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Le maître du manoir, de Lyn Stone



Angleterre, 1856. Quand le destin la remet en présence de lord Nicholas Hollander, Emily est atterrée. Comment ce roué, qui a jadis ruiné sa réputation et brisé son cœur, ose-t-il de nouveau prétendre à sa main ? De toute évidence, le fait d’avoir entre temps hérité d’un titre prestigieux lui a tourné l’esprit ! Méfiante, elle le tient à distance _ jusqu’à ce qu’un fâcheux concours de circonstances la mette au pied du mur : ou elle se résigne à épouser son tourmenteur, ou sa famille connaîtra la honte d’une seconde et irrémédiable disgrâce

 
 

 

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Côte sud de l’Angleterre — 1856
Elle avait juste voulu tirer le vieux portillon pour l’ouvrir… et voilà qu’elle se retrouvait avec le loquet cassé dans la main, tandis qu’un amas de planches vermoulues gisait à ses pieds. Elle jeta un coup d’œil à l’intérieur. Comment croire qu’elle était en train de pénétrer par effraction dans le domaine seigneurial de Bournesea ? Elle, Emily Loveyne, la propre fille du pasteur !
Avec un soupir dégoûté, elle écarta la masse envahissante du lierre et les volutes ligneuses des belles-de-jour afin de se frayer un chemin. Manifestement, nul n’avait utilisé ce passage depuis des années, que ce soit pour entrer ou pour sortir de la propriété. Enfant, du temps où la comtesse vivait encore, elle l’empruntait avec son père, lors des visites dominicales que le pasteur rendait à cette dernière.
Le petit portail de jardinier était l’itinéraire le plus court lorsqu’ils arrivaient de chez eux. En outre, il donnait directement sur la roseraie, et le révérend Loveyne adorait les roses. Ils profitaient toujours, d’ailleurs, des rejetons d’anciennes boutures que lady Elizabeth leur avait données jadis pour leur jardin. Une bonne chose, constata-t-elle en voyant le triste état des rosiers « parents », qui n’étaient plus taillés de longue date et s’étouffaient sous les mauvaises herbes.
On ne devait plus utiliser que l’entrée principale et les portes latérales, maintenant. Mais ce jour-là, les grilles ouvragées étaient toutes fermées à double tour — et gardées par des colosses barbus, inconnus d’elle, qui ressemblaient à des ogres. Des marins, à en juger par leur tenue.
Longeant avec irritation les hautes haies qui bordaient les jardins, elle se dirigea vers les dépendances réservées aux domestiques. Son frère s’y trouvait certainement, et elle se félicitait de ne pas avoir à aller le chercher dans la maison des maîtres. Le manoir avait beau lui être familier, elle n’avait aucune envie d’y entrer et de se retrouver face au nouveau comte.
Comment osait-il garder Josh en service chez lui, alors que le bateau avait jeté l’ancre au large des côtes depuis plus de deux jours ? Elle venait de l’apprendre, sans quoi elle serait venue plus tôt ! Et pourquoi le grand brick à deux mâts ne se trouvait-il pas dans le port ?
Elle secoua la tête d’un air consterné. Son frère n’avait que treize ans, il devait rêver de retrouver les siens après plus de six mois en mer. Leur père brûlait de revoir son fils unique, et elle partageait son impatience. Josh lui avait tellement manqué !
Malgré ses protestations véhémentes, à l’époque, le pasteur avait autorisé l’adolescent à s’engager comme garçon de cabine auprès du capitaine Roland : un lugubre voyage devait les conduire aux Indes pour informer sir Nicholas du décès de son père et le ramener chez lui, où ses devoirs l’attendaient.
Sir Nicholas. Il avait toujours porté ce titre honorifique, bien sûr, puisqu’il était fils de comte. Mais à présent, il était comte lui-même. Et les choses étant ce qu’elles étaient, elle ne devrait pas oublier de l’appeler milord, si jamais elle le revoyait.
Pourtant, comte ou non, cet homme n’avait aucun droit de garder son petit frère sous clé et elle saurait le lui faire entendre, par la force s’il le fallait. Par tous les diables, pourquoi les portes étaient-elles flanquées de sentinelles ? Ces gaillards patibulaires n’avaient rien voulu lui dire. Postés derrière les grilles en fer forgé, à bonne distance, ils s’étaient *******és de lui crier de s’en aller.
Elle releva ses jupes un peu plus haut, esquiva les flaques qui émaillaient le terrain et continua vers le bâtiment qui jouxtait la remise à attelages.
A part les fameux gardes, il n’y avait personne en vue, remarqua-t-elle. D’après les derniers potins du village, Nicholas avait congédié dès son arrivée les quelques serviteurs demeurés au manoir après la mort du vieux comte. Et il restait invisible aussi. S’isoler de la sorte, comme s’il s’emmurait dans son chagrin, paraissait tout de même exagéré quand on connaissait l’animosité qui l’opposait à son père, songea Emily. Peut-être avait-il des remords… Et s’il en avait, tant mieux. Il méritait de se sentir coupable, après être parti comme il l’avait fait.
Elle poussa la porte de la bâtisse à colombages, à un étage, où logeaient les domestiques masculins.
— Y a-t-il quelqu’un ? appela-t-elle d’un ton hésitant, en passant la tête dans toutes les pièces qui étaient ouvertes.
Rien, hormis des meubles poussiéreux. Puis elle entendit un bruit de voix au bout du couloir. Et comme elle n’avait jamais été du genre timide, elle marcha dans cette direction. Ce faisant, elle longea une chambre dont la porte était entrebâillée et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Son frère était couché dans un lit, profondément endormi. En pleine journée ! Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
Il n’était même pas habillé. Un maillot de corps sans manches révélait ses bras et ses épaules amaigris. Et il était si pâle…
— Josh ? appela-t-elle doucement, pour ne pas le réveiller en sursaut.
Comme il ne répondait pas, elle alla jusqu’au lit, posa une main sur son bras et le secoua légèrement.
— Josh chéri… Es-tu malade ?
Les yeux du jeune garçon s’ouvrirent brusquement. Il parut d’abord tout joyeux, puis son expression se changea aussitôt en terreur pure.
— Va-t’en, Emy ! Sors d’ici !
— Tu plaisantes ? Je t’ai déjà vu en chemise et caleçon, mon grand !
Deux hommes surgirent sur ces entrefaites, empoignèrent Emily par les deux bras et l’entraînèrent hors de la pièce. Sans un mot d’explication, ils la tirèrent dehors et la conduisirent manu militari vers la gentilhommière.
Terrifiée, la jeune fille pensa que la propriété avait été envahie par une horde de pirates et de bandits. Elle se débattit tout le long, à travers les cuisines et jusque dans le grand vestibule.
— Lâchez-moi ! hurlait-elle en luttant en vain.
L’un de ses agresseurs lâcha son bras afin d’ouvrir une porte ; l’autre la poussa sans cérémonie dans la bibliothèque du comte.
Libérée, elle s’immobilisa et regarda autour d’elle. L’homme assis derrière l’énorme bureau en merisier se leva… et elle faillit ne pas le reconnaître. Il paraissait tellement plus âgé, tellement plus robuste, et tellement furieux de la voir là !
Les yeux bleus qui la contemplaient avec tant de chaleur sept ans plus tôt semblaient maintenant aussi glacials que la banquise. Les épais sourcils noirs qui les surmontaient étaient noués, menaçants. Quant à la belle bouche qui s’était si tendrement posée sur la sienne autrefois, elle était pincée avec réprobation. Enfin, les narines du comte frémissaient de colère.
— Nicholas ? murmura-t-elle, ayant peine à croire à un changement aussi radical.
— Par tous les diables, que faites-vous ici ? demanda-t-il d’un ton furieux. Qui lui a permis d’entrer ?
L’un des dragons qui avaient traîné Emily jusqu’ici se racla la gorge.
— Personne, Milord. Elle s’est faufilée dans la propriété on ne sait comment. Nous l’avons surprise dans la chambre du jeune Josh, là-bas.
Nicholas grimaça comme s’il souffrait et pressa ses doigts sur ses tempes.
— Malédiction ! gronda-t-il sourdement.
La fureur d’Emily flamba aussi haut que la sienne.
— J’en dirais autant ! riposta-t-elle. Je n’avais nullement l’intention de vous importuner de ma présence, milord. J’étais simplement venue chercher mon frère pour le ramener à la maison. Si vous voulez bien m’excuser, c’est ce que je vais faire.
— C’est impossible, répondit le comte, la voix rauque.
— Ah oui ?
Emily pirouetta sur elle-même et fit face aux deux cerbères qui barraient la porte.
— Laissez-moi passer ! ordonna-t-elle de son meilleur ton d’institutrice.
Elle s’était entraînée en vue de son futur emploi et pensait être assez autoritaire, mais apparemment cela ne marchait pas avec des adultes. Les hommes ne bougèrent pas.
Elle entendit Nicholas contourner son monstrueux bureau et venir envahir l’espace dans son dos. Elle percevait sa présence derrière elle. Elle se retourna furieusement pour l’affronter.
— Il faut que je vous parle, Emily, déclara-t-il le premier. Voulez-vous vous asseoir ? Wrecker, servez-nous un cognac.
La jeune fille posa une main sur sa hanche et porta l’autre à sa gorge, espérant cacher l’artère qui battait follement à la base de son cou.
— Vous savez fort bien que je ne bois pas d’alcool, milord. Dites ce que vous avez à dire et permettez-moi de sortir pour ramener Josh chez nous. Il m’a paru souffrant, tout à l’heure.
Nicholas tendit la main vers elle, mais elle ignora son geste. Il se rembrunit plus encore.
— Laissez-nous, dit-il aux deux hommes. Allez voir comment elle a pu entrer en dépit des gardes et assurez-vous que personne d’autre ne l’imite, sans quoi vous aurez affaire à moi !
La porte se referma derrière Emily. Elle se sentait pétrifiée. Cet homme n’était plus le Nick qu’elle connaissait. Le prétendant souriant et spirituel qui la courtisait si gentiment autrefois avait disparu. Cet étranger sombre et intimidant la terrorisait, mais pour rien au monde elle n’aurait trahi sa peur.
— Eh bien ? demanda-t-elle.
— Asseyez-vous, Emily, je vous en prie.
Elle n’en fit rien et s’écarta prestement, le trouvant trop proche à son gré. Il n’avait pas dû se raser depuis plusieurs jours. Les manches de sa chemise, roulées jusqu’au coude, laissaient voir des avant-bras musclés et hâlés. Ses beaux cheveux noirs retombaient en désordre sur son front et bouclaient sur son col. Un col ouvert, largement échancré, qui révélait un torse ombré d’une toison brune.
Cette vision défendue troubla considérablement Emily. Jamais, même dans leur jeunesse, elle ne l’avait vu dans un état aussi négligé. Il lui évoquait un lit défait… et associer l’idée d’un lit à Nicholas accrut encore son trouble. Pour quelqu’un qui lui déplaisait à ce point, songea-t-elle, il avait le don de susciter en elle des pensées éminemment dangereuses.
Elle recula jusqu’au bureau, mettant entre eux autant de distance que possible. Son cœur galopait à la vitesse d’un cheval emballé.
L’expression du comte se modifia, passant de la colère à une sorte de regret.
— Vous n’auriez pas dû venir, dit-il.
Emily exhala le souffle qu’elle retenait depuis un moment et leva les yeux au ciel.
— Ne vous inquiétez pas, milord. Je ne suis pas venue vous demander des explications. Même moi, j’ai assez de bon sens pour ne pas harceler un pair du royaume et exiger qu’il justifie ses actes, passés ou présents. Laissez-moi passer et je ne vous ennuierai pas davantage.
— Si vous pouviez dire vrai ! répondit Nicholas. Votre mari sait-il que vous courez la campagne de la sorte, pour vous introduire dans des propriétés privées où vous n’avez rien à faire ?
— Mon mari ?
Emily laissa échapper un rire amer.
— Il faudrait d’abord que j’en aie un ! Par bonheur, le ciel m’a fait la faveur de m’en préserver.
— Vous n’êtes… pas mariée ? répéta prudemment le comte, comme s’il voulait s’assurer de ne pas s’être trompé.
— Absolument pas, et nous savons tous les deux pourquoi. En revanche, j’ai un frère. Et si vous refusez qu’il m’accompagne, je tiens à en connaître la raison.
La voix de Nicholas se radoucit.
— Joshua est souffrant, en effet. Il ne peut quitter le périmètre de Bournesea. Et maintenant que vous y êtes entrée, vous ne le pouvez plus non plus.
— Quoi ? se récria la jeune fille. Vous nous retiendriez ici contre notre gré ?
— C’est ce que je ferai si je le dois, répondit Nicholas sans animosité, mais avec fermeté. Nous craignons qu’il ne soit atteint du choléra bleu.
Emily poussa un cri étranglé. Sa vision se brouilla, ses genoux flageolèrent et elle dut se retenir au bureau derrière elle pour ne pas tomber. « Oh, mon Dieu…, gémit-elle en elle-même. Le choléra asiatique ! » Avant qu’elle n’ait pu se ressaisir, le comte vint la prendre dans ses bras pour la soutenir. Elle ne songea même pas à résister.
Lorsqu’il l’eut installée sur le sofa recouvert de brocart, il posa un genou sur le tapis, devant elle, et garda les mains sur ses bras.
— Croyez-moi, Emily, je suis terriblement navré de tout cela. Pardonnez-moi de vous avoir asséné cette nouvelle de façon aussi brutale, mais je n’ai pas trouvé d’autre moyen de le faire.
Elle passa une main tremblante sur ses yeux, puis pressa sa paume sur sa bouche pour réprimer la nausée qui l’envahissait.
— Respirez à fond et allongez-vous, conseilla Nicholas.
Sans attendre qu’elle réagisse, il la força à s’incliner en arrière et à appuyer la tête sur le bras du canapé. Puis il se leva, alla jusqu’au cabinet à liqueurs et revint un instant plus tard avec un verre de cognac qu’il porta à ses lèvres.
— Buvez, dit-il. Cela vous fera du bien.
Emily oublia aussitôt ses réticences à l’égard de tout alcool fort. Elle s’empara du verre, avala une longue goulée et se mit à tousser violemment. Lorsqu’elle se calma, des larmes coulaient à flot sur ses joues.
— Josh va-t-il… mourir ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
— Non. Je vous promets que non, affirma le comte avec sympathie. Son état n’a cessé de s’améliorer depuis que nous sommes revenus à terre. Il ne se vide plus et la fièvre a presque disparu.
Emily saisit son bras à deux mains.
— Il faut qu’il voie un médecin, Nick ! Je vous en conjure…
Nicholas lissa doucement ses cheveux.
— Il est soigné par le meilleur qui soit. Le Dr Evans, un expert.
Emily renifla, l’esprit en déroute.
— Je n’ai jamais entendu parler de lui.
— C’est le médecin de bord. Il navigue depuis des années avec le capitaine Roland, j’ai toute confiance en lui.
— Le choléra ! murmura la jeune fille. Je parviens à peine à le croire.
— L’Angleterre a déjà été touchée par cette épidémie, rappela le comte. Nul n’est à l’abri.
— Mais c’était surtout à Londres et dans les grandes villes ! Elle n’est jamais arrivée jusqu’ici !
— Elle sévit à Lisbonne, en ce moment. Nous y avons accosté au retour, c’est là que votre frère et deux autres membres de l’équipage ont été contaminés.
— Au Portugal ?
— Oui. Et comme j’ai vu de mes yeux les ravages que cette maladie a causés aux Indes, je tiens à éviter qu’elle ne se répande dans la région. C’est pour cela que je ne puis autoriser Josh à sortir d’ici — et vous non plus, maintenant que vous l’avez approché. En outre, je ne souhaite pas que la rumeur s’ébruite et provoque une vague de panique, d’où les mesures draconiennes que j’ai prises pour isoler la propriété.
— Mais il faudra bien que papa…
— Il sera prévenu, bien sûr. Lorsqu’il viendra vous chercher. Je ne puis prendre le risque d’envoyer quelqu’un au presbytère. Dès qu’il se présentera à la grille, j’irai lui parler moi-même à distance. Je sais que je pourrai compter sur sa discrétion.
— Il n’est pas en bonne santé lui-même, déclara la jeune fille d’une voix altérée. Et j’ai négligé de lui dire où j’allais. Je n’ose imaginer son inquiétude, quand il ne me verra pas rentrer pour le dîner.
Nicholas soupira et s’accroupit sur ses talons, gardant une main d’Emily dans les siennes. Quand l’avait-il prise ? se demanda-t-elle. Elle ne s’en était pas rendu compte. Elle aurait dû se dégager, mais elle avait trop besoin de réconfort. En cet instant, même lui pouvait faire l’affaire.
— Le pasteur a-t-il quelqu’un pour s’occuper de lui, en votre absence ? s’enquit le comte.
Elle acquiesça, si choquée encore par cette situation inattendue qu’elle ne parvenait pas à rassembler ses idées. Le confort domestique de son père lui semblait un souci bien saugrenu, au milieu de ce drame. Presque indécent.
Nick lui tapota la main.
— Je vais vous faire préparer la chambre de ma mère. Je suis sûr qu’elle approuverait cette solution, déclara-t-il avec un sourire encourageant.
Il redevenait enfin celui qu’elle connaissait, pensa la jeune fille soulagée. Au moins, elle savait maintenant que le Nick d’autrefois existait toujours à l’intérieur de ce grand diable musclé, bronzé et négligé qui la terrorisait. Elle se cramponna à sa main, l’unique source de consolation dont elle disposait. Josh guérirait bientôt, se dit-elle. Il le fallait.
— Qui prendra soin de papa et de Josh si je tombe malade à mon tour, Nick ? Je ne peux pas me permettre de mourir !
Il la rassura d’un geste tendre.
— Il n’est pas question de cela. Mme Pease est-elle toujours votre cuisinière ?
— Oui, mais il faudra quelqu’un pour lui verser ses gages, quand papa cessera d’exercer ses fonctions. Il devra s’arrêter bientôt, en raison de sa mauvaise santé. Et Josh doit faire des études !
Nicholas hocha la tête, comprenant ce qui la préoccupait si vivement.
— Ne vous tourmentez pas. Même si, au pire, nous succombions tous les deux à cette épidémie, les vôtres ne manqueraient de rien ; je vous en donne l’assurance.
— Que voulez-vous dire ?
Il sourit, de ce sourire si doux qui avait laissé croire à Emily qu’il l’aimait, sept ans auparavant. Mais c’était faux, et elle ne devait pas s’abuser de nouveau sur cette gentillesse de façade.
— Dès que j’ai gagné de l’argent pour moi, en marge des affaires de mon père, je vous ai portée sur mon testament, Emily. A ma mort, à supposer que vous ne soyez plus là, ce qu’à Dieu ne plaise, vos parents les plus proches hériteraient à votre place de ce que je vous ai légué.
— Pourquoi avoir fait une chose pareille, grands dieux ? Pour apaiser votre conscience ?
C’était la seule explication qui lui semblait possible. Comment oublier qu’il l’avait quasiment séduite, alors qu’elle avait dix-sept ans à peine, pour disparaître le lendemain sans une explication et ne jamais revenir ? Car il n’avait jamais eu l’intention de rentrer ni de réparer le chagrin qu’il lui avait causé, elle en était certaine à présent. Et elle qui l’avait sottement attendu pendant des années !
— Naturellement, répondit-il d’un ton bref.
Il lâcha sa main et se leva. L’étranger nommé Nicholas était de retour.
— Si vous vous sentez assez remise pour que je puisse vous laisser, je vais aller m’occuper de vos accommodations. Veuillez rester dans cette pièce, je vous prie. Nous faisons le maximum pour éviter la contagion.
Sur une courbette formelle, il tourna les talons et sortit.
Emily se redressa, puis elle se pencha en avant, serrant ses bras autour d’elle pour tenter de dissiper l’horreur qu’elle éprouvait. Mille questions l’assaillaient, maintenant que Nick était parti. Quels étaient les symptômes de cette maladie ? Combien de temps durait-elle ? Quelles étaient les chances d’en réchapper ? Elle balaya du regard les rayonnages chargés de livres. Elle trouverait bien quelque réponse dans un de ces volumes, se dit-elle.
Elle se leva et entreprit d’examiner les titres. Une encyclopédie médicale attira rapidement son attention. Elle s’en empara et constata qu’un signet marquait déjà la section consacrée au choléra. Nick était passé par là, apparemment. Il avait eu la même idée qu’elle.
Elle retourna s’asseoir et commença à lire, mais elle resta sur sa faim. L’article comportait surtout des spéculations. Il mentionnait des remèdes inégalement efficaces et n’avait nulle explication à fournir à l’apparition soudaine de la maladie, pas plus qu’il n’indiquait comment elle se propageait d’une personne à une autre. Bel exemple d’exactitude scientifique !
Un moment plus tard, le comte revint.
— Je vois que vous n’êtes pas restée inactive. Jamais à court de ressources pour vous occuper, n’est-ce pas ?
Emily leva les yeux vers lui.
— Depuis quand Josh est-il malade ?
— Les premiers symptômes sont apparus deux jours après notre départ du Portugal. Ils semblaient correspondre au choléra, et affectaient également les deux personnes qui étaient descendues à quai avec votre frère.
La jeune fille éprouva le besoin de mordre.
— Vous avez laissé un adolescent errer dans un port étranger avec deux matelots ?
Nicholas haussa un sourcil, visiblement irrité.
— L’un de ces « matelots » était le capitaine, ma chère. Il avait à faire en ville et, comme je n’étais pas à bord, il n’a pas souhaité laisser votre frère sans surveillance. Etes-vous satisfaite ?
— Oh…, murmura Emily en se mordant la lèvre. Le capitaine Roland est donc tombé malade, lui aussi ?
— Oui, malheureusement. Par chance, j’avais assez navigué pour être capable de ramener le brick jusqu’ici, ce que j’ai fait. Durant le reste du trajet, notre médecin s’est proposé de partager la cabine allouée aux malades, afin de les soigner à l’écart de l’équipage. Nous avons accosté de nuit, dans le plus grand secret, il y aura trois jours ce soir. J’ai pensé que cette solution serait la meilleure, en dépit des règlements sanitaires. Comme aucun autre cas ne s’est déclaré depuis lors, nous avons bon espoir d’avoir réussi à circonscrire l’épidémie.
La jeune fille était stupéfaite que rien n’ait filtré dans le village. Un vrai tour de force !
— Comment avez-vous procédé avec les domestiques qui se trouvaient ici ? demanda-t-elle.
— Je suis venu seul jusqu’à la grille et j’ai parlé de loin au portier. Je lui ai fait savoir que tout le monde devait quitter la propriété dans l’heure pour rejoindre la maison de Londres, et y rester jusqu’à nouvel ordre.
— Et ils ont tous obéi sur-le-champ, sans broncher ? s’exclama Emily pantoise.
— Parfaitement. Mon père les avait habitués à ne jamais poser de question.
Le vieux comte était connu pour mener ses serviteurs d’une main de fer, accorda Emily en elle-même. Et pas seulement eux. Mais ce n’était pas ce qui la préoccupait pour l’instant.
— Le docteur n’a-t-il pas été contaminé à son tour ?
— Non, par bonheur. D’après lui, Joshua et ses compagnons ont eu beaucoup de chance ; ils n’ont été atteints qu’assez légèrement et sont tous trois en bonne voie de guérison — à des degrés divers. On meurt souvent du choléra en quelques heures, et rares sont ceux qui y survivent.
— Je sais, murmura la jeune fille en poussant un soupir tremblant.
— Si personne d’autre ne tombe malade d’ici quinze jours, nous pourrons en conclure que le danger est écarté… et nous estimer fort heureux d’avoir été épargnés, conclut Nicholas d’un ton réservé.
— En effet, approuva Emily.
Elle posa le livre et se leva.
— Puisque je dois rester ici, c’est moi qui vais m’occuper de Josh, désormais.
— Non ! se récria le comte en se campant devant la porte.
Cette petite écervelée était capable du pire, il le savait. Elle n’avait jamais possédé deux onces de raison, et apparemment elle n’avait pas changé. Il s’obligea à se détendre et leva les mains en signe d’apaisement.
— Attendez deux jours au moins, Emily. Je vous en supplie. Si la santé de votre frère continue à s’améliorer, nous aviserons. Votre contact avec lui a été très bref, aujourd’hui. De grâce, ne tentons pas le sort en renouvelant l’expérience.
Il semblait avoir son intérêt à cœur, pour une fois. La jeune fille accepta de s’incliner.
— Vous ne me laissez pas le choix, n’est-ce pas ?
— Non, bien que je regrette d’avoir à vous imposer de telles contraintes. Mais après tout, deux semaines d’inactivité ne pourront vous faire de mal.
— C’est vous qui le dites, bougonna-t-elle.
Nicholas s’autorisa un demi-sourire.
— A quelles occupations capitales vais-je vous arracher ? Quelques thés avec des paroissiennes ? Quelques promenades avec un jeune dandy du coin ?
La colère submergea Emily au point de la faire trembler.
— De quel droit me jugez-vous aussi futile ? Cet isolement forcé va me coûter mon emploi, et obliger mon père à poursuivre ses activités je ne sais combien de temps !
Elle se rassit d’un mouvement furieux et jeta le lourd volume à terre.
— Pour le reste, sachez qu’aucun jeune homme ne me courtise, et ce à cause de vous !
Le sourire du comte s’élargit ; elle aurait voulu lui arracher les yeux.
— Pas de prétendant ? J’avoue que la nouvelle me ravit, mais comment puis-je en être responsable ? J’avais entendu dire que vous deviez vous marier.
Emily pointa le menton en avant et le perfora du regard.
— Vos informations étaient fausses, milord. Après vous, les hommes et moi n’avons pas fait bon ménage.
Par bonheur pour lui, Nicholas redevint grave. Ce sujet se prêtait mal à l’humour, pensa la jeune fille courroucée. Et de fait, il changea de conversation.
— Cet emploi dont vous parliez… S’agit-il d’une activité au village ? Je me souviens que vous aviez des doigts de fée pour les travaux d’aiguille. Auriez-vous décidé de devenir couturière, ou brodeuse ?
Elle courba la tête, regrettant d’avoir soulevé ce lièvre.
— J’ai brigué un poste de préceptrice, marmonna-t-elle avec embarras.
— Oh, Emily…
Le regret qui pointait dans la voix du comte la piqua au vif. Ah, il se sentait gêné ? Chacun son tour, se dit-elle. Il ne s’était guère soucié de la préserver, à l’époque, elle n’avait pas de gants à prendre avec lui.
Elle comprenait fort bien sa déception en apprenant qu’elle allait se retrouver coincée dans une position intermédiaire entre les gens bien nés et les domestiques, admise ni par les uns ni par les autres. Elle ne nourrissait aucune illusion sur son avenir, mais c’était le prix à payer pour gagner la sécurité financière de sa famille — et elle avait décidé de s’en *******er. Seulement, ses plans étaient réduits à néant, maintenant.
Elle releva les yeux avec un geste de défi.
— Je devais me rendre à Londres après-demain et prendre mes fonctions sur-le-champ, précisa-t-elle. C’était la condition de mon engagement. Lord Vintley va engager quelqu’un d’autre à ma place, à présent.
Le comte noua farouchement les sourcils.
— Vintley ? Je me félicite de ce contretemps, dans ce cas. J’ai eu l’occasion de le rencontrer chez les Worthing et il ne m’a guère paru estimable.
Emily pinça les lèvres.
— La fille de lord Worthing m’a recommandée à lui. Elle va être fort froissée d’apprendre que j’ai laissé perdre la faveur qu’elle m’avait faite, j’en suis certaine.
— Deirdre, déclara Nicholas avec un calme mortel.
— Exactement. Votre fiancée.
— Elle n’est pas ma fiancée.
— Votre père ne partageait pas cet avis. Il m’a dit que vous étiez engagés depuis deux ans, quand vous êtes parti.
— Cela est faux. Ce mariage avec Deirdre répondait à ses vœux, pas aux miens.
— C’est ce que vous dites.
Emily l’étudia avec soin pour juger de sa sincérité. Ou son père avait menti, ou c’était lui qui mentait maintenant. Elle préférait croire Nick, bien sûr, mais la façon dont il avait abusé de sa confiance sept ans plus tôt la rendait méfiante.
Il s’adossa au bureau et croisa les bras sur sa poitrine.
— Puisque vous n’avez jamais apprécié Deirdre, que je sache, puis-je vous demander pourquoi vous lui avez fait le plaisir d’accepter une faveur de sa part ?
— Question de rémunération, milord, répondit la jeune fille sans hésiter. Je lui ai même écrit pour la remercier d’avoir pensé à moi. Les gages sont le double de ce que je pourrais espérer n’importe où.
Pour deux cents livres par an, elle s’était sentie prête à tout supporter, ou presque. Y compris la satisfaction de Deirdre Worthing. Comme elle l’avait dit à Nick, elle ne pouvait se permettre de perdre une offre aussi avantageuse. Cet argent était à même de sauver la vie de son père, en lui donnant la faculté de prendre sa retraite avant que son cœur fatigué ne lâche définitivement. En outre, il assurerait à Josh une éducation convenable.
— Même si votre père doit interrompre son service à Bournesea, vous n’êtes pas tenue de travailler, Emily, répéta le comte avec gentillesse.
Une gentillesse qui frisait par trop la condescendance, se dit aigrement l’intéressée. C’était à peu près comme s’il lui avait tapoté la tête d’un geste apitoyé.
— Vous n’avez qu’à me dire ce qu’il vous faut, reprit-il, je serai heureux de mettre cette somme à votre disposition. Vous savez bien que j’ai toujours été prêt à vous aider.
Emily soutint son regard, sarcastique.
— Sincèrement, milord, comment pouvez-vous être aussi naïf ? Si vous ajoutez une rente mensuelle aux rumeurs qui ont couru sur notre compte pendant des années, autant déclarer publiquement que nous avons une liaison ! Je me suis battue bec et ongles pour mettre un terme à ces rumeurs, lord Kendale ; je n’ai nullement l’intention de les ressusciter. Vous pouvez garder votre argent.
— Qu’allez-vous chercher là ? se récria Nicholas, aussi troublé qu’offusqué par ce qu’elle sous-entendait. De telles affirmations sont ridicules. N’ai-je pas le droit de soutenir une amie que je chéris tendrement ?
— Une « amie » que vous avez enlacée au beau milieu du village, et embrassée à pleine bouche devant tout le monde ! Dois-je vous dire que vous avez pratiquement ruiné ma réputation, milord ?
Il parut fort mal à l’aise, ce dont Emily se félicita. En cet instant, elle aurait voulu qu’il se mette à genoux devant elle pour implorer son pardon. Ou qu’il la prenne dans ses bras, en la suppliant de lui accorder une deuxième chance. Mais ce qu’elle désirait plus encore, c’était le souffleter comme il le méritait.
— Emily, écoutez-moi…
Non, elle n’avait aucune envie de l’entendre justifier l’injustifiable.
— Ma chambre est-elle prête ? coupa-t-elle.
Il soupira et secoua la tête, vaincu.
— Oui, elle doit être suffisamment aérée, maintenant, concéda-t-il à regret.
— Dans ce cas, je suppose que je dois vous remercier de votre hospitalité. Les bonnes manières l’exigent, je crois.
— La politesse m’oblige également à vous assurer que vous êtes la bienvenue sous mon toit, Emily. Utilisez le cordon si vous avez besoin de quoi que ce soit. Il n’y aura pas de femme de chambre pour vous répondre, mais quelqu’un viendra tôt ou tard et vous fournira tout ce qui pourra vous manquer.
Affectant un port royal, ou presque, la jeune fille passa devant lui le plus dignement possible et quitta la bibliothèque.
Tout ce qui pourrait lui manquer, avait-il dit ! Ces quinze jours ne suffiraient pas pour en établir la liste. Et ce n’était certainement pas en tirant sur un cordon de sonnette que ses souhaits seraient exaucés.



