Côte sud de l’Angleterre — 1856
Elle avait juste voulu tirer le vieux portillon pour l’ouvrir… et voilà qu’elle se retrouvait avec le loquet cassé dans la main, tandis qu’un amas de planches vermoulues gisait à ses pieds. Elle jeta un coup d’œil à l’intérieur. Comment croire qu’elle était en train de pénétrer par effraction dans le domaine seigneurial de Bournesea ? Elle, Emily Loveyne, la propre fille du pasteur !
Avec un soupir dégoûté, elle écarta la masse envahissante du lierre et les volutes ligneuses des belles-de-jour afin de se frayer un chemin. Manifestement, nul n’avait utilisé ce passage depuis des années, que ce soit pour entrer ou pour sortir de la propriété. Enfant, du temps où la comtesse vivait encore, elle l’empruntait avec son père, lors des visites dominicales que le pasteur rendait à cette dernière.
Le petit portail de jardinier était l’itinéraire le plus court lorsqu’ils arrivaient de chez eux. En outre, il donnait directement sur la roseraie, et le révérend Loveyne adorait les roses. Ils profitaient toujours, d’ailleurs, des rejetons d’anciennes boutures que lady Elizabeth leur avait données jadis pour leur jardin. Une bonne chose, constata-t-elle en voyant le triste état des rosiers « parents », qui n’étaient plus taillés de longue date et s’étouffaient sous les mauvaises herbes.
On ne devait plus utiliser que l’entrée principale et les portes latérales, maintenant. Mais ce jour-là, les grilles ouvragées étaient toutes fermées à double tour — et gardées par des colosses barbus, inconnus d’elle, qui ressemblaient à des ogres. Des marins, à en juger par leur tenue.
Longeant avec irritation les hautes haies qui bordaient les jardins, elle se dirigea vers les dépendances réservées aux domestiques. Son frère s’y trouvait certainement, et elle se félicitait de ne pas avoir à aller le chercher dans la maison des maîtres. Le manoir avait beau lui être familier, elle n’avait aucune envie d’y entrer et de se retrouver face au nouveau comte.
Comment osait-il garder Josh en service chez lui, alors que le bateau avait jeté l’ancre au large des côtes depuis plus de deux jours ? Elle venait de l’apprendre, sans quoi elle serait venue plus tôt ! Et pourquoi le grand brick à deux mâts ne se trouvait-il pas dans le port ?
Elle secoua la tête d’un air consterné. Son frère n’avait que treize ans, il devait rêver de retrouver les siens après plus de six mois en mer. Leur père brûlait de revoir son fils unique, et elle partageait son impatience. Josh lui avait tellement manqué !
Malgré ses protestations véhémentes, à l’époque, le pasteur avait autorisé l’adolescent à s’engager comme garçon de cabine auprès du capitaine Roland : un lugubre voyage devait les conduire aux Indes pour informer sir Nicholas du décès de son père et le ramener chez lui, où ses devoirs l’attendaient.
Sir Nicholas. Il avait toujours porté ce titre honorifique, bien sûr, puisqu’il était fils de comte. Mais à présent, il était comte lui-même. Et les choses étant ce qu’elles étaient, elle ne devrait pas oublier de l’appeler milord, si jamais elle le revoyait.
Pourtant, comte ou non, cet homme n’avait aucun droit de garder son petit frère sous clé et elle saurait le lui faire entendre, par la force s’il le fallait. Par tous les diables, pourquoi les portes étaient-elles flanquées de sentinelles ? Ces gaillards patibulaires n’avaient rien voulu lui dire. Postés derrière les grilles en fer forgé, à bonne distance, ils s’étaient *******és de lui crier de s’en aller.
Elle releva ses jupes un peu plus haut, esquiva les flaques qui émaillaient le terrain et continua vers le bâtiment qui jouxtait la remise à attelages.
A part les fameux gardes, il n’y avait personne en vue, remarqua-t-elle. D’après les derniers potins du village, Nicholas avait congédié dès son arrivée les quelques serviteurs demeurés au manoir après la mort du vieux comte. Et il restait invisible aussi. S’isoler de la sorte, comme s’il s’emmurait dans son chagrin, paraissait tout de même exagéré quand on connaissait l’animosité qui l’opposait à son père, songea Emily. Peut-être avait-il des remords… Et s’il en avait, tant mieux. Il méritait de se sentir coupable, après être parti comme il l’avait fait.
Elle poussa la porte de la bâtisse à colombages, à un étage, où logeaient les domestiques masculins.
— Y a-t-il quelqu’un ? appela-t-elle d’un ton hésitant, en passant la tête dans toutes les pièces qui étaient ouvertes.
Rien, hormis des meubles poussiéreux. Puis elle entendit un bruit de voix au bout du couloir. Et comme elle n’avait jamais été du genre timide, elle marcha dans cette direction. Ce faisant, elle longea une chambre dont la porte était entrebâillée et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Son frère était couché dans un lit, profondément endormi. En pleine journée ! Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
Il n’était même pas habillé. Un maillot de corps sans manches révélait ses bras et ses épaules amaigris. Et il était si pâle…
— Josh ? appela-t-elle doucement, pour ne pas le réveiller en sursaut.
Comme il ne répondait pas, elle alla jusqu’au lit, posa une main sur son bras et le secoua légèrement.
— Josh chéri… Es-tu malade ?
Les yeux du jeune garçon s’ouvrirent brusquement. Il parut d’abord tout joyeux, puis son expression se changea aussitôt en terreur pure.
— Va-t’en, Emy ! Sors d’ici !
— Tu plaisantes ? Je t’ai déjà vu en chemise et caleçon, mon grand !
Deux hommes surgirent sur ces entrefaites, empoignèrent Emily par les deux bras et l’entraînèrent hors de la pièce. Sans un mot d’explication, ils la tirèrent dehors et la conduisirent manu militari vers la gentilhommière.
Terrifiée, la jeune fille pensa que la propriété avait été envahie par une horde de pirates et de bandits. Elle se débattit tout le long, à travers les cuisines et jusque dans le grand vestibule.
— Lâchez-moi ! hurlait-elle en luttant en vain.
L’un de ses agresseurs lâcha son bras afin d’ouvrir une porte ; l’autre la poussa sans cérémonie dans la bibliothèque du comte.
Libérée, elle s’immobilisa et regarda autour d’elle. L’homme assis derrière l’énorme bureau en merisier se leva… et elle faillit ne pas le reconnaître. Il paraissait tellement plus âgé, tellement plus robuste, et tellement furieux de la voir là !
Les yeux bleus qui la contemplaient avec tant de chaleur sept ans plus tôt semblaient maintenant aussi glacials que la banquise. Les épais sourcils noirs qui les surmontaient étaient noués, menaçants. Quant à la belle bouche qui s’était si tendrement posée sur la sienne autrefois, elle était pincée avec réprobation. Enfin, les narines du comte frémissaient de colère.
— Nicholas ? murmura-t-elle, ayant peine à croire à un changement aussi radical.
— Par tous les diables, que faites-vous ici ? demanda-t-il d’un ton furieux. Qui lui a permis d’entrer ?
L’un des dragons qui avaient traîné Emily jusqu’ici se racla la gorge.
— Personne, Milord. Elle s’est faufilée dans la propriété on ne sait comment. Nous l’avons surprise dans la chambre du jeune Josh, là-bas.
Nicholas grimaça comme s’il souffrait et pressa ses doigts sur ses tempes.
— Malédiction ! gronda-t-il sourdement.
La fureur d’Emily flamba aussi haut que la sienne.
— J’en dirais autant ! riposta-t-elle. Je n’avais nullement l’intention de vous importuner de ma présence, milord. J’étais simplement venue chercher mon frère pour le ramener à la maison. Si vous voulez bien m’excuser, c’est ce que je vais faire.
— C’est impossible, répondit le comte, la voix rauque.
— Ah oui ?
Emily pirouetta sur elle-même et fit face aux deux cerbères qui barraient la porte.
— Laissez-moi passer ! ordonna-t-elle de son meilleur ton d’institutrice.
Elle s’était entraînée en vue de son futur emploi et pensait être assez autoritaire, mais apparemment cela ne marchait pas avec des adultes. Les hommes ne bougèrent pas.
Elle entendit Nicholas contourner son monstrueux bureau et venir envahir l’espace dans son dos. Elle percevait sa présence derrière elle. Elle se retourna furieusement pour l’affronter.
— Il faut que je vous parle, Emily, déclara-t-il le premier. Voulez-vous vous asseoir ? Wrecker, servez-nous un cognac.
La jeune fille posa une main sur sa hanche et porta l’autre à sa gorge, espérant cacher l’artère qui battait follement à la base de son cou.
— Vous savez fort bien que je ne bois pas d’alcool, milord. Dites ce que vous avez à dire et permettez-moi de sortir pour ramener Josh chez nous. Il m’a paru souffrant, tout à l’heure.
