Ces gens allaient la haïr, Emily le savait. Jusqu’au dernier, ils regarderaient de haut la campagnarde qu’elle était et ricaneraient en douce. Mais elle gardait ces pensées pour elle ; il ne lui serait pas venu à l’esprit de s’en ouvrir à quiconque.
Elle offrait à Rosie, en train d’empiler sur sa tête un extravagant monticule de boucles, un visage serein qui l’étonnait elle-même. Tandis que sa femme de chambre babillait sans discontinuer, lui exposant les avantages d’une discrète touche de rouge sur les lèvres et d’un léger nuage de poudre de riz, elle fixait le miroir sans le voir, arborant un sourire figé.
Un peu plus tôt, elle avait rabroué Nick venu discourir sur les usages à respecter en société. Juste ciel ! Pensait-il réellement qu’elle se nettoierait les dents en public ou commettrait d’autres actions aussi grossières ? Le goujat ! Depuis l’âge de neuf ans, elle avait de meilleures manières que lui, ce qu’elle lui avait vertement rappelé. Avant de savoir parler et marcher, une fille de pasteur était déjà nourrie de règles de conduite autant que de porridge. De ce côté-là, elle n’avait aucune inquiétude.
— Après tout, mon père était le fils cadet d’un baron, marmonna-t-elle pour elle-même.
— Pas possible ! s’exclama Rosie. Dans ce cas, ces excentriques de la haute n’auront rien à redire, Milady. Et votre maman ?
— Elle était une cousine éloignée des Loveyne et se préparait à devenir préceptrice quand ils se sont mariés.
Rosie arrangea une longue boucle en tire-bouchon le long de son cou.
— Encore mieux ! renchérit-elle avec entrain. Si les gens bien nés sont dressés à se conduire correctement par leurs préceptrices, c’est qu’elles en savent plus qu’eux, non ?
De fait, Emily avait été « dressée » par sa mère pendant onze ans, et lui en savait gré. Elle sourit pour de bon, réconfortée.
— Merci, Rosie. Sincèrement, je ne sais ce que je deviendrais sans vous.
— Vous mettriez plus longtemps à vous habiller, c’est sûr. Voilà ! Nous avons fait du bon travail. Si vous ne tournez pas toutes les têtes, ce soir, je veux bien manger mon tablier !
Emily contempla le résultat, satisfaite. Elle devait reconnaître que sa soubrette possédait un réel talent pour la coiffure. En outre, les aigues-marines de son collier et de ses boucles d’oreilles allaient à ravir avec le bleu clair de sa robe. Quand Nick lui avait remis cette parure, avant de se lancer dans son sermon, elle lui avait demandé si ces bijoux étaient ceux de lady Elizabeth. Il avait souri et répondu que non, qu’ils étaient à elle.
Mais ils avaient certainement appartenu à la comtesse, se dit la jeune femme. Elle ne voyait pas pourquoi son mari lui aurait fait un cadeau pareil, sans compter qu’il n’avait pas eu le temps de se rendre chez un joaillier depuis leur arrivée. De surcroît, l’ensemble était parfaitement assorti à sa bague et lui procurait le même effet apaisant.
Elle n’avait pas insisté, soupçonnant Nick d’avoir choisi ces pierres pour l’obliger à porter la robe neuve qui allait avec.
Comme elle caressait le pendentif niché au creux de sa gorge, elle éprouva un sentiment de tristesse. Lady Elizabeth n’eût-elle pas été déçue, de voir ces bijoux portés par la fille du pasteur Loveyne ? Il lui sembla que la délicate monture en or se réchauffait subitement sur sa peau, comme pour la rassurer.
— Je prendrai grand soin de ne rien perdre, murmura-t-elle à l’absente. Ni vos bijoux, ni votre fils.
Elle savait bien que les fantômes n’existaient pas. Son père, expert en la matière, affirmait que les âmes quittaient le corps des défunts pour monter au ciel. Pourtant, elle gardait l’étrange impression que, d’une façon ou d’une autre, la comtesse savait à quelle entreprise elle s’était attelée, et qu’elle l’y encourageait.
— J’aimerais que vous puissiez m’accompagner ce soir, reprit-elle à mi-voix, en suivant d’un doigt tremblant les facettes étincelantes de la pierre.
Rosie, revenue près d’elle après s’être éloignée un instant, partit d’un rire joyeux.
— Moi, dans une soirée mondaine ? Ce serait un beau spectacle, vraiment ! Descendez vite rejoindre monsieur le comte, Milady, au lieu de dire des sottises ! Il a dit 8 heures et vous êtes déjà en retard.