chapitre 2



Nick savait qu’elle n’était pas mariée, évidemment. Les questions habilement posées à Joshua avant même qu’ils n’embarquent pour le retour en Angleterre l’avaient rassuré sur ce point.
Six ans plus tôt, le comte lui avait écrit qu’Emily allait épouser le directeur du bureau de poste, un avorton au visage marqué par la petite vérole. Pendant huit jours, il n’avait pas dessoûlé ; après quoi, il s’était juré avec une totale sincérité d’oublier la fille du pasteur et son peu de foi.
Il était clair maintenant que son père avait menti. Mais Emily n’avait pas répondu à la lettre qu’il lui avait adressée par la suite, avec ses vœux de bonheur. Elle l’avait ignorée, comme elle avait ignoré ses courriers des premiers mois. De toute évidence, elle avait voulu lui laisser croire qu’elle convolait en justes noces avec Jeremy Oldfield… et lui signaler du même coup qu’elle ne voulait plus entendre parler de lui.
De fait, ses souvenirs du receveur des postes n’étaient guère réjouissants. Un pisse-froid imbu de lui-même, sermonneur et moraliste à souhait après avoir été une vraie brute durant sa jeunesse. Comme ce genre de défauts a tendance à s’aggraver avec l’âge, il s’était fait beaucoup de souci pour Emily. Apprendre qu’elle était restée libre l’avait grandement soulagé, mais quelque chose continuait néanmoins à le tracasser. L’avait-il vraiment privée d’une vie heureuse ? Une telle éventualité ne lui avait jamais traversé l’esprit, auparavant.
Sans doute avait-elle dramatisé cette affaire parce que son départ l’avait fâchée. Emily Loveyne avait toujours eu un penchant marqué pour l’exagération. Un penchant qui avait pu s’aggraver aussi, avec les années.
Pour ce qui était des autres effets de l’âge, songea-t-il encore, ou elle avait changé, ou sa mémoire l’avait trahi. Car si elle était ravissante dans ses rêves, elle l’était plus encore dans la réalité. Le temps n’avait fait qu’enrichir l’éclat de sa beauté, au lieu de le ternir. Sa vaporeuse chevelure blonde auréolait un délicieux minois en forme de cœur, d’autant plus séduisant qu’il avait perdu de sa rondeur juvénile. Quant à sa silhouette, elle était au contraire devenue plus pleine, plus féminine. Jeune fille, elle était fort jolie ; en mûrissant, elle était devenue une femme superbe. C’était à prévoir.
Et sa bouche… Si expressive dans la joie comme dans la colère, elle l’émouvait toujours. Il avait bien failli ne pas résister à son attrait et l’embrasser goulûment, tout à l’heure, comme il l’avait fait ce fameux jour. Mais au dernier moment, il avait réfréné son envie ; elle ne l’aurait sûrement pas remercié de ce baiser, aujourd’hui.
Ses yeux étaient d’un bleu aussi clair et aussi candide que dans son souvenir, frangés de jolis cils recourbés. Toutefois, la confiance sans fond et l’adoration qu’il avait pu y lire jadis s’en étaient complètement évaporées.
Leur disparition le blessait plus qu’il ne l’aurait pensé. En vérité, elle l’atteignait même au plus profond de l’âme. Si ce qu’elle avait dit était exact, l’attirance qu’il éprouvait pour elle à l’époque avait donc ruiné sa vie ? Il aurait certes dû se montrer plus discret, moins insouciant. Mais à vingt-deux ans, il n’avait pas mesuré les conséquences que cette tendre inclination pourrait avoir sur l’avenir d’Emily.
Maintenant qu’il y réfléchissait, il comprenait fort bien qu’aucun jeune homme du comté n’ait osé s’aventurer sur des terres qu’il avait proclamées siennes en public, les rendant par là même intouchables. Il avait suffi d’un baiser trop effrontément donné pour obtenir ce résultat.
Dès le lendemain, sur les ordres du comte et sous bonne escorte, il avait été conduit en se débattant furieusement à bord d’un navire en partance pour les Indes. But de l’opération : lui apprendre les rudiments du commerce, en tant que représentant de son père. Apparemment, engager son fils unique dans les affaires semblait moins rabaissant à sir Hollander, comte de Kendale, que de le voir courtiser une jeune villageoise.
Nicholas entendait encore résonner à ses oreilles l’avertissement paternel, proféré moins d’une heure avant le départ du bateau :
— Si vous vous avisez de revenir et de continuer vos badinages avec cette petite arriviste, je détruirai toute sa famille. Loveyne se retrouvera à la rue avec ses deux rejetons, sans ministère, sans toit et sans un sou.
Une perspective qui avait de quoi terrifier n’importe qui.
— Cette fille est un joli morceau, avait repris le comte, mais elle n’est pas pour vous. Pas même comme amusette. Tant que vous resterez à bonne distance d’elle, elle n’aura rien à craindre.
Nick avait protesté avec véhémence, mais il savait bien qu’il n’avait d’autre choix que d’obéir. Les menaces de son père avaient été claires et précises. Le comte s’était mis à rire.
— Vous serez libéré quand le navire sera au large, mais je vous conseille de garder ce marché à l’esprit, mon garçon. Imaginez ce doux rêveur de révérend Loveyne réduit à la mendicité ! Notre cher pasteur est incapable d’autre chose que de s’occuper de ses ouailles, vous le savez aussi bien que moi. Et même s’il se découvrait d’autres ressources, je m’assurerai que personne ne l’engagera. Quant à la petite Emily, elle pourra toujours marchander ses charmes dans les rues de Londres ou d’ailleurs.
Sir Hollander s’était penché vers le jeune homme comme pour lui susurrer un secret.
— Faites-moi confiance, elle n’aura pas d’autre solution. Quant au gringalet qui lui sert de frère, il sera parfait pour ramoner les cheminées. Quel âge a donc ce galopin ? Cinq ans ? Six ans ?
Les menaces de son père n’étaient jamais vaines, Nick ne l’ignorait pas. Le comte avait le pouvoir et les moyens de ruiner la famille Loveyne, et ne s’en priverait pas. Même si lord Kendale n’avait rien d’un pervers prisant la cruauté par pur plaisir, fort heureusement, il n’hésitait jamais non plus à broyer quiconque gênait ses projets.
Le jeune homme s’était donc retrouvé avec sa feuille de route : apprendre le commerce maritime aux Indes, auprès des agents de son père, voir une partie du monde et rentrer ensuite au bercail pour s’y marier convenablement. Avec lady Deirdre Worthing.
Il avait suivi à la lettre les premières instructions du comte, mais s’était fermement rebellé contre la dernière. Il n’était jamais revenu à Bournesea depuis ce jour-là, n’avait jamais revu son père ni répondu à ses lettres.
Durant son absence, cependant, sir Hollander avait consolidé ses projets de mariage. Nicholas fronça les sourcils en se remémorant la découverte qu’il avait faite à son retour, trois jours plus tôt : un contrat établissant les termes de son union avec sa prétendue fiancée.
Sa propre signature avait été imitée, mais celle de Deirdre était authentique, il n’en doutait point. Avait-elle oublié cette affaire comme il l’avait oubliée ? C’était possible. Elle ne lui avait donné aucune nouvelle en sept ans.
Peut-être était-elle mariée. Mais aussi réconfortante qu’elle fût, cette éventualité n’était guère probable. A moins qu’elle ne se soit fiancée et mariée ces derniers mois, il en aurait eu connaissance par les journaux qu’il recevait régulièrement de Londres.
Son père avait osé encourir un scandale en commettant un faux. De toute évidence, il avait misé sur la loyauté de son fils, persuadé que ce dernier répugnerait à éventer ce stratagème lorsqu’il le découvrirait.
Nicholas eût aimé mettre cette ruse sur le compte de l’amour paternel, ou du légitime souci d’un père souhaitant assurer l’avenir de son fils unique. En réalité, il savait pertinemment que le comte n’avait songé qu’à assouvir son besoin de domination et de manipulation.
Si Emily avait montré la moindre inclination à poursuivre la tendre aventure commencée sept ans plus tôt, songea-t-il, il l’aurait suivie sans hésiter sur cette voie. Mais cela n’était pas le cas, bien au contraire. Leur innocent attachement lui avait causé trop de mal. Sans doute le haïssait-elle, maintenant.
Par sa faute, elle ne s’était pas mariée et ne se marierait probablement jamais. Elle avait tiré un trait sur les hommes, à ce qu’il avait cru comprendre ; et il connaissait sa détermination, quand elle avait décidé quelque chose.
Mais l’imaginer en gouvernante… Il secoua la tête. Vintley était loin d’être un saint, il ne la traiterait sûrement pas avec le respect qu’elle méritait. L’idée qu’elle puisse assumer une position aussi périlleuse était inacceptable, tout simplement. Restait à la convaincre, ce dont il se sentait incapable. Il ne la persuaderait jamais d’accepter son aide financière pour éviter d’avoir à travailler, il le savait. Et s’il admirait son courage et sa fierté, il n’en était pas moins furieux contre elle.
La connaissant, il se doutait que même la proposition de renouer leur amitié d’antan lui paraîtrait suspecte. S’il insistait, elle irait probablement jusqu’à lui jeter un objet quelconque à la tête. Mais il insisterait quand même, bien sûr. Comment pourrait-il y renoncer ? Elle lui avait terriblement manqué, toutes ces années.
Il sourit, crispé, en se rappelant son tempérament de feu. Pour une fille de pasteur, Emily possédait une fougue surprenante, alliée à un caractère impulsif et obstiné. C’était ce qui l’avait attiré vers elle comme un aimant, dans sa jeunesse. Il avait toujours été fasciné par sa nature farouchement indépendante, son zèle, son rire franc et son manque absolu de tout artifice. Elle ne faisait jamais les choses à moitié, son Emily.
Non, corrigea-t-il avec un profond soupir. Elle n’était plus son Emily, et ne le serait jamais. Cette chance s’était enfuie, brisée par le vil chantage de son père et les craintes qu’il avait nourries, lui, pour l’avenir de celle qu’il chérissait. Peut-être cela valait-il mieux pour elle, en définitive ; car à l’époque, il était fermement déterminé à l’épouser. Ah, les divagations des passions de jeunesse !
Maintenant, devenu plus raisonnable, il se rendait compte qu’elle n’aurait jamais pu s’acclimater à la vie qu’il serait obligé de mener à Londres, lorsqu’il reprendrait le siège de son père à la Chambre des Lords. Cette existence faite de compromis et d’obligations sociales, dans un cercle de gens futiles et intrigants, l’aurait rendue très malheureuse.
Il songea à Deirdre Worthing. Une fieffée coquette, se souvint-il, qui lui avait souvent fait comprendre qu’elle s’intéressait à lui. Mais ce n’était qu’un tendron, alors ; il ne l’avait pas prise au sérieux.
« Emily n’était-elle pas plus jeune encore ? » lui souffla la voix de sa conscience. Il écarta cette pensée.
Fille d’un baron aussi riche qu’influent, Deirdre aurait toutes les qualités requises pour tenir le rôle d’une comtesse, c’était certain.
Il lui suffirait d’accepter le contrat de fiançailles, ce qui lui éviterait une explication fort embarrassante avec Worthing… et des remous avec sa fille. Si Deirdre apprenait son refus de la prendre pour femme, elle risquait d’en être profondément blessée. Peut-être attendait-elle son retour depuis sept ans, convaincue par leurs deux pères qu’il rentrerait pour l’épouser !
Ce mariage était sans doute la chose à faire. A quoi bon s’opposer au désir de son père et, maintenant qu’il n’était plus là, rovoquer un scandale pour le simple plaisir de se venger ? Une telle attitude serait puérile et infructueuse.
Il approchait de ses trente ans et devait penser à assurer sa lignée. Quelle importance aurait l’épouse choisie, à partir du moment où elle le trouverait raisonnablement à son goût, serait de bonne naissance et pourrait lui donner un héritier ?
Son seul but dans l’existence, désormais, était de réparer les torts causés à autrui par son père. Il souhaitait gagner le respect de ses pairs, pour lui et pour le titre qu’il portait. En sa qualité de comte, il avait l’intention de remplir ses devoirs loyalement, et non dans son propre intérêt comme l’avait fait son prédécesseur. Il se conduirait avec honneur.
Mais serait-il honorable d’épouser Deirdre alors qu’il n’éprouvait rien pour elle, pas même de la sympathie ? Il ne croyait plus depuis longtemps aux leurres de l’amour, certes, mais il fallait bien un semblant d’attirance entre deux époux. Ainsi qu’une estime réciproque, et le désir de protéger l’autre. Malheureusement, il ne ressentait rien de tout cela à l’égard de Deirdre Worthing.
Il se souvenait à peine de son apparence, alors qu’il n’avait jamais oublié le visage d’Emily. Son doux visage, si confiant lorsqu’elle l’avait levé vers le sien pour ce baiser fatidique. Un baiser qui avait changé le cours de leur vie, dès que le comte en avait eu vent.
Il ne pouvait s’abuser sur ses sentiments : il tenait encore à elle.
— Non ! maugréa-t-il en secouant la tête.
Il darda un regard noir sur le tiroir dans lequel le fameux contrat attendait son bon vouloir.
— Je ne peux pas épouser Deirdre.
Mais il fallait faire quelque chose à propos de ce document. L’affaire devait être réglée avec Worthing le plus tôt possible. Et plus impérieux encore pour sa tranquillité d’esprit, il devait aussi régler ses problèmes avec Emily, obtenir son pardon pour les torts qu’il lui avait causés.
S’il lui répétait face à face pourquoi il était parti aussi brusquement et pourquoi il n’était pas revenu, le croirait-elle, cette fois ?
Elle avait traité par l’indifférence toutes les lettres qu’il lui avait adressées, et semblait même disposée à faire comme si elles n’avaient jamais existé. Les avait-elle lues, seulement ? se demanda-t-il soudain. Peut-être les avait-elle détruites sans mêmes les ouvrir, par rancœur ! En tout cas, elle n’y avait pas fait la moindre allusion.
La porte s’ouvrit, lui faisant lever les yeux. Wrecker lui décocha un sourire éclatant.
— Sacré caractère, ce brin de fille ! Pas vrai, patron ?
— Tenez votre langue, répliqua vertement Nicholas. Sinon, il pourrait vous en coûter de la perdre.
Le sourire édenté du matelot s’élargit encore.
— Toutes mes excuses, M’sieur le comte. Mais faut que je vous dise : figurez-vous qu’elle voulait retourner voir le gamin, malgré vos ordres. J’ai dû la tenir à deux mains dans l’escalier, elle crachait comme une chatte en colère !
Nicholas quitta son fauteuil et contourna le bureau.
— Je vais monter m’occuper d’elle.
Wrecker ricana d’un air rusé.
— Pardi ! C’est bien ce que je ferais, si j’étais à votre place.
La moutarde monta au nez du jeune homme. Il ne pouvait tolérer de telles insinuations, alors qu’Emily se trouvait sans chaperon sous son toit.
— Cette personne est sous ma responsabilité jusqu’au terme de la quarantaine, déclara-t-il d’un ton sec. Elle est la fille du pasteur, la sœur de Joshua et pour moi une amie de longue date. Qu’elle ait à subir l’ombre d’une insulte, directement ou à son insu, et le coupable devra m’en répondre. Je serai intraitable. Est-ce clair ?
Wrecker haussa les épaules sans cesser de sourire.
— Parfaitement, Milord. Je vous comprends tout à fait. Et les autres aussi.
Il n’y avait rien à faire, songea Nicholas exaspéré. Il pouvait contrôler les paroles de ces hommes, mais pas leurs pensées. Et malgré les dommages causés à sa réputation, il n’avait pas d’autre solution que de garder Emily chez lui. S’il la laissait partir et qu’elle tombe malade, l’épidémie risquerait de s’étendre.
Il ne monterait la voir que cette fois, se promit-il, pour la rassurer de nouveau sur l’état de son frère. Ensuite, il la laisserait tranquille. Moins il la verrait, moins il y aurait de rumeurs quand cette histoire serait terminée. Mais il y en aurait quand même, pensa-t-il avec résignation. C’était inévitable.
Emily arracha son châle et son bonnet d’un geste rageur, puis se laissa choir sur le lit.
Le riche décor qui l’entourait n’avait pas de quoi la surprendre. Elle était déjà venue dans cette pièce, longtemps auparavant, et presque rien n’avait changé. La luxueuse soie rose qui ornait le lit et les fenêtres s’était un peu fanée, les meubles en noyer sculpté avaient besoin d’être époussetés et cirés, mais l’ensemble demeurait le même que lors de sa dernière visite avec son père.
Comme elle s’était sentie adulte, et privilégiée, d’être autorisée à pénétrer dans ce sanctuaire ! Maintenant, bien sûr, elle comprenait que sa présence était nécessaire par convenance, quand le pasteur se rendait au chevet de la comtesse invalide.
La chambre qu’elle allait occuper à son tour lui paraissait à la fois réconfortante et troublante. D’un côté, c’était un lieu protecteur et familier ; de l’autre, elle ressentait plus cruellement encore le fossé qui séparait sa position sociale de celle d’une grande dame.
Quelle sotte elle avait été, de penser que Nicholas pourrait épouser quelqu’un comme elle ! A son crédit, elle devait reconnaître qu’il ne lui avait jamais fait miroiter le mariage. Mais il lui avait laissé croire qu’il l’aimait. Alors elle s’était interrogée sur ses intentions, forcément ; et dans sa naïveté, elle avait conclu à tort que celles-ci ne pouvaient être qu’honorables.
Quoi qu’il en soit, la situation présente était intolérable, se dit-elle avec un grognement furieux. La brute de marin qui l’avait accompagnée jusqu’ici de force et empêchée d’aller voir son frère s’était montrée d’une vulgarité odieuse.
— Si vous tenez tant à soigner quelqu’un, ma belle, occupez-vous donc du comte, avait-il lancé avec un ignoble sourire. Le pauvre homme a bien besoin d’un peu de sympathie, après ce qu’il a passé.
Emily aurait volontiers asséné une gifle sur cette horrible bouche moustachue, si elle l’avait pu. Mais ce maudit géant était trop grand pour elle.
Avant le coucher du soleil, pensa-t-elle avec colère, toute la population de Bournesea serait persuadée que Nicholas la retenait chez lui pour des motifs immoraux.
Etait-ce la vérité ? se demanda-t-elle soudain. Y avait-il songé ? Ce marin de malheur savait-il des choses qu’elle ignorait ?
Non. Elle ne pouvait croire que Nick cherchât délibérément à nuire à sa réputation — même s’il s’était comporté de la sorte avant son départ pour les Indes. Mais il était encore très jeune, à l’époque. Et elle était à moitié fautive, puisqu’elle ne l’avait nullement empêché de l’embrasser.
Pour être honnête, elle devait reconnaître qu’elle chérissait encore le souvenir de ce baiser passionné, au fond de son cœur. C’était son secret le plus intime, le plus précieux. Elle avait tort, elle le savait, mais c’était tout ce qu’elle avait eu de lui. Tout ce qu’elle aurait jamais. Et elle l’aimait de toute son âme, alors.
Une bonne chose qu’elle ait remplacé de tels sentiments par de la froideur. Mais pas par de la haine. Malgré tous ses efforts, tous ses souhaits, elle n’était jamais parvenue à haïr Nicholas.
L’accuser des conséquences de ce baiser était peut-être très injuste, mais cela l’avait aidée à se remettre de son chagrin, quand elle avait compris qu’il ne l’avait pas aimée. Tout comme cela l’aiderait, maintenant, à maintenir entre eux un fossé dont elle ressentait vivement le besoin.
Si elle voulait être tout à fait franche, il lui fallait admettre aussi qu’il était bien obligé de la retenir chez lui, vu les circonstances. Eût-elle eu le choix, d’ailleurs, elle se serait certainement prononcée d’elle-même en faveur de cette quarantaine. Comment aurait-elle pu abandonner le pauvre Joshua malade ? Ou risquer de propager le choléra au-delà de ces murs ?
Il n’en demeurait pas moins qu’elle détestait être placée dans une telle situation.
Un coup discret frappé à sa porte la prit de court. En toute hâte, elle descendit du lit et lissa ses cheveux.
— Qui est là ?
En guise de réponse, la porte s’ouvrit.
— Nick ? s’exclama Emily ahurie. Je veux dire… milord ? Que faites-vous ici ? Votre présence est parfaitement inconvenante !
Il ne s’était pas soucié d’enfiler un habit pour cette visite. Elle dut se contraindre à détourner les yeux de son cou et de ses avant-bras dénudés.
Après un instant d’hésitation, Nicholas pénétra dans la pièce et referma doucement derrière lui.
— Je vous avais bien dit que vous ne deviez pas vous rendre dans les quartiers des domestiques, Emily, mais vous ne m’avez pas écouté. Vous moquez-vous donc de mettre votre santé en danger ?
— J’avais besoin de voir Josh, riposta-t-elle. Vous m’avez affirmé qu’il ne se porte pas trop mal.
— Pas trop mal, certes, mais il peut encore être victime de pointes de fièvre et autres symptômes. J’espère qu’il ne sera pas nécessaire de vous enfermer dans cette chambre, pour vous empêcher d’enfreindre mes ordres.
Elle en eut le souffle coupé.
— Vous n’oseriez pas !
L’expression déterminée du comte était une réponse à elle seule.
— Très bien, j’attendrai, accorda-t-elle à contrecœur. Mais pas longtemps, je vous préviens.
Elle se détourna et regarda par la fenêtre pour éviter la vue de Nick. Il suscitait en elle des émotions qu’elle croyait vaincues et enterrées depuis longtemps.
Soudain, le contact de ses mains sur ses épaules la fit sursauter. Elle ne se souvenait que trop bien de ces doigts fermes qui avaient caressé son visage, autrefois, s’étaient glissés dans ses cheveux et l’avaient pressée contre lui, tendres, doux, tentateurs, l’amenant à souhaiter…
— Je vous promets sur mon honneur que Joshua sera rétabli très rapidement, dit-il. Vous ai-je déjà menti ?
Cette question réveilla la colère incandescente d’Emily. Elle tourbillonna sur elle-même, l’obligeant à la lâcher, et le repoussa de ses deux mains.
— Oui, Nicholas ! siffla-t-elle. Vous m’avez menti, par vos actes sinon par vos paroles ! Comment puis-je être sûre que vous ne me mentez pas aujourd’hui ? Comment ai-je pu confier mon petit frère à vos soins, quand vous n’avez pas eu une pensée pour moi autrefois ?
— Je ne vous ai jamais menti, répondit-il d’un ton bref. Je regrette que vous ne puissiez me pardonner la façon dont je suis parti, mais je vous le répète : je n’avais pas le choix. Et ensuite j’ai été contraint de rester au loin, dans notre intérêt à tous les deux.
Emily inspira à fond, les lèvres serrées pour retenir les mots cinglants qui lui brûlaient la langue. « Contraint », disait-il. Parce qu’il était fiancé à une autre depuis longtemps, bien avant de l’embrasser ! Parce qu’il redoutait qu’elle n’attende de lui plus qu’il n’était en mesure de lui donner ! Mais surtout, parce qu’il ne l’avait jamais aimée !
Il se rapprocha et toucha son visage. Entre horreur et fascination, elle vit sa bouche descendre vers la sienne. Au tout dernier moment, son baiser se posa sur sa joue, et non sur ses lèvres tremblantes.
Oh, cette douceur… La chaleur, la tendresse de cette bouche. Le parfum qui montait de lui embrumait le cerveau d’Emily, tandis que le souffle de Nick caressait son visage. Du feu se mit à courir dans ses veines, lui faisant oublier toute prudence. Il n’avait pas changé. Elle non plus.
— Ma très chère Emily, chuchota-t-il.
Ces mots murmurés rompirent le charme qu’il avait tissé autour d’elle, aussi efficaces que si elle avait reçu un seau d’eau glacé sur la tête. Elle le repoussa une nouvelle fois.
— « Très chère », vraiment ? Sortez de cette pièce, Nicholas ! Immédiatement !
Il eut l’audace de paraître surpris.
— Par tous les diables, Emy, qu’est-ce que vous prend ? Je voulais seulement…
— Je sais exactement ce que vous aviez l’intention de faire.
Elle recula, les bras croisés sur sa poitrine, regrettant que ce bouclier ne puisse protéger son cœur. L’idiot commençait tout juste à se recoller, après avoir été brisé une fois déjà par cet homme.
Nick tourna les talons pour s’en aller, mais au moment de franchir le seuil il lui refit face.
— Vous n’avez aucune raison de me craindre, Emily. Loin de moi l’idée de vous refaire du mal.
La jeune fille demeura silencieuse, pas certaine du tout de pouvoir le croire et tout aussi incapable de lui mentir. Même s’il était déterminé à lui éviter de souffrir, elle savait pertinemment qu’il avait la capacité de le faire sans le vouloir. Et sans s’en rendre compte.
Il scruta ses yeux en quête d’une réponse et parut trouver ce qu’il cherchait.
— Je tenais à vous quand je suis parti, Emily. Et que vous l’admettiez ou non, je tiens encore à vous.
Que répliquer à un tel aveu ? Peut-être la désirait-il toujours, mais le désir était chose courante entre un homme et une femme. Et s’il ne faisait pas la différence entre désir et amour, elle avait appris à la faire, elle. Cela étant, il n’avait pas dit non plus qu’il l’aimait.
Sans rien ajouter, il sortit et referma la porte derrière lui. En suivant le bruit mesuré de ses pas dans l’escalier, Emily se sentit aussi délaissée qu’autrefois, chaque fois qu’il la quittait. Encore une chose qui n’avait pas changé — à cela près que cette privation lui semblait deux fois plus vive maintenant.
Quand Nick se trouvait distant d’elle de plusieurs continents, il lui était relativement plus facile d’accepter qu’il ne l’aime pas. Mais comment allait-elle supporter cet état de fait en vivant sous le même toit que lui ?
Elle avait beau le souhaiter de toutes ses forces, elle ne voyait pas comment s’extirper de cet imbroglio. Alors qu’elle aurait tout donné pour pouvoir sortir en catimini de ce manoir avec son frère, et redoubler d’efforts pour oublier Nicholas Hollander, toute issue lui était coupée jusqu’à la fin de cette quarantaine.
Elle redressa les épaules et inspira à fond.
— Fuir est l’apanage des lâches, maugréa-t-elle d’un ton véhément, en fichant son poing droit dans sa paume gauche. Et la lâcheté n’a jamais été une solution pour toi, Emily Loveyne. Où est donc passé ton courage ?
A dix-sept ans à peine, elle avait su affronter les remarques perfides et la réprobation de tout un village, sans oublier le cuisant mépris du vieux lord Kendale. Pas un instant, elle n’avait douté qu’elle sortirait la tête haute de cette épreuve. Maintenant qu’elle avait mûri, perdu ses illusions d’adolescente amoureuse, acquis une meilleure connaissance des gens en général — et des hommes en particulier —, elle devait être mieux à même encore de résister à ce genre de tempête.
Car tempête il y aurait, elle n’en doutait pas. Personne, dans tout le comté, ne voudrait jamais croire qu’elle avait passé quinze jours entiers avec l’homme qu’elle adorait jadis sans succomber à ses charmes. Et cette fois, il lui faudrait certainement plus de sept ans pour les convaincre de son innocence !
Contrairement à ce qu’elle avait décidé, Emily finit par actionner le cordon de la sonnette. Après plusieurs heures de solitude dans la chambre de la comtesse, sans rien à lire à part un recueil de poésie maintes fois feuilleté, elle se sentait dépérir d’ennui.
Les divagations de lord Byron allaient bien un moment, mais pas plus. Etait-ce là ce que la mère de Nicholas avait enduré des jours et des jours, alitée avec pour seule compagnie un poète aux mœurs dissolues ? Il n’était pas surprenant qu’elle ait toujours paru si heureuse d’accueillir le pasteur et sa jeune escorte.
La sombre beauté de lady Elizabeth l’avait toujours fascinée, ainsi que sa manière franche et ouverte de s’adresser à un homme de Dieu. Aujourd’hui encore, ses conceptions de la vie étaient grandement influencées par la liberté d’esprit et d’opinions de la comtesse.
Elle avait souvent remarqué que cette dernière gardait la tête haute et ne fermait pas les yeux pendant la prière que son père disait pour sa santé, avant de s’en aller. Une fois, la grande dame lui avait même décoché un clin d’œil et un petit sourire complice, quand elle s’était risquée à la regarder à la dérobée. Bien qu’elles se soient rarement parlé, Emily qui n’avait plus de mère s’était imaginé qu’il existait entre elles une sorte de lien secret.
— Eh bien, me revoilà, madame, déclara-t-elle à voix haute dans cette pièce où lady Kendale avait rendu son dernier soupir. Et je vous saurais gré de m’insuffler un peu de votre humour ; je crois que j’en aurai grand besoin, quand cette visite chez votre cher fils prendra fin.
A cet instant, le livre de poèmes oublié au bord du matelas glissa et heurta le sol avec un bruit sourd. Un frisson courut dans le dos d’Emily.
— Merci, marmonna-t-elle. Cela suffira. Vous pouvez garder vos plaisanteries pour vous, à présent.
Juste ciel ! Voilà qu’elle se mettait à imaginer des fantômes et à leur parler, maintenant. Si une demi-journée entre ces murs aboutissait à un tel résultat, elle n’osait envisager dans quel état elle serait au bout de deux interminables semaines.
Certaines femmes prétendaient ne pouvoir avaler une miette, lorsqu’elles étaient angoissées. Elle, elle rêvait d’une tasse de chocolat. Elle serait passée sur le corps de n’importe qui pour obtenir ce délicieux breuvage. Avec des petits gâteaux, de préférence.
Dehors, la nuit était tombée. Pour la troisième fois en moins d’une heure, Emily tira fermement sur le cordon tressé et se représenta une cloche qui sonnait quelque part dans le vide un étage plus bas. Avec tous les domestiques réfugiés à Londres, elle doutait que quelqu’un entende ses appels. Et elle voyait mal l’un de ces matelots hirsutes faire les cent pas à l’office, prêt à remplacer le majordome au pied levé.
Elle connaissait fort bien la maison, jadis, mais dans les circonstances actuelles, elle ne souhaitait pas descendre dans la cuisine et se comporter comme si elle était chez elle. Sûrement pas.
Après avoir ôté ses bottines, elle se pelotonna tout habillée sur le lit de plumes et ramena la courtepointe sur elle. Si quelqu’un finissait par venir, se dit-elle, elle demanderait les douceurs convoitées, une pile de livres pris dans la bibliothèque de monsieur le comte et un seau de braises qui lui serviraient à allumer la cheminée. On était à la mi-mai, et le soir s’accompagnait de fraîcheur.
Un coup sonore la tira d’un profond sommeil. Elle se releva d’un bond et écarta les cheveux emmêlés qui lui tombaient dans les yeux. Il faisait jour ! constata-t-elle avec stupeur.
— Oui ? Qui est là ?
La porte s’ouvrit.
— C’est moi, Emily. L’état du capitaine s’est aggravé hier soir, et j’ai complètement oublié de vous faire apporter votre dîner.
Nicholas s’approcha, un plateau en argent en équilibre sur sa main droite. Prudemment, il le déposa à côté de la jeune fille et se releva aussitôt.
— J’ai également négligé de vous préciser que vous pouvez utiliser les affaires de ma mère, bien sûr. N’hésitez pas à prendre tout ce qu’il vous faut, pour vous vêtir, faire votre toilette, écrire ou autre.
— Merci, milord.
— A propos, ajouta-t-il en reculant vers la porte, votre frère se sent tout à fait bien, ce matin.
— Attendez !
Dans sa hâte de le retenir, Emily manqua renverser la théière.
— Ne partez pas ! Donnez-moi plus de détails au sujet de Joshua, je vous en prie !
Il s’arrêta.
— D’après le docteur, il se porte à merveille. Il n’a plus de fièvre et son appétit est redevenu normal.
La jeune fille poussa un soupir soulagé.
— Je ne puis vous dire à quel point cela me rassure. Pourriez-vous… me procurer de la lecture et un peu de charbon, si cela ne vous dérange pas trop ?
— Certainement. Tout ce que vous voudrez.
Nicholas sourit et se détendit, comme s’il avait soudain décidé d’abandonner sa raideur initiale.
— Ecoutez… Je mesure combien cette attente doit vous être pénible, Emily. Que diriez-vous d’un compromis ? J’accepte de vous autoriser à voir votre frère quelques minutes. Mais seulement du pas de la porte, comprenons-nous bien.
Saisie par cette offre inespérée, Emily fondit en larmes. Elle se couvrit le visage de ses mains.
— Ne pleurez pas, je vous en supplie, déclara doucement le comte en revenant jusqu’à elle. Si vous vous calmez, je vous permettrai de lui rendre visite après dîner.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
Il caressa légèrement ses cheveux et posa la main sur sa nuque.
— Dois-je transmettre un message de votre part à Josh, ce matin ?
Emily renifla et acquiesça avec vigueur.
— Dites-lui… que je meurs d’impatience de le revoir. Que je l’aime énormément. Et qu’il nous a beaucoup manqué, à papa et à moi.
Nicholas écarta le plateau et s’assit au bord du lit, près d’elle. Il l’attira à lui, appuya sa tête sur son torse et coula ses longs doigts dans ses boucles.
— J’ai le sentiment que tout va s’arranger, dit-il. Malgré sa petite rechute d’hier soir, le capitaine Roland se sent mieux qu’il ne l’a été depuis le début de sa maladie, ce matin. Quant à George Tuckwell, le commissaire de bord, il est presque en aussi bonne forme que Josh.
— Personne d’autre ne s’est plaint ? demanda-t-elle en levant les yeux vers lui.
Il essuya les larmes qui mouillaient ses joues.
— Personne. Chacun de mes hommes a l’ordre de m’informer de sa santé trois fois par jour. Jusqu’ici, à part la morosité d’être bloqué à terre, aucun n’a mentionné la moindre broutille. Je crois que nous avons quasiment vaincu le dragon.
Sans trop d’espoir, Emily risqua une question :
— Insisterez-vous tout de même pour nous garder ici quinze jours ?
— Il le faut, Emily. Par sécurité. Je vous demande un peu de compréhension.
Comme elle aurait souhaité prolonger ce moment ! Il était merveilleux de sentir de nouveau ses bras autour d’elle, ses mains sur ses épaules et dans ses cheveux. Elle inspira profondément, s’enivrant de son odeur, désirant davantage encore… Il se dégagea avec douceur, se leva et remit le plateau à sa place.
— Quand vous aurez pris votre petit déjeuner, vous pourrez descendre. La bibliothèque est à vous pour la journée ; je travaillerai ailleurs.
La jeune fille éprouvait un délicieux vertige. Elle se sentait aussi légère que l’air, comme si un énorme poids avait été ôté de ses épaules. Nicholas devait l’aimer au moins un peu, se dit-elle.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous aider… milord ?
Il leva un sourcil et pinça les lèvres.
— Commencez d’abord par oublier ces « milord » ridicules et appelez-moi Nick, comme vous l’avez toujours fait.
Elle sourit et emplit sa tasse.
— J’ai continué à vous nommer ainsi en votre absence. Personne n’y a trouvé à redire, excepté votre père. Il était très choqué que j’ose seulement parler de vous.
— Vous avez parlé avec mon père ? demanda Nicholas, très surpris. A quelle occasion ? Il ne s’adressait pratiquement jamais à moi, et moins encore à d’autres jeunes gens du village.
Emily remua son thé et avala deux gorgées avant de répondre.
— Nous n’avons eu qu’une seule conversation. J’ai appris qu’il me considérait comme une pécheresse patentée, prête à se vendre au premier venu.
— L’horrible vieux grigou ! pesta Nick entre ses dents. Je suis atterré qu’il se soit montré si grossier avec vous, Emy.
Cet éclat surprit la jeune fille — et la ravit secrètement. Elle écarta ce sujet d’un geste de main.
— Tout ceci appartient au passé et n’a rien de grave. Vous avez assez d’autres tracas. Allez trouver Josh et dites-lui que j’espère un récit détaillé de ses aventures. Ce projet l’occupera sans doute une bonne partie de la journée et lui évitera de trop s’ennuyer.
— Excellente idée. Votre sagesse m’impressionne.
— Elle n’a d’égal que mon humilité, répliqua Emily avec malice. Vous seriez surpris de voir à quel point je me suis améliorée avec l’âge.
Comme elle lui jetait un regard de défi, il secoua la tête et se mit à rire.
— Vous n’avez pas changé, Emy. Vous êtes toujours la même, déclara-t-il en se dirigeant vers la porte.
Elle le suivit des yeux.
— Vous ne pouvez savoir combien vous vous trompez, Nicky, murmura-t-elle lorsqu’il eut disparu.
A cet instant, sans qu’elle ait touché le plateau, la serviette dressée près de son assiette s’affaissa et se déplia. Elle retint son souffle, puis expira vivement — et s’en prit au facétieux fantôme qu’elle imaginait debout à son chevet.
— Je dis la vérité ! proclama-t-elle. Je ne suis plus l’adolescente docile que j’étais autrefois.
Il lui sembla entendre un rire cristallin, mais cette fois elle n’en fut pas effrayée. D’abord, ce rire avait quelque chose de gentil. Ensuite, une digne fille de pasteur ne croyait pas aux revenants.
Pour se prouver cette affirmation, elle engloutit son repas avec appétit. Après quoi elle se leva, ôta sa robe froissée et alla inspecter l’armoire de la comtesse. La coupe de ces toilettes était un peu démodée, bien sûr, puisqu’elles dataient de plus de dix ans. Mais elles restaient ravissantes. Elle choisit une tenue de matinée en chintz bleu ciel, soulignée de délicates broderies blanches, et trouva des mules en chevreau assorties. Les mesures étaient parfaites.
— Si je craignais vos représailles, milady, je n’oserais jamais m’approprier la moindre chose vous appartenant, marmonna-t-elle tandis qu’elle s’habillait. Ni cette robe… ni ces souliers, acheva-t-elle en se chaussant.
Et le fils de la maison ?
Cette pointe malicieuse avait traversé l’esprit d’Emily, venue d’elle ne savait où. Elle leva les yeux au ciel, riant d’elle-même et des tours stupides que son isolement lui jouait.
— Lui encore moins que le reste, madame ! assura-t-elle néanmoins. Je l’ai peut-être convoité par erreur autrefois, mais la leçon m’a suffi, croyez-moi.