Nicholas tendit la main vers elle, mais elle ignora son geste. Il se rembrunit plus encore.
— Laissez-nous, dit-il aux deux hommes. Allez voir comment elle a pu entrer en dépit des gardes et assurez-vous que personne d’autre ne l’imite, sans quoi vous aurez affaire à moi !
La porte se referma derrière Emily. Elle se sentait pétrifiée. Cet homme n’était plus le Nick qu’elle connaissait. Le prétendant souriant et spirituel qui la courtisait si gentiment autrefois avait disparu. Cet étranger sombre et intimidant la terrorisait, mais pour rien au monde elle n’aurait trahi sa peur.
— Eh bien ? demanda-t-elle.
— Asseyez-vous, Emily, je vous en prie.
Elle n’en fit rien et s’écarta prestement, le trouvant trop proche à son gré. Il n’avait pas dû se raser depuis plusieurs jours. Les manches de sa chemise, roulées jusqu’au coude, laissaient voir des avant-bras musclés et hâlés. Ses beaux cheveux noirs retombaient en désordre sur son front et bouclaient sur son col. Un col ouvert, largement échancré, qui révélait un torse ombré d’une toison brune.
Cette vision défendue troubla considérablement Emily. Jamais, même dans leur jeunesse, elle ne l’avait vu dans un état aussi négligé. Il lui évoquait un lit défait… et associer l’idée d’un lit à Nicholas accrut encore son trouble. Pour quelqu’un qui lui déplaisait à ce point, songea-t-elle, il avait le don de susciter en elle des pensées éminemment dangereuses.
Elle recula jusqu’au bureau, mettant entre eux autant de distance que possible. Son cœur galopait à la vitesse d’un cheval emballé.
L’expression du comte se modifia, passant de la colère à une sorte de regret.
— Vous n’auriez pas dû venir, dit-il.
Emily exhala le souffle qu’elle retenait depuis un moment et leva les yeux au ciel.
— Ne vous inquiétez pas, milord. Je ne suis pas venue vous demander des explications. Même moi, j’ai assez de bon sens pour ne pas harceler un pair du royaume et exiger qu’il justifie ses actes, passés ou présents. Laissez-moi passer et je ne vous ennuierai pas davantage.
— Si vous pouviez dire vrai ! répondit Nicholas. Votre mari sait-il que vous courez la campagne de la sorte, pour vous introduire dans des propriétés privées où vous n’avez rien à faire ?
— Mon mari ?
Emily laissa échapper un rire amer.
— Il faudrait d’abord que j’en aie un ! Par bonheur, le ciel m’a fait la faveur de m’en préserver.
— Vous n’êtes… pas mariée ? répéta prudemment le comte, comme s’il voulait s’assurer de ne pas s’être trompé.
— Absolument pas, et nous savons tous les deux pourquoi. En revanche, j’ai un frère. Et si vous refusez qu’il m’accompagne, je tiens à en connaître la raison.
La voix de Nicholas se radoucit.
— Joshua est souffrant, en effet. Il ne peut quitter le périmètre de Bournesea. Et maintenant que vous y êtes entrée, vous ne le pouvez plus non plus.
— Quoi ? se récria la jeune fille. Vous nous retiendriez ici contre notre gré ?
— C’est ce que je ferai si je le dois, répondit Nicholas sans animosité, mais avec fermeté. Nous craignons qu’il ne soit atteint du choléra bleu.
Emily poussa un cri étranglé. Sa vision se brouilla, ses genoux flageolèrent et elle dut se retenir au bureau derrière elle pour ne pas tomber. « Oh, mon Dieu…, gémit-elle en elle-même. Le choléra asiatique ! » Avant qu’elle n’ait pu se ressaisir, le comte vint la prendre dans ses bras pour la soutenir. Elle ne songea même pas à résister.
Lorsqu’il l’eut installée sur le sofa recouvert de brocart, il posa un genou sur le tapis, devant elle, et garda les mains sur ses bras.
— Croyez-moi, Emily, je suis terriblement navré de tout cela. Pardonnez-moi de vous avoir asséné cette nouvelle de façon aussi brutale, mais je n’ai pas trouvé d’autre moyen de le faire.
Elle passa une main tremblante sur ses yeux, puis pressa sa paume sur sa bouche pour réprimer la nausée qui l’envahissait.
— Respirez à fond et allongez-vous, conseilla Nicholas.
Sans attendre qu’elle réagisse, il la força à s’incliner en arrière et à appuyer la tête sur le bras du canapé. Puis il se leva, alla jusqu’au cabinet à liqueurs et revint un instant plus tard avec un verre de cognac qu’il porta à ses lèvres.
— Buvez, dit-il. Cela vous fera du bien.
Emily oublia aussitôt ses réticences à l’égard de tout alcool fort. Elle s’empara du verre, avala une longue goulée et se mit à tousser violemment. Lorsqu’elle se calma, des larmes coulaient à flot sur ses joues.
— Josh va-t-il… mourir ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
— Non. Je vous promets que non, affirma le comte avec sympathie. Son état n’a cessé de s’améliorer depuis que nous sommes revenus à terre. Il ne se vide plus et la fièvre a presque disparu.
Emily saisit son bras à deux mains.
— Il faut qu’il voie un médecin, Nick ! Je vous en conjure…
Nicholas lissa doucement ses cheveux.
— Il est soigné par le meilleur qui soit. Le Dr Evans, un expert.
Emily renifla, l’esprit en déroute.
— Je n’ai jamais entendu parler de lui.
— C’est le médecin de bord. Il navigue depuis des années avec le capitaine Roland, j’ai toute confiance en lui.
— Le choléra ! murmura la jeune fille. Je parviens à peine à le croire.
— L’Angleterre a déjà été touchée par cette épidémie, rappela le comte. Nul n’est à l’abri.
— Mais c’était surtout à Londres et dans les grandes villes ! Elle n’est jamais arrivée jusqu’ici !
— Elle sévit à Lisbonne, en ce moment. Nous y avons accosté au retour, c’est là que votre frère et deux autres membres de l’équipage ont été contaminés.
— Au Portugal ?
— Oui. Et comme j’ai vu de mes yeux les ravages que cette maladie a causés aux Indes, je tiens à éviter qu’elle ne se répande dans la région. C’est pour cela que je ne puis autoriser Josh à sortir d’ici — et vous non plus, maintenant que vous l’avez approché. En outre, je ne souhaite pas que la rumeur s’ébruite et provoque une vague de panique, d’où les mesures draconiennes que j’ai prises pour isoler la propriété.
— Mais il faudra bien que papa…
— Il sera prévenu, bien sûr. Lorsqu’il viendra vous chercher. Je ne puis prendre le risque d’envoyer quelqu’un au presbytère. Dès qu’il se présentera à la grille, j’irai lui parler moi-même à distance. Je sais que je pourrai compter sur sa discrétion.
— Il n’est pas en bonne santé lui-même, déclara la jeune fille d’une voix altérée. Et j’ai négligé de lui dire où j’allais. Je n’ose imaginer son inquiétude, quand il ne me verra pas rentrer pour le dîner.
Nicholas soupira et s’accroupit sur ses talons, gardant une main d’Emily dans les siennes. Quand l’avait-il prise ? se demanda-t-elle. Elle ne s’en était pas rendu compte. Elle aurait dû se dégager, mais elle avait trop besoin de réconfort. En cet instant, même lui pouvait faire l’affaire.
— Le pasteur a-t-il quelqu’un pour s’occuper de lui, en votre absence ? s’enquit le comte.
Elle acquiesça, si choquée encore par cette situation inattendue qu’elle ne parvenait pas à rassembler ses idées. Le confort domestique de son père lui semblait un souci bien saugrenu, au milieu de ce drame. Presque indécent.
Nick lui tapota la main.
— Je vais vous faire préparer la chambre de ma mère. Je suis sûr qu’elle approuverait cette solution, déclara-t-il avec un sourire encourageant.
Il redevenait enfin celui qu’elle connaissait, pensa la jeune fille soulagée. Au moins, elle savait maintenant que le Nick d’autrefois existait toujours à l’intérieur de ce grand diable musclé, bronzé et négligé qui la terrorisait. Elle se cramponna à sa main, l’unique source de consolation dont elle disposait. Josh guérirait bientôt, se dit-elle. Il le fallait.
— Qui prendra soin de papa et de Josh si je tombe malade à mon tour, Nick ? Je ne peux pas me permettre de mourir !
Il la rassura d’un geste tendre.
— Il n’est pas question de cela. Mme Pease est-elle toujours votre cuisinière ?
— Oui, mais il faudra quelqu’un pour lui verser ses gages, quand papa cessera d’exercer ses fonctions. Il devra s’arrêter bientôt, en raison de sa mauvaise santé. Et Josh doit faire des études !
Nicholas hocha la tête, comprenant ce qui la préoccupait si vivement.