Emily se leva et laissa la soubrette tirer sur l’ourlet de sa jupe pour cacher la dentelle du jupon de dessus. Le décolleté de cette robe était moins osé que celui qu’elle avait arboré devant Duquesne. Elle espéra que Nick approuverait sa toilette, cette fois. Et s’il ne l’approuvait pas, il avait intérêt à garder son opinion pour lui !
Elle enfila ses longs gants de satin blanc et prit l’éventail en ivoire que Rosie lui tendait. Une étole de gaze acheva sa transformation de petite provinciale en comtesse. Elle redressa les épaules et adopta le maintien qui seyait à son nouveau rang. Nul ne devait détecter en elle la moindre trace d’appréhension — surtout pas Nicholas. Elle traverserait cette épreuve la tête haute, dût-elle souffrir mille morts.
Dans un bruissement de soie, elle quitta sa chambre et s’engagea avec précaution dans le grand escalier incurvé. Nick leva les yeux vers elle. La fierté et l’admiration qu’elle lut sur son visage la rassurèrent quelque peu.
— Vous êtes divine, déclara-t-il en lui tendant la main pour l’aider à descendre les dernières marches. Rappelez-moi d’augmenter les gages de Rosie.
Emily se sentit rougir sous ce compliment — et sous l’examen appuyé que son mari lui faisait subir. Au bout d’un moment, ne sachant s’il la contemplait de la sorte parce qu’il était réellement séduit ou parce qu’il cherchait un défaut à critiquer, elle éprouva un vif embarras.
— Allons-nous être en retard ? demanda-t-elle.
Nick sortit enfin de son immobilité.
— Non, pas du tout. De fait, il serait plus rapide de se rendre à pied chez les Hammersley que de prendre un attelage, mais l’usage ne le permet pas, chuchota-t-il d’un ton malicieux.
Il adressa un signe de tête à l’inévitable Upton, qui leur ouvrit la porte, et ils sortirent pour leur première apparition publique en tant que mari et femme.
Une heure plus tard, les premiers rafraîchissements servis, Nick observait de loin Emily qui se mêlait aux invités des Hammersley.
A l’exception de la longue table qui supportait le buffet et des chaises alignées contre les murs, l’immense salon de réception avait été vidé de son mobilier pour permettre à l’assistance de se déplacer à son aise. Dans la salle de bal adjacente, semblable à celle de Kendale House, d’autres chaises étaient disposées sur plusieurs rangs en vue du concert à venir. Une estrade avait été installée à l’autre bout pour accueillir les musiciens.
— Elle se débrouille mieux que je ne l’aurais cru, déclara une voix masculine, derrière lui. De fait, elle n’a pas l’air trop godiche.
Nick se détourna.
— Carrick ? Je ne pensais pas te voir ici.
Son cousin sourit, un sourcil blond narquoisement levé.
— Oh ! Tu ignorais donc que je suis la coqueluche du Tout-Londres, ces temps-ci ? Et quand elle a su que nous étions parents, toi et moi, lady Julia m’a aimablement autorisé à faire le portrait de son époux.
— Tu n’avais aucun droit d’utiliser à ton profit l’amitié qui me lie aux Hammersley, gronda le comte entre ses dents.
Carrick écarta cette réprimande d’un geste aérien.
— Je me suis rendu chez toi pour obtenir ta permission, mais tu n’étais pas là. Et tu n’as jamais repris contact avec moi après m’avoir si rudement chassé de Bournesea ! ajouta-t-il d’un ton vindicatif en se penchant vers son cousin. Qu’est-ce que c’était que cette histoire, à propos ? Quelqu’un était malade, d’après ta femme ?
Même s’il y avait prescription, Nick n’allait sûrement pas lui parler du choléra.
— En effet. Si je t’avais laissé entrer, ta santé aurait pu en souffrir.
Carrick blêmit.
— De quoi s’agissait-il au juste ? De la grippe espagnole ?
— Quelle importance, puisque tu n’as pas été touché ? riposta sèchement Nicholas. Mais pour en revenir à ce qui nous occupe, et que tu essaies adroitement d’éluder, ne compte pas sur moi pour te soutenir auprès de Julia si elle m’interroge à ton sujet. Je ne t’ai jamais vu gagner ta vie honnêtement. Si j’avais rapporté à mon père tous les larcins dont tu t’es rendu coupable à Bournesea, autrefois, il t’aurait fait pendre sur place. Je t’avertis…
— Voyons, Nicky ! coupa Carrick en soufflant d’un air agacé. Nous ne sommes plus des enfants. Un artiste doit se débrouiller comme il peut et les Hammersley ne seront pas déçus, crois-moi. Je suis un très bon peintre, tu n’as qu’à venir dans mon atelier pour t’en assurer. Pourquoi pas vendredi soir ?
Il glissa un bristol imprimé dans le gousset du comte.
— Vers