 
 

 

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chapitre 3

La journée s’était traînée telle une mouche engluée dans de la mélasse, pensa Emily. Elle reposa lourdement un énième livre de prose ennuyeux au possible. La lecture était une activité qui lui mettait vite les nerfs à vif — et par-dessus le marché, la bibliothèque du comte ne contenait pratiquement rien d’intéressant à son goût.
Elle bondit sur ses pieds quand l’énorme pendule dorée sonna le premier coup de sept heures. Nicholas ne viendrait-il donc jamais la chercher ? Les hommes avaient tous dû dîner, maintenant.
Il lui avait confirmé qu’elle pourrait voir son frère après le repas, et le sien lui avait été apporté voilà une demi-heure. La nourriture, très simple, n’avait pas réussi à aiguiser son appétit. A moins que ce ne fût l’excitation qui lui ait noué l’estomac, songea-t-elle. Elle n’avait pu avaler que quelques bouchées.
Enfin, le comte passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— Prête pour la visite ? lança-t-il. Un certain jeune homme réclame votre présence avec insistance.
— Ce n’est pas trop tôt ! s’exclama Emily en courant le rejoindre. Comment va-t-il, ce soir ?
— Fort bien, hormis l’impatience qui le ronge.
Nick lui prit le bras — plus pour réfréner sa hâte que pour lui servir d’escorte, décida-t-elle.
— Ce bleu vous va à ravir. Il est assorti à vos yeux.
— Merci, vous êtes très aimable, répondit la jeune fille de son ton le plus formel.
Pour faire bonne mesure, et honorer la tenue qu’elle portait en se conduisant comme une dame, elle adopta une démarche gracieuse et posée. La comtesse eût été fière d’elle, elle en était sûre.
Dès qu’ils pénétrèrent dans le bâtiment où logeait son frère, cependant, elle oublia ses prétentions à la dignité et se mit presque à courir. La porte de la chambre était ouverte. Si Nicholas ne l’avait pas retenue par le bras, elle se serait ruée au chevet du malade pour l’étreindre et l’embrasser.
— Doucement, lui rappela le comte. Vous ne devez pas approcher votre frère de trop près.
Les yeux brillants de larmes, Emily se cramponna d’une main au chambranle de la porte et de l’autre au bras de son compagnon.
— Joshua chéri ! s’exclama-t-elle en dévorant l’adolescent du regard. Comme tu as grandi !
Elle scruta son visage et son long corps amaigri avec une affection infinie. Elle avait onze ans quand leur mère était morte en le mettant au monde, et c’était elle qui l’avait élevé. Pour elle, il était plus son enfant que son frère. Et voilà que l’enfant en question était presque un homme, maintenant.
— Dis-moi comment tu te sens, reprit-elle. Je veux l’entendre de ta bouche.
— Pas trop mal.
Josh croisa ses bras minces sur sa poitrine creusée et fronça les sourcils d’un air furieux.
— Mais ce qui est sûr, grande sœur, c’est que tu as scellé ton destin en t’introduisant ici, ajouta-t-il d’une voix plus grave et plus ferme qu’elle ne s’en souvenait.
— Non, Josh, ne te tourmente pas à ce sujet, protesta-t-elle en tendant une main vers lui pour l’apaiser. Lord Kendale m’a assuré que le danger de contagion est quasiment écarté, maintenant. Tu n’a pas…
— Je ne parlais pas du choléra, Emily. A mon sens, ta présence parmi nous te met nettement plus en péril que cette épidémie.
— Qu’est-ce que tu racontes ? se récria la jeune fille. Qu’est-ce qui pourrait être plus grave qu’une telle maladie ?
Josh inspira à fond, porta son regard sévère sur Nicholas et le ramena sur sa sœur.
— Tu seras bannie par tous ceux qui te connaissent, si le comte ne t’épouse pas. Est-ce que je me trompe, milord ?
Abasourdie, Emily entendit Nick se racler la gorge. Il resta silencieux si longtemps qu’elle le crut tout d’abord décidé à ignorer l’impertinence de son frère. Puis il soupira et déclara :
— Vous avez raison, Loveyne, en effet. Votre sœur est irrémédiablement compromise, bien qu’elle n’ait commis aucune faute.
— Vous n’en avez pas commis non plus… cette fois ! s’exclama Emily atterrée. Nicholas, vous ne pouvez songer sérieusement…
— Un mariage entre nous résoudrait tous les problèmes, affirma-t-il d’un ton neutre. Joshua est parfaitement en droit d’exiger réparation.
— Mais il ne comprend pas la situation ! protesta la jeune fille. Il n’est pas à même de mesurer les conséquences d’une telle mésalliance !
— Il est votre frère, Emily, insista le comte comme si ce lien de parenté suffisait à tout justifier. Nul ne peut vous contraindre à accepter, bien sûr, mais je vais néanmoins vous faire ma proposition. Voulez-vous m’épouser ?
La proposition en question manquait singulièrement de chaleur, constata l’intéressée.
L’expression de Nick était dénuée de toute émotion, sa voix soigneusement contrôlée ne trahissait rien — ni plaisir, ni contrariété. Elle était incapable de discerner sur son visage impassible ce qu’il pensait réellement de la chose. Et comment s’en étonner ? Il était à sa merci, attendant le couperet de sa décision. Elle seule avait la faculté de le sortir honorablement du piège où elle l’avait fait tomber sans le vouloir — en refusant son offre.
Elle devait refuser, c’était évident.
Mais si elle le faisait, elle traiterait par le mépris l’intervention de Josh et le blesserait dans sa fierté. En outre, son frère aurait une piètre opinion d’elle.
Son cœur se serra de désespoir. A en juger par l’expression de Joshua, il ne lui pardonnerait jamais sa trahison. Pouvait-elle gâcher ses efforts méritoires pour la protéger ?
Si elle acceptait, en revanche, elle se précipiterait dans une union désastreuse — minée par le ressentiment de Nicholas et l’écueil des différences sociales. Même s’il éprouvait de la tendresse pour elle, il ne l’aimait pas d’amour. Elle n’avait été pour lui qu’un emballement de jeunesse, qu’il s’était empressé d’oublier.
Et que penser de Deirdre Worthing ?
Nick n’aimait certainement pas non plus sa prétendue fiancée, sans quoi il serait rentré bien plus tôt en Angleterre pour l’épouser. Cette Deirdre constituait sans nul doute un meilleur parti qu’elle, et de loin, mais c’était une vraie peste, qui rendrait son mari horriblement malheureux. Dieu ! Qu’il était tentant de jouer les bonnes âmes, afin d’éviter un tel sort à Nicholas ! songea-t-elle avec un brin de perfidie. Et dire qu’elle n’avait qu’un mot à prononcer pour cela…
Les doigts fermes de son compagnon exercèrent une pression discrète sur son bras. Pour l’encourager, se demanda-t-elle, ou pour la mettre en garde ?
— Il n’y a pas à tergiverser, Emily ! reprit Josh d’un ton qui lui rappela étonnamment celui de leur père — lors de ses rares tentatives pour les discipliner quand ils étaient plus jeunes.
Comme s’il avait lu dans son esprit, il ajouta :
— Tu sais parfaitement ce que papa dirait à ma place. Tu n’as pas le choix, nom de Dieu !
Emily eut le souffle coupé en entendant ce juron.
— Joshua James Loveyne ! s’exclama-t-elle d’un ton outré. Veux-tu soigner ton langage ?
Son frère lui jeta un regard noir.
— Quand tu soigneras ta réputation !
— Halte-là ! intervint Nicholas. Inutile de vous quereller. Emily agira comme elle le doit, j’en suis certain. Elle a simplement besoin d’un petit moment pour s’accoutumer à cette idée, ajouta-t-il en s’adressant à Josh comme si elle n’était pas là.
Cette attitude révolta la jeune fille. Elle se libéra violemment de son emprise.
— Un petit moment ? se récria-t-elle. Pour agir comme je le dois ? C’est peut-être ce que j’aurais attendu de vous il y a sept ans, mais maintenant je ne plus sûre du tout de le vouloir, Nicholas Hollander, même si vous m’imploriez à genoux de vous épouser ! Oh, pardon. Milord, voulais-je dire, rectifia-t-elle du ton le plus sarcastique dont elle était capable. Une roturière se doit d’employer votre titre, n’est-ce pas ?
Elle émit un petit rire amer.
— Pensez-vous sérieusement que l’on puisse s’adresser à moi en m’appelant milady ? Ce serait du dernier ridicule. Votre propre père m’a clairement avertie que je serais la risée du royaume, si j’aspirais à devenir comtesse !
— Mon père aurait dit n’importe quoi pour nous séparer, Emily. Vous savez pertinemment qu’il me destinait une autre fiancée.
Elle se mit à trembler de fureur.
— Une fiancée que vous aviez fort commodément oubliée quand vous me courtisiez ! J’aurais apprécié de connaître son existence avant de tomber dans vos bras comme une fille de rien !
— Une minute ! s’exclama Joshua en se redressant sur son séant. De quoi parlez-vous ?
Nicholas s’avança et posa une main sur son épaule.
— Du calme, mon garçon. Restez couché.
— Allez chercher vos armes, monsieur, gronda l’adolescent d’une voix sourde. Je tiens à défendre l’honneur de ma sœur !
Emily aurait ri devant l’expression sidérée de Nick, si elle n’avait craint la réaction de son frère. Elle savait que le comte n’accepterait jamais un duel avec Josh, mais le visage cramoisi du jeune garçon et ses mâchoires crispées racontaient une autre histoire. Rien ne le calmerait, si elle ne le détrompait pas elle-même.
— Tranquillise-toi, Josh, Nicholas n’a jamais… abusé de moi. Je faisais seulement allusion à ce maudit baiser dont tu as déjà entendu parler, comme tout le monde. Il ne s’est rien passé d’autre, je te le promets. Jamais.
Ces mots lui coûtaient plus qu’elle ne l’aurait voulu. Nick l’avait abusée, en lui donnant l’impression de la chérir comme si elle était la seule femme qui comptait pour lui. Ne lui avait-il pas dit qu’il ne pourrait jamais en désirer une autre qu’elle ? Mais elle devait cesser de se remémorer ces mensonges, sans quoi c’était elle qui réclamerait des pistolets.
— Il n’y a eu que ce baiser ? Vous le jurez ? demanda Josh à son adversaire.
— Je le jure sur mon honneur, répondit Nicholas. Et j’aurais épousé Emily, à l’époque, si les circonstances ne m’en avaient empêché. Mais puisque je suis décidé à l’épouser maintenant, ce déchaînement de fureur n’a pas lieu d’être. Voulez-vous donc rechuter, alors que vous êtes presque guéri ?
Il l’aurait épousée ? Comment osait-il mentir aussi abominablement ? Emily avait envie de lui hurler ce qu’elle pensait de lui, mais elle se rendait compte qu’il commençait à perdre patience. Quant à Josh, il tremblait plus de fatigue que de colère, maintenant.
Son petit frère n’était pas fait pour vivre des choses pareilles, se dit-elle. Elle non plus. Et Nicholas n’avait qu’à se montrer plus prudent dans ses propositions, s’il ne voulait pas être pris au mot.
— Quand ? demanda-t-elle, s’attirant aussitôt leur pleine attention.
— Demain, répondit Josh sans hésiter.
— Dès que votre père se présentera ici, rectifia Nick. Ce qui ne devrait tarder, quand il aura vainement écumé le reste du village à votre recherche. Je suis navré de ne pouvoir l’avertir, mais vous en connaissez la raison.
— Très bien, accorda Emily, avec autant de réticence qu’elle en éprouvait.
Lorsqu’ils seraient mariés, elle avait la ferme intention d’être une bonne épouse pour Nicholas. Mais elle ne pouvait s’empêcher de regretter les conditions dans lesquelles ce mariage allait se conclure.
Une chose l’ennuyait surtout : elle venait de découvrir à quel point elle lui en voulait encore. Terriblement. Depuis quelques années, elle croyait lui avoir à peu près pardonné sa trahison ; elle croyait aussi qu’il ne comptait presque plus pour elle. Elle savait maintenant que tout cela était faux.
Sans parler de son amour-propre, qui montrait le bout de son vilain nez. Elle était furieuse que Nick se conduise comme s’il ne lui avait jamais causé le moindre tort auparavant, et comme s’il lui faisait une faveur insigne à présent. Enfin, elle n’était pas fière à l’idée de devoir expliquer à son père pourquoi elle était obligée de se marier si vite. Cette malencontreuse histoire confirmait de façon déplaisante son plus grand défaut : l’impulsivité.
— C’est vous qui parlerez à mon père, déclara-t-elle d’un ton sans réplique.
— Je prévoyais de le faire, répondit le comte. Je demanderai votre main comme il convient.
— Comme il convient…, marmonna Emily en secouant la tête devant l’ironie de ces termes.
Elle tourna les talons et s’éloigna sans leur souhaiter une bonne nuit. Elle serait ravie s’ils ne fermaient pas l’œil, car c’était certainement ce qui l’attendait aussi.
— Un instant, Emy ! cria Nick derrière elle alors qu’elle traversait le jardin pour rejoindre la maison.
Elle poursuivit son chemin, impassible.
— Attendez, vous dis-je ! Nous devons parler.
— De quoi ? rétorqua-t-elle par-dessus son épaule. Vous avez mon consentement. N’est-ce pas suffisant ?
Il la rattrapa et marcha près d’elle.
— Ecoutez… Je suis navré que les choses aient pris un tel tour. Je tiens à vous dire…
— Que vous auriez préféré que je reste dehors, devant les grilles ? Moi aussi. Malheureusement je suis entrée, et maintenant nous devons en assumer les conséquences.
— Non ! protesta-t-il avec véhémence. Vous n’y êtes pas du tout. Le mariage n’est pas un sort si épouvantable, en définitive. Et ne m’avez-vous pas déclaré vous-même que vous n’aviez pas d’autre prétendant ?
— En effet, concéda Emily, mais vous ne pouvez en dire autant. Une autre femme s’attend à partager votre vie, que je sache.
Embarrassé, Nick passa une main sur sa nuque.
— Il n’y a jamais eu la moindre concertation à ce sujet entre Deirdre et moi. Nous ne sommes liés par aucun serment. Et même si le baron Worthing a pu espérer une telle union, il n’osera pas protester publiquement, par crainte du scandale.
— Si vous le dites… Mais que pensez-vous du scandale qui va affecter votre nom, milord ? Une épouse des plus communes, récoltée dans des conditions plus communes encore ?
Nicholas la surprit en se mettant à rire.
— Tout le monde pensera que nous nous sommes mariés par amour.
— Sauf nous, qui savons à quoi nous en tenir.
Il lui prit la main, et la retint fermement quand elle voulut la lui retirer.
— Emily. Je sais ce que vous ressentez à mon égard en ce moment, mais ce mariage sera une fort bonne chose. Réfléchissez : vous n’aurez plus à vous employer comme gouvernante pour assurer la subsistance de votre père et de Joshua. Vous aurez tout ce dont vous aurez besoin, tout ce que vous pourrez souhaiter. Par ailleurs, j’approche de mes trente ans et il est grand temps que je me marie. Vous voyez, nous y trouverons tous les deux notre compte.
Elle n’en croyait pas ses oreilles. Où était donc passé le séduisant jeune homme qui se servait si bien de son charme pour plaider sa cause, autrefois ? Il avait été remplacé par un homme d’affaires, calculateur et insensible.
— Le parfait mariage de convenance, conclut-elle d’un ton pincé.
Nick pencha la tête de côté, l’air songeur.
— Oui. Je suppose que l’on peut le voir ainsi.
Il supposait ? Et elle était censée lui ouvrir les bras, lui sourire avec ravissement en échange d’une déclaration aussi peu convaincue ? Abandonner toute fierté, l’absoudre de ses fautes passées et le remercier de l’honneur qu’il lui faisait en la prenant pour femme, par-dessus le marché ? Le diable l’emporte !
— Fort bien, déclara-t-elle en lui arrachant sa main. Dans ce cas, achevons de définir les critères pratiques de cette union, milord. Je décide d’ores et déjà que je conserverai ma propre chambre, quand nous aurons prononcé ces vœux de pure forme. Vous resterez dans votre lit… ou dans le lit de qui vous plaira, je n’en ai cure !
— Dois-je comprendre ce que je crois comprendre ? rétorqua le comte, les sourcils noués par le courroux.
Sa bouche contractée n’était plus qu’une ligne, et un nerf tressautait le long de sa mâchoire.
Emily posa les deux poings sur ses hanches.
— Vous faut-il une gouvernante pour vous apprendre l’anglais, milord ? Puisque nous contractons un mariage sans amour, uniquement destiné à préserver les apparences, il n’y a aucune raison qu’il soit consommé. Avez-vous compris, cette fois, ou dois-je me montrer plus claire encore ?
Pendant un long moment d’une tension à peine supportable, Nicholas ne dit absolument rien. Puis ses traits se détendirent peu à peu, et son expression devint indéchiffrable.
— Je vous ai promis que vous auriez tout ce que vous désireriez, déclara-t-il d’un ton amène. Que vous le croyiez ou non, je suis un homme de parole. Assurez-vous simplement de bien vouloir ce que vous demanderez.
Là-dessus, il la devança et marcha à grandes enjambées vers la maison.
Emily ne le revit pas avant le lendemain matin. Elle venait de s’habiller, quand la brute dénommée Wrecker vint frapper à sa porte pour l’enjoindre de se rendre à la grille principale.
— Une bonne chose que vous vous soyez mise sur votre trente et un, observa le matelot avec un grand sourire. C’est votre papa qui est là, pour faire de vous une honnête femme.
La jeune fille réprima les commentaires acides qui lui montaient aux lèvres. Elle releva l’ourlet de sa robe de mousseline vert menthe et descendit l’escalier derrière le cerbère.
Au milieu des marches, elle crut entendre une belle voix de soprano qui chantait un frais couplet printanier. Une voix qui ressemblait à s’y méprendre à celle de la comtesse.
Comme Wrecker ne réagissait pas, Emily en conclut qu’il s’agissait d’une nouvelle hallucination. Elle s’ébroua pour chasser de son esprit ces notes surnaturelles, mais la chanson continua — dans sa tête ou ailleurs.
— Si cette affaire vous enchante à ce point, il y aura au moins quelqu’un d’heureux aujourd’hui, marmonna-t-elle.
— Pour ça oui, madame ! approuva le matelot en se méprenant sur le sens de sa phrase. Une noce est toujours une bonne nouvelle, à partir du moment où c’est pas la mienne !
Lorsqu’ils émergèrent sur le perron, Emily aperçut Nicholas qui attendait près de la grille. Il portait un pantalon gris tourterelle, de hautes bottes vernies et une redingote bleu nuit. C’était la première fois depuis ces deux jours qu’elle le voyait aussi impeccablement vêtu.
Au fond d’elle-même, elle se sentit touchée qu’il ait fait le geste de s’habiller avec un tel soin pour leur mariage, aussi impromptu fût-il. Elle se félicita d’avoir relevé ses cheveux en chignon, ce matin-là, et d’arborer une tenue à la hauteur de celle de son prétendant. Quelle honte eût été la sienne si elle était arrivée dans sa vieille robe de drap, alors que le comte était si élégant !
En toute sincérité, elle se disait qu’elle aurait dû éprouver plus de scrupules à endosser les robes d’une défunte. Mais les toilettes de la comtesse étaient si délicates, leurs étoffes si légères qu’elle se sentait enveloppée de douceur, en les portant. Elles lui évoquaient la tendre étreinte d’une mère, présente à son côté pour la soutenir et la réconforter. Une étrange impression, alors qu’elle avait si peu connu lady Elizabeth.
Les deux marins de garde étaient eux aussi en grande tenue, remarqua-t-elle avec un brin d’amusement. Un foulard fripé ceignait leur cou épais, ils avaient lissé leurs cheveux trop longs et ciré leurs bottes éculées. Le Dr Evans, qu’elle avait croisé la veille, était là également. Et au-delà de la grille, à quelques mètres, se tenait son père.
Une vive émotion la saisit en reconnaissant son toupet de cheveux blancs, son regard gris et rêveur derrière son lorgnon cerclé de métal, sa silhouette imposante engoncée dans un habit noir démodé. Comme elle aurait voulu embrasser cet homme délicieux, qu’elle aimait si fort ! Comprendrait-il dans quelle situation inextricable elle s’était mise ? Approuverait-il la solution à laquelle elle avait dû se résigner pour arranger les choses ?
Elle lui adressa un signe affectueux. Dès qu’elle fut assez proche pour qu’il l’entende, elle lança :
— Que pensez-vous de tout cela, papa ? Ai-je carrément franchi les bornes, cette fois ?
Le pasteur sourit, ainsi qu’elle s’y attendait, et désigna Nicholas de son missel.
— La question est pertinente, ma fille, mais tu n’as pas à t’inquiéter. Monsieur le comte a les choses bien en mains et… oui, je pense que vous devriez former un bon couple, tous les deux.
Changeant abruptement de sujet, à son habitude, il demanda d’un air soucieux :
— As-tu vu Joshua ?
Emily lui décocha un sourire éclatant, heureuse de pouvoir lui donner de bonnes nouvelles.
— Je l’ai vu hier soir et il se porte aussi bien que possible. Si seulement il pouvait être ici, avec nous ! Vous le reconnaîtriez à peine, papa, tellement il a grandi. Et sa voix ! Elle est devenue si grave !
— Fort bien, fort bien, mon enfant. Tout cela est très normal, à son âge.
— Pardonnez-moi, révérend, mais nous devrions procéder à la cérémonie, intervint Nicholas. Il commence à bruiner et je ne voudrais pas que notre Emily prenne froid le jour de son mariage.
La jeune fille lui jeta un regard irrité. N’avait-elle déjà plus le droit de rassurer son vieux père sur la santé de son fils ? Elle s’avisa alors que tous les membres d’équipage les avaient rejoints, et que ces satanés loups de mer les observaient avec autant d’attention qu’ils auraient suivi un combat en règle.
Ce n’était pas le moment d’engager une joute avec Nick, pensa-t-elle, alors qu’elle n’était pas sûre de gagner. Elle pinça donc les lèvres, mais son envie de lui dire ce qu’elle avait sur le cœur ne fit que croître et embellir.
« Souviens-toi que ton impulsivité t’a maintes fois placée dans des situations épineuses, ma fille, se rappela-t-elle fermement. Et celle-ci n’est pas la moindre. »
— Taratata ! Inutile de se presser pour si peu, répondit le pasteur à son futur gendre. Ma fille n’est pas en sucre, milord. Elle est aussi solide que l’un de vos matelots. Jamais malade, mon Emily. Jamais !
Emily exaspérée faillit lever les yeux au ciel. Vraiment, son père avait de drôles d’idées. La comparer à l’une de ces brutes burinées ! Et Nick qui en rajoutait en laissant poindre un sourire amusé…
Elle se sentait déjà aussi nerveuse qu’un lièvre. Ces deux-là devaient-ils encore aggraver son cas ?
— Allons-y, déclara-t-elle sèchement.
Elle vint se placer sur la gauche de son fiancé, qui se pencha vers elle pour lui murmurer à l’oreille :
— Faites bonne figure, Emily.
Elle leva les yeux vers lui, se demandant s’il se moquait d’elle en un moment aussi mal choisi, mais elle fut surprise de le voir très sérieux.
— Détendez vos jolies lèvres en un sourire et prenez ma main, pour l’amour du ciel ! poursuivit-il sur le même ton. Pincez-moi si cela peut vous soulager, mais ne vous montrez pas aussi réticente, de grâce. Vous allez finir par troubler le pasteur, alors que je viens de passer une demi-heure à le convaincre que nous sommes faits l’un pour l’autre.
— Une demi-heure ? riposta Emily à mi-voix. Vous vous êtes donné moins de mal avec moi.
Elle obéit néanmoins, par égard pour son père. Haussant le menton, elle afficha le plus beau sourire dont elle était capable dans de telles circonstances.
— Nous pouvons commencer, déclara-t-elle.
Elle connaissait par cœur ce qui suivit, car elle ne comptait plus le nombre de mariages auxquels elle avait assisté avec son père. Des mariages heureux, d’où la joie fusait, d’autres où les époux semblaient beaucoup moins enthousiastes. Mais jamais elle n’avait participé à une cérémonie aussi fausse que celle-ci — au point qu’elle se demanda si la foudre n’allait pas leur tomber dessus avant la fin.
Elle dut promettre d’aimer et de chérir l’homme qu’elle avait mis tant d’années à bannir de son cœur… et qu’elle aimait toujours, pour son malheur. A croire qu’il était une épine impossible à déloger.
Elle n’aurait aucun mal non plus à lui rester fidèle, pensa-t-elle en réprimant un rire nerveux. Pourquoi irait-elle chercher un autre homme, alors qu’un seul lui causait déjà bien assez de problèmes même lorsqu’il se trouvait au bout du monde ? Elle n’osait imaginer quels tracas il allait lui occasionner, maintenant qu’il était de retour. Oui, il lui suffirait amplement.
Quand son père lui demanda de jurer obéissance à son mari, toutefois, elle croisa les doigts de sa main gauche dans les plis de sa robe.
L’histoire de se donner à lui corps et âme lui causa plus de difficulté, et elle trébucha sur les mots « ne faire qu’un » lorsqu’elle fut obligée de les répéter. En outre, Nicholas s’était emparé de ses deux mains, comme s’il avait deviné sa ruse et voulait l’empêcher d’annuler son serment.
Un serment extorqué sous la contrainte ne comptait pas, se dit-elle pour se rassurer. Néanmoins, elle se doutait bien qu’elle serait forcée d’honorer celui-ci un jour ou l’autre, même si elle avait exigé de faire chambre à part. Seule consolation : le missel de son père ne stipulait pas de délai obligatoire. Elle se jura en elle-même que Nick attendrait longtemps son bon vouloir. Très longtemps.
— Oui, je le veux, confirma-t-elle d’une voix qui tremblait légèrement.
Nick pressa ses doigts et lui sourit.
Elle fut sur le point d’ajouter : « Quand je le déciderai », mais les mots refusèrent de se former sur ses lèvres.
Trop d’oreilles l’écoutaient, et son courage avait des limites.
chapitre 4