— Ne vous tourmentez pas. Même si, au pire, nous succombions tous les deux à cette épidémie, les vôtres ne manqueraient de rien ; je vous en donne l’assurance.
— Que voulez-vous dire ?
Il sourit, de ce sourire si doux qui avait laissé croire à Emily qu’il l’aimait, sept ans auparavant. Mais c’était faux, et elle ne devait pas s’abuser de nouveau sur cette gentillesse de façade.
— Dès que j’ai gagné de l’argent pour moi, en marge des affaires de mon père, je vous ai portée sur mon testament, Emily. A ma mort, à supposer que vous ne soyez plus là, ce qu’à Dieu ne plaise, vos parents les plus proches hériteraient à votre place de ce que je vous ai légué.
— Pourquoi avoir fait une chose pareille, grands dieux ? Pour apaiser votre conscience ?
C’était la seule explication qui lui semblait possible. Comment oublier qu’il l’avait quasiment séduite, alors qu’elle avait dix-sept ans à peine, pour disparaître le lendemain sans une explication et ne jamais revenir ? Car il n’avait jamais eu l’intention de rentrer ni de réparer le chagrin qu’il lui avait causé, elle en était certaine à présent. Et elle qui l’avait sottement attendu pendant des années !
— Naturellement, répondit-il d’un ton bref.
Il lâcha sa main et se leva. L’étranger nommé Nicholas était de retour.
— Si vous vous sentez assez remise pour que je puisse vous laisser, je vais aller m’occuper de vos accommodations. Veuillez rester dans cette pièce, je vous prie. Nous faisons le maximum pour éviter la contagion.
Sur une courbette formelle, il tourna les talons et sortit.
Emily se redressa, puis elle se pencha en avant, serrant ses bras autour d’elle pour tenter de dissiper l’horreur qu’elle éprouvait. Mille questions l’assaillaient, maintenant que Nick était parti. Quels étaient les symptômes de cette maladie ? Combien de temps durait-elle ? Quelles étaient les chances d’en réchapper ? Elle balaya du regard les rayonnages chargés de livres. Elle trouverait bien quelque réponse dans un de ces volumes, se dit-elle.
Elle se leva et entreprit d’examiner les titres. Une encyclopédie médicale attira rapidement son attention. Elle s’en empara et constata qu’un signet marquait déjà la section consacrée au choléra. Nick était passé par là, apparemment. Il avait eu la même idée qu’elle.
Elle retourna s’asseoir et commença à lire, mais elle resta sur sa faim. L’article comportait surtout des spéculations. Il mentionnait des remèdes inégalement efficaces et n’avait nulle explication à fournir à l’apparition soudaine de la maladie, pas plus qu’il n’indiquait comment elle se propageait d’une personne à une autre. Bel exemple d’exactitude scientifique !
Un moment plus tard, le comte revint.
— Je vois que vous n’êtes pas restée inactive. Jamais à court de ressources pour vous occuper, n’est-ce pas ?
Emily leva les yeux vers lui.
— Depuis quand Josh est-il malade ?
— Les premiers symptômes sont apparus deux jours après notre départ du Portugal. Ils semblaient correspondre au choléra, et affectaient également les deux personnes qui étaient descendues à quai avec votre frère.
La jeune fille éprouva le besoin de mordre.
— Vous avez laissé un adolescent errer dans un port étranger avec deux matelots ?
Nicholas haussa un sourcil, visiblement irrité.
— L’un de ces « matelots » était le capitaine, ma chère. Il avait à faire en ville et, comme je n’étais pas à bord, il n’a pas souhaité laisser votre frère sans surveillance. Etes-vous satisfaite ?
— Oh…, murmura Emily en se mordant la lèvre. Le capitaine Roland est donc tombé malade, lui aussi ?
— Oui, malheureusement. Par chance, j’avais assez navigué pour être capable de ramener le brick jusqu’ici, ce que j’ai fait. Durant le reste du trajet, notre médecin s’est proposé de partager la cabine allouée aux malades, afin de les soigner à l’écart de l’équipage. Nous avons accosté de nuit, dans le plus grand secret, il y aura trois jours ce soir. J’ai pensé que cette solution serait la meilleure, en dépit des règlements sanitaires. Comme aucun autre cas ne s’est déclaré depuis lors, nous avons bon espoir d’avoir réussi à circonscrire l’épidémie.
La jeune fille était stupéfaite que rien n’ait filtré dans le village. Un vrai tour de force !
— Comment avez-vous procédé avec les domestiques qui se trouvaient ici ? demanda-t-elle.
— Je suis venu seul jusqu’à la grille et j’ai parlé de loin au portier. Je lui ai fait savoir que tout le monde devait quitter la propriété dans l’heure pour rejoindre la maison de Londres, et y rester jusqu’à nouvel ordre.
— Et ils ont tous obéi sur-le-champ, sans broncher ? s’exclama Emily pantoise.
— Parfaitement. Mon père les avait habitués à ne jamais poser de question.
Le vieux comte était connu pour mener ses serviteurs d’une main de fer, accorda Emily en elle-même. Et pas seulement eux. Mais ce n’était pas ce qui la préoccupait pour l’instant.
— Le docteur n’a-t-il pas été contaminé à son tour ?
— Non, par bonheur. D’après lui, Joshua et ses compagnons ont eu beaucoup de chance ; ils n’ont été atteints qu’assez légèrement et sont tous trois en bonne voie de guérison — à des degrés divers. On meurt souvent du choléra en quelques heures, et rares sont ceux qui y survivent.
— Je sais, murmura la jeune fille en poussant un soupir tremblant.
— Si personne d’autre ne tombe malade d’ici quinze jours, nous pourrons en conclure que le danger est écarté… et nous estimer fort heureux d’avoir été épargnés, conclut Nicholas d’un ton réservé.
— En effet, approuva Emily.
Elle posa le livre et se leva.
— Puisque je dois rester ici, c’est moi qui vais m’occuper de Josh, désormais.
— Non ! se récria le comte en se campant devant la porte.
Cette petite écervelée était capable du pire, il le savait. Elle n’avait jamais possédé deux onces de raison, et apparemment elle n’avait pas changé. Il s’obligea à se détendre et leva les mains en signe d’apaisement.
— Attendez deux jours au moins, Emily. Je vous en supplie. Si la santé de votre frère continue à s’améliorer, nous aviserons. Votre contact avec lui a été très bref, aujourd’hui. De grâce, ne tentons pas le sort en renouvelant l’expérience.
Il semblait avoir son intérêt à cœur, pour une fois. La jeune fille accepta de s’incliner.
— Vous ne me laissez pas le choix, n’est-ce pas ?
— Non, bien que je regrette d’avoir à vous imposer de telles contraintes. Mais après tout, deux semaines d’inactivité ne pourront vous faire de mal.
— C’est vous qui le dites, bougonna-t-elle.
Nicholas s’autorisa un demi-sourire.
— A quelles occupations capitales vais-je vous arracher ? Quelques thés avec des paroissiennes ? Quelques promenades avec un jeune dandy du coin ?
La colère submergea Emily au point de la faire trembler.
— De quel droit me jugez-vous aussi futile ? Cet isolement forcé va me coûter mon emploi, et obliger mon père à poursuivre ses activités je ne sais combien de temps !
Elle se rassit d’un mouvement furieux et jeta le lourd volume à terre.
— Pour le reste, sachez qu’aucun jeune homme ne me courtise, et ce à cause de vous !
Le sourire du comte s’élargit ; elle aurait voulu lui arracher les yeux.
— Pas de prétendant ? J’avoue que la nouvelle me ravit, mais comment puis-je en être responsable ? J’avais entendu dire que vous deviez vous marier.
Emily pointa le menton en avant et le perfora du regard.
— Vos informations étaient fausses, milord. Après vous, les hommes et moi n’avons pas fait bon ménage.
Par bonheur pour lui, Nicholas redevint grave. Ce sujet se prêtait mal à l’humour, pensa la jeune fille courroucée. Et de fait, il changea de conversation.
— Cet emploi dont vous parliez… S’agit-il d’une activité au village ? Je me souviens que vous aviez des doigts de fée pour les travaux d’aiguille. Auriez-vous décidé de devenir couturière, ou brodeuse ?
Elle courba la tête, regrettant d’avoir soulevé ce lièvre.
— J’ai brigué un poste de préceptrice, marmonna-t-elle avec embarras.
— Oh, Emily…
Le regret qui pointait dans la voix du comte la piqua au vif. Ah, il se sentait gêné ? Chacun son tour, se dit-elle. Il ne s’était guère soucié de la préserver, à l’époque, elle n’avait pas de gants à prendre avec lui.
Elle comprenait fort bien sa déception en apprenant qu’elle allait se retrouver coincée dans une position intermédiaire entre les gens bien nés et les domestiques, admise ni par les uns ni par les autres. Elle ne nourrissait aucune illusion sur son avenir, mais c’était le prix à payer pour gagner la sécurité financière de sa famille — et elle avait décidé de s’en *******er. Seulement, ses plans étaient réduits à néant, maintenant.
