-ci acquiesça, hors d’haleine, et Rose remarqua que l’appaloosa était en sueur.
— C’est loin d’ici… Je suis revenue à toute vitesse, j’avais un peu peur.
— Montre-moi l’endroit !
Vingt minutes plus tard, Rose examinait le sol autour des fils barbelés qui gisaient dans la poussière.
— Quelqu’un a laissé des traces de bottes…
— Pensez-vous qu’ils aient volé le taureau ?
— Prions le Ciel que non. Mais on dirait qu’il est passé par ici…
Rose se redressa, puis s’avança sur le bord de la route. Aucune trace de pneus. Rien n’indiquait qu’un camion se soit arrêté récemment. Il n’y avait pas non plus de marques suggérant qu’un animal avait pu être hissé à bord d’un quelconque véhicule.
— Pourquoi quelqu’un aurait-il voulu couper votre clôture, Rose ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Nous ferions mieux de rentrer et d’avertir papa…
— Avertir ton papa ? Pourquoi ?
Emily fit un geste éloquent des deux mains.
— Parce qu’il saura quoi faire. Parce qu’il vous aidera, Rose.
C’était vrai. Harlan l’aiderait. Elle n’en doutait pas. Mais était-elle prête à le lui demander ? Cela ne ferait que les rapprocher davantage, elle en avait la certitude. Oserait-elle prendre le risque ?
Elle se remit en selle.
— Très bien… Allons appeler ton père.

 
 

 

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