Nick glissa la bague au doigt d’Emily. Elle n’était pas destinée à servir d’alliance, au départ, mais on ne pouvait concevoir un mariage sans anneau nuptial.
En fait, il avait été surpris de voir que cette parure d’aigues-marines était toujours là. Si son père l’avait découverte, il l’aurait certainement vendue. La délicate monture en filigrane d’or fin qui sertissait ces pierres bleu ciel, de la couleur des yeux d’Emily, ornait à ravir sa main gracile. Elle convenait parfaitement, se dit-il. Dans tous les sens du terme.
— En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par l’Eglise d’Angleterre, je vous déclare mari et femme, proclama le révérend Loveyne de la voix sonore qu’il réservait à ses sermons en chaire, d’ordinaire.
Un bref instant, Nicholas ferma les yeux. Emily était sienne, à présent. Durant ces sept ans, il avait fini par se convaincre que cela n’était pas destiné à arriver et que cela n’arriverait jamais. Avant de revoir Joshua, il était persuadé qu’il la retrouverait solidement mariée et nantie de plusieurs enfants à son retour.
Dans les premières lettres enflammées qu’il lui avait adressées dès son arrivée aux Indes, il lui avait ouvert son cœur et juré un amour immortel — comme un benêt qu’il était à l’époque. Il savait maintenant que l’amour chanté par les poètes n’était que pure invention. Il n’en restait pas moins qu’il avait toujours chéri Emily. D’abord comme une amie précieuse, qui lui plaisait énormément et qu’il souhaitait ardemment protéger. Puis d’une autre manière, la dernière année de leur amitié. Il s’était mis alors à la désirer de tout son être, souffrant mille morts de ne pouvoir la posséder. Et à son grand dam, il constatait que ce désir fervent n’avait pas disparu.
Dans ces lettres, il lui avait décrit par le menu son départ forcé, l’assurant qu’il ne songeait qu’à la préserver et à sauvegarder sa famille. Elle n’avait pas daigné lui répondre. Non seulement elle lui avait refusé son pardon, mais elle l’avait rayé de son existence, purement et simplement.
Une attitude aussi inflexible l’avait rendu furieux contre elle. Et bien que cette colère ait fini par s’estomper au fil des années, il devait reconnaître qu’il en restait encore quelques traces. Elle s’était même remise à flamber haut et fort, quand elle avait osé exiger un mariage blanc.
Il revint au présent. Emily levait son visage vers lui, se raidissant visiblement en prévision du baiser qui devait sceller leur union.
Il aurait voulu l’embrasser à lui en faire perdre la tête pour lui prouver qu’elle le désirait toujours aussi vivement, elle aussi. Elle n’avait peut-être plus confiance en lui, elle lui en voulait peut-être d’être obligée de l’épouser, mais ses réactions chaque fois qu’il la touchait ne pouvaient le tromper.
En cet instant précis, il sentait son pouls s’emballer sous ses doigts. Plus il abaissait la tête vers elle, plus son souffle devenait inégal, plus elle rougissait, plus ses lèvres tremblaient. Le ciel savait à quel point il brûlait de dévorer cette bouche pulpeuse ! Mais il ne le fit pas. Réprimant son désir, il se *******a de poser ses lèvres serrées sur son front et de les y laisser quelques secondes.
Qui avait émis ce grognement déçu ? se demanda-t-il. Elle, ou lui ? Il s’écarta, gardant ses mains dans les siennes.
— Voilà, dit-il simplement tandis que ses hommes se mettaient à applaudir et à exprimer leurs souhaits de bonheur dans l’air froid du matin.
Il se tourna vers le pasteur.
— Merci, révérend ! lança-t-il à voix haute. Nous vous inviterons à revenir dès que possible.
Emily libéra une main pour dire au revoir à son père. Il lui sourit et se détourna pour partir. Nicholas resta près d’elle tandis qu’elle le regardait grimper dans sa charrette anglaise et s’éloigner sur le chemin qui menait au village.
Soudain, un bruit de sabots résonna dans la direction opposée, sur la route qui traversait les bois.
— Mettez-vous hors de vue, ordonna-t-il à sa femme.
Elle obéit sans protester, et il la gratifia d’un signe approbateur. Il ne voyait pas l’utilité d’expliquer à quiconque pourquoi il venait de se marier sous la bruine, dans l’allée de son manoir.
Le cavalier qui arrivait s’arrêta brusquement devant les grilles fermées, l’air stupéfait. Carrick, son cousin germain, constata Nick avec déplaisir. Ce gigolo lui avait toujours empoisonné la vie, et ces sept ans de répit sans le voir lui semblaient brusquement trop courts.
— Hello, Nick ! Bienvenue chez toi ! lança le jeune homme en soulevant son gibus. M’interdirais-tu l’entrée de ta demeure ?
— En quelque sorte, oui, répondit le comte d’un ton sec. Je ne reçois pas aujourd’hui, mon cher. Si tu veux me parler, cela devra attendre.
Une telle rudesse réussit à surprendre Carrick Hollander, qui émit un petit rire incrédule.
— As-tu des raisons à me donner ?
— Je n’en vois pas la nécessité. Ne reviens pas avant la fin du mois, Carrick, c’est tout ce que je te demande.
Le visiteur plissa les paupières, la mine soupçonneuse.
— Quelque chose se trame ici, je le sens.
Il marqua une pause.
— Tu ne veux rien me dire ? Fort bien. Je le découvrirai par moi-même.
Nick se *******a de le toiser, insensible à ses menaces. Au bout d’un long silence tendu, son cousin hocha la tête.
— Comme tu voudras, mon cher.
Il tourna bride sans se presser, puis éperonna son cheval et détala en direction du village. Nul ne bougea avant qu’il ait disparu à l’horizon.
Il était mal venu pour un comte de parler en ces termes à un membre de sa famille — et plus encore à son propre héritier —, mais Nick n’avait pu contenir son humeur. Il se consola en se disant que son père eût été deux fois plus brutal à sa place, dans les mêmes circonstances. Et se promit de se montrer plus civil avec Carrick lors de leur prochaine rencontre.
D’ici là, il avait mieux à faire que de se tourmenter pour ce genre de broutille. C’était le jour de ses noces et des sujets bien plus importants occupaient son esprit — à commencer par savoir comment regagner l’estime d’Emily.
Il jeta un coup d’œil au ciel menaçant et fit signe à sa femme de le rejoindre.
— Venez, il faut rentrer, maintenant.
Il l’entendit renifler mais, comme elle baissait la tête, il n’aurait su dire si elle avait pleuré ou si elle ne faisait qu’exprimer son indignation.
Elle avait raison, pensa-t-il. Elle avait bien changé, par rapport à la jeune fille rieuse et enjouée qu’il avait connu autrefois, et cru aimer. Mais sans doute avait-il changé davantage qu’elle. Seul le temps dirait si la maturité les avait définitivement éloignés l’un de l’autre, ou s’ils pouvaient encore se réconcilier. Ce qui était certain, en revanche, c’était qu’ils ne le découvriraient jamais s’ils vivaient comme deux étrangers, ainsi qu’Emily le souhaitait.
Pendant la durée de leur réclusion, la chasteté qu’elle exigeait était recommandable, de fait. Il l’aurait suggéré lui-même, si elle ne l’avait pas fait la première. Toutefois, leurs motifs étaient très différents. Emily voulait instaurer ce mode de vie de façon permanente ; pour sa part, il savait que ces quinze jours mettraient déjà sa résistance à rude épreuve.
S’il se résignait à ne pas la toucher, ce serait uniquement par prudence, pour ne pas risquer de la mettre en danger. Mais il craignait fort qu’après ces deux premières semaines d’éloignement, ils ne puissent faire marche arrière. Et une telle perspective lui paraissait totalement inacceptable.
La solution était de profiter de ce délai pour renouer leur ancienne amitié et rétablir une confiance réciproque, décida-t-il. Ainsi, la quarantaine terminée, la voie serait dégagée… pour la suite. Sa femme amadouée, il n’aurait plus qu’à la convaincre de partager sa couche. Ce plan n’était peut-être pas enthousiasmant, mais il devrait suffire.
Il se força à adopter un ton aimable.
— Notre collation de noces doit être prête. Je vous invite à la partager. Que vous ayez faim ou non, je crains que nous ne soyons obligés de donner le change. Les hommes attendent cette petite fête avec impatience.
— Bien sûr, répondit Emily avec raideur. Nous ne saurions décevoir ces gens. Mais comment allons-nous nous réunir autour d’une table, s’il faut éviter les contacts au maximum ?
Nicholas l’aida à gravir les marches du perron.
— Nous mangerons séparément. Vous et moi dans la salle à manger, eux dans les cuisines où un buffet a été préparé. Ils procèdent ainsi d’habitude : chacun se sert à sa guise et mange où il lui plaît. La seule différence aujourd’hui résidera dans le menu que j’ai commandé pour fêter notre mariage.
— En quoi consiste-t-il ?
Il faillit éclater de rire, devant ses efforts pour ne pas paraître trop intéressée.
— Consommé de poireaux, volailles au riz et aux truffes, asperges et petits pois.
— Nous avons tout cela ici ?
Nick acquiesça.
— Les celliers étaient fort bien garnis, à notre arrivée. Il y aura aussi le gâteau de mariage traditionnel, bien sûr, avec la fève. Et du sorbet au citron pour tout le monde… si le cuisinier du bord a trouvé la glacière remplie, ajouta-t-il en réprimant un sourire.
Emily tourna vers lui des yeux brillants de convoitise.
— Du sorbet au citron ? Vous vous en êtes souvenu ?
Il haussa les épaules.
— J’aurais eu du mal à oublier. Vous vous étiez rendue malade, à force d’en manger.
Pour la première fois depuis qu’ils s’étaient retrouvés, elle rit gaiement, surprenant son mari.
— Je suis stupéfaite que vous vous rappeliez cet incident. J’avais huit ans ! J’étais une vraie gloutonne, à l’époque, reconnut-elle en secouant la tête d’un air amusé. Mais je me suis rendue malade par votre faute : c’est vous qui aviez volé ce sorbet.
Nick feignit d’être vexé.
— Volé ? Comme vous y allez ! Il avait été confectionné pour mon anniversaire ; j’avais bien le droit de le partager avec qui je voulais, non ?
Tandis qu’ils continuaient à se remémorer cette sottise, Emily prit machinalement le bras de Nick et accorda son pas au sien, comme lorsqu’ils étaient amis. Ce n’était que le réveil d’une vieille habitude, mais il y prit grand plaisir.
Si elle pouvait revenir à de petites marques d’intimité sans y penser, se dit-il avec espoir, un jour ou l’autre elle finirait sans doute par glisser vers une intimité plus grande… et oublier les barrières qu’elle voulait dresser entre eux. Il y comptait fermement, car cette proximité toute amicale le mettait déjà au supplice.
Le savait-elle ? se demanda-t-il. Avait-elle trouvé ce genre de subtil tourment pour le punir de l’avoir délaissée autrefois ? Elle en était bien capable. Mais même s’il ne méritait pas d’être puni, il acceptait volontiers d’être soumis à cette douce torture.
Seaman Lofton, le cuisinier, les attendait au fond du vestibule. Nick lui donna le signal des festivités, et escorta sa jeune épouse jusqu’à la salle à manger d’apparat.
A chaque pas, il regrettait davantage de ne pouvoir l’entraîner tout de suite dans la chambre de maître. Et s’inquiétait de son obstination qu’il ne connaissait que trop bien. Accepterait-elle un jour de lui céder ? La malchance voulait que ce qu’il adorait en elle était souvent ce qui le contrariait le plus.
« Mariage pluvieux, mariage heureux », songeait Emily, maussade, en contemplant la pluie qui frappait maintenant les vitres de la salle à manger. Pour sa part, elle préférait un autre dicton : « Jour de noces ensoleillé, joie pour la mariée ». Elle poussa un soupir et ramena son attention sur son assiette.
Elle faisait de son mieux pour ignorer Nicholas, mais il ne lui facilitait pas la tâche. Il ne cessait de bavarder, et cette conversation polie lui mettait les nerfs à vif.
Comment pouvait-elle y répondre, alors qu’elle venait subitement de se rendre compte avec un choc qu’elle était devenue une épouse ! Elle se sentait piégée, incapable d’écarter le filet qui lui était tombé dessus en une matinée et entravait sa liberté à jamais. Un mariage était définitif. Il ne pouvait se défaire. C’était pour toujours, pour le meilleur et pour le pire.
Dans leur cas, elle optait pour le pire. Elle contempla la bague qui ornait son annulaire.
— Je vous en achèterai une autre quand j’irai à Londres, déclara Nick qui avait suivi son regard. Quelque chose de plus luxueux, si vous préférez.
Elle secoua la tête.
— Celle-ci me convient tout à fait, merci. Sa forme me plaît beaucoup.
Serrant son poing dans son giron, elle tourna de nouveau les yeux vers la fenêtre pour éviter de le regarder. Au loin, à travers la pluie, elle apercevait le clocher de son père qui émergeait des arbres.
— Je regrette que nous n’ayons pu nous marier à l’église, dit Nick, décidément à l’affût de ses pensées. Le comté tout entier serait venu nous féliciter.
— Naïf que vous êtes ! rétorqua-t-elle. Les gens seraient venus par pure curiosité, pour voir si vous n’aviez pas perdu la tête. J’ai remarqué que vous n’avez pas annoncé la nouvelle à votre cousin, tout à l’heure.
— Je dis toujours le moins de choses possible à Carrick, répondit Nicholas. J’avoue que j’ai songé un instant à lui parler du choléra, pour le plaisir de le voir fuir à bride abattue. Il a une sainte frousse de toutes les maladies, quelles qu’elles soient. Nous ne l’aurions jamais revu, ajouta-t-il avec un grand sourire. Mais il serait allé me dénoncer sur-le-champ à la police pour avoir accosté malgré une épidémie contagieuse à bord, et j’aurais été arrêté.
Il se tut un moment, puis changea de sujet.
— Dites-moi, comment se porte miss Jovialité, ces temps-ci ?
Il enfourna un morceau de chapon dans sa bouche et se mit à mâcher avec appétit. Emily l’observa, fascinée par le mouvement régulier de ses mâchoires bien rasées. Soudain, elle s’aperçut de ce qu’elle faisait et s’empressa de fixer son assiette.
— Miss Tate ? Toujours à la hauteur du surnom que nous lui avions donné. Elle fronce les sourcils pendant les sermons de mon père, peste contre tous les enfants du voisinage et hausse le menton sans me saluer quand je la croise.
Nick en resta la fourchette en l’air.
— Vous plaisantez ? Vous avez toujours été sa préférée.
Emily reposa ses propres couverts, dont elle s’était à peine servie, s’adossa à sa chaise et contempla de nouveau la pluie.
— Je ne le suis plus.
Comme il ne disait rien, elle lui refit face.
— Je l’ai déçue. J’ai eu beau faire, je n’ai jamais réussi à revenir dans ses bonnes grâces. Et elle n’est pas la seule dans ce cas.
Nick la dévisagea sans ciller.
— A cause de ce baiser, dit-il.
— Oui, à cause de ce baiser.
— Il a également provoqué mon départ, Emily, vous le savez. Cette scène n’aurait pas dû avoir lieu. Je regrette profondément cet écart.
— Qu’avez-vous à regretter ? Vous avez obtenu ce que vous vouliez, et personne n’a songé à vous en blâmer. Si vous étiez resté, mon père ne vous aurait jamais demandé de réparer.
— J’ai été contraint de m’en aller. Je n’avais pas le choix.
Brusquement, Emily se posa des questions qu’elle ne s’était jamais posées. De quel choix parlait-il ? Pourquoi s’était-il senti contraint de s’en aller ? Etait-ce à cause de son attitude, à elle ?
Oh, elle savait bien qu’elle avait accueilli ce baiser avec autant d’ardeur qu’une mourante à qui on eût offert une heure de vie supplémentaire. Tout à sa ferveur, avait-elle provoqué Nick sans le vouloir ? N’avait-il fait que répondre à ce qu’elle demandait, pour ne pas la blesser par un refus humiliant ?
Cette possibilité l’horrifiait. Peut-être avait-il été choqué par la façon dont elle s’était offerte à lui en pleine rue. Ensuite, il avait dû craindre qu’elle exige le mariage pour sauver sa réputation, alors qu’elle avait consenti librement et sans réfléchir à cette preuve d’amour !
Son propre père lui avait bien fait ces reproches… Pourquoi Nick n’aurait-il pas pensé la même chose ? Pourquoi se serait-il senti forcé de la fuir, si elle ne l’avait pas déçu et s’il n’avait pas eu à redouter un chantage de sa part ?
Juste ciel ! Les choses lui apparaissaient sous un jour bien différent, tout à coup.
Elle baissa les yeux, honteuse.
— Je crois que je comprends, maintenant.
— Vraiment ? rétorqua-t-il sans chercher le moins du monde à alléger sa culpabilité.
Elle ne pouvait lui en vouloir de cela non plus, se dit-elle. Elle était bel et bien fautive, de bout en bout — ou du moins la considérait-il comme telle.
Même s’il était amoureux d’elle, à l’époque, il était normal qu’il n’ait pas apprécié de se voir forcer la main de la sorte. Et même si elle aurait effectivement rêvé de l’épouser, alors, il ne pouvait pas savoir que le bon révérend Loveyne se serait montré plus raisonnable que sa fille…
Ravagée par les dégâts qu’elle avait causés à son insu, elle repoussa sa chaise et se leva, au bord des larmes.
— Voulez-vous m’excuser ? demanda-t-elle.
— Bien sûr, répondit Nick en se levant à son tour.
Avant qu’elle n’ait atteint le seuil, il la rejoignit et lui toucha le bras.
— Attendez, Emily. Vous êtes très pâle. Vous sentiriez-vous souffrante ?
Evitant son regard, elle fit signe que non.
— Je suis fatiguée. J’ai mal dormi cette nuit.
Nick jeta un coup d’œil à la pendule.
— Allez vous reposer, dans ce cas. Quand vous serez réveillée, vous pourrez redescendre dans la bibliothèque. Sinon, je monterai un plateau et nous dînerons ensemble, si vous voulez.
Elle acquiesça d’un bref signe de tête, sortit et s’élança vers l’escalier qu’elle gravit en toute hâte, en larmes, pour aller se réfugier au plus vite dans sa chambre.
Une fois en sécurité derrière la porte refermée, elle se mit à sangloter d’humiliation et de désespoir. Elle se jeta en travers du grand lit, le visage enfoui dans un oreiller, et s’abandonna à la tempête de remords qui faisait rage dans son cœur et dans son esprit.
Durant toutes ces années, elle avait accusé Nick de l’avoir lâchement abandonnée aux remontrances des gens de leur village, alors que c’était elle qui l’avait contraint à partir de chez lui ! Il avait fait preuve de sagesse, en fuyant un mariage catastrophique avec une femme qui n’était pas de son milieu. Et voilà qu’il se retrouvait marié à elle malgré tout, à cause d’une autre de ses folies !
Comme il devait la haïr ! Et pourtant, il se comportait envers elle avec noblesse.
— Parce qu’il est noble ! cria-t-elle dans l’oreiller. Ce que je ne serai jamais ! Ce mariage ne pourra jamais marcher ! Jamais !
Elle s’autorisait rarement à pleurer sur quoi que ce soit, mais soudain elle ne pouvait plus s’arrêter. La pluie tambourinait contre la fenêtre comme si le ciel lui-même pleurait avec elle. Des années de chagrin contenu s’échappaient d’elle.
Elle sanglota jusqu’à ce qu’elle se sente vraiment malade. Ses yeux étaient bouffis, sa tête lui faisait horriblement mal. Epuisée, nouée par la douleur, elle finit par sombrer dans un sommeil de plomb.
Un plateau bien garni en équilibre sur une main, Nicholas frappa doucement à la porte de sa femme. Il était quatre heures de l’après-midi, et il n’avait pas revu Emily depuis leur collation matinale. Sa pâleur, son silence et son manque d’appétit l’avaient inquiété ; qu’elle soit *******e ou mé*******e, Emily se montrait rarement aussi apathique qu’elle l’avait été ce matin-là.
N’obtenant pas de réponse, il frappa plus fort.
— Emily ? Je vous ai apporté votre thé.
Toujours rien. Cette fois, Nick tenta d’ouvrir et constata que la porte n’était pas fermée à clé. Il l’entrebâilla légèrement… et aperçut la jeune femme allongée à plat ventre sur le lit, entièrement habillée.
— Oh, mon Dieu !
Poussant vivement le panneau de chêne, il se rua à l’intérieur, posa le plateau dont la vaisselle cliquetait sur la première surface plane venue et courut jusqu’à elle.
Emy ?
Elle marmonna vaguement quelque chose, sans bouger. Nick la fit rouler sur le dos et plaqua sa paume sur son front. Il était brûlant de fièvre. Terrifié, il empoigna le cordon de la sonnette et le secoua furieusement, après quoi il retourna en courant dans le couloir et appela le docteur à hauts cris. Puis il retourna précipitamment au chevet d’Emily et entreprit de dégrafer ses vêtements, les mains tremblantes de frayeur.
— Nick ? Que… que diable faites-vous donc ? maugréa-t-elle d’une voix faible en tentant maladroitement d’écarter ses doigts.
— Vous êtes malade, Emy. Ne bougez pas. Oh, ce corset est vraiment… Maudit soit cet engin de malheur !
Farfouillant entre les pans de son corsage, il se battait contre les lacets qui fermaient solidement le carcan en question sous la poitrine de la jeune femme. Enfin, il parvint à l’ouvrir.
Il fit glisser ses manches, extirpa le corset en le tirant avec fermeté et le jeta de côté. Après quoi il acheva de lui ôter sa robe et l’expédia à son tour sur le tapis.
Emily le regardait fixement, ahurie, muette et visiblement offusquée par ses actes.
— Le docteur sera là dans un instant, déclara-t-il en remontant la courtepointe sur elle.
La brève vision de ce corps délicieux nimbé d’une fine chemise l’avait à peine touché ; il était trop inquiet à l’idée qu’elle puisse mourir.
Le Dr Evans arriva en hâte et déposa sa valise noire sur le lit, près de la malade. Nicholas s’était écarté pour lui livrer passage, mais il s’empressa de passer de l’autre côté, pour ne rien perdre.
— Elle a beaucoup de fièvre, dit-il d’un ton altéré. Et regardez son visage !
Apeurée, Emily voulut porter une main à sa joue, mais Nick la retint dans la sienne.
— Restez tranquille, ma douce. Ne bougez pas pendant un petit moment. Tout va rentrer dans l’ordre.
Sa voix tremblante se brisa. Il échangea un coup d’œil avec le médecin, qui fronçait les sourcils.
— Je dois vous demander de sortir un instant, milord.
— Non.
— Je dois examiner votre femme.
— Faites-le, et vite. Je refuse de m’éloigner.
Le Dr Evans haussa les épaules et se concentra sur sa patiente.
— Avez-vous… fait vos besoins ces dernières heures ? Les uns ou les autres ?
Les yeux d’Emily s’arrondirent. Elle inspira, suffoquée par cette question, regarda tour à tour Nick et le médecin.
— Non, répondit-elle dans un souffle.
— C’est bon signe, déclara le docteur. Mais vous avez de la fièvre. Comment vous sentez-vous ?
Elle ne répondit pas tout de suite, comme si elle réfléchissait. Son silence parut durer une éternité à son mari.
— Ma tête est douloureuse, dit-elle enfin. Et je me sens très lasse.
Le Dr Evans lui tapota la main.
— Il se peut que ce soit une petite affection sans gravité. Un simple refroidissement, ou l’excitation de la journée. Mais nous devons vous faire absorber des liquides le plus rapidement possible, pour le cas où ce serait le choléra.
Il leva les yeux vers Nick, qui comprit le message et alla rejoindre sur le seuil le cuisinier accouru en réponse à ses coups de sonnette. Il lui commanda toutes les boissons auxquelles il put penser.
— Pour l’instant, vous allez prendre ceci, annonça le médecin en dévissant le bouchon d’une fiole et en versant un liquide brun beige dans une petite cuillère.
Nicholas reconnut le remède à son odeur. Du laudanum.
Son cœur s’affaissa. De toute évidence, le Dr Evans redoutait vraiment le choléra. Il avait administré ce même dérivé opiacé aux autres malades, afin de leur calmer l’estomac et de ralentir leur transit intestinal. D’après lui, c’était avant tout la perte abondante de liquides qui entraînait la mort chez les victimes de cette épidémie.
Le souffle court, Nick regarda Emily avaler docilement le médicament et refermer les paupières. Puis le médecin lui fit signe de le suivre dans le couloir. Il obtempéra, dans les transes à l’idée du verdict qui allait lui être communiqué.
—Est-ce le choléra ? demanda-t-il, la gorge nouée.
Le Dr Evans s’adossa au mur, l’air las, et passa une main sur son front.
— Je ne veux pas vous mentir, milord. Votre femme se trouve probablement dans la première phase de la maladie. Il arrive que certains malades ne développent les pires symptômes qu’au bout de quatre ou cinq jours, mais chez d’autres la progression est fulgurante. Je ne puis trancher pour l’instant.
Nicholas l’agrippa fermement par le bras.
— Elle ne peut pas mourir ! Vous avez sauvé les autres. Vous devez la sauver aussi !
— Vous savez parfaitement que je ferai tout ce qui sera en mon possible, monsieur le comte, mais je ne suis pas Dieu.
Nick pesta entre ses dents et s’apprêta à retourner dans la chambre. Le médecin le retint.
— Vous devriez aller attendre en bas. Ce serait plus prudent, tant que nous ne sommes sûrs de rien.
Nick se dégagea violemment.
— Si elle doit succomber, je refuse qu’elle rende son dernier soupir toute seule, ou en compagnie d’étrangers. Je ne quitterai pas son chevet tant qu’elle n’ira pas mieux, ou qu’elle ne sera pas…
Il s’interrompit, incapable d’associer cet adjectif fatal à Emily. Mais il plongea dans les yeux soucieux du docteur un regard qui n’admettait pas de réplique.
— Comme vous voudrez, milord, mais la chose ne sera pas plaisante, je vous avertis. Vous n’avez pas vu un dixième de ce que vos hommes ont subi. Le choléra est une affection très humiliante pour le malade et fort difficile à supporter pour ceux qui le soignent. J’espère que vous pourrez tenir le coup.
Nick se jura qu’il se montrerait à la hauteur de la situation. Il ferait tout ce qu’il y aurait à faire, endurerait tout ce qu’il y aurait à endurer pour sauver Emily. Agir autrement lui paraissait inconcevable.
Lorsqu’il entra, sa femme était assise au bord du lit, les jambes pendantes, et cherchait précautionneusement à se lever. Il la rattrapa à l’instant où elle allait piquer du nez sur le tapis.
— Où donc allez-vous ? lança-t-il d’un ton coupant.
Sa rudesse la fit tressaillir, et il regretta sur le champ de lui avoir parlé avant une telle dureté.
— Qu’y a-t-il, Emy ? De quoi avez-vous besoin ?
— Certaines choses ne se disent pas, murmura-t-elle. Pourriez-vous me laisser seule un instant, je vous prie ?
— Ne soyez pas stupide ! se récria son mari. S’il vous faut le pot de chambre, dites-le. Je vous l’apporterai.
— Non ! refusa-t-elle avec une force étonnante, vu son état. Veuillez quitter cette pièce tout de suite, et vous abstenir de revenir tant que je ne vous rappellerai pas !
Sa colère était visible malgré la rougeur de son visage. Nick la considéra un instant.
— Laissez-moi au moins vous accompagner jusqu’au paravent. Je vous attendrai à l’extérieur. Regardez comme vous tremblez ! Vous allez tomber avant d’arriver jusque-là.
— C’est l’effet du laudanum, déclara-t-elle, exaspérée. Il me donne des vertiges. Je déteste ce remède !
Finalement, elle autorisa son mari à la soutenir jusqu’au recoin qui abritait les commodités. Non sans inquiétude, il l’abandonna derrière le paravent ; elle lui jeta un regard si noir qu’il se sentit contraint de battre en retraite et de s’éloigner.
Très peu de temps après, elle reparut, se retenant des deux mains au montant de bois.
— Nick ? appela-t-elle.
— Oui, ma douce ! Avez-vous besoin de moi ? répondit-il en accourant vers elle.
Elle leva les yeux vers lui et battit des cils.
— J’y vois double, marmonna-t-elle. Pouvez-vous me raccompagner jusqu’à mon lit ?
Tout heureux de se rendre utile, Nicholas la souleva dans ses bras et l’aida à se recoucher. Il fallait qu’il demande à Lofton d’apporter une ou deux cuvettes, se rappela-t-il, si Emily était prise de nausées. Il y avait un quart d’heure à peine qu’il jouait les gardes-malades et il était déjà en lambeaux.
Le Dr Evans revint prendre le pouls de la jeune femme. Il lui pinça la peau du bras, puis l’enjoignit à boire un plein bol du bouillon que le cuisinier avait apporté. Ensuite, il désigna à Nick le fauteuil installé près de la cheminée.
— Vous feriez bien de prendre un peu de repos pendant que vous le pouvez, conseilla-t-il. La nuit risque d’être longue.
Nicholas s’assit, les coudes sur ses cuisses, et appuya son front sur ses mains nouées.
Il se mit à prier, à blasphémer, à jurer, à implorer, passant alternativement des supplications aux promesses et des promesses aux menaces.
Il admonesta fermement le Tout-Puissant, lui ordonnant de garder Emily en vie. Même si, au fond de lui, il pensait avec désespoir que ce qui devait arriver arriverait de toute façon.
Il avait traversé bien des épreuves dans sa vie, se disait-il avec un terrible sentiment d’impuissance. Plus qu’il ne pouvait les compter. Mais celle-ci dépassait de loin tout ce qu’il aurait pu imaginer.