Elle releva les yeux avec un geste de défi.
— Je devais me rendre à Londres après-demain et prendre mes fonctions sur-le-champ, précisa-t-elle. C’était la condition de mon engagement. Lord Vintley va engager quelqu’un d’autre à ma place, à présent.
Le comte noua farouchement les sourcils.
— Vintley ? Je me félicite de ce contretemps, dans ce cas. J’ai eu l’occasion de le rencontrer chez les Worthing et il ne m’a guère paru estimable.
Emily pinça les lèvres.
— La fille de lord Worthing m’a recommandée à lui. Elle va être fort froissée d’apprendre que j’ai laissé perdre la faveur qu’elle m’avait faite, j’en suis certaine.
— Deirdre, déclara Nicholas avec un calme mortel.
— Exactement. Votre fiancée.
— Elle n’est pas ma fiancée.
— Votre père ne partageait pas cet avis. Il m’a dit que vous étiez engagés depuis deux ans, quand vous êtes parti.
— Cela est faux. Ce mariage avec Deirdre répondait à ses vœux, pas aux miens.
— C’est ce que vous dites.
Emily l’étudia avec soin pour juger de sa sincérité. Ou son père avait menti, ou c’était lui qui mentait maintenant. Elle préférait croire Nick, bien sûr, mais la façon dont il avait abusé de sa confiance sept ans plus tôt la rendait méfiante.
Il s’adossa au bureau et croisa les bras sur sa poitrine.
— Puisque vous n’avez jamais apprécié Deirdre, que je sache, puis-je vous demander pourquoi vous lui avez fait le plaisir d’accepter une faveur de sa part ?
— Question de rémunération, milord, répondit la jeune fille sans hésiter. Je lui ai même écrit pour la remercier d’avoir pensé à moi. Les gages sont le double de ce que je pourrais espérer n’importe où.
Pour deux cents livres par an, elle s’était sentie prête à tout supporter, ou presque. Y compris la satisfaction de Deirdre Worthing. Comme elle l’avait dit à Nick, elle ne pouvait se permettre de perdre une offre aussi avantageuse. Cet argent était à même de sauver la vie de son père, en lui donnant la faculté de prendre sa retraite avant que son cœur fatigué ne lâche définitivement. En outre, il assurerait à Josh une éducation convenable.
— Même si votre père doit interrompre son service à Bournesea, vous n’êtes pas tenue de travailler, Emily, répéta le comte avec gentillesse.
Une gentillesse qui frisait par trop la condescendance, se dit aigrement l’intéressée. C’était à peu près comme s’il lui avait tapoté la tête d’un geste apitoyé.
— Vous n’avez qu’à me dire ce qu’il vous faut, reprit-il, je serai heureux de mettre cette somme à votre disposition. Vous savez bien que j’ai toujours été prêt à vous aider.
Emily soutint son regard, sarcastique.
— Sincèrement, milord, comment pouvez-vous être aussi naïf ? Si vous ajoutez une rente mensuelle aux rumeurs qui ont couru sur notre compte pendant des années, autant déclarer publiquement que nous avons une liaison ! Je me suis battue bec et ongles pour mettre un terme à ces rumeurs, lord Kendale ; je n’ai nullement l’intention de les ressusciter. Vous pouvez garder votre argent.
— Qu’allez-vous chercher là ? se récria Nicholas, aussi troublé qu’offusqué par ce qu’elle sous-entendait. De telles affirmations sont ridicules. N’ai-je pas le droit de soutenir une amie que je chéris tendrement ?
— Une « amie » que vous avez enlacée au beau milieu du village, et embrassée à pleine bouche devant tout le monde ! Dois-je vous dire que vous avez pratiquement ruiné ma réputation, milord ?
Il parut fort mal à l’aise, ce dont Emily se félicita. En cet instant, elle aurait voulu qu’il se mette à genoux devant elle pour implorer son pardon. Ou qu’il la prenne dans ses bras, en la suppliant de lui accorder une deuxième chance. Mais ce qu’elle désirait plus encore, c’était le souffleter comme il le méritait.
— Emily, écoutez-moi…
Non, elle n’avait aucune envie de l’entendre justifier l’injustifiable.
— Ma chambre est-elle prête ? coupa-t-elle.
Il soupira et secoua la tête, vaincu.
— Oui, elle doit être suffisamment aérée, maintenant, concéda-t-il à regret.
— Dans ce cas, je suppose que je dois vous remercier de votre hospitalité. Les bonnes manières l’exigent, je crois.
— La politesse m’oblige également à vous assurer que vous êtes la bienvenue sous mon toit, Emily. Utilisez le cordon si vous avez besoin de quoi que ce soit. Il n’y aura pas de femme de chambre pour vous répondre, mais quelqu’un viendra tôt ou tard et vous fournira tout ce qui pourra vous manquer.
Affectant un port royal, ou presque, la jeune fille passa devant lui le plus dignement possible et quitta la bibliothèque.
Tout ce qui pourrait lui manquer, avait-il dit ! Ces quinze jours ne suffiraient pas pour en établir la liste. Et ce n’était certainement pas en tirant sur un cordon de sonnette que ses souhaits seraient exaucés.
chapitre 2
Nick savait qu’elle n’était pas mariée, évidemment. Les questions habilement posées à Joshua avant même qu’ils n’embarquent pour le retour en Angleterre l’avaient rassuré sur ce point.
Six ans plus tôt, le comte lui avait écrit qu’Emily allait épouser le directeur du bureau de poste, un avorton au visage marqué par la petite vérole. Pendant huit jours, il n’avait pas dessoûlé ; après quoi, il s’était juré avec une totale sincérité d’oublier la fille du pasteur et son peu de foi.
Il était clair maintenant que son père avait menti. Mais Emily n’avait pas répondu à la lettre qu’il lui avait adressée par la suite, avec ses vœux de bonheur. Elle l’avait ignorée, comme elle avait ignoré ses courriers des premiers mois. De toute évidence, elle avait voulu lui laisser croire qu’elle convolait en justes noces avec Jeremy Oldfield… et lui signaler du même coup qu’elle ne voulait plus entendre parler de lui.
De fait, ses souvenirs du receveur des postes n’étaient guère réjouissants. Un pisse-froid imbu de lui-même, sermonneur et moraliste à souhait après avoir été une vraie brute durant sa jeunesse. Comme ce genre de défauts a tendance à s’aggraver avec l’âge, il s’était fait beaucoup de souci pour Emily. Apprendre qu’elle était restée libre l’avait grandement soulagé, mais quelque chose continuait néanmoins à le tracasser. L’avait-il vraiment privée d’une vie heureuse ? Une telle éventualité ne lui avait jamais traversé l’esprit, auparavant.
Sans doute avait-elle dramatisé cette affaire parce que son départ l’avait fâchée. Emily Loveyne avait toujours eu un penchant marqué pour l’exagération. Un penchant qui avait pu s’aggraver aussi, avec les années.
Pour ce qui était des autres effets de l’âge, songea-t-il encore, ou elle avait changé, ou sa mémoire l’avait trahi. Car si elle était ravissante dans ses rêves, elle l’était plus encore dans la réalité. Le temps n’avait fait qu’enrichir l’éclat de sa beauté, au lieu de le ternir. Sa vaporeuse chevelure blonde auréolait un délicieux minois en forme de cœur, d’autant plus séduisant qu’il avait perdu de sa rondeur juvénile. Quant à sa silhouette, elle était au contraire devenue plus pleine, plus féminine. Jeune fille, elle était fort jolie ; en mûrissant, elle était devenue une femme superbe. C’était à prévoir.
Et sa bouche… Si expressive dans la joie comme dans la colère, elle l’émouvait toujours. Il avait bien failli ne pas résister à son attrait et l’embrasser goulûment, tout à l’heure, comme il l’avait fait ce fameux jour. Mais au dernier moment, il avait réfréné son envie ; elle ne l’aurait sûrement pas remercié de ce baiser, aujourd’hui.
Ses yeux étaient d’un bleu aussi clair et aussi candide que dans son souvenir, frangés de jolis cils recourbés. Toutefois, la confiance sans fond et l’adoration qu’il avait pu y lire jadis s’en étaient complètement évaporées.
Leur disparition le blessait plus qu’il ne l’aurait pensé. En vérité, elle l’atteignait même au plus profond de l’âme. Si ce qu’elle avait dit était exact, l’attirance qu’il éprouvait pour elle à l’époque avait donc ruiné sa vie ? Il aurait certes dû se montrer plus discret, moins insouciant. Mais à vingt-deux ans, il n’avait pas mesuré les conséquences que cette tendre inclination pourrait avoir sur l’avenir d’Emily.