 
 

 

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— Nicholas ?
Emily secoua doucement l’épaule du comte. Il dormait profondément, affalé dans le fauteuil capitonné qui flanquait la cheminée, ses longues jambes étendues devant lui et le dos de travers pour s’adapter aux coussins volumineux.
Son beau costume de marié était fripé et il ne s’était pas rasé, constata-t-elle. Comme il ne s’éveillait pas, elle se risqua à repousser les mèches sombres qui retombaient sur son front, savourant cette caresse volée dont il n’aurait jamais connaissance.
Lorsqu’elle avait ouvert les yeux, un peu plus tôt, elle s’était immédiatement rappelé Nick et le Dr Evans penchés sur elle avec inquiétude, la veille, craignant qu’elle n’ait contracté cette terrible épidémie.
Ils avaient réussi à l’effrayer, avec leur mine angoissée. Encore toute courbatue de sa crise de larmes, la tête douloureuse et l’estomac crispé par la faim, elle avait bien cru qu’ils avaient raison et qu’elle était à l’article de la mort ! Mais elle se sentait en trop bonne forme ce matin, les effets résiduels de ce maudit laudanum exceptés, pour continuer à se tourmenter sur sa santé.
— Nick, réveillez-vous ! insista-t-elle en le secouant de nouveau. Vous êtes mal installé, dans ce fauteuil !
Il ouvrit brusquement les paupières et se redressa en un sursaut, l’air ahuri. Puis son regard s’ajusta sur elle.
— Qu’est-ce que… Que faites-vous debout ?
Avant qu’elle n’ait pu répondre, il bondit sur ses pieds, la saisit dans ses bras et la porta sur le lit. Très vite, il rabattit sur elle draps et couvertures, avant de s’emparer du verre d’eau posé sur la table de chevet pour le porter à ses lèvres.
Emily eut beau se débattre et protester, elle dut tout boire, sous peine de se retrouver noyée. Et à dire vrai, elle était assez ravie qu’il se préoccupe à ce point de son état.
Quand elle eut fini, Nick reposa le verre vide et appela le médecin d’une voix de stentor. Comme le Dr Evans n’apparaissait pas sur-le-champ, il se rendit dans le couloir et l’appela de nouveau, plus fort encore.
Aussi flatteuse et touchante que lui paraissait cette panique, Emily se dit qu’elle ne pouvait le laisser continuer de la sorte.
— Nicholas ! s’écria-t-elle. Regardez-moi ! Je vais très bien, je vous assure !
Mais il avait déjà déserté l’étage et dévalait l’escalier quatre à quatre. Bientôt, elle entendit le claquement sec de ses talons résonner sur le marbre du vestibule.
La jeune femme se laissa retomber contre ses oreillers et fit tourner sa ravissante petite alliance autour de son doigt. Au moins, elle était certaine maintenant que Nick se souciait d’elle. Il n’allait pas tarder à revenir avec le Dr Evans, et ils constateraient qu’ils n’avaient plus à s’inquiéter pour sa santé. Mais pourvu qu’ils pensent à lui apporter à manger ! Elle était littéralement morte de faim.
— Hâtez-vous, Evans ! cria Nick au médecin qui prenait un peu de repos dans le salon. Je crois qu’elle est en train de délirer, il ne faut pas la laisser seule !
— Calmez-vous, milord, déclara le docteur en le suivant dans l’escalier. Vous ne lui ferez aucun bien, si vous vous montrez aussi agité. Vous dites qu’elle est en état de bouger ?
— Je l’ai découverte penchée sur moi, en train de me secouer. Je l’ai tout de suite remise au lit et obligée à boire, mais je crains…
Le médecin s’arrêta sur le palier et le prit par l’épaule.
— De grâce, monsieur le comte, voulez-vous m’écouter ? Ainsi que je vous l’ai dit ce matin à l’aube, je ne pense pas que votre épouse ait le choléra.
Nick se passa une main dans les cheveux et secoua la tête.
— Vous ne « pensez pas », mais vous n’en êtes pas certain ! Vous avez bien vu dans quel état elle était, hier soir !
— Certes, mais les symptômes ne se sont pas déclarés et la fièvre est tombée très vite après la prise de laudanum. Elle a dormi comme un ange, vous avez pu le constater par vous-même. Sans vomissements, crampes d’estomac ni crise aiguë de diarrhée. Pour être franc, je soupçonne qu’elle était simplement à bout de nerfs, et qu’elle s’était usé les yeux à force de pleurer. Les jeunes mariées traversent souvent ce genre de petit épisode dépressif.
Nicholas soupesa ces informations. Emily avait paru bouleversée, en effet, lorsqu’elle était montée se reposer. Sans dire un mot de plus au médecin, il s’engagea d’un pas raide dans le couloir et pénétra en trombe dans la chambre de sa femme.
Elle trônait dans son lit, les joues aussi roses et les yeux aussi brillants que d’ordinaire.
— Etes-vous malade, oui ou non ? l’apostropha-t-il sèchement.
— Non, répondit-elle avec un calme sidérant. J’ai essayé de vous le dire, tout à l’heure, mais vous ne m’avez pas écoutée. Je me sens fort bien, hormis le fait que je meurs de faim. J’ai à peine mangé depuis deux jours, et…
A ces mots, Nick vit rouge.
— Savez-vous à quel point j’ai… Nous nous sommes rongé les sangs, le docteur et moi ! Nous vous avons veillée toute la nuit, redoutant que vous n’atteigniez pas le matin !
Le visage d’Emily se défit.
— Oh, Nick ! Je suis désolée que vous ayez pensé…
Il inspira farouchement et agita un index vengeur dans sa direction.
— Vous… vous…
Que voulait-il lui dire, de fait ? Il n’allait pas lui reprocher d’être en bonne santé, alors qu’il avait prié la moitié de la nuit pour implorer sa guérison ! Mais si par malheur cette petite garce avait feint d’être malade…
Incapable de poursuivre son sermon, il quitta la pièce en coup de vent. Le soulagement le submergeait, s’ajoutant à la frayeur qui ne l’avait pas encore tout à fait quitté. Bonté divine ! Si seulement il pouvait seller un cheval et partir galoper à travers la campagne, laissant la pluie battante le laver de ce surcroît d’émotions !
Pour son malheur, Wrecker l’accosta alors qu’il sortait de la maison.
— Oh, oh ! A en juger par votre mine, patron, la nuit de noces n’a pas dû être commode…
Le poing de Nick se détendit, allant frapper les gencives de cette grosse brute. Il secoua sa main meurtrie, pendant que le marin tombé sous le coup se remettait tant bien que mal à quatre pattes.
— Disparaissez de ma vue, espèce de rustre ! Et ne reparaissez pas avant longtemps, je vous le conseille !
Sous le regard ahuri du matelot, il s’élança vers les écuries à travers des trombes d’eau. Il était très fâché contre lui-même de s’être laissé emporter de la sorte. Ces excès ne lui ressemblaient pas ; il savait se contenir, d’ordinaire. Un homme qui permettait à ses impulsions de le dominer n’était pas digne d’estime, à ses yeux.
Trempé, la tête quelque peu refroidie, il s’engouffra dans le bâtiment où il avait coutume de fuir la fureur de son père, autrefois. Aussitôt, il se sentit réconforté comme avant par l’odeur de foin, de cuir et de chevaux.
Il n’y avait plus dans les stalles que trois juments et un couple de chevaux d’attelage. Ses montures de chasse avaient disparu, y compris son hongre favori. Ou son père les avait vendus, ou ils étaient morts durant son absence. Il en éprouva du chagrin.
— J’en achèterai d’autres, se promit-il en passant une main sur les naseaux d’une jolie rouanne curieuse, qui avait sorti la tête de sa stalle pour voir qui était là.
Trop de choses avaient changé depuis son départ, pensa-t-il avec un soupir. Certaines en bien, d’autres en mal. La mort de son père faisait plutôt partie des premières.
— Combien d’années ai-je perdues, enfant, à vouloir à tout prix aimer cet homme ? murmura-t-il à la jument dont il flattait l’encolure.
De toutes ses forces, il avait souhaité respecter son père autant que sa mère ; mais il y avait fort peu de qualités à admirer chez son géniteur, en privé comme en public.
Son comportement de ce matin, précisément, lui rappelait par trop à son goût l’attitude de l’ancien lord Kendale. Avoir hérité des défauts de son père était son pire cauchemar. Il combattait journellement les tendances répréhensibles qu’il percevait en lui, mais il se rendait compte qu’il devait encore redoubler d’efforts.
Il devait absolument se contrôler pour traiter aimablement sa femme, ses domestiques et ses hommes d’équipage. Honorer le titre qu’il portait lui importait beaucoup, il tenait à mettre ses pouvoirs de comte au service de ses devoirs et de sa patrie. Mais surtout, il désirait être un homme loyal, probe et généreux, noble dans tous les sens du terme — le contraire de ce que son père avait été.
Soudain, il eut l’impression que quelqu’un lui tapotait le dos et se retourna vivement. Il n’y avait personne.
— Qui est là ? demanda-t-il, troublé, en scrutant du regard la pénombre des écuries.
Nul ne lui répondit. Curieusement, il songea à sa mère. La comtesse avait les mêmes valeurs que lui, et bien d’autres qualités qu’il espérait ardemment trouver un jour en lui-même ; elle aurait pu l’encourager ainsi, pensa-t-il avec mélancolie. Tendrement, comme elle l’avait fait tout au long de sa vie.
—Vous me manquez, murmura-t-il dans l’air glacé.
De nouveau, il sentit un petit coup entre ses omoplates et pirouetta sur lui-même.
Ce n’était que la jument qui cherchait à attirer son attention. Il sourit de son manège — et de sa propre sottise.
— Je deviens idiot, marmonna-t-il en secouant le mors de la jolie bête. Emy me fait perdre la tête. Je ferais bien de retourner voir quels dégâts j’ai encore causés, et ce que je peux faire pour les réparer.
Lentement, il referma la double porte et repartit en traînant les pieds sous la pluie. Il n’avait aucune envie de lui demander pardon une nouvelle fois, a fortiori pour une faute dont il n’était pas vraiment certain. Néanmoins, d’un autre côté, il brûlait de savoir si son petit déjeuner avait encore amélioré son état.
Il s’avéra qu’Emily était dans une forme éblouissante. Assise dans son lit, elle avait tout l’air d’une reine accordant audience à ses sujets : le Dr Evans et Lofton, debout près d’elle, gloussaient comme des poules de basse-cour à quelque chose qu’elle venait de dire.
Sa femme arborait un sourire d’une blancheur aussi éclatante que le déshabillé en dentelle qu’elle portait, constata Nick avec des sentiments mitigés. La masse dorée de ses cheveux blonds était rassemblée en chignon au sommet de sa tête, mais quelques boucles légères frisaient délicieusement le long de ses tempes et de son cou mince.
Elle était adorable. L’image même de la santé. Il avait envie de pleurer de soulagement, de l’écraser contre lui telle une enfant chérie, perdue et retrouvée. Ou comme une amante.
Tandis qu’il la contemplait, elle éternua. Il fronça les sourcils.
— Vous avez pris froid, dit-il. Nous aurions dû repousser la cérémonie, hier. Cette humidité vous a bien rendue malade, en fin de compte.
— Ne soyez pas ridicule, riposta Emily en soufflant d’un air moqueur.
Cette expression lui rappela son espiègle petite camarade d’autrefois, celle qui lui manquait si vivement depuis leurs déplorables retrouvailles. Mettant délibérément sa culpabilité de côté pour un moment, il s’obligea à sourire.
— Quoi qu’il en soit, j’espère que vous allez rester alitée et prendre soin de vous. Avez-vous mangé ?
Emily sourit largement au cuisinier.
— Lofty m’a apporté un œuf à la coque, des toasts et ce merveilleux thé que vous avez ramené dans vos cales. Il est délicieusement pimenté. J’espère que vous en avez de pleines caisses.
— Vous n’avez aucun souci à vous faire, répondit son mari, s’efforçant d’adopter un ton léger. Nous en avons un navire entier.
Elle hocha la tête et l’étudia avec curiosité.
— Votre aspect s’est considérablement amélioré depuis la dernière fois où je vous ai vu, dites-moi !
Nick frotta son menton rasé de près. En rentrant des écuries, il avait pris le temps de se changer et de procéder à une toilette en règle. De toute façon, se justifia-t-il intérieurement, il n’avait pas eu le choix. Il était revenu trempé jusqu’aux os, le visage aussi piquant qu’un hérisson.
— Voulez-vous que je vous tienne compagnie un moment ? proposa-t-il.
Il darda un regard autoritaire sur les deux hommes.
— Je suis sûr que vous avez à faire ailleurs, messieurs.
Le médecin et le cuisinier prirent congé, dociles. Maintenant qu’il avait sa femme toute à lui, se dit Nicholas, le moment était venu de faire ce pourquoi il était là.
Il inspira à fond pour se donner du courage et déclara :
— J’étais extrêmement inquiet pour vous, Emily. Si je me suis montré un peu sec, je vous prie de me pardonner.
— Sec ? répéta-t-elle avec un petit rire âpre. Dites plutôt que vous avez été brutal ! Vous méritez une punition.
— Je vous ai présenté mes excuses. Que puis-je faire de plus ?
Elle l’examina à travers ses cils baissés, une moue pensive sur les lèvres. Cette mine aguicheuse produisit un tel effet sur Nicholas qu’il en perdit le fil de ses pensées. Il avait une folle envie de l’embrasser, de la serrer dans ses bras, de s’allonger près d’elle. Sur elle…
— Si vous souhaitez vraiment vous faire pardonner, vous allez me lire de la poésie, décréta-t-elle de sa voix la plus impérieuse — celle dont elle usait jadis quand elle jouait à la comédienne sur une scène improvisée.
Nick l’avait surnommée un jour « la reine de l’invention ». Il lui avait toujours envié sa faculté de s’évader dans l’imaginaire, lui qui en était incapable. La vie, par trop réelle, le clouait au sol.
— Oui, je pense qu’un poème ferait l’affaire, répéta-t-elle avec aplomb.
Il détestait la poésie.
— Le diable vous emporte ! Quel genre ?
— Du Byron.
— Je ne puis souffrir Byron, vous le savez pertinemment.
Elle lui offrit son sourire le plus pervers.
— Oui, je sais. Mais moi, j’en suis folle.
Elle le faisait marcher, il ne l’ignorait pas, et ce petit jeu lui donnait envie de rire aux éclats. Toutefois, il continua à grommeler comme le voulait son rôle.
— Depuis quand ?
— Depuis deux minutes.
Nick poussa un long soupir de martyr, alors qu’en vérité il eût accepté n’importe quelle corvée pour rester auprès d’elle et la maintenir dans cette humeur facétieuse.
Il marcha jusqu’au guéridon près de la fenêtre, saisit le volume et s’installa dans le fauteuil où il avait dormi. Emily dut le harceler pour qu’il daigne enfin ouvrir le recueil et lire un poème pris au hasard.
« Et vous avez péri, aussi jeune et blonde… »
Il se racla la gorge et la regarda.
—Hum… Ces vers me semblent peu appropriés.
Il feuilleta plusieurs pages et fit un nouvel essai :
— « J’ai fait un rêve qui n’avait rien d’un rêve :
Le soleil éclatant s’était éteint, les étoiles
Erraient en s’assombrissant dans le vide éternel… »
Il referma le volume.
—Je refuse de persister dans cette morbidité.
Emily haussa les sourcils et souffla, méprisante :
— Essayez donc : « Elle marche en beauté, pareille à la nuit ».
Nick s’exécuta sans la moindre grâce, mais elle parut satisfaite.
Son châtiment semblait la combler autant que quelques coups de cravache, se dit-il, et lui-même savourait amplement cette douce pénitence. Retrouver leurs jeux d’autrefois l’enchantait, lui procurait son premier moment de vraie joie en sept ans. Comme Emily lui avait manqué !
— Merci, Nicholas, déclara-t-elle d’un ton enjoué. Maintenant, j’apprécierais que vous me laissiez à mes petites affaires. Oh, et faites-moi apporter un roman, je vous prie. En espérant que vous possédez autre chose que ce que j’ai pu voir dans la bibliothèque.
— Je trouverai. Vos désirs sont des ordres, madame, répondit-il d’un ton cassant, frustré d’être trop tôt chassé de ce paradis.
— Ce que vous pouvez être aimable, Kendale ! rétorqua sa femme avec un mépris affecté.
Son emploi de ce titre n’était pas anodin, devina-t-il. Elle l’associait délibérément à son père, lui rappelant combien il venait encore de ressembler au vieux comte. Et elle savait qu’elle ferait mouche.
Bien qu’il pût noter la malice qui brillait au fond de ses prunelles, Nick ne put s’empêcher de réagir.
—Je ne suis pas semblable à mon père.
— Puissiez-vous dire vrai, commenta Emily sans plaisanter, cette fois.
Elle était sincère. Et elle parlait pour eux deux, à son insu. Soudain, Nicholas se demanda si son père avait commencé sa carrière de tyran par des accès de colère, comme lui. Des crises de plus en plus violentes, de plus en plus fréquentes, jusqu’à ce que ce caractère inflexible devienne chez lui une seconde nature. Probablement, conclut-il.
Il frémit à l’idée de suivre le même chemin, s’il ne se surveillait pas. Il avait eu la même éducation et la même instruction qu’Ambrose Hollander, à peu de choses près. Mais son père, lui, n’avait pas bénéficié de l’amitié d’une Emily Loveyne.
Il n’avait pas eu, dans son adolescence, une jeune guêpe toujours prête à se moquer gentiment de lui quand il se donnait trop d’importance, ou cédait à la vanité. Une conseillère avisée, qui savait alléger le fardeau des tracas pesant sur un garçon en train de devenir homme. Une petite fée capable de le faire rire et apprécier pleinement les bonheurs du jour.
Lady Elizabeth méprisait son époux. Nul n’aurait songé à l’en blâmer, surtout pas son fils. Mais les Hollander avaient formé un bien triste lot.
Il rencontra le clair regard bleu d’Emily et le soutint.
— Pour rien au monde je ne voudrais devenir comme lui, Emy, déclara-t-il gravement. Ne me laissez pas faire.
Elle secoua légèrement la tête.
— Etiez-vous furieux parce que je n’ai pas été vraiment malade ? demanda-t-elle.
— Bien sûr que non ! Vous m’avez fait une peur bleue, voilà tout. Je vous en ai voulu de cette frayeur.
Lentement, le sourire d’Emily s’épanouit, telle une fleur s’ouvrant au soleil.
— Alors je vous pardonne vraiment. Mais je vous préviens : si vous laissez de nouveau exploser votre fureur, je vous condamnerai à me lire tous les sonnets contenus dans la bibliothèque, jusqu’au dernier.
— J’en prends note. Votre bon cœur finira par vous perdre, ajouta-t-il avec une pointe de sarcasme.
Si seulement elle pouvait lui pardonner son départ aussi aisément qu’elle absolvait son mauvais caractère ! regretta-t-il. Brusquement, il décida de prendre tous les risques et de mettre ce moment de bonne humeur à profit pour aborder le sujet qui les séparait.
— J’aimerais que nous ayons une discussion sérieuse, Emy. Vous en sentez-vous capable ?
Le sourire de la jeune femme s’éteignit. Elle haussa les épaules et détourna les yeux.
— Si vous voulez.
Nick ne savait trop par où commencer.
— Je ne serais jamais monté à bord de ce navire si mon père ne m’y avait contraint par la force, dit-il. Sur ce que j’ai de plus sacré, je vous jure que je n’ai eu aucun moyen de lui résister, sans quoi je ne serais jamais parti.
Emily lui jeta une œillade incrédule. Puis elle baissa la tête, les sourcils froncés, et tritura le bord de la courtepointe.
— Il ne vous a pas forcé à rester absent si longtemps, tout de même.
— Si. Comment aurais-je pu revenir, quand il m’avait menacé de vous détruire, vous et votre famille, si je tentais de renouer notre… amitié ?
Il vit frémir un coin de sa bouche.
— Notre amitié !
— Nous étions avant tout des amis, Emy. Jusqu’à ce baiser, dont mon père a eu vent je ne sais comment.
— Il n’a pas été le seul. Ce que je me demande, c’est ce qu’il a bien pu dire à Deirdre, quand il vous a expédié comme vous le dites à l’autre bout du monde.
Nicholas soupira et leva les yeux au ciel.
— Nous n’étions pas fiancés, je vous le répète ! Il prenait ses désirs pour la réalité, sans plus. A cette époque, je présume que Deirdre elle-même n’était pas au courant. Que puis-je dire de plus pour vous convaincre ?
Elle lui jeta un regard incisif.
— Vous pouvez me jurer que vous n’avez jamais promis de l’épouser, par exemple. Le pouvez-vous ?
Il plaça sa main droite sur son cœur.
— Je vous le jure.
Elle hocha la tête.
— Très bien. J’accepte de vous croire. Mais vous auriez pu m’écrire pour m’expliquer les raisons de votre départ, tout de même. Votre père n’en aurait rien su.
Nick la dévisagea, stupéfait.
— Je vous ai écrit ! Plusieurs lettres détaillées.
— C’est curieux. Je ne les ai jamais reçues.
Elle doutait de sa parole, cela se lisait dans ses yeux. Cette méfiance injustifiée irrita Nick et le poussa à se mettre sur la défensive.
— Et vous, ne pouviez-vous m’écrire ? lança-t-il d’un ton accusateur.
— Où aurais-je envoyé cette lettre ? Pendant des années, je n’ai eu aucune idée de l’endroit où vous vous trouviez. Nous avons appris que vous étiez aux Indes quand votre père est mort, pas avant. Vous auriez pu être n’importe où !
Elle déglutit et sa respiration s’accéléra. Allait-elle se mettre à pleurer ? Son agitation grandissante était mauvais signe, pensa Nicholas. Il perdait du terrain.
— Vous savez la vérité, à présent. Je ne suis pas parti de mon plein gré et je n’ai pensé ensuite qu’à vous protéger. Tenons-nous en là.
A cet instant, Emily éternua de nouveau. Il se réjouit de cette interruption bienvenue, car il n’avait nulle envie qu’elle revienne sur le jour où il l’avait embrassée. Que lui répondrait-il si elle lui demandait s’il l’aimait, alors ? Il lui déplairait certainement d’apprendre qu’il l’avait peut-être cru à l’époque, mais qu’il s’était trompé ; il n’était qu’un jeune homme en proie à l’exaltation des sens.
Elle ne serait pas enchantée non plus de savoir qu’il avait apaisé lesdits sens auprès d’un grand nombre de femmes, depuis, ce qui lui avait permis d’établir que l’amour n’existait pas. Cette chimère avait été inventée pour embellir l’attirance physique qui poussait un homme et une femme l’un vers l’autre, rien de plus.
De fait, l’attirance qu’Emily lui inspirait était toujours aussi vive qu’à l’époque. Mais ses sentiments pour elle ne se limitaient pas à la concupiscence. Elle l’émouvait, le charmait, il éprouvait pour elle une immense tendresse. Sa seule présence le rendait heureux. Néanmoins, il n’était pas certain que ces affirmations lui suffisent, si elle lui posait la question qu’il redoutait.
Il pourrait lui mentir, bien sûr. Mais il ne le voulait pas. Et il n’avait pas l’intention non plus de lui avouer une vérité qui la blesserait.
Elle éternua une troisième fois.
— Vous voyez bien, que vous avez pris froid ! Je vais demander à Lofton de vous apporter de ce thé que vous prisez tant.
Il tourna les talons et sortit. S’il s’attardait un peu plus, il ne pourrait résister à l’envie de la prendre dans ses bras pour lui montrer à quel point il convoitait son corps délicieux. Et pas seulement son corps. Il brûlait de retrouver auprès d’elle cette émotion mystérieuse, ineffable, qu’il avait connue durant leur baiser. Si brève, mais si persistante qu’elle lui avait tenu chaud au cœur pendant sept longues années, quand rien d’autre ne pouvait le réconforter.
Peut-être Emily incarnait-elle pour lui une sorte de port d’attache. Un havre de repos, un repère rassurant et familier que ni son père, ni Bournesea n’avaient jamais représentés à ses yeux. Elle lui apportait un apaisement qu’il n’avait trouvé nulle part ailleurs ; et ce n’était pas faute d’avoir cherché.
Il pouvait la faire sienne, maintenant. Il en avait le droit. Mais elle se rebifferait. Et la frayeur qu’elle lui avait donnée la veille avait de quoi lui rappeler que tout danger de choléra n’était pas encore écarté. Après le Dr Evans et les trois malades, c’était lui qui avait été le plus exposé à l’épidémie. Même si cela lui était pénible, il devrait attendre encore quelque temps avant de posséder Emily, conclut-il.
A défaut, il lui offrirait son soutien et elle serait heureuse de l’accepter, il n’en doutait pas. Car la jeune comtesse de Kendale aurait du mal à se faire des amis parmi ses nouvelles fréquentations, et elle n’en aurait plus guère parmi les anciennes.
Il soupira. Même si elle ne voulait pas d’un homme, la pauvre enfant n’imaginait pas combien elle aurait besoin d’un mari, bientôt.
Un oreiller serré sur sa poitrine, Emily se remémorait avec délice sa conversation avec Nick — y compris les piques qu’ils avaient échangées. Ainsi, il ne l’avait pas quittée de son plein gré ! Il serait revenu plus tôt, s’il l’avait pu ! Et mieux encore, il avait juré qu’aucun lien ne l’attachait à Deirdre Worthing !
Sa joie eût été complète s’il lui avait avoué qu’il l’aimait, mais elle n’avait pas osé lui poser la question, par crainte de la réponse.
Il s’était mis dans tous ses états, en la croyant atteinte du choléra. N’était-ce pas bon signe ? A son avis, il n’aurait pas été aussi bouleversé s’il ne ressentait rien pour elle…
D’un autre côté, réfléchit-elle, peut-être s’inquiétait-il simplement de compter un nouveau cas d’épidémie, sans relation directe avec sa personne. Une pensée qui avait de quoi atténuer quelque peu son euphorie. Mais Nick s’était montré réellement contrit de l’avoir bousculée de la sorte ; ce qu’il n’aurait pas été si elle lui était indifférente.
Cela dit, il avait toujours eu l’honnêteté de reconnaître ses torts, même les plus anodins. Et le souci de ne ressembler en rien à son père était aussi à placer dans la balance. Il se serait excusé envers n’importe qui pour cette seule raison. Etait-ce également ce motif qui l’avait poussé à lui expliquer les raisons de son départ ?
Excédée par cette valse-hésitation, Emily jeta l’oreiller loin d’elle. Puis elle poussa un soupir résigné. Elle avait beau essayer de tordre les événements à son avantage, rien ne lui prouvait que Nick l’aimait maintenant, ni qu’il l’avait aimée autrefois.
Quoi qu’il en soit, leur petite joute avait réveillé de doux souvenirs de leur ancienne amitié. Du temps où elle ignorait encore qu’elle l’aimait, et ne s’était pas encore mise à croire qu’il l’aimait.
C’était Nick qui lui avait appris à monter à cheval, pour qu’ils puissent galoper ensemble à travers les prairies de Bournesea. De son côté, alors que le précepteur de Nicholas n’avait jamais rien pu tirer de lui, elle avait réussi à lui enseigner le solfège et le piano sur le vieil instrument dont elle disposait au presbytère.
Ils avaient passé bien des journées ensemble, à s’occuper ainsi. Ils s’entendaient à merveille, malgré tout ce qui les séparait : le sexe, l’âge, la condition. Nick lui avait toujours témoigné le plus grand respect. Elle, au contraire, ne lui montrait nullement la considération confite que la plupart des gens croyaient devoir à un fils de comte, et il lui en savait gré.
Il lui avait souvent dit combien il appréciait qu’elle le traite en égal. Cela lui arrivait rarement, même dans son école. Il avait peu de vrais amis, lui avait-il avoué une fois, et cela donnait encore plus de prix à leur amitié. Pour lui, Emily était vraiment quelqu’un de « spécial ».
— Je ne suis pas sûre qu’il le pense toujours, marmonna-t-elle, les larmes lui montant aux yeux.
Elle les réprima vivement. Elle avait assez pleuré sur cette histoire, elle n’allait pas recommencer. Il fallait faire quelque chose de tout ce gâchis, maintenant et, de toute évidence, ce serait à elle de s’en charger.
A cet instant, la porte de l’armoire grinça et s’ouvrit lentement. Toute seule. Emily la fixa avec des yeux ronds, stupéfaite. Mais cet étrange phénomène eut le mérite de la ramener à la réalité : elle devait s’habiller et descendre, au lieu de se morfondre sur son triste sort.
Elle se leva et alla choisir une nouvelle toilette dans la garde-robe de la comtesse.
Cette maison était un vrai tombeau, se dit-elle. Les marins qui s’y trouvaient confinés de force devaient s’ennuyer à mourir, il serait bon de leur procurer quelques distractions pour les sortir de ce marasme. Certes, l’épouse du comte de Kendale ne pouvait décemment se mêler à eux pour les amuser ; mais elle pouvait au moins leur jouer du piano et faire en sorte que les journées leur paraissent moins mornes.
— Vous m’avez soufflé une excellente idée, madame, déclara-t-elle à lady Elizabeth, dont le parfum de lilas imprégnait encore l’armoire.
Emily rit de cette facétie. S’inventer une compagne et une confidente lui plaisait décidément beaucoup — même s’il s’agissait d’une amie fantôme. Et elle était sûre que la comtesse elle-même se serait amusée de cette idée saugrenue.
— Restez près de moi, je vous en prie ! poursuivit-elle sur le même ton. Sinon, je serai obligée de parler toute seule.
Elle se mit à fredonner doucement, cherchant à se rappeler d’autres airs que les hymnes qu’elle jouait chaque dimanche à l’église.
Une fois habillée, elle se dirigea vers le salon de musique. Si elle se souvenait bien, un piano devait s’y trouver.