Maintenant qu’il y réfléchissait, il comprenait fort bien qu’aucun jeune homme du comté n’ait osé s’aventurer sur des terres qu’il avait proclamées siennes en public, les rendant par là même intouchables. Il avait suffi d’un baiser trop effrontément donné pour obtenir ce résultat.
Dès le lendemain, sur les ordres du comte et sous bonne escorte, il avait été conduit en se débattant furieusement à bord d’un navire en partance pour les Indes. But de l’opération : lui apprendre les rudiments du commerce, en tant que représentant de son père. Apparemment, engager son fils unique dans les affaires semblait moins rabaissant à sir Hollander, comte de Kendale, que de le voir courtiser une jeune villageoise.
Nicholas entendait encore résonner à ses oreilles l’avertissement paternel, proféré moins d’une heure avant le départ du bateau :
— Si vous vous avisez de revenir et de continuer vos badinages avec cette petite arriviste, je détruirai toute sa famille. Loveyne se retrouvera à la rue avec ses deux rejetons, sans ministère, sans toit et sans un sou.
Une perspective qui avait de quoi terrifier n’importe qui.
— Cette fille est un joli morceau, avait repris le comte, mais elle n’est pas pour vous. Pas même comme amusette. Tant que vous resterez à bonne distance d’elle, elle n’aura rien à craindre.
Nick avait protesté avec véhémence, mais il savait bien qu’il n’avait d’autre choix que d’obéir. Les menaces de son père avaient été claires et précises. Le comte s’était mis à rire.
— Vous serez libéré quand le navire sera au large, mais je vous conseille de garder ce marché à l’esprit, mon garçon. Imaginez ce doux rêveur de révérend Loveyne réduit à la mendicité ! Notre cher pasteur est incapable d’autre chose que de s’occuper de ses ouailles, vous le savez aussi bien que moi. Et même s’il se découvrait d’autres ressources, je m’assurerai que personne ne l’engagera. Quant à la petite Emily, elle pourra toujours marchander ses charmes dans les rues de Londres ou d’ailleurs.
Sir Hollander s’était penché vers le jeune homme comme pour lui susurrer un secret.
— Faites-moi confiance, elle n’aura pas d’autre solution. Quant au gringalet qui lui sert de frère, il sera parfait pour ramoner les cheminées. Quel âge a donc ce galopin ? Cinq ans ? Six ans ?
Les menaces de son père n’étaient jamais vaines, Nick ne l’ignorait pas. Le comte avait le pouvoir et les moyens de ruiner la famille Loveyne, et ne s’en priverait pas. Même si lord Kendale n’avait rien d’un pervers prisant la cruauté par pur plaisir, fort heureusement, il n’hésitait jamais non plus à broyer quiconque gênait ses projets.
Le jeune homme s’était donc retrouvé avec sa feuille de route : apprendre le commerce maritime aux Indes, auprès des agents de son père, voir une partie du monde et rentrer ensuite au bercail pour s’y marier convenablement. Avec lady Deirdre Worthing.
Il avait suivi à la lettre les premières instructions du comte, mais s’était fermement rebellé contre la dernière. Il n’était jamais revenu à Bournesea depuis ce jour-là, n’avait jamais revu son père ni répondu à ses lettres.
Durant son absence, cependant, sir Hollander avait consolidé ses projets de mariage. Nicholas fronça les sourcils en se remémorant la découverte qu’il avait faite à son retour, trois jours plus tôt : un contrat établissant les termes de son union avec sa prétendue fiancée.
Sa propre signature avait été imitée, mais celle de Deirdre était authentique, il n’en doutait point. Avait-elle oublié cette affaire comme il l’avait oubliée ? C’était possible. Elle ne lui avait donné aucune nouvelle en sept ans.
Peut-être était-elle mariée. Mais aussi réconfortante qu’elle fût, cette éventualité n’était guère probable. A moins qu’elle ne se soit fiancée et mariée ces derniers mois, il en aurait eu connaissance par les journaux qu’il recevait régulièrement de Londres.
Son père avait osé encourir un scandale en commettant un faux. De toute évidence, il avait misé sur la loyauté de son fils, persuadé que ce dernier répugnerait à éventer ce stratagème lorsqu’il le découvrirait.
Nicholas eût aimé mettre cette ruse sur le compte de l’amour paternel, ou du légitime souci d’un père souhaitant assurer l’avenir de son fils unique. En réalité, il savait pertinemment que le comte n’avait songé qu’à assouvir son besoin de domination et de manipulation.
Si Emily avait montré la moindre inclination à poursuivre la tendre aventure commencée sept ans plus tôt, songea-t-il, il l’aurait suivie sans hésiter sur cette voie. Mais cela n’était pas le cas, bien au contraire. Leur innocent attachement lui avait causé trop de mal. Sans doute le haïssait-elle, maintenant.
Par sa faute, elle ne s’était pas mariée et ne se marierait probablement jamais. Elle avait tiré un trait sur les hommes, à ce qu’il avait cru comprendre ; et il connaissait sa détermination, quand elle avait décidé quelque chose.
Mais l’imaginer en gouvernante… Il secoua la tête. Vintley était loin d’être un saint, il ne la traiterait sûrement pas avec le respect qu’elle méritait. L’idée qu’elle puisse assumer une position aussi périlleuse était inacceptable, tout simplement. Restait à la convaincre, ce dont il se sentait incapable. Il ne la persuaderait jamais d’accepter son aide financière pour éviter d’avoir à travailler, il le savait. Et s’il admirait son courage et sa fierté, il n’en était pas moins furieux contre elle.
La connaissant, il se doutait que même la proposition de renouer leur amitié d’antan lui paraîtrait suspecte. S’il insistait, elle irait probablement jusqu’à lui jeter un objet quelconque à la tête. Mais il insisterait quand même, bien sûr. Comment pourrait-il y renoncer ? Elle lui avait terriblement manqué, toutes ces années.
Il sourit, crispé, en se rappelant son tempérament de feu. Pour une fille de pasteur, Emily possédait une fougue surprenante, alliée à un caractère impulsif et obstiné. C’était ce qui l’avait attiré vers elle comme un aimant, dans sa jeunesse. Il avait toujours été fasciné par sa nature farouchement indépendante, son zèle, son rire franc et son manque absolu de tout artifice. Elle ne faisait jamais les choses à moitié, son Emily.
Non, corrigea-t-il avec un profond soupir. Elle n’était plus son Emily, et ne le serait jamais. Cette chance s’était enfuie, brisée par le vil chantage de son père et les craintes qu’il avait nourries, lui, pour l’avenir de celle qu’il chérissait. Peut-être cela valait-il mieux pour elle, en définitive ; car à l’époque, il était fermement déterminé à l’épouser. Ah, les divagations des passions de jeunesse !
Maintenant, devenu plus raisonnable, il se rendait compte qu’elle n’aurait jamais pu s’acclimater à la vie qu’il serait obligé de mener à Londres, lorsqu’il reprendrait le siège de son père à la Chambre des Lords. Cette existence faite de compromis et d’obligations sociales, dans un cercle de gens futiles et intrigants, l’aurait rendue très malheureuse.
Il songea à Deirdre Worthing. Une fieffée coquette, se souvint-il, qui lui avait souvent fait comprendre qu’elle s’intéressait à lui. Mais ce n’était qu’un tendron, alors ; il ne l’avait pas prise au sérieux.
« Emily n’était-elle pas plus jeune encore ? » lui souffla la voix de sa conscience. Il écarta cette pensée.
Fille d’un baron aussi riche qu’influent, Deirdre aurait toutes les qualités requises pour tenir le rôle d’une comtesse, c’était certain.
Il lui suffirait d’accepter le contrat de fiançailles, ce qui lui éviterait une explication fort embarrassante avec Worthing… et des remous avec sa fille. Si Deirdre apprenait son refus de la prendre pour femme, elle risquait d’en être profondément blessée. Peut-être attendait-elle son retour depuis sept ans, convaincue par leurs deux pères qu’il rentrerait pour l’épouser !
Ce mariage était sans doute la chose à faire. A quoi bon s’opposer au désir de son père et, maintenant qu’il n’était plus là, rovoquer un scandale pour le simple plaisir de se venger ? Une telle attitude serait puérile et infructueuse.
Il approchait de ses trente ans et devait penser à assurer sa lignée. Quelle importance aurait l’épouse choisie, à partir du moment où elle le trouverait raisonnablement à son goût, serait de bonne naissance et pourrait lui donner un héritier ?
Son seul but dans l’existence, désormais, était de réparer les torts causés à autrui par son père. Il souhaitait gagner le respect de ses pairs, pour lui et pour le titre qu’il portait. En sa qualité de comte, il avait l’intention de remplir ses devoirs loyalement, et non dans son propre intérêt comme l’avait fait son prédécesseur. Il se conduirait avec honneur.
Mais serait-il honorable d’épouser Deirdre alors qu’il n’éprouvait rien pour elle, pas même de la sympathie ? Il ne croyait plus depuis longtemps aux leurres de l’amour, certes, mais il fallait bien un semblant d’attirance entre deux époux. Ainsi qu’une estime réciproque, et le désir de protéger l’autre. Malheureusement, il ne ressentait rien de tout cela à l’égard de Deirdre Worthing.
Il se souvenait à peine de son apparence, alors qu’il n’avait jamais oublié le visage d’Emily. Son doux visage, si confiant lorsqu’elle l’avait levé vers le sien pour ce baiser fatidique. Un baiser qui avait changé le cours de leur vie, dès que le comte en avait eu vent.
Il ne pouvait s’abuser sur ses sentiments : il tenait encore à elle.
— Non ! maugréa-t-il en secouant la tête.
Il darda un regard noir sur le tiroir dans lequel le fameux contrat attendait son bon vouloir.
— Je ne peux pas épouser Deirdre.
Mais il fallait faire quelque chose à propos de ce document. L’affaire devait être réglée avec Worthing le plus tôt possible. Et plus impérieux encore pour sa tranquillité d’esprit, il devait aussi régler ses problèmes avec Emily, obtenir son pardon pour les torts qu’il lui avait causés.
S’il lui répétait face à face pourquoi il était parti aussi brusquement et pourquoi il n’était pas revenu, le croirait-elle, cette fois ?
Elle avait traité par l’indifférence toutes les lettres qu’il lui avait adressées, et semblait même disposée à faire comme si elles n’avaient jamais existé. Les avait-elle lues, seulement ? se demanda-t-il soudain. Peut-être les avait-elle détruites sans mêmes les ouvrir, par rancœur ! En tout cas, elle n’y avait pas fait la moindre allusion.
La porte s’ouvrit, lui faisant lever les yeux. Wrecker lui décocha un sourire éclatant.
— Sacré caractère, ce brin de fille ! Pas vrai, patron ?
— Tenez votre langue, répliqua vertement Nicholas. Sinon, il pourrait vous en coûter de la perdre.
Le sourire édenté du matelot s’élargit encore.
— Toutes mes excuses, M’sieur le comte. Mais faut que je vous dise : figurez-vous qu’elle voulait retourner voir le gamin, malgré vos ordres. J’ai dû la tenir à deux mains dans l’escalier, elle crachait comme une chatte en colère !
Nicholas quitta son fauteuil et contourna le bureau.
— Je vais monter m’occuper d’elle.
Wrecker ricana d’un air rusé.
— Pardi ! C’est bien ce que je ferais, si j’étais à votre place.
La moutarde monta au nez du jeune homme. Il ne pouvait tolérer de telles insinuations, alors qu’Emily se trouvait sans chaperon sous son toit.
— Cette personne est sous ma responsabilité jusqu’au terme de la quarantaine, déclara-t-il d’un ton sec. Elle est la fille du pasteur, la sœur de Joshua et pour moi une amie de longue date. Qu’elle ait à subir l’ombre d’une insulte, directement ou à son insu, et le coupable devra m’en répondre. Je serai intraitable. Est-ce clair ?
Wrecker haussa les épaules sans cesser de sourire.
— Parfaitement, Milord. Je vous comprends tout à fait. Et les autres aussi.
Il n’y avait rien à faire, songea Nicholas exaspéré. Il pouvait contrôler les paroles de ces hommes, mais pas leurs pensées. Et malgré les dommages causés à sa réputation, il n’avait pas d’autre solution que de garder Emily chez lui. S’il la laissait partir et qu’elle tombe malade, l’épidémie risquerait de s’étendre.
Il ne monterait la voir que cette fois, se promit-il, pour la rassurer de nouveau sur l’état de son frère. Ensuite, il la laisserait tranquille. Moins il la verrait, moins il y aurait de rumeurs quand cette histoire serait terminée. Mais il y en aurait quand même, pensa-t-il avec résignation. C’était inévitable.
Emily arracha son châle et son bonnet d’un geste rageur, puis se laissa choir sur le lit.
Le riche décor qui l’entourait n’avait pas de quoi la surprendre. Elle était déjà venue dans cette pièce, longtemps auparavant, et presque rien n’avait changé. La luxueuse soie rose qui ornait le lit et les fenêtres s’était un peu fanée, les meubles en noyer sculpté avaient besoin d’être époussetés et cirés, mais l’ensemble demeurait le même que lors de sa dernière visite avec son père.
Comme elle s’était sentie adulte, et privilégiée, d’être autorisée à pénétrer dans ce sanctuaire ! Maintenant, bien sûr, elle comprenait que sa présence était nécessaire par convenance, quand le pasteur se rendait au chevet de la comtesse invalide.
La chambre qu’elle allait occuper à son tour lui paraissait à la fois réconfortante et troublante. D’un côté, c’était un lieu protecteur et familier ; de l’autre, elle ressentait plus cruellement encore le fossé qui séparait sa position sociale de celle d’une grande dame.
Quelle sotte elle avait été, de penser que Nicholas pourrait épouser quelqu’un comme elle ! A son crédit, elle devait reconnaître qu’il ne lui avait jamais fait miroiter le mariage. Mais il lui avait laissé croire qu’il l’aimait. Alors elle s’était interrogée sur ses intentions, forcément ; et dans sa naïveté, elle avait conclu à tort que celles-ci ne pouvaient être qu’honorables.
Quoi qu’il en soit, la situation présente était intolérable, se dit-elle avec un grognement furieux. La brute de marin qui l’avait accompagnée jusqu’ici de force et empêchée d’aller voir son frère s’était montrée d’une vulgarité odieuse.
— Si vous tenez tant à soigner quelqu’un, ma belle, occupez-vous donc du comte, avait-il lancé avec un ignoble sourire. Le pauvre homme a bien besoin d’un peu de sympathie, après ce qu’il a passé.
Emily aurait volontiers asséné une gifle sur cette horrible bouche moustachue, si elle l’avait pu. Mais ce maudit géant était trop grand pour elle.
Avant le coucher du soleil, pensa-t-elle avec colère, toute la population de Bournesea serait persuadée que Nicholas la retenait chez lui pour des motifs immoraux.
Etait-ce la vérité ? se demanda-t-elle soudain. Y avait-il songé ? Ce marin de malheur savait-il des choses qu’elle ignorait ?
Non. Elle ne pouvait croire que Nick cherchât délibérément à nuire à sa réputation — même s’il s’était comporté de la sorte avant son départ pour les Indes. Mais il était encore très jeune, à l’époque. Et elle était à moitié fautive, puisqu’elle ne l’avait nullement empêché de l’embrasser.
Pour être honnête, elle devait reconnaître qu’elle chérissait encore le souvenir de ce baiser passionné, au fond de son cœur. C’était son secret le plus intime, le plus précieux. Elle avait tort, elle le savait, mais c’était tout ce qu’elle avait eu de lui. Tout ce qu’elle aurait jamais. Et elle l’aimait de toute son âme, alors.
Une bonne chose qu’elle ait remplacé de tels sentiments par de la froideur. Mais pas par de la haine. Malgré tous ses efforts, tous ses souhaits, elle n’était jamais parvenue à haïr Nicholas.
L’accuser des conséquences de ce baiser était peut-être très injuste, mais cela l’avait aidée à se remettre de son chagrin, quand elle avait compris qu’il ne l’avait pas aimée. Tout comme cela l’aiderait, maintenant, à maintenir entre eux un fossé dont elle ressentait vivement le besoin.
Si elle voulait être tout à fait franche, il lui fallait admettre aussi qu’il était bien obligé de la retenir chez lui, vu les circonstances. Eût-elle eu le choix, d’ailleurs, elle se serait certainement prononcée d’elle-même en faveur de cette quarantaine. Comment aurait-elle pu abandonner le pauvre Joshua malade ? Ou risquer de propager le choléra au-delà de ces murs ?
Il n’en demeurait pas moins qu’elle détestait être placée dans une telle situation.
Un coup discret frappé à sa porte la prit de court. En toute hâte, elle descendit du lit et lissa ses cheveux.
— Qui est là ?
En guise de réponse, la porte s’ouvrit.
— Nick ? s’exclama Emily ahurie. Je veux dire… milord ? Que faites-vous ici ? Votre présence est parfaitement inconvenante !
Il ne s’était pas soucié d’enfiler un habit pour cette visite. Elle dut se contraindre à détourner les yeux de son cou et de ses avant-bras dénudés.
Après un instant d’hésitation, Nicholas pénétra dans la pièce et referma doucement derrière lui.
— Je vous avais bien dit que vous ne deviez pas vous rendre dans les quartiers des domestiques, Emily, mais vous ne m’avez pas écouté. Vous moquez-vous donc de mettre votre santé en danger ?
— J’avais besoin de voir Josh, riposta-t-elle. Vous m’avez affirmé qu’il ne se porte pas trop mal.
— Pas trop mal, certes, mais il peut encore être victime de pointes de fièvre et autres symptômes. J’espère qu’il ne sera pas nécessaire de vous enfermer dans cette chambre, pour vous empêcher d’enfreindre mes ordres.