chapitre 6

Nicholas se demanda s’il aurait pu éviter une mutinerie, ces deux dernières semaines, sans la présence d’Emily au manoir. Les hommes commençaient à s’irriter de leur inactivité forcée, quand elle avait eu la brillante idée de les occuper à sa façon. Ils avaient sauté sur ses suggestions comme s’il s’agissait d’ordres émanant de la reine Victoria en personne.
Frotter et récurer n’avait nullement de quoi les rebuter : la plupart d’entre eux avait passé leur vie à entretenir un bateau, et ils savaient s’y prendre. Mais qui eût cru que des loups de mer patentés se mettraient au jardinage avec une telle ardeur ? Qui eût pu imaginer qu’ils se récureraient de leur mieux chaque matin pour venir écouter, proprement coiffés et habillés, un passage des Saintes Ecritures lu par la jeune comtesse du haut de la galerie du premier étage ?
C’était sa musique, toutefois, qui avait été la plus belle trouvaille, pensa-t-il en souriant. Emily était une merveilleuse pianiste. Elle s’était taillé un franc succès en permettant à Brian Somer de l’accompagner sur son concertina, tandis que les hommes chantaient en chœur.
Cette femme ne cessait de le stupéfier. Elle était un ravissement permanent, une source constante de surprises, et il n’était pas le seul à être sous son charme. L’équipage au grand complet l’adorait.
Durant la première semaine, se souvint-il, il avait vécu un enfer. Chaque fois qu’il touchait Emily, l’approchait d’assez près pour humer le doux parfum de sa peau ou l’observait à l’autre bout d’une pièce, il se sentait enclin à des choses qu’elle n’aurait certainement pas accueillies de bonne grâce. Peut-être eût-elle toléré un chaste baiser sur le front ou sur la joue, mais il savait qu’il n’aurait jamais été capable de s’en tenir là.
Elle était devenue par trop désirable pour qu’il pût lui résister. Et savoir que son innocence n’attendait que lui pour être cueillie, savoir de surcroît qu’il en avait le droit, lui rendait cette chasteté forcée plus éprouvante encore que lorsqu’il était un jeune godelureau en proie aux affres de la passion.
Cela étant, il s’était tenu aussi loin d’elle que possible durant la deuxième semaine. Mais sa musique était venue le narguer jusque dans ses retranchements. Et il s’était vite retrouvé captif de ces volutes sinueuses, suavement tentatrices, brûlant plus que jamais de la faire sienne.
Demain, enfin, il serait libre de lui échapper, se dit-il avec soulagement. La quarantaine arrivait à son terme. Il ne serait pas mé******* de mettre entre eux une pleine journée de voyage.
Emily serait impatiente de retourner au presbytère avec Joshua, vraisemblablement. Pour sa part, il avait une foule d’affaires à régler à Londres. Il devait voir ses avoués — et annoncer au baron Worthing qu’il s’était marié, en lui en expliquant les raisons. Cette corvée ne l’enchantait nullement, mais elle devait être effectuée. Ensuite, il resterait quelque temps en ville pendant que sa femme installerait son père et son frère au manoir, si elle le souhaitait.
Ce soir-là, il avait décidé de donner une fête pour célébrer le retour de la bonne santé générale et leur victoire sur le choléra. Personne d’autre n’avait été touché par l’épidémie, et les trois victimes étaient maintenant complètement remises.
Il fallait qu’il aille retrouver Emily, maintenant, et voir si elle avait besoin d’aide pour les derniers préparatifs. Il quitta le bureau où il passait le plus clair de ses journées et se rendit dans la salle de bal.
Sa femme s’y trouvait bien, occupée à décorer les lieux avec de la verdure rapportée par les hommes.
— C’est superbe, déclara-t-il en la regardant travailler. Ces guirlandes seraient plus jolies encore avec des roses, mais celles du jardin sont encore en boutons, malgré vos efforts.
Emily le gratifia d’un sourire et acheva d’enrouler une branche de lierre autour d’une potiche.
— Oui, je regrette de ne pas en avoir, acquiesça-t-elle. Celles de mon père sont magnifiques, en ce moment.
— Voulez-vous que j’envoie quelqu’un en chercher ?
— Non, nous nous *******erons de cela.
Elle recula et examina son œuvre.
— Un décor simple et élégant. Qu’en pensez-vous ?
— C’est parfait.
En lui-même, Nick se dit que tous les hommes présents n’auraient d’yeux que pour elle, de toute façon, et qu’ils se moqueraient bien de manquer de fleurs.
Il sourit devant l’aspect qu’elle présentait en cet instant. Ses boucles blondes émergeaient en désordre de l’atroce charlotte dont elle s’était affublée, elle portait la triste robe de drap gris avec laquelle elle s’était introduite chez lui le premier jour, et de la suie maculait sa joue.
Elle lui rendit gaiement son sourire.
— Je dois être horrible à voir, dit-elle en essuyant ses mains sur sa jupe.
— La plus charmante des cendrillons, répondit son mari qui brûlait d’envie de pincer ce petit nez mutin. Si vous alliez prendre un long bain et vous reposer un moment avant le début des festivités ? Joshua est parti chercher votre père. Je m’occuperai d’eux en vous attendant.
— Merci, mais je serai vite prête, assura Emily. Je me sens tellement surexcitée !
Elle joignit les mains et pirouetta sur elle-même pour une ultime vérification d’ensemble.
— Notre dernier jour de quarantaine ! Pouvez-vous le croire ?
— Ce n’est pas trop tôt, en effet, approuva Nick avec alacrité. A propos… J’ai demandé à Lofton et Simmons de vous aider à transporter vos biens de famille ici, pendant mon absence. Aurez-vous besoin d’autre chose ?
Les yeux d’Emily s’élargirent.
— Pendant votre absence ? Où allez-vous ?
— A Londres. Je dois y régler des affaires qui ont beaucoup trop attendu, depuis que j’ai hérité. La gestion du domaine, mes placements… Sans parler de questions d’ordre politique. Je pars demain.
La jeune femme se rapprocha de lui, les sourcils froncés.
— Vous serez certainement très occupé. Cette période est le point culminant de la saison mondaine, n’est-ce pas ?
Nicholas acquiesça. Il ne pouvait se permettre de manquer certains événements, s’il voulait user efficacement de son titre dans les années à venir. Il devait se faire une place parmi ses pairs, leur montrer quel genre d’homme il était, nouer des amitiés et des alliances qui lui prodigueraient ensuite l’influence nécessaire à son action. A quoi bon être lord si l’on ne remplissait pas les devoirs qui allaient avec cette position ?
Emily se frotta les mains comme pour se débarrasser des soucis qui la préoccupaient. Puis elle leva le menton d’un geste décidé.
— Je serai prête, annonça-t-elle.
Avant même qu’elle ait refermé la bouche, son mari refusait déjà d’un signe de tête.
— Pas cette fois, Emy.
— Bien sûr que si ! rétorqua-t-elle. Si vous osez partir sans moi, je me lancerai à vos trousses dès que vous franchirez la grille. Je suis sérieuse, Nick.
Il leva les mains, exaspéré.
— Ne pouvez-vous écouter ce que l’on vous dit ? J’ai déclaré que vous ne viendriez pas à Londres avec moi et je le maintiens. Comprenez-vous ?
— Non. Je viendrai quand même.
— Pour l’amour du ciel, Emily, pourquoi tenez-vous tant à m’accompagner ?
— Ce n’est pas que j’y tienne, mais je le dois.
— Oh, et pourquoi donc ?
Il était réellement curieux de savoir ce qui la poussait à se rendre dans la capitale, si elle n’y tenait pas vraiment. Pour sa part, s’il avait pu s’en passer, il l’eût fait volontiers. Il détestait les grandes villes en général, et Londres en particulier. Mais il se rappela qu’Emily n’avait jamais voyagé, et qu’elle ne pouvait se représenter les désagréments d’un air vicié ou de rues encombrées. Sans parler d’un autre danger : celui d’être rejetée par la haute société où elle s’attendait sans doute à être reçue à bras ouverts.
— Il ne s’agit pas d’un endroit sûr, Emy.
Elle lui décocha un sourire triomphal.
— Raison de plus pour que je vous accompagne, dans ce cas. Si quelqu’un vient à vous menacer, je lui rosserai la tête et le dos avec mon ombrelle. Elle est très solide, avec un bon manche en chêne.
Elle esquissa quelques gestes d’attaque pour illustrer sa déclaration. Malgré lui, Nick se mit à rire et secoua la tête.
— Ah, Emily ! Vous êtes vraiment unique.
Mais il avait besoin de se montrer ferme avec elle, se rappela-t-il. Il reprit un air grave et se racla la gorge.
— Sérieusement, je ne puis vous emmener.
— Qui vous demande d’être sérieux ? J’irai à Londres, avec vous ou derrière vous, affirma-t-elle en penchant la tête de côté comme pour mieux le défier.
— En m’épousant, vous avez juré de m’obéir, lui rappela-t-il d’un ton bourru.
Elle sourit et leva une main, les doigts croisés.
— Pas vraiment.
— Tout ceci est puéril, Emily. Vous êtes une femme adulte, maintenant. Essayez de vous conduire comme telle.
Elle passa devant lui, balayant ses bottes de ses jupes poussiéreuses.
— C’est ce que je vais faire sur-le-champ. Veuillez m’excuser, je dois préparer mes bagages.
Nicholas tournoya sur lui-même pour la rattraper, mais il la manqua.
— Vous ne m’accompagnerez pas, Emily !
— Je vous suivrai donc.
Sur ces mots, elle s’engouffra dans le vestibule et se dirigea vers l’escalier.
Nick alla jusqu’à la porte, excédé, pour la suivre des yeux. Cette petite trublionne allait le rendre fou ! fulmina-t-il en lui-même. Pourtant, au fond de lui, il sentait poindre un espoir prêt à éclore, tels les boutons de roses qu’elle soignait avec tant de zèle. Apparemment, elle avait également décidé de s’occuper de lui. Et si cette occasion était mal choisie, il s’avisa qu’il goûtait assez l’attitude de propriétaire qu’elle adoptait à son égard.
Si elle se souciait de lui à ce point, se dit-il, elle n’aurait sûrement pas le cœur de le laisser moisir trop longtemps dans la pénible situation où il se trouvait. Et s’il se montrait habile, peut-être accepterait-elle bientôt de tirer un trait définitif sur le passé.
Sa rancœur des premiers jours semblait s’être à peu près apaisée. Et il n’était pas nécessaire de croire à l’amour, conclut-il avec un petit sourire satisfait, pour partager un délicieux compagnonnage.
Il s’aperçut soudain que Wrecker l’avait rejoint et gardait comme lui les yeux rivés sur l’escalier où Emily avait disparu.
— Moi aussi, Milord, je viens avec vous, annonça le matelot.
— Vraiment ! répondit Nick en posant ses poings sur ses hanches. Si cela continue, nous allons former une jolie parade ! Je présume que vous avez une raison impérative de vous rendre à Londres, vous aussi ?
Son compagnon ne semblait nullement inquiet à l’idée d’essuyer une nouvelle fois sa colère. Il n’avait jamais fait allusion au direct qu’il avait reçu — et ne paraissait pas non plus en avoir tiré de leçon, à vrai dire.
— Je connais Londres comme personne, Milord. Je suis né et j’ai grandi dans les bas-fonds. La ville n’a pas de secrets pour moi, je l’ai écumée dans tous les sens pendant mes premières années. Notre dame aura bien besoin de moi pour la protéger et lui montrer toutes les ficelles, quand vous serez occupé ailleurs.
— Vous ne manquez pas d’audace, mon gars ! observa Nick avec une pointe d’amusement. Vous pensez donc que je vais vous autoriser à veiller sur ma femme ?
— Oui, Milord. C’est un ange tombé du ciel, déclara doucement le colosse en regardant vers l’étage. Je lui ai causé du tort, en parlant comme je l’ai fait quand elle est arrivée ici. J’ai une dette envers elle.
Le comte ne le contredit pas. En plus de cette « dette », il savait aussi que le marin vouait une véritable vénération à Emily et ne s’en cachait pas.
— Le capitaine Roland va lever l’ancre dans la semaine. Vous ne voulez pas repartir avec lui sur le Merry May ?
Wrecker soupira, arracha son bonnet de laine mangé par les mites et fourragea dans sa tignasse.
— Les bateaux, je crois que j’en ai eu ma dose, bougonna-t-il. J’ai mis une petite pelote de côté… et j’me dis que vous allez sûrement pas trop mal me payer, pas vrai ?
Nicholas réfléchit un instant. Un homme de plus n’était jamais à dédaigner, sur les routes. En outre, si Emily voulait sortir se promener ou faire des emplettes dans Londres sans lui, il serait bon qu’elle ait un guide et un garde du corps. Les rues de la capitale pouvaient receler bien des pièges et bien des dangers, pour une candide provinciale qui n’y avait jamais mis les pieds.
Ce grand costaud donnerait sa vie pour sa femme, il en était certain. Bien que son aspect laissât à désirer et qu’il ne fût pas une lumière, Roland assurait qu’il n’y avait pas plus loyal ni plus fort que lui dans tout l’équipage.
— Savez-vous tirer ? demanda-t-il.
Wrecker sourit jusqu’aux oreilles.
— Oui, mais je me défends encore mieux avec une lame.
— Quatre shillings par semaine ?
— Cinq. J’ai commencé à trois quand j’attrapais les rats, à treize ans.
Nick hocha la tête.
—Va pour cinq. Venez avec moi ; nous allons nous occuper de votre livrée.
Le matelot ricana.
Une livrée ? Vous me faites marcher, patron.
— Absolument pas. Vous devrez avoir l’air d’un valet, si vous escortez la comtesse. Il faudra aussi vous laver un peu mieux, mon brave, tout entier et avec du savon. Enfin, nous demanderons à un membre de l’équipage de couper un peu cette crinière et de raser cette barbe, ajouta Nick en l’examinant avec attention.
Wrecker hocha la tête, l’air contrarié.
— Je ne ferais pas ça pour quelqu’un d’autre, maugréa-t-il.
— Moi non plus, affirma Nicholas avec un petit rire sec. Mais une autre que ma femme obéirait à son mari et saurait rester à sa place.
Ils se rendirent ensemble dans les greniers où il avait fait entreposer les vêtements de son père quand il avait pris possession des appartements de maître. Taillé comme il était, Wrecker ne pourrait rentrer que dans les costumes de l’ancien comte. Aucune livrée disponible n’aurait pu lui convenir. Et Nick savourait assez l’idée d’habiller un ancien garnement des bas-fonds avec les gilets de satin et les coûteuses redingotes de feu sir Ambrose.
Tandis qu’ils ouvraient les malles pour en examiner le contenu, il songeait à Emily. L’existence à Londres risquait de lui être bien plus dure qu’elle ne le pensait. Car si Wrecker ou lui-même pourraient la protéger physiquement, nul ne pourrait la préserver du mépris qu’elle aurait à endurer en tant que roturière devenue comtesse. Devait-il l’en avertir, ou ne rien dire et espérer que les flèches de ses ennemis manqueraient leur but ?
Il y avait aussi l’éventualité du scandale provoqué par l’annulation de ses prétendues fiançailles. Mais il n’y croyait pas trop. Worthing ne souhaiterait certainement pas plus que lui voir son nom éclaboussé par de tels remous. Doté d’une fille à marier et d’une épouse très en vue dans la haute société, le baron aurait encore plus à perdre que lui.
Toutefois, conserver l’estime de ses pairs à la Chambre des Lords lui importait grandement, réfléchit-il encore. Il tenait à gagner le respect qui avait manqué à son père. Et si aucun de ceux qui avaient connu l’ancien comte de Kendale ne s’étonnerait de ce faux, ils pourraient néanmoins penser que son fils ne valait pas mieux que lui. Dénoncer son géniteur afin d’échapper à un engagement de cette importance serait certainement considéré comme un grave manquement à l’honneur.
Il s’inquiétait aussi de ce qu’Emily penserait de lui. Elle commençait juste à s’amadouer à son égard. Il ne voulait pas perdre la chance qu’ils semblaient avoir de pouvoir mener ensemble une vie agréable.
La seule solution serait de persuader Worthing de garder cette affaire secrète, si jamais le baron menaçait de l’éventer. Il lui faudrait trouver un moyen d’y parvenir. De toute son âme, il souhaitait éviter qu’Emily ne soit touchée par des rumeurs déplaisantes. Mais comment réussirait-il à l’isoler suffisamment pour cela, quand il était incapable de l’empêcher de le suivre à Londres ?
Il eût certes été plus simple de remettre cette explication à plus tard, quand Worthing rejoindrait sa propriété de campagne à la fin de la Saison. Mais un tel délai serait impardonnable. Il devait la vérité au baron sans attendre. Et à Deirdre aussi, bien sûr.
Dieu ! Qu’il serait heureux de réduire ce maudit contrat en charpie, quand cette histoire serait terminée ! Le seul fait de poser les yeux dessus le révulsait, en lui rappelant à quelles extrémités son père était allé pour contrôler sa vie par ses manigances et ses machinations. Néanmoins, il ne devrait pas oublier de le sortir de ce satané tiroir pour le mettre dans sa valise avant de partir, le lendemain. Son avoué voudrait certainement le consulter.
Wrecker l’arracha à ses tracas par une remarque amusée.
— Lady Emily va faire sensation à Londres, dans ses belles robes ! Les douairières vont en avaler les épingles de leur chignon. Pas vrai, Milord ?
Nick crispa les paupières et secoua la tête, outré par sa propre étourderie. Il était en train d’attifer un matelot comme un aristocrate, pour qu’il ne leur fasse pas honte lorsqu’ils arriveraient à Londres, et il n’avait pas songé un instant aux toilettes d’Emily ! Comment pourrait-il laisser sa jeune épouse, comtesse fraîchement émoulue, paraître en société dans les robes de sa mère qui avaient plus de dix ans d’âge ?
Il pinça les lèvres. Etait-ce le fruit de son imagination, ou ses problèmes ne faisaient-ils que croître d’heure en heure ?
Emily se baigna et s’habilla en un temps record. Lofton et Rolly avaient charrié des seaux et des seaux d’eau chaude à l’étage pour emplir le tub en cuivre, mais elle ne passa pas plus de cinq minutes dedans. Après quoi elle enfila une ravissante création lavande, en crêpe Georgette, dont la teinte convenait à ravir à son teint ; puis elle s’assit sur le pouf installé devant sa coiffeuse, se hâtant de mettre ses boucles en forme et de les fixer avec des épingles pendant que ses cheveux étaient encore humides. Ainsi, elles prendraient le bon pli en séchant et ne bougeraient plus — du moins l’espérait-elle.
Comme elle se réjouissait à l’avance de cette fête ! Son père et Josh allaient être si fiers de voir comment elle avait organisé sa première réception !
Pour ce qui était de la suite, les hommes avaient descendu une malle du grenier, à sa demande. Elle y avait déjà entassé les toilettes de la comtesse, qu’elle porterait durant leur séjour à Londres. Une chance que Nick lui ait permis d’utiliser la garde-robe de sa mère, pensa-t-elle avec gratitude. S’il savait à quel point ces jolies choses lui donnaient du courage ! Grâce à ces tenues élégantes, elle serait suffisamment présentable pour ne pas faire honte à son mari.
— Sans doute se tourmente-t-il à l’idée que je ne sois pas à la hauteur de la situation, déclara-t-elle au petit miroir ovale qui lui renvoyait son reflet. Mais je le surprendrai !
Elle s’obligea à sourire et haussa les sourcils. Une boucle se défit, se dégageant de l’épingle qui la retenait pour tomber en une gracieuse arabesque le long de son cou. Emily soupira, s’apprêta à la remettre en place, puis décida finalement de la laisser en l’état.
— C’est beaucoup mieux, finalement. Moins sévère. Je n’ai plus l’air d’une fille de pasteur stricte et compassée, de la sorte, commenta-t-elle avec un petit rire. Etes-vous de mon avis, lady Elizabeth ?
Elle bondit sur ses pieds et tournoya dans la chambre, les bras levés comme si elle dansait avec un cavalier.
— Eh bien, qu’en pensez-vous ?
Elle n’obtint pas de réponse, bien sûr. La comtesse était morte depuis dix ans. Mais Emily se plaisait à penser que sa belle-mère aurait apprécié son apparence, si elle avait pu la voir. Comme pour lui confirmer cette opinion, la fine étole en mousseline lavande assortie à sa robe glissa du bord du lit et chut à ses pieds.
La jeune femme exécuta une profonde révérence, histoire de s’entraîner, ramassa le fichu et le drapa élégamment autour de ses épaules, juste au-dessus du coude. Ainsi parée, elle se sentait prête à affronter n’importe qui, se dit-elle.
« Péché d’orgueil apporte souvent sa ration d’amertume », pensa-t-elle alors, ce proverbe résonnant dans sa tête comme un sévère avertissement. Cette fois, elle n’attribua pas cette mise en garde à la comtesse ; elle savait qu’elle venait de son propre for intérieur, souvenir des sermons de son père qui lui avait prôné toute sa vie les vertus de la modestie et de l’humilité. Mais elle avait beau mépriser la vanité, elle était forcée de constater que les choses allaient plutôt bien pour elle.
Exceptionnellement bien, même. Ne serait-elle pas en route pour Londres avec son mari, le lendemain ? Ce voyage ne la tentait pas outre mesure, mais il était hors de question qu’elle le laisse partir seul. Comment réussiraient-ils à s’accommoder de ce mariage s’ils ne restaient pas ensemble ? Cela prendrait du temps, elle ne l’ignorait pas, vu le nombre de problèmes qu’ils avaient à résoudre au départ. Mais du temps, ils en avaient. Pour le reste, elle s’occuperait de les rapprocher l’un de l’autre. Et tout finirait par s’arranger, elle en était convaincue.
Les informations que Nick lui avaient fournies à propos de son départ et de Deirdre l’avaient beaucoup réconfortée. Le vieux comte n’avait cherché qu’à la décourager en lui faisant croire que son fils l’avait dupée, voilà tout. C’était bien dans ses manières. A quoi bon continuer à s’inquiéter en permanence, comme si tout devait toujours aller de travers ? Elle n’en voyait pas la nécessité. Un peu de confiance en soi ne faisait pas de mal, en fin de compte.
Ce soir, en tout cas, elle ne s’inquiéterait que d’une chose : savoir à qui elle accorderait sa première danse, quand Rolly prendrait son crincrin et Somers son accordéon.
Sourire aux lèvres et la démarche légère, Emily descendit au rez-de-chaussée. Arrivée au bas de l’escalier, elle s’avisa soudain qu’elle était en avance et décida d’entrer un instant dans le bureau de Nick pour y prendre une feuille de papier. Avant de partir pour Londres, elle voulait dresser une liste des affaires à prendre au presbytère, afin de la donner aux hommes qui se chargeraient du déménagement.
Rédiger ces instructions ne lui prendrait que peu de temps et éviterait bien des tracas à son père, durant la semaine à venir. Ensuite, se promit-elle, elle ne songerait plus qu’à la fête à venir et à son voyage du lendemain.