Elle en eut le souffle coupé.
— Vous n’oseriez pas !
L’expression déterminée du comte était une réponse à elle seule.
— Très bien, j’attendrai, accorda-t-elle à contrecœur. Mais pas longtemps, je vous préviens.
Elle se détourna et regarda par la fenêtre pour éviter la vue de Nick. Il suscitait en elle des émotions qu’elle croyait vaincues et enterrées depuis longtemps.
Soudain, le contact de ses mains sur ses épaules la fit sursauter. Elle ne se souvenait que trop bien de ces doigts fermes qui avaient caressé son visage, autrefois, s’étaient glissés dans ses cheveux et l’avaient pressée contre lui, tendres, doux, tentateurs, l’amenant à souhaiter…
— Je vous promets sur mon honneur que Joshua sera rétabli très rapidement, dit-il. Vous ai-je déjà menti ?
Cette question réveilla la colère incandescente d’Emily. Elle tourbillonna sur elle-même, l’obligeant à la lâcher, et le repoussa de ses deux mains.
— Oui, Nicholas ! siffla-t-elle. Vous m’avez menti, par vos actes sinon par vos paroles ! Comment puis-je être sûre que vous ne me mentez pas aujourd’hui ? Comment ai-je pu confier mon petit frère à vos soins, quand vous n’avez pas eu une pensée pour moi autrefois ?
— Je ne vous ai jamais menti, répondit-il d’un ton bref. Je regrette que vous ne puissiez me pardonner la façon dont je suis parti, mais je vous le répète : je n’avais pas le choix. Et ensuite j’ai été contraint de rester au loin, dans notre intérêt à tous les deux.
Emily inspira à fond, les lèvres serrées pour retenir les mots cinglants qui lui brûlaient la langue. « Contraint », disait-il. Parce qu’il était fiancé à une autre depuis longtemps, bien avant de l’embrasser ! Parce qu’il redoutait qu’elle n’attende de lui plus qu’il n’était en mesure de lui donner ! Mais surtout, parce qu’il ne l’avait jamais aimée !
Il se rapprocha et toucha son visage. Entre horreur et fascination, elle vit sa bouche descendre vers la sienne. Au tout dernier moment, son baiser se posa sur sa joue, et non sur ses lèvres tremblantes.
Oh, cette douceur… La chaleur, la tendresse de cette bouche. Le parfum qui montait de lui embrumait le cerveau d’Emily, tandis que le souffle de Nick caressait son visage. Du feu se mit à courir dans ses veines, lui faisant oublier toute prudence. Il n’avait pas changé. Elle non plus.
— Ma très chère Emily, chuchota-t-il.
Ces mots murmurés rompirent le charme qu’il avait tissé autour d’elle, aussi efficaces que si elle avait reçu un seau d’eau glacé sur la tête. Elle le repoussa une nouvelle fois.
— « Très chère », vraiment ? Sortez de cette pièce, Nicholas ! Immédiatement !
Il eut l’audace de paraître surpris.
— Par tous les diables, Emy, qu’est-ce que vous prend ? Je voulais seulement…
— Je sais exactement ce que vous aviez l’intention de faire.
Elle recula, les bras croisés sur sa poitrine, regrettant que ce bouclier ne puisse protéger son cœur. L’idiot commençait tout juste à se recoller, après avoir été brisé une fois déjà par cet homme.
Nick tourna les talons pour s’en aller, mais au moment de franchir le seuil il lui refit face.
— Vous n’avez aucune raison de me craindre, Emily. Loin de moi l’idée de vous refaire du mal.
La jeune fille demeura silencieuse, pas certaine du tout de pouvoir le croire et tout aussi incapable de lui mentir. Même s’il était déterminé à lui éviter de souffrir, elle savait pertinemment qu’il avait la capacité de le faire sans le vouloir. Et sans s’en rendre compte.
Il scruta ses yeux en quête d’une réponse et parut trouver ce qu’il cherchait.
— Je tenais à vous quand je suis parti, Emily. Et que vous l’admettiez ou non, je tiens encore à vous.
Que répliquer à un tel aveu ? Peut-être la désirait-il toujours, mais le désir était chose courante entre un homme et une femme. Et s’il ne faisait pas la différence entre désir et amour, elle avait appris à la faire, elle. Cela étant, il n’avait pas dit non plus qu’il l’aimait.
Sans rien ajouter, il sortit et referma la porte derrière lui. En suivant le bruit mesuré de ses pas dans l’escalier, Emily se sentit aussi délaissée qu’autrefois, chaque fois qu’il la quittait. Encore une chose qui n’avait pas changé — à cela près que cette privation lui semblait deux fois plus vive maintenant.
Quand Nick se trouvait distant d’elle de plusieurs continents, il lui était relativement plus facile d’accepter qu’il ne l’aime pas. Mais comment allait-elle supporter cet état de fait en vivant sous le même toit que lui ?
Elle avait beau le souhaiter de toutes ses forces, elle ne voyait pas comment s’extirper de cet imbroglio. Alors qu’elle aurait tout donné pour pouvoir sortir en catimini de ce manoir avec son frère, et redoubler d’efforts pour oublier Nicholas Hollander, toute issue lui était coupée jusqu’à la fin de cette quarantaine.
Elle redressa les épaules et inspira à fond.
— Fuir est l’apanage des lâches, maugréa-t-elle d’un ton véhément, en fichant son poing droit dans sa paume gauche. Et la lâcheté n’a jamais été une solution pour toi, Emily Loveyne. Où est donc passé ton courage ?
A dix-sept ans à peine, elle avait su affronter les remarques perfides et la réprobation de tout un village, sans oublier le cuisant mépris du vieux lord Kendale. Pas un instant, elle n’avait douté qu’elle sortirait la tête haute de cette épreuve. Maintenant qu’elle avait mûri, perdu ses illusions d’adolescente amoureuse, acquis une meilleure connaissance des gens en général — et des hommes en particulier —, elle devait être mieux à même encore de résister à ce genre de tempête.
Car tempête il y aurait, elle n’en doutait pas. Personne, dans tout le comté, ne voudrait jamais croire qu’elle avait passé quinze jours entiers avec l’homme qu’elle adorait jadis sans succomber à ses charmes. Et cette fois, il lui faudrait certainement plus de sept ans pour les convaincre de son innocence !
Contrairement à ce qu’elle avait décidé, Emily finit par actionner le cordon de la sonnette. Après plusieurs heures de solitude dans la chambre de la comtesse, sans rien à lire à part un recueil de poésie maintes fois feuilleté, elle se sentait dépérir d’ennui.
Les divagations de lord Byron allaient bien un moment, mais pas plus. Etait-ce là ce que la mère de Nicholas avait enduré des jours et des jours, alitée avec pour seule compagnie un poète aux mœurs dissolues ? Il n’était pas surprenant qu’elle ait toujours paru si heureuse d’accueillir le pasteur et sa jeune escorte.
La sombre beauté de lady Elizabeth l’avait toujours fascinée, ainsi que sa manière franche et ouverte de s’adresser à un homme de Dieu. Aujourd’hui encore, ses conceptions de la vie étaient grandement influencées par la liberté d’esprit et d’opinions de la comtesse.
Elle avait souvent remarqué que cette dernière gardait la tête haute et ne fermait pas les yeux pendant la prière que son père disait pour sa santé, avant de s’en aller. Une fois, la grande dame lui avait même décoché un clin d’œil et un petit sourire complice, quand elle s’était risquée à la regarder à la dérobée. Bien qu’elles se soient rarement parlé, Emily qui n’avait plus de mère s’était imaginé qu’il existait entre elles une sorte de lien secret.
— Eh bien, me revoilà, madame, déclara-t-elle à voix haute dans cette pièce où lady Kendale avait rendu son dernier soupir. Et je vous saurais gré de m’insuffler un peu de votre humour ; je crois que j’en aurai grand besoin, quand cette visite chez votre cher fils prendra fin.
A cet instant, le livre de poèmes oublié au bord du matelas glissa et heurta le sol avec un bruit sourd. Un frisson courut dans le dos d’Emily.
— Merci, marmonna-t-elle. Cela suffira. Vous pouvez garder vos plaisanteries pour vous, à présent.
Juste ciel ! Voilà qu’elle se mettait à imaginer des fantômes et à leur parler, maintenant. Si une demi-journée entre ces murs aboutissait à un tel résultat, elle n’osait envisager dans quel état elle serait au bout de deux interminables semaines.
Certaines femmes prétendaient ne pouvoir avaler une miette, lorsqu’elles étaient angoissées. Elle, elle rêvait d’une tasse de chocolat. Elle serait passée sur le corps de n’importe qui pour obtenir ce délicieux breuvage. Avec des petits gâteaux, de préférence.