 
 

 

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— Pour l’amour du ciel, que faites-vous là ? s’exclama Nicholas.
Il n’en croyait pas ses yeux. Et son ahurissement n’était pas dû au fait qu’Emily était rayonnante, dans cette robe lavande dont le corsage plissé et les larges volants superposés mettaient en valeur sa taille de guêpe. Ni à l’éclat de ses cheveux, dont la blondeur brillait comme de l’or à la lumière de la lampe à pétrole. Ce qui le choquait au-delà de toute expression, c’était qu’elle se permettait de fouiller dans son secrétaire comme si elle en avait tout à fait le droit !
A l’instant où il avait franchi le seuil de son bureau et l’avait aperçue dans cette posture, le contrat de fiançailles lui était immédiatement revenu à la mémoire. Une sueur froide l’avait saisi. Si elle découvrait ce document dont il lui avait tu l’existence, elle ne comprendrait jamais. Bonté divine ! Comment avait-il pu se montrer aussi imprudent, en ne prenant pas les précautions qui s’imposaient ? Ou en omettant de mentionner ce faux à sa femme, ce qui était stupide.
Elle leva les yeux, une main glissée dans le tiroir central de l’imposante table en chêne.
— Je cherche une feuille de papier, répondit-elle sans la moindre gêne. J’ai une liste à établir.
Nick la rejoignit d’un pas raide, la força à s’écarter et referma le tiroir d’un geste sec.
— Il vous suffisait de me la demander, maugréa-t-il, les dents serrées. Est-ce que je me permets de fouiller dans vos affaires, moi ?
Emily souffla.
— Comme je ne possède strictement rien dans cette maison, la question me paraît mal venue. Et quand j’aurai des affaires personnelles, vous pourrez fouiner dedans si cela vous chante. Je n’ai pas de secrets.
Nicholas se crispa.
— J’apprécierais que vous respectiez mon domaine privé.
Elle l’observa, les paupières plissées.
— Auriez-vous des secrets ?
L’audace de cette femme ! Cette pièce compromettante mise à part, il ne tenait pas à la voir fourrer son joli nez dans des dossiers confidentiels, lorsqu’il commencerait à exercer ses fonctions. La diplomatie et la politique exigeaient de la discrétion. Il ne pensait pas qu’il viendrait à l’esprit d’Emily de divulguer des secrets d’Etat, mais c’était une question de principe.
Un homme avait droit à une certaine intimité, et il accordait grand prix à la sienne. Jusqu’ici, aucun de ses collaborateurs ne se serait permis la moindre effraction de ce genre dans son sanctuaire personnel.
Il ouvrit un tiroir situé sur la droite et en sortit avec brusquerie une liasse de feuilles aux armoiries de sa famille.
— Voici votre papier, déclara-t-il d’un ton bref.
Emily prit la liasse, l’étudia un instant encore et haussa les épaules.
— J’aurais aussi besoin d’une plume.
D’une main impatiente, Nicholas lui désigna le petit écritoire orné de nacre. Elle leva les sourcils.
— Puis-je m’asseoir, demanda-t-elle en indiquant le grand fauteuil en cuir, ou ce siège est-il réservé à votre seul usage, lui aussi ?
Comme un léger sourire pointait au coin de ses lèvres, l’irritation du comte s’accrut.
— Je ne vois pas en quoi je vous amuse, madame.
Il tira le fauteuil pour le lui offrir. Apparemment, Emily était destinée à envahir les moindres recoins de son existence. Que cela lui plaise ou non, il ferait mieux de s’y habituer, se dit-il.
— Mettez-vous à l’aise, déclara-t-il avec une pointe de sarcasme.
Elle lui décocha une œillade faussement indulgente.
— Quelle humeur, milord ! Et moi qui prévoyais de vous accorder ma première danse, ce soir. Je crois que je vais changer d’avis.
Elle choisit un porte-plume et déboucha l’encrier avec précaution. Nick s’appuya sur un coin du bureau, les bras croisés, et l’observa d’un œil de faucon. La vue de ses doigts graciles manipulant délicatement les instruments d’écriture ne tarda pas à lui donner des idées déplacées, qu’il s’évertua en vain à chasser de son esprit. Savoir qu’il ne jouirait pas avant longtemps du suave contact de ces mains fines sur sa personne n’avait rien pour améliorer ses dispositions. Puisqu’il en était ainsi, il décida qu’il ne toucherait pas sa femme, lui non plus.
— Je ne danse pas, l’informa-t-il sèchement.
Elle plongea la plume dans l’encre, l’essuya sur le bord de l’encrier et en examina la pointe.
— Bien sûr que si ! répliqua-t-elle. C’est moi qui vous ai appris.
Le souvenir de ces leçons s’engouffra dans l’esprit de Nick comme si Emily venait d’ouvrir une porte toute grande, laissant entrer un puissant courant d’air. Soudain, sa réaction lui parut absurde. Le contrat était rangé, en sûreté. Pourquoi faisait-il tant d’histoires à ce sujet ? Etait-ce son passé d’enfant unique qui le rendait si possessif par rapport à ses affaires personnelles ? C’était probable.
Il n’avait jamais aimé partager, se rappela-t-il. Sauf avec Emily. Jadis, il avait souhaité lui donner tout ce qu’elle pouvait désirer — et il le souhaitait toujours. Sapristi ! Elle pouvait bien s’approprier ce secrétaire, ce fauteuil, cet écritoire et même son bureau tout entier, si elle en avait envie.
Un sourire lui échappa avant qu’il n’ait le temps de le retenir. De toute manière, elle ignorait ses réprimandes. Rien ne l’effrayait — ni sa colère, ni ses menaces, ni même le choléra. Devenue femme, Emily Loveyne continuait à aller de l’avant sans se soucier du reste, toujours aussi intrépide, toujours aussi résistante qu’une boule de latex des Indes.
Il l’observa tandis qu’elle rédigeait sa liste d’une écriture fine et inclinée.
— Ce mémoire m’est-il destiné ? demanda-t-il en s’efforçant de paraître plus aimable, moins aigre.
Il n’avait nulle intention de s’excuser, puisqu’il était dans son droit, mais à quoi bon continuer à la rudoyer quand elle n’accordait pas la moindre importance à ses remarques ? Il préférait faire la paix avec elle.
Emily l’étudia brièvement à travers ses longs cils ambrés.
— Oui, répondit-elle. Je dresse une liste de livres à acheter. Des livres de poésie. J’aurai besoin d’en avoir une bonne provision sous la main, à ce qu’il semble. Dites-moi, appréciez-vous Keats ?
Nick grimaça.
— Je trouve ses vers malsains. Sa folie s’y sent trop.
— Fort bien. Je le place en tête.
Elle mit un point final à sa liste, posa sa plume et s’adossa au fauteuil, les mains sur les accoudoirs chantournés. Nicholas ne put s’empêcher d’observer ses doigts qui caressaient distraitement le bois ciré, et son imagination s’enflamma de nouveau. Il retint son souffle.
— Ce caprice est-il terminé ? demanda Emily.
Il écarta les pensées lubriques qui l’assaillaient et lui dédia un sourire forcé.
— Oui. M’accorderez-vous cette danse ?
— Naturellement, répondit-elle en se levant. Et je respecterai vos appartements privés, à l’avenir. Je vous demande pardon de cette intrusion.
Elle n’avait pas l’air de regretter son geste le moins du monde, de fait, mais Nicholas décida malgré tout de se montrer bon prince. Il lui offrit son bras.
— Vous êtes pardonnée. Vous rendez-vous compte ? Nous venons d’avoir notre première dispute conjugale, ajouta-t-il avec un sourire sincère, cette fois.
Sa femme leva les yeux vers lui, l’air peu convaincu.
— La première, vraiment ?
— Alors, disons que ce sera la dernière, suggéra Nick d’un ton emphatique.
Elle se mit à rire.
— Je ne pense pas que ce soit la dernière non plus. J’en mettrais ma main au feu.
Nicholas lui décocha une œillade faussement horrifiée.
— Grands dieux ! Une fille de pasteur qui ose parier sur l’avenir ? C’est la première fois que j’entends une chose pareille.
L’expression d’Emily, partagée entre l’espoir et la crainte, l’émut profondément.
— J’ai pourtant relevé l’un des défis les plus difficiles qui soient pour une femme, non ? rétorqua-t-elle.
Il approuva d’un signe de tête. Elle avait raison. Ce mariage constituait pour eux deux un pari gigantesque.
En l’escortant vers la salle de bal, il songea de nouveau au contrat de fiançailles et à l’épouse que son père lui avait destinée. Sans cette quarantaine qui les avaient contraints à se marier, Emily ne lui aurait peut-être jamais permis de se justifier à ses yeux. Elle aurait continué à le haïr, et, faute de pouvoir la regagner, il se serait probablement résigné à épouser Deirdre. En cet instant, c’est la fille du baron Worthing qui eût été à son bras.
Pouvait-on décemment se réjouir d’une épidémie de choléra ? se demanda-t-il. Il n’en était pas loin.
— Vous ai-je dit que cette couleur vous va à ravir ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
— Non, répondit Emily qui devint rose vif, en dépit de ses efforts visibles pour garder un air détaché.
Elle haussa les épaules.
— Si vous m’aviez fait un tel compliment, de toute manière, je l’aurais mis sur le compte de votre mauvaise conscience.
— Sincèrement, je vous trouve très belle dans cette robe lavande, renchérit Nick.
— Alors je suppose que je dois vous exempter des sonnets de Keats. Pour cette fois ! précisa Emily, l’index levé.
Son mari poussa un soupir théâtral.
— Ouf ! marmonna-t-il. Je l’ai échappé belle.
Elle rit gaiement, ainsi qu’il l’avait escompté. Et il se sentit heureux qu’ils fassent leur entrée de cette façon-là.
L’image qu’ils offraient au pasteur, à Joshua et au restant de l’équipage était celle qu’il brûlait de voir perdurer. Mais il savait bien que ce doux instant de bonheur et d’harmonie serait aussi évanescent qu’une bulle de savon.
Emily commençait seulement à reprendre confiance en lui. Elle s’aventurait à pas prudents, hésitants, vers une camaraderie semblable à celle qu’ils partageaient autrefois. Ils étaient encore très éloignés du point où elle lui rouvrirait son cœur, comme ce jour où il l’avait embrassée.
Tant d’embûches l’attendaient à Londres, qu’elle ne soupçonnait même pas ! pensa-t-il avec appréhension. Elle s’était lancée dans un défi plus périlleux encore qu’elle ne pouvait l’imaginer. Et non seulement elle allait encore se compliquer la tâche, en l’accompagnant si tôt après leur mariage, mais elle allait lui compliquer la sienne, aussi ! Toutefois, en l’obligeant à rester à Bournesea, il aurait détruit les minces avancées qu’il avait obtenues jusqu’ici ; il n’en avait aucune envie.
Dès que Rolly les aperçut, il attaqua une gigue endiablée sur son vieux violon. Alors, Nick enlaça aussitôt la taille de sa femme et l’entraîna sur le parquet ciré, riant de sa surprise et de ses protestations tandis que leurs compagnons l’encourageaient gaiement.
Pour ce soir, décida-t-il, il ne voulait plus songer qu’à serrer sa délicieuse épouse contre lui et à profiter avec elle des plaisirs de la danse. Un homme méritait au moins une soirée de répit, pendant sa lune de miel.
De fait, il aurait eu droit à bien davantage, rectifia-t-il en lui-même. Mais tant que leur mariage ne serait pas plus solidement amarré, il devrait se *******er de ce qu’il avait. Et même si Emily s’était juré de le faire attendre, même si le chemin qui s’ouvrait devant eux ne serait certainement pas jonché de roses, il se sentait soudain plus optimiste qu’il ne l’avait jamais été depuis leurs drôles de noces. Oui, conclut-il. Ils avaient d’excellentes chances de sortir vainqueurs de cette épreuve — à condition de rester unis face aux écueils et au fracas.
— Rolly doit commencer à se fatiguer, observa Emily après plusieurs danses enchaînées coup sur coup. Ne devrais-je pas le remplacer un moment ?
Nicholas l’escorta à contrecœur jusqu’au piano à queue, un vieil instrument monumental qui avait grand besoin d’être accordé. Mais la jeune femme jouait si bien que nul n’aurait songé à se plaindre de quelques fausses notes.
Lorsqu’elle fut assise au clavier, il se pencha vers elle et lui murmura :
— Vous souvenez-vous de Promenade à la roseraie, Emy ?
Comme elle ne répondait pas, il insista :
— Je n’ai plus entendu cet air depuis des siècles. Nous pourrions…
— Non, trancha-t-elle d’un ton sec, plus froide qu’il ne l’avait jamais vue en quinze jours. Je l’ai oublié.
Très droite, elle posa les doigts sur les touches et entama une ballade de marin que Lofton adorait entonner à pleine voix.
Alors Nick, brusquement, se remémora les premières paroles de la chanson qu’il lui avait réclamée, et qu’ils avaient si souvent chantée en chœur par le passé :
« Là où ils se promenaient ensemble autrefois,
Elle était seule avec sa peine.
Les roses étaient toujours là,
Mais son amour s’était enfui.
Oh, la triste folie d’aimer… »
La suite lui échappait, mais il comprit la gravité de son erreur. Il avait seulement voulu ressusciter ces joyeuses après-midi où ils chantaient à tue-tête en se tenant par la main, esquissant des pas de danse à travers la prairie et mimant des scènes ridiculement romantiques pour accompagner cette rengaine de midinette.
De toute évidence, la rengaine en question avait pris un autre sens pour Emily, entre-temps.
Il se promit de lui expliquer son impair le lendemain, en roulant vers Londres. Pour l’heure, elle ne semblait guère disposée à l’entendre et il ne pouvait l’en blâmer.
Un pas en avant, deux pas en arrière, se dit-il avec résignation. Ce mariage était parti pour lui donner du fil à retordre, apparemment.
Quand le matin pointa, si humide et si froid qu’il paraissait s’infiltrer entre les pierres du manoir, Emily se renfonça sous sa courtepointe et souhaita brièvement ne pas avoir à quitter la chaleur de son lit.
Les réminiscences de la soirée précédente lui tirèrent un sourire de *******ement. Nicholas s’était enfin décidé à abandonner cet air revêche qu’il avait ramené d’outremer pour se remontrer sous son jour d’autrefois, charmant et attentionné.
Oh, elle n’ignorait pas qu’il eût préféré la laisser à Bournesea, si elle lui en avait laissé le choix. Mais au moins capitulait-il avec grâce. Faute de mieux, elle devait s’en satisfaire.
Elle comprenait parfaitement qu’il ne soit pas enthousiaste à l’idée de présenter la nouvelle comtesse de Kendale, simple fille de pasteur, à la fine fleur de l’aristocratie anglaise. Elle non plus, ne tressaillait pas d’impatience à cette idée.
Nick était trop charitable pour lui avouer ses craintes, elle le savait, mais elle n’était pas naïve au point de s’enjoliver la réalité. Simplement, il lui avait paru plus habile de relever ce méchant défi dès le départ. Plus ils attendraient, plus la chose deviendrait difficile.
Ils étaient mariés, après tout. Et puisque Nick avait manifesté son intention de résider à Londres plusieurs mois par an, plus vite ces gens admettraient qu’il avait épousé une roturière, mieux ce serait.
Elle rabattit ses draps et se leva pour procéder rapidement à ses ablutions matinales. Aucune tenue de voyage ne figurant parmi les toilettes de lady Elizabeth, elle enfila la robuste robe de basin noir que Joshua avait eu la bonne idée de lui rapporter du presbytère, la veille. De toutes ses possessions, c’était la seule qui serait à peu près à même de subir une journée entière en voiture. Elle ne ferait pas une entrée flamboyante dans la capitale, ainsi vêtue, mais qui la verrait, à part les domestiques de Nick installés dans sa maison de ville ?
Elle rassembla en hâte sa pèlerine, ses gants et son réticule, puis elle s’apprêta à rejoindre Nicholas en bas pour lui annoncer qu’elle était prête.
Au moment de quitter la chambre de la comtesse, toutefois, elle se retourna un instant sur le seuil.
— Si seulement vous pouviez m’accompagner, milady ! murmura-t-elle.
Puis elle sourit, se moquant d’elle-même et de ses appréhensions ridicules. Elle était lady à son tour, maintenant. Et comtesse. Elle ne devait plus l’oublier une seule seconde.
— Bonjour.
Occupé à surveiller le chargement de leurs malles sur le toit de la berline, Nick la salua d’un bref signe de tête.
Emily adressa un petit signe de main à Wrecker, en train d’arrimer les bagages. Le jeune Sam Herring, promu cocher, était déjà installé sur son siège et s’efforçait de calmer les deux chevaux attelés à la voiture. Puis un autre homme arriva, tenant par la bride une jument sellée.
— Allez-vous faire le voyage à cheval ? demanda Emily à son mari.
Il fronça les sourcils.
— Cette bête sera attachée derrière la voiture. Wrecker et moi la monterons tour à tour sur certaines portions du trajet. Il y a des endroits où il vaut mieux prévoir une escorte extérieure.
Emily n’eut pas besoin de l’interroger davantage. Elle avait lu des récits de voyages et n’en ignorait pas les dangers. Avec le sous-emploi qui affligeait le pays, nombreux étaient les indigents qui devaient recourir au vol pour survivre. Les coches transportant des gens riches étaient des cibles de choix pour les bandits de grand chemin.
Les deux chevaux de l’attelage secouaient leurs traits, visiblement peu enclins à se mettre en route par cette matinée de brouillard. En elle-même, la jeune femme admit qu’elle les comprenait tout à fait. Seule sa fierté l’incitait à faire bonne figure dans ce temps gris et mouillé.
Nick ouvrit la portière de la berline et l’aida à monter, avant de la suivre dans l’habitacle.
— Vous êtes toujours certaine de vouloir partir ?
Elle sourit avec assurance en arrangeant ses jupes, son réticule posé près d’elle sur la banquette.
— Bien sûr ! affirma-t-elle brillamment. Je ne manquerais ce départ pour rien au monde.
La voiture vibra et grinça sous le poids de Wrecker, qui vérifiait une dernière fois leur chargement.
— Tout est paré, patron ! cria-t-il d’en haut.
— Alors partons, déclara Nicholas.
Il frappa la paroi de sa canne à pommeau d’argent pour donner le signal à Sam. Tandis que le lourd véhicule franchissait les grilles en cahotant, Emily se cramponna des deux mains au bord du siège.
— Je n’ai pas grande expérience de ce genre de voiture, dit-elle, un sourire crispé sur les lèvres.
De fait, elle n’était jamais montée que dans la charrette à un cheval de son père. Et le cuir lustré de la banquette était si lisse qu’elle s’attendait à en glisser à la première secousse.
— Celle-ci est superbe, ajouta-t-elle en observant l’intérieur tendu de soie et les lanternes installées de chaque côté.
— Cette berline est ancienne et assez mal suspendue, commenta Nick avec une moue de mépris. Mon père aurait dû la changer depuis longtemps.
Il cala sa sacoche dans un coin du siège, puis se débarrassa de sa cape d’un coup d’épaule et ôta lentement ses gants, tirant un doigt après l’autre. Après quoi il défit les boutons de sa redingote et haussa un sourcil.
— Cela vous ennuierait-il que je m’installe près de vous, afin que nous soyons tous les deux dans le sens de la marche ?
Vu l’ampleur de ses jupons, ils ne tiendraient jamais côte à côte, pensa la jeune femme.
— Nous pouvons changer de place, si vous voulez.
— Non. Le trajet risque d’être cahoteux, rouler à l’envers pourrait vous incommoder.
— Craignez-vous les nausées ? s’enquit Emily, inquiète.
Il secoua la tête, tandis qu’il l’aidait à rassembler autour d’elle les volumineuses étoffes.
— Cela ne m’est jamais arrivé jusqu’ici, mais mieux vaut se montrer prévoyant, ne pensez-vous pas ?
D’un mouvement souple et gracieux, en dépit de sa haute taille, il se leva et la rejoignit.
Voilà. C’est beaucoup mieux ainsi.
Il passa un bras sur le haut du dossier et appuya l’autre dans l’embrasure de la fenêtre, afin de pouvoir se retenir.
Emily se tortilla, cherchant à se mettre à son aise. Elle se sentait quelque peu chamboulée, avec Nicholas si proche d’elle. Le parfum épicé de son eau de Cologne l’enveloppait, fort agréable, mêlé à l’odeur subtile de sa peau. Du coup, son cœur battait trop vite à son gré et elle ne parvenait pas à rassembler ses esprits.
— Détendez-vous, conseilla-t-il. Vous n’allez tout de même pas voyager jusqu’à Londres perchée au bord de cette banquette.
— Non, bien sûr, répondit-elle avec un petit rire nerveux.
Où devait-elle poser les mains ? La droite était coincée entre sa robe et la cuisse de Nick. Malgré ses gants et les couches de tissu qui les séparaient, elle percevait la dureté de ses muscles. Quant à la gauche, elle avait perdu son point d’appui et restait crispée dans son giron, inutile.
— Appuyez-vous au dossier, insista Nick alors que la berline tanguait d’un côté à l’autre. Vous vous sentirez plus en sécurité calée contre moi.
Emily en doutait grandement. Sa tête tournait déjà, et ce n’était pas dû qu’aux mouvements de la voiture. Elle obéit néanmoins et se nicha dans le creux qu’il lui avait ménagé, avec l’impression d’être terriblement audacieuse.
Son voisin avait calé ses bottes contre la base du siège opposé. Elle décida de se montrer plus aventureuse encore et posa la semelle de ses bottines sur le bord de ladite banquette.
— Oui, je me sens mieux, accorda-t-elle — tout en se demandant comment elle allait conserver cette position durant la majeure partie de la journée.
— Nous ferons une halte à Browley pour y prendre notre lunch et nous reposer un peu, l’informa Nick. L’auberge était réputée pour la qualité de ses repas, autrefois ; j’espère que cela n’a pas changé.
— Je ne puis vous le dire, répondit distraitement Emily.
Elle n’avait jamais parcouru plus de dix lieues hors de Bournesea. Cette aventure commençait à l’effrayer légèrement ; elle redoutait l’inconnu et craignait de ne pas être à la hauteur de ce qui l’attendait.
De son pouce, elle frotta son alliance à travers son gant et pensa à lady Elizabeth qui l’avait portée avant elle. A son insu, elle s’était mise à considérer cette bague comme une sorte de talisman ; ce contact la rassura et lui rendit le courage dont elle avait besoin pour affronter l’avenir.
Une lieue plus loin environ, ils atteignirent la grand-route. Ou le sol était moins accidenté, ou elle s’était déjà habituée aux mouvements de la berline et à la proximité de Nick, pensa-t-elle. Elle s’abandonna à ce bercement régulier, à peine dérangée par le grincement des ressorts et le claquement des sabots sur la chaussée boueuse.
— Vous voyez ? dit Nick d’une voix souriante. Ce n’est pas si désagréable.
Elle se tourna vers lui. Il entourait ses épaules de son bras musclé. Elle sentait contre elle la chaleur de son corps. Quant à son visage, il n’était qu’à quelques pouces du sien. Elle effleura sa bouche du regard, avant de remonter lentement jusqu’à ses yeux. L’intense désir qui les habitait l’effraya presque.
Elle déglutit avec peine et se taxa de stupidité. Cet homme était Nick, son ami de toujours, qui l’avait enlacée tout aussi étroitement la veille en dansant. Avait-elle eu peur, alors ?
Et leurs lèvres avaient été bien plus proches encore, un certain jour. Le souvenir de leur baiser passionné imprégna ses pensées au point que Nick dut le sentir : il se pencha sur elle et pressa sa bouche sur la sienne.
La berline tressauta, les séparant. Mais au lieu de s’écarter, Nick saisit son visage dans sa main et reprit ses lèvres. La tête d’Emily se vida instantanément. Elle s’abandonna à cette étreinte soudaine, le corps tremblant d’impatience et d’émotion tandis que Nick l’attirait à lui et pressait sa poitrine contre le devant de son habit.
De sa main libre, elle se fraya un passage entre eux afin d’écarter les pans de sa redingote. Ce faisant, elle maudit la raideur de son gilet de brocart ainsi que son propre corset, dont les baleines lui entraient dans les côtes dans cette position malcommode.
Nick semait des baisers brûlants sur sa joue, sur sa tempe, sur son oreille, au-dessous du simple bonnet de drap noir qu’elle portait à l’office le dimanche pour couvrir ses boucles. Elle gémit sourdement, sans se rendre compte qu’elle encourageait son mari par cette réaction.
— Emily, chuchota-t-il d’une voix fervente entre deux caresses.
Il la taquinait de sa langue, de son souffle. N’y tenant plus, Emily tourna la tête et lui offrit ses lèvres, quêtant ce dont elle avait rêvé pendant sept longues années.
La main de Nick glissa de sa joue vers son cou, effleura son épaule, se posa sur un sein. La façon dont Emily retint son souffle ne fit qu’attiser leur passion. Le baiser de Nick devint plus pressant, plus farouche, son emprise sur elle s’accroissait tandis qu’elle lui répondait avec autant de fièvre.
Elle aimait les sons rauques qui sortaient de sa gorge, car elle savait que c’était son désir pour elle qui les provoquait. La faculté qu’elle possédait d’émouvoir cet homme l’enivrait d’un sentiment de pouvoir inconnu d’elle. Elle ne pouvait y résister. Elle coula une main sous le gilet de Nick et promena ses doigts sur la batiste de sa chemise, savourant les muscles qui recouvraient son cœur furieux.
Il l’embrassait toujours, sans répit, la rendait folle par ses caresses. Ses doigts couraient sur son corps, en réclamaient la propriété sans marquer la moindre hésitation pour la ménager, comme au temps de leur jeunesse.
Soudain, elle sentit le contact de l’air frais sur ses mollets. La main de Nick repoussait sa robe et ses jupons, remontait lentement vers les jarretières qui maintenaient ses bas de soie, les dépassait, cherchait la lisière de son pantalon de linon… Lorsqu’elle sentit sa peau effleurer sa chair nue, Emily sursauta.
— Nicky…, souffla-t-elle contre ses lèvres.
Brusquement, il se ressaisit et rabattit ses jupons sur ses jambes.
— J’ai perdu le sens, maugréa-t-il d’une voix enrouée. Nous ne pouvons faire une chose pareille ici.
— Pour… pourquoi ? balbutia Emily sans pouvoir se retenir.
Elle le savait aussi bien que lui ! Il n’avait pas à lui dire que ce genre de comportement était affreusement inconvenant.
— Vous avez raison, se reprit-elle en hâte.
Elle le repoussa et s’écarta, éprouvant le besoin de réfléchir. Nick laissa échapper un petit rire dont la dérision correspondait tout à fait à ce qu’elle ressentait. Brièvement, il la ramena contre lui pour l’étreindre avec ardeur, puis il la relâcha.
— Pardonnez-moi, Emily. Mes gestes ont dépassé mes intentions.
Il empoigna sa canne et tapa contre la cloison, pour ordonner au cocher de s’arrêter. La berline ralentit et s’immobilisa dans un soubresaut.
— Il vaut mieux que je chevauche un moment dehors, déclara-t-il en lui jetant un regard ombré de remords.
Elle ne dit rien. Qu’y avait-il à répondre ? Gênée, elle esquiva son regard. Les mains tremblantes, elle rajusta son bonnet et en renoua les brides sous son menton.
Lorsqu’elle eut terminé, Nick était descendu et avait refermé la portière. Sans un mot de plus, sans lui dire qu’ils se retrouveraient plus tard à l’auberge. Il l’avait laissée, tout simplement.
Elle jeta un coup d’œil à l’extérieur et le vit contourner la voiture par l’arrière, sans doute pour détacher la jument. L’habitacle semblait soudain trop grand, sans lui. Froid et inconfortable à l’extrême.
S’avisant qu’il avait oublié sa cape, elle l’attrapa pour la lui tendre par la fenêtre. Mais à cet instant Sam fit claquer ses rênes et cria :
— Hue ! En avant !
Trop tard, se dit Emily. Ils étaient repartis.
L’auberge devait être à des heures de là. Elle se pelotonna dans un coin, recouverte de la cape de Nick, enfouit son visage dans les replis douillets de l’étoffe et ferma les paupières. La troublante odeur de son mari dans les narines, elle décida de dormir pour passer le temps.
Emily fut réveillée par un choc terrible qui la propulsa hors de la banquette et la fit choir sur le plancher. Les chevaux hennissaient. La berline se balançait d’un côté, de l’autre, penchant dangereusement à chaque embardée. Elle chercha à se rattraper à quelque chose pour éviter d’être ballottée en tout sens, mais ne trouva rien.
Sam Herring criait d’une voix suraiguë, mais elle ne comprenait pas ce qu’il disait. Elle n’entendait que sa terreur.
— Nick ! hurla-t-elle, aussi secouée qu’un haricot dans un bocal.
Puis elle serra les lèvres et retint son souffle, trop terrifiée pour crier de nouveau.