Dehors, la nuit était tombée. Pour la troisième fois en moins d’une heure, Emily tira fermement sur le cordon tressé et se représenta une cloche qui sonnait quelque part dans le vide un étage plus bas. Avec tous les domestiques réfugiés à Londres, elle doutait que quelqu’un entende ses appels. Et elle voyait mal l’un de ces matelots hirsutes faire les cent pas à l’office, prêt à remplacer le majordome au pied levé.
Elle connaissait fort bien la maison, jadis, mais dans les circonstances actuelles, elle ne souhaitait pas descendre dans la cuisine et se comporter comme si elle était chez elle. Sûrement pas.
Après avoir ôté ses bottines, elle se pelotonna tout habillée sur le lit de plumes et ramena la courtepointe sur elle. Si quelqu’un finissait par venir, se dit-elle, elle demanderait les douceurs convoitées, une pile de livres pris dans la bibliothèque de monsieur le comte et un seau de braises qui lui serviraient à allumer la cheminée. On était à la mi-mai, et le soir s’accompagnait de fraîcheur.
Un coup sonore la tira d’un profond sommeil. Elle se releva d’un bond et écarta les cheveux emmêlés qui lui tombaient dans les yeux. Il faisait jour ! constata-t-elle avec stupeur.
— Oui ? Qui est là ?
La porte s’ouvrit.
— C’est moi, Emily. L’état du capitaine s’est aggravé hier soir, et j’ai complètement oublié de vous faire apporter votre dîner.
Nicholas s’approcha, un plateau en argent en équilibre sur sa main droite. Prudemment, il le déposa à côté de la jeune fille et se releva aussitôt.
— J’ai également négligé de vous préciser que vous pouvez utiliser les affaires de ma mère, bien sûr. N’hésitez pas à prendre tout ce qu’il vous faut, pour vous vêtir, faire votre toilette, écrire ou autre.
— Merci, milord.
— A propos, ajouta-t-il en reculant vers la porte, votre frère se sent tout à fait bien, ce matin.
— Attendez !
Dans sa hâte de le retenir, Emily manqua renverser la théière.
— Ne partez pas ! Donnez-moi plus de détails au sujet de Joshua, je vous en prie !
Il s’arrêta.
— D’après le docteur, il se porte à merveille. Il n’a plus de fièvre et son appétit est redevenu normal.
La jeune fille poussa un soupir soulagé.
— Je ne puis vous dire à quel point cela me rassure. Pourriez-vous… me procurer de la lecture et un peu de charbon, si cela ne vous dérange pas trop ?
— Certainement. Tout ce que vous voudrez.
Nicholas sourit et se détendit, comme s’il avait soudain décidé d’abandonner sa raideur initiale.
— Ecoutez… Je mesure combien cette attente doit vous être pénible, Emily. Que diriez-vous d’un compromis ? J’accepte de vous autoriser à voir votre frère quelques minutes. Mais seulement du pas de la porte, comprenons-nous bien.
Saisie par cette offre inespérée, Emily fondit en larmes. Elle se couvrit le visage de ses mains.
— Ne pleurez pas, je vous en supplie, déclara doucement le comte en revenant jusqu’à elle. Si vous vous calmez, je vous permettrai de lui rendre visite après dîner.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
Il caressa légèrement ses cheveux et posa la main sur sa nuque.
— Dois-je transmettre un message de votre part à Josh, ce matin ?
Emily renifla et acquiesça avec vigueur.
— Dites-lui… que je meurs d’impatience de le revoir. Que je l’aime énormément. Et qu’il nous a beaucoup manqué, à papa et à moi.
Nicholas écarta le plateau et s’assit au bord du lit, près d’elle. Il l’attira à lui, appuya sa tête sur son torse et coula ses longs doigts dans ses boucles.
— J’ai le sentiment que tout va s’arranger, dit-il. Malgré sa petite rechute d’hier soir, le capitaine Roland se sent mieux qu’il ne l’a été depuis le début de sa maladie, ce matin. Quant à George Tuckwell, le commissaire de bord, il est presque en aussi bonne forme que Josh.
— Personne d’autre ne s’est plaint ? demanda-t-elle en levant les yeux vers lui.
Il essuya les larmes qui mouillaient ses joues.
— Personne. Chacun de mes hommes a l’ordre de m’informer de sa santé trois fois par jour. Jusqu’ici, à part la morosité d’être bloqué à terre, aucun n’a mentionné la moindre broutille. Je crois que nous avons quasiment vaincu le dragon.
Sans trop d’espoir, Emily risqua une question :
— Insisterez-vous tout de même pour nous garder ici quinze jours ?
— Il le faut, Emily. Par sécurité. Je vous demande un peu de compréhension.
Comme elle aurait souhaité prolonger ce moment ! Il était merveilleux de sentir de nouveau ses bras autour d’elle, ses mains sur ses épaules et dans ses cheveux. Elle inspira profondément, s’enivrant de son odeur, désirant davantage encore… Il se dégagea avec douceur, se leva et remit le plateau à sa place.
— Quand vous aurez pris votre petit déjeuner, vous pourrez descendre. La bibliothèque est à vous pour la journée ; je travaillerai ailleurs.
La jeune fille éprouvait un délicieux vertige. Elle se sentait aussi légère que l’air, comme si un énorme poids avait été ôté de ses épaules. Nicholas devait l’aimer au moins un peu, se dit-elle.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous aider… milord ?
Il leva un sourcil et pinça les lèvres.
— Commencez d’abord par oublier ces « milord » ridicules et appelez-moi Nick, comme vous l’avez toujours fait.
Elle sourit et emplit sa tasse.
— J’ai continué à vous nommer ainsi en votre absence. Personne n’y a trouvé à redire, excepté votre père. Il était très choqué que j’ose seulement parler de vous.
— Vous avez parlé avec mon père ? demanda Nicholas, très surpris. A quelle occasion ? Il ne s’adressait pratiquement jamais à moi, et moins encore à d’autres jeunes gens du village.
Emily remua son thé et avala deux gorgées avant de répondre.
— Nous n’avons eu qu’une seule conversation. J’ai appris qu’il me considérait comme une pécheresse patentée, prête à se vendre au premier venu.
— L’horrible vieux grigou ! pesta Nick entre ses dents. Je suis atterré qu’il se soit montré si grossier avec vous, Emy.
Cet éclat surprit la jeune fille — et la ravit secrètement. Elle écarta ce sujet d’un geste de main.
— Tout ceci appartient au passé et n’a rien de grave. Vous avez assez d’autres tracas. Allez trouver Josh et dites-lui que j’espère un récit détaillé de ses aventures. Ce projet l’occupera sans doute une bonne partie de la journée et lui évitera de trop s’ennuyer.
— Excellente idée. Votre sagesse m’impressionne.
— Elle n’a d’égal que mon humilité, répliqua Emily avec malice. Vous seriez surpris de voir à quel point je me suis améliorée avec l’âge.
Comme elle lui jetait un regard de défi, il secoua la tête et se mit à rire.
— Vous n’avez pas changé, Emy. Vous êtes toujours la même, déclara-t-il en se dirigeant vers la porte.
Elle le suivit des yeux.
— Vous ne pouvez savoir combien vous vous trompez, Nicky, murmura-t-elle lorsqu’il eut disparu.
A cet instant, sans qu’elle ait touché le plateau, la serviette dressée près de son assiette s’affaissa et se déplia. Elle retint son souffle, puis expira vivement — et s’en prit au facétieux fantôme qu’elle imaginait debout à son chevet.
— Je dis la vérité ! proclama-t-elle. Je ne suis plus l’adolescente docile que j’étais autrefois.
Il lui sembla entendre un rire cristallin, mais cette fois elle n’en fut pas effrayée. D’abord, ce rire avait quelque chose de gentil. Ensuite, une digne fille de pasteur ne croyait pas aux revenants.
Pour se prouver cette affirmation, elle engloutit son repas avec appétit. Après quoi elle se leva, ôta sa robe froissée et alla inspecter l’armoire de la comtesse. La coupe de ces toilettes était un peu démodée, bien sûr, puisqu’elles dataient de plus de dix ans. Mais elles restaient ravissantes. Elle choisit une tenue de matinée en chintz bleu ciel, soulignée de délicates broderies blanches, et trouva des mules en chevreau assorties. Les mesures étaient parfaites.
— Si je craignais vos représailles, milady, je n’oserais jamais m’approprier la moindre chose vous appartenant, marmonna-t-elle tandis qu’elle s’habillait. Ni cette robe… ni ces souliers, acheva-t-elle en se chaussant.
Et le fils de la maison ?
Cette pointe malicieuse avait traversé l’esprit d’Emily, venue d’elle ne savait où. Elle leva les yeux au ciel, riant d’elle-même et des tours stupides que son isolement lui jouait.
— Lui encore moins que le reste, madame ! assura-t-elle néanmoins. Je l’ai peut-être convoité par erreur autrefois, mais la leçon m’a suffi, croyez-moi.