La berline se renversa sur le flanc, se retourna, passa sur l’autre flanc, se remit d’aplomb et roula encore. Projetée dans toutes les directions, Emily ne savait plus à quel saint se vouer. Enfin, l’attelage s’immobilisa. Sur le côté.
— Miséricorde ! s’exclama-t-elle, n’osant pas bouger.
Puis elle retint un hurlement étranglé. Les yeux écarquillés, elle regarda autour d’elle, ne distinguant pratiquement rien dans la lumière grisâtre. Les deux vitres s’étaient brisées, mais une seule ouvrait sur l’extérieur. Tournée vers le ciel, elle ne laissait voir que du brouillard.
— Nicky ? cria-t-elle.
Après quoi elle fondit en larmes. Secouée par de violents sanglots, elle pleurait à corps perdu. Enfin, elle s’essuya les yeux de sa manche et s’efforça de reprendre le contrôle d’elle-même.
En frissonnant, elle bougea avec précaution et tenta de se relever, mais elle retomba. Du verre brisé craqua sous elle, la berline se balança.
Nick allait la sortir de là, se répétait-elle en espérant le faire apparaître. Il allait la sortir de là.
— Nick ? Wrecker ? Sam ? appela-t-elle le plus fort qu’elle put.
Rien. Au-dessus d’elle, la fenêtre béante ne montrait ni mari, ni cocher, ni loup de mer transformé en valet. Seul le brouillard pénétrait dans l’habitacle, ses volutes humides achevant de glacer son visage trempé par des larmes de terreur. Les trois hommes étaient-ils blessés ?
Non, réfléchit-elle. Nick les suivait à cheval. Mais il avait pu démonter pendant qu’elle dormait, pensa-t-elle, et rejoindre les deux autres sur le banc. Elle pria le ciel qu’il n’ait pas eu cette idée.
Pour l’heure, en tout cas, elle était seule. Et elle devait sortir de cette cage capitonnée de cuir et de soie.
Elle renifla, inspira à fond plusieurs fois et essaya encore de se remettre debout. La voiture s’agita et chavira dangereusement.
Les genoux d’Emily chancelèrent. Bonté divine ! Qu’allait-elle devenir si cette maudite berline se remettait à tourner ?
chapitre 9
Emily resta immobile un bon moment, terrifiée à l’idée qu’une autre culbute du véhicule l’envoie à la mort.
Elle passa une main tremblante sur son front et tressaillit. Elle saignait. Ne sachant où trouver son réticule pour y prendre un mouchoir, elle essuya le filet de sang du revers de son gant. La coupure qui marquait la base de ses cheveux avait dû être causée par un éclat de verre, quand les vitres s’étaient brisées.
Prudemment, elle vérifia si elle souffrait d’autres blessures. Ses contusions commençaient à se faire sentir, mais elle n’avait rien de cassé, apparemment.
Elle attendit encore, longtemps, que quelqu’un vienne s’informer de son sort. Sa main ayant rencontré son réticule par hasard, elle en tira un petit carré de linon bordé de dentelle et se tamponna le front. Le saignement s’était arrêté, constata-t-elle. Au moins une bonne chose.
Son mouchoir rangé, elle enroula la bride du petit sac autour de son poignet afin de ne plus le perdre. Puis elle aperçut la valise en cuir de Nick, la ramassa et la garda dans ses bras, le menton appuyé dessus. Il en aurait besoin à Londres, se dit-elle. Si jamais ils y arrivaient.
A quelle distance se trouvaient-ils de Bournesea ? Trop loin pour aller chercher du secours à pied, c’était certain. Quant à l’auberge dont Nick avait parlé, elle devait être assez éloignée aussi. Ils devaient s’y arrêter pour le lunch et la matinée ne tirait pas encore à sa fin — à ce qu’elle supposait. Etait-il plus tard qu’elle ne le pensait ? Elle essaya de lire l’heure sur la petite montre accrochée à son revers, mais elle n’y parvint pas ; il faisait trop sombre.
Elle soupira, excédée, recommença et décida de reprendre ses appels.
— Nicholas ? Wrecker ? Sam ? cria-t-elle de toutes ses forces. M’entendez-vous ?
Dans le silence qui suivit, elle crut percevoir un bruit de broussailles.
— Emily !
C’était Nick !
— Ici ! s’écria-t-elle.
Tout de suite après, le contour de sa tête et de ses épaules se découpa sur le carré de ciel, au-dessus d’elle.
— Etes-vous blessée ? s’enquit-il d’une voix essoufflée, comme s’il avait couru.
— Une égratignure et quelques bosses, pas plus. Et vous ? Etes-vous sain et sauf ? Que sont devenus Wrecker et Sam ? Ils ont dû être éjectés du banc quand la berline s’est retournée. Pourvu qu’ils ne soient pas coincés dessous !
— Je ne les ai pas encore retrouvés, je voulais d’abord arriver jusqu’à vous. Maudit soit ce brouillard ! On n’y voit pas à trois pieds.
— Sortez-moi de là ! implora Emily.
— Je vais le faire, mais écoutez-moi avec attention, Emy. Et ne paniquez pas. La voiture est perchée au bord d’un ravin. Vous devez vous redresser très lentement, sans geste brusque. Allez-y !
La jeune femme obéit, terrorisée. Pouce par pouce, elle ramena ses pieds sous elle de façon à s’accroupir. Puis elle se mit debout avec précaution.
Nick laissa échapper le souffle qu’il retenait. Puis il inspira de nouveau, crispé.
— Maintenant, attrapez mon poignet à deux mains. Au moindre mouvement de la berline, figez-vous aussitôt. D’accord ?
Emily acquiesça nerveusement.
— Oui, affirma-t-elle. Je vais le faire. Je vais y arriver.
Entendre Nick décider pour elle et n’avoir qu’à suivre ses instructions la rassurait. Une première, pour quelqu’un qui détestait être commandé.
— En êtes-vous certaine ? demanda-t-il. Je descendrai vous chercher et je vous hisserai jusqu’à l’ouverture, s’il le faut, mais la manœuvre craint d’être risquée. Nous sommes en équilibre instable, mieux vaudrait que je vous sorte de cette façon. N’avez-vous pas trop peur ?
— Bien sûr que non ! assura la jeune femme en lui décochant un regard noir.
Même si elle était morte de frayeur, en réalité, elle n’allait sûrement pas l’avouer.
Très prudemment, elle se haussa de son mieux sur la pointe des pieds — en s’efforçant d’ignorer ses douleurs et les courbatures qui raidissaient ses membres. Sa tête était très loin encore de la fenêtre.
— Je suis trop petite ! maugréa-t-elle.
Nick le confirma d’un grognement, puis il se racla la gorge.
— Nous arrivons à la partie délicate, Emy. Surtout, ne vous débattez pas et n’essayez pas de m’aider. Laissez-vous faire, tout simplement.
Le visage levé vers lui, elle tenta de déchiffrer son expression pour voir s’il était aussi inquiet qu’elle. Elle ne put y parvenir et céda à l’affolement.
— Nous risquons de tomber dans ce ravin comme des cailloux au fond d’un puits !
— Inutile d’imaginer le pire. Suivez mes conseils, rien de plus.
La gorge nouée, Emily déglutit péniblement. Puis elle lui tendit sa sacoche.
— Vous voulez la récupérer, je suppose ?
Nick se pencha, attrapa la valise et la posa près de lui.
— Merci, mais ne vous occupez pas du reste. Il s’agit seulement de vous tirer de là, pour l’instant.
Elle leva les bras, noua ses deux mains autour de son poignet et il commença à tirer. Bientôt, elle sentit ses pieds quitter le sol. Nick haletait sous l’effort — à moins que cette respiration saccadée ne soit la sienne, pensa-t-elle vaguement.
Elle sentit qu’il s’accroupissait pour pouvoir la soulever jusqu’à l’ouverture. Au moment où le haut de son corps franchissait le cadre, sa robe s’accrocha à des fragments de verre et la retint. Comme elle cherchait à se dégager, la berline oscilla dangereusement.
— Ne vous débattez pas ! commanda Nick. Vous êtes presque arrivée. Penchez-vous en avant et prenez appui sur la portière. Je vais vous libérer.
De son autre main, il commença par remonter la masse de sa jupe et des jupons jusqu’à sa taille, les tirant à l’extérieur. La moitié inférieure d’Emily pendait dans le vide, uniquement couverte de son pantalon, de ses bas et de ses bottines. Puis Nick glissa ses doigts gantés sous son estomac et brisa les échardes à laquelle sa robe était accrochée. Les bouts de verre tombèrent dans l’habitacle avec un cliquetis.
— Ne bougez surtout pas, répéta Nick d’un ton crispé. Maintenant, je vais me relever et achever de vous tirer dehors. Il faudra faire vite. Si la voiture cède, sautez par là et cramponnez-vous à tout ce que vous trouverez, indiqua-t-il en jetant sa valise sur le côté. J’essaierai d’amortir votre chute. Prête ?
Emily acquiesça d’un petit son étranglé. Nick se redressa, la saisit sous les bras et la tira vivement en arrière. Elle était libérée, mais cette secousse s’accompagna d’un véritable cataclysme, comme si la terre se fendait sous leurs pieds.
Emily hurla. A l’instant où ils roulaient ensemble sur la pente, la berline bascula dans le vide et sombra vers le fond du ravin, où s’elle s’écrasa dans un bruit de tonnerre.
La jeune femme tremblait de tous ses membres. Peu après, elle s’avisa qu’un de ses bras était noué autour du cou de Nick, et que l’autre agrippait le tronc d’un arbre à moitié déraciné. Elle inspira à fond et tourna la tête pour voir où ils étaient. Son sang se figea dans ses veines : elle avait de nouveau les pieds dans le vide, ou presque. Ils étaient à deux doigts de glisser eux-mêmes dans le précipice.
— Tenez bon, lui ordonna son mari d’une voix rauque. Dès que j’aurai repris mon souffle, nous allons remonter.
Il enlaça fermement sa taille d’un bras. A demi-morte d’épouvante, Emily enfouit le visage dans son écharpe et implora le ciel de les sauver. « Faites que cet arbre tienne, mon Dieu ! » gémit-elle intérieurement.
Nick eut tôt fait de recouvrer ses forces. Il obligea Emily à lâcher le petit pin et se hissa à reculons le long du versant, lentement, entraînant sa femme avec lui. Au bout de quelques minutes, enfin, il se redressa et s’assit, calé contre une grosse pierre. Puis il aida Emily à se redresser à son tour.
— Ouf ! soupira-t-il. Nous sommes sauvés. Voyons ces blessures, maintenant.
Il se pencha sur elle et repoussa les boucles qui tombaient sur son front. Sa main tremblait. Tout à coup, il crispa les paupières et plaqua la jeune femme contre lui, si fort qu’elle pouvait à peine respirer.
— Ce n’est rien ! protesta-t-elle. Juste une écorchure. Je n’ai rien de cassé.
— Je sais, murmura Nick sans desserrer son étreinte. Le ciel soit loué !
Un long moment encore, il la pressa contre lui à la briser. Emily souriait. Elle était si heureuse de se retrouver vivante dans ses bras ! Peu lui importait la façon dont elle était arrivée là.
Enfin, son mari la relâcha.
— Il faut chercher les hommes, dit-il en levant les yeux vers la pente qui les surplombait. Vous sentez-vous la force d’effectuer cette ascension ?
Elle hocha la tête et se remit debout avec précaution, pour ne pas risquer de retourner d’où elle venait.
— Merci, déclara-t-elle sincèrement. Vous m’avez sauvé la vie. Sans vous, je serais morte à coup sûr.
— N’y pensez pas et concentrez-vous sur la suite, répondit Nick.
Il redescendit chercher sa sacoche, remonta et prit sa femme par la main.
— Venez. Nous devons faire vite.
Par bonheur, le brouillard s’était levé. A mi-pente, ils découvrirent Wrecker allongé à plat ventre sur le sol, inconscient. Nick s’agenouilla près de lui, le retourna et l’examina.
— Il a juste été assommé, je crois.
Il frappa et frictionna le visage du marin en l’appelant par son nom. Au bout d’un moment, le colosse ouvrit les yeux et plissa les paupières.
— Qu’est-il arrivé ?
Puis il se passa une main dans les cheveux et retint son souffle.
— Sacré bon sang ! Nous avons versé ! grommela-t-il.
Il tourna un regard inquiet vers Emily et soupira, soulagé. Elle lui tapota l’épaule.
— Etes-vous blessé ?
Wrecker étira ses jambes, ses bras et se redressa sur son séant.
— Pas de mal. Un peu sonné, mais ça ira.
— Pouvez-vous vous lever ? demanda Nick en lui tendant la main.
Le marin se mit debout avec force grognements, puis brossa la boue et les feuilles mortes qui maculaient son beau costume de drap noir.
— Avez-vous vu ce qui est arrivé à Herring ? s’enquit le comte. Je chevauchais en arrière de la voiture, le déroulement de l’accident m’a échappé.
— Sam s’est carrément envolé par-devant quand les roues ont cogné je ne sais quoi sur la route, répondit Wrecker. Il n’a pas eu le temps de lâcher les rênes. Les traits de l’attelage se sont brisés net et les chevaux ont filé avec, le tirant derrière eux.
Il hocha la tête, lugubre.
— Pauvre bougre. Y’a fort à parier qu’il aura été traîné un moment, avant de pouvoir se dégager. S’il a réussi à se dégager…
Nick avait déjà tourné les talons pour reprendre son ascension.
— Occupez-vous de lady Emily, ordonna-t-il. Je vais retrouver Sam et les chevaux.
Soyez prudent ! cria la jeune femme derrière lui.
Elle s’empara de la sacoche, releva l’ourlet de sa robe et se remit à grimper parmi les ronces et les fourrés. Wrecker la suivait en soufflant comme un phoque.
Lorsqu’ils atteignirent enfin la route, Nick avait disparu et personne d’autre n’était en vue.
— Regardez-moi ça ! bougonna le marin en désignant un tronc d’arbre tombé en travers de la route. C’est là-dedans qu’on a cogné. Mais quand on est arrivés dessus, la voiture valdinguait déjà. Quelque chose avait effrayé les chevaux juste avant ce tournant, là-bas, et ils s’étaient emballés. Un lapin qui a déboulé sous leurs sabots, je parie.
Emily s’avança pour examiner l’obstacle. Les branches et le feuillage de l’arbre se trouvaient hors de la chaussée, dans le fossé. Quant à la base du tronc, située de l’autre côté, elle était curieusement éloignée de la souche fracturée. Cet arbre n’était pas tombé naturellement, se dit-elle. Quelqu’un l’avait traîné sur la route.
De fait, lorsqu’elle se pencha pour observer l’écorce, elle y décela aussitôt les marques d’une hache.
Le cœur battant, elle releva les yeux vers son compagnon et comprit qu’il avait tiré les mêmes conclusions qu’elle. Il était déjà en train de scruter les alentours, un pistolet à la main.
— Des bandits ? demanda-t-elle à mi-voix.
Wrecker haussa ses robustes épaules et la prit par le bras.
— Rapprochons-nous de ce rocher, m’ame. Au moins, notre dos sera protégé.
Emily obéit sans protester. Des frissons glacés la parcouraient à l’idée que les malfaiteurs se trouvaient peut-être à proximité. Des monstres sanguinaires, qui n’avaient pas hésité à provoquer un accident pour s’emparer de leurs biens ! Mais comment allaient-ils récupérer leur butin, à présent ? Ce plan semblait insensé.
— Pourquoi ne nous ont-ils pas simplement arrêtés, comme les voleurs de grand chemin le font d’habitude ? demanda-t-elle au marin.
Il grogna.
— J’en sais fichtre rien. Et j’espère qu’ils n’auront pas l’occasion de nous l’expliquer.
Les espoirs de Wrecker ne furent pas déçus. Nul ne se montra, au vif soulagement d’Emily. Au bout d’une demi-heure de calme plat, cependant, un tintement de harnais et un bruit de sabots leur fit tourner la tête dans la direction de Londres. De concert, ils poussèrent un énorme soupir.
C’était Nick qui revenait, monté sur sa jument. Il tenait l’un des deux chevaux d’attelage par la bride, tandis que Sam chevauchait l’autre à cru.
La première chose que Nick remarqua, ce fut l’arme que Wrecker tenait à la main. Son nouveau valet et Emily étaient adossés à un rocher, prêts à repousser une attaque. Dès qu’il mit pied à terre, Wrecker vint le rejoindre.
— C’était pas un accident, patron. Pardon, milord.
Il désigna au comte la base du tronc d’arbre.
— Sapristi ! gronda Nick, se maudissant de ne pas avoir envisagé cette possibilité avant de se lancer à la recherche de Sam.
Tout de suite, il parcourut du regard le sous-bois qui les entourait. Trop clairsemé pour que des bandits puissent s’y cacher, conclut-il. Même les crêtes de rocher émergeant çà et là n’étaient pas assez hautes pour dissimuler un cheval. Curieux endroit pour préparer une embuscade, une fois le brouillard levé.
— Apparemment, ces brigands ont décidé de ne pas insister, maugréa-t-il. Mais restez sur vos gardes, on ne sait jamais.
Il marcha jusqu’à Emily, entoura ses épaules d’un bras et la ramena vers les chevaux. Elle devait être terrifiée, mais elle ne disait rien. A sa place, pensa-t-il, toutes les autres femmes qu’il connaissait auraient déjà cédé à l’hystérie.
— Nous allons chevaucher jusqu’à l’auberge où vous pourrez vous reposer, dit-il gentiment. Je louerai les services de quelques hommes et je reviendrai ici avec eux pour tenter de récupérer une partie de nos affaires, s’il est possible d’atteindre l’épave de la berline.
Elle leva vers lui des yeux élargis par la peur ; ses lèvres tremblaient.
— Quelqu’un a tenté de nous tuer, murmura-t-elle dans un souffle.
Nick sourit, secoua la tête et la pressa plus étroitement contre lui.
— Mais non. Ce tronc jeté en travers de la route était seulement destiné à nous arrêter, et c’est ce qu’il aurait fait, si quelque chose n’avait pas effrayé les chevaux juste avant. Ces voleurs nous auraient réclamé notre argent, sans plus. La preuve, c’est que cet accident inattendu les a fait fuir.
Il espéra qu’elle le croirait. L’explication sonnait juste, même si elle était fausse.
De fait, Nicholas était convaincu que l’on avait bien attenté à leur vie. Les chevaux avaient été délibérément emballés avant le virage, de manière à déséquilibrer la berline lorsqu’elle heurterait l’obstacle placé un peu plus loin. Si elle s’était retournée cul par-dessus tête sur la surface dure de la route, elle se serait fracassée et ses occupants auraient été tués net. Par chance, elle avait versé sur le côté. Mais là encore, s’il avait été à l’intérieur avec Emily, ils n’auraient jamais pu en sortir vivants sans provoquer la chute de la voiture.
Aucun bandit de grand chemin n’aurait projeté une attaque dans un endroit à découvert, alors qu’il existait un peu plus loin des sites convenant beaucoup mieux à ce genre d’opération. En revanche, cette portion de route sinueuse était parfaite pour dissimuler un obstacle destiné à provoquer un accident fatal.
Cette affaire lui déplaisait grandement. Il détestait avoir à penser qu’une ou des personnes déterminées à le supprimer avaient pu le suivre jusqu’ici depuis Gujarat — à moins qu’elles n’aient des agents en Angleterre. Le commerce international était devenu un vrai coupe-gorge, ces derniers temps, surtout pour ceux qui s’occupaient en arrière-plan des questions politiques liées à ce genre de tractations.
En quittant les Indes, il avait démissionné de ses fonctions d’envoyé « très spécial », chargé de glaner pour le gouvernement anglais des renseignements sur la situation politique des pays qu’il visitait. Apparemment, son ou ses ennemis ne l’avaient pas su ; ou alors, ils tenaient malgré tout à lui faire payer ses indiscrétions passées.
De fait, ses activités s’apparentaient de fort près à de l’espionnage. Il avait mis sur pied un réseau d’informateurs locaux qui devaient le renseigner sur les troubles susceptibles d’influencer les échanges marchands. Et avant son départ, il avait assuré sa succession afin que lesdites informations continuent à parvenir aux ministres concernés.
Mais cette tentative d’assassinat pouvait également provenir d’un simple concurrent commercial. Il pensait en particulier à Julius Munford, premier suspect dans les deux attentats qui avaient failli lui coûter la vie aux Indes. Il aurait tôt fait de savoir si Munford était rentré en Angleterre, lui aussi.
Quoi qu’il en soit, il devait éclaircir cette affaire au plus vite afin de prendre les mesures de sûreté qui s’imposaient.
Dans un premier temps, il avait regretté plus vivement encore de n’avoir pas su convaincre Emily de rester à Bournesea. Maintenant, il se disait qu’elle courrait peut-être moins de risques avec lui. Si elle était restée seule là-bas, avec très peu de protection et aucune conscience du danger qui la menaçait, un enlèvement n’aurait pas été à écarter. Et une telle hypothèse lui était insupportable.
Les hommes sur lesquels il pouvait compter en Angleterre étaient rares. Hormis ceux qui s’apprêtaient à rembarquer, il y avait ses deux compagnons de voyage et ceux qui l’attendaient à Londres.
Ce qui confirmait qu’Emily serait mieux protégée en étant à son côté, malgré ce qui venait de se passer. Mais à présent qu’il était averti, il allait veiller au grain.
L’auberge se révéla plus accueillante qu’Emily ne s’y attendait. L’extérieur était charmant, avec ses murs blanchis à la chaux et ses colombages, et l’intérieur tout aussi agréable. Quant à l’aubergiste, il les reçut avec une amabilité un tantinet obséquieuse mais se montra efficace.
Il les conduisit à l’étage en multipliant les excuses pour la modestie de leurs accommodations et leur promit que le dîner rachèterait largement ce manque de confort. Sa femme était d’origine française, précisa-t-il, ce qui semblait assurer à ses yeux la meilleure cuisine possible.
Emily n’aurait su dire si Nicholas était satisfait ou non. Il semblait préoccupé par le sauvetage de leurs affaires.
Dès qu’ils pénétrèrent dans leur chambre, il congédia l’aubergiste et s’adressa à elle :
— Veuillez rester ici jusqu’à mon retour, Emy. Wrecker sera dans la salle commune avec Herring. Fermez cette porte à clé et n’ouvrez à personne avant que je ne rentre.
Sur le point de ressortir, il précisa encore :
— En outre, assurez-vous qu’il s’agit bien de moi avant d’ouvrir. Une auberge n’est pas un endroit très sûr pour une femme seule, Sam est blessé et Wrecker est loin d’avoir retrouvé toute sa vivacité. Vous pourriez être ennuyée, si vous aviez besoin d’aide.
Oui, sir. Bien, sir, répondit vertement Emily.
Les grands airs de son mari l’irritaient. Il n’était pas le seul à avoir les nerfs ébranlés par cette mésaventure, après tout !
Une main sur le chambranle de la porte, l’autre sur la hanche, Nick lui décocha alors un sourire inattendu.
— Souhaiteriez-vous postuler aux fonctions de premier matelot ?
— Simple compagnon me suffira, milord.
Il se mit à rire.
— Dans ce cas, vous êtes déjà engagée. A plus tard.
— Soyez prudent, Nick, et de grâce revenez vite !
Il acquiesça d’un signe de tête. Emily aurait tant aimé qu’il reste un peu avec elle, pour discuter de tout ce qui leur était arrivé ! Mais il s’en alla, et, la porte refermée, elle tourna docilement la clé dans la serrure.
Il ne lui avait pas tout dit à propos de cette attaque, elle en était certaine. Si seulement il cessait de lui dissimuler ses soucis pour ne pas l’inquiéter, et lui exposait simplement de quoi il retournait !
Elle souhaitait aussi qu’ils reviennent sur ce qui avait failli se produire entre eux avant l’accident. Bien qu’elle n’ait pas prévu de céder si vite à son mari, elle devait reconnaître qu’il avait su se montrer fort convaincant.
De fait, ils s’accordaient si bien depuis quelque temps qu’elle se sentait presque prête à franchir la dernière étape pour consolider leur mariage. Plus que prête, même. Et Nick semblait partager cette position. Se remémorer ses caresses et ses baisers l’emplissait d’impatience et d’excitation.
— Commençons par le commencement, marmonna-t-elle en s’asseyant sur le lit pour ôter ses bottines couvertes de boue.
Elle voulait les nettoyer pour être présentable quand Nick rentrerait, et se nettoyer aussi. Malheureusement, il n’y avait pas de linges propres près de la cuvette et du pichet d’eau claire. Et son minuscule mouchoir, déjà taché de sang, ne suffirait certainement pas. Peut-être Nick avait-il emporté des mouchoirs de rechange dans sa sacoche ? pensa-t-elle. Elle avait lu quelque part que les gentilshommes se munissaient toujours de deux paires de gants ; sans doute procédaient-ils de même pour leurs mouchoirs.
La valise en cuir était posée sur un fauteuil. A sa grande surprise, elle n’eut aucun mal à faire jouer la fermeture. Les hommes étaient moins compliqués que les femmes, apparemment. Ou plus pratiques.
Elle jeta un coup d’œil vers la porte, se sentant un peu fautive. Nick ne serait pas ******* de la voir fouiller dans ses affaires, elle le savait. Mais il ne pourrait pas la surprendre, puisqu’elle avait tourné la clé. D’un autre côté, elle devrait bien avouer son forfait si elle utilisait l’un de ses mouchoirs.
Elle soupira en se rappelant sa colère lorsqu’il l’avait surprise en train d’ouvrir le tiroir de son bureau, puis décida de passer outre. Chercher un mouchoir n’était pas un crime, tout de même !
Les bords de la sacoche écartés, elle commença par examiner les petites poches installées sur les côtés. Trois paires de gants, un peigne, une brosse, un foulard de soie… et plusieurs mouchoirs immaculés. Elle avait bien fait d’oser.
Elle en sortit un et s’apprêtait à refermer la valise quand quelque chose, soudain, attira son attention. Et la retint.
Une grande enveloppe en papier brun était posée sur une liasse de documents, et portait une mention écrite en grosses lettres : CONTRAT DE FIANCAILLES.
Emily tomba à genoux devant le fauteuil, le souffle coupé, aussi flasque qu’une voile privée de vent.
C’était impossible.
Peut-être n’était-ce pas ce qu’elle pensait. Peut-être que Nick s’était chargé de ce contrat pour quelqu’un de sa connaissance, par exemple l’un de ses hommes. Ne serait-ce pas plausible ?
Avec précaution, comme si cette enveloppe pouvait contenir de l’explosif, elle la prit et examina l’écriture. Ce n’était pas celle de Nick, constata-t-elle. Mais l’auteur de ces mots avait fait en sorte qu’ils ne passent pas inaperçus — et il avait réussi, se dit-elle, les lèvres pincées.
Elle soupira de nouveau, horripilée, souleva le rabat et sortit le document.
Immédiatement, elle comprit que ses craintes étaient fondées. Elle avait sous les yeux la preuve formelle que Nick lui avait menti. Pire encore, il avait été fiancé à Deirdre Worthing depuis son dix-huitième anniversaire — quatre ans avant son départ, bien avant qu’il n’ait commencé à la courtiser. A cette époque-là, d’ailleurs, elle n’était pas encore en âge d’être courtisée.
Dire que pendant toutes ces années où ils avaient été de si bons amis, il ne lui avait jamais soufflé mot de ces fiançailles ! Sans parler du moment où son attitude avait changé, où il avait paru épris d’elle au point de l’embrasser… Il ne l’avait jamais demandée en mariage, bien sûr, mais il lui avait certainement laissé croire qu’il était libre de le faire !
N’avait-il pas affirmé à Joshua qu’il l’aurait épousée, s’il n’avait pas été contraint de partir ? Ne lui avait-il pas juré, sur son honneur, qu’il n’y avait jamais rien eu d’officiel entre Deirdre et lui ? Le mensonge était flagrant. Mais pourquoi lui avait-il menti ?
Qu’il n’ait rien dit avant son départ pour les Indes, elle pouvait l’admettre à la rigueur, sinon l’excuser. Sans doute n’était-il pas fier de lui. Mais à quoi bon continuer à nier ces fiançailles alors qu’il l’avait épousée ? Pour ne pas avouer qu’il l’avait délibérément bernée, à l’époque ? Qu’il l’avait embrassée en sachant pertinemment qu’il était destiné à une autre ?
Soudain, Emily s’avisa qu’elle avait froissé le bord des feuilles entre ses doigts crispés. Elle les lissa avec soin, alors qu’elle brûlait de les déchirer en mille morceaux.
Ce contrat n’avait plus aucune valeur, de toute façon. Mais il servait à une chose : à ruiner tous ses espoirs dans une union heureuse avec Nicholas.
Comment pourrait-elle avoir foi dans sa parole, quand il lui avait menti si effrontément à propos d’une affaire aussi importante ?
Cette rupture était un manquement grave à l’honneur, et la famille de Deirdre pouvait les poursuivre leur vie durant de ses foudres. Des fortunes entières avaient été englouties dans des procès pour régler ce genre de litige, elle ne l’ignorait pas. Et Nicholas, qui le savait sûrement encore mieux qu’elle, n’avait pas daigné l’en avertir.
Tout à coup, son imagination s’emballa.
Avait-il espéré qu’elle n’arriverait jamais à Londres ?

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ**   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
ÅÖÇÝÉ ÑÏ

ãæÇÞÚ ÇáäÔÑ (ÇáãÝÖáÉ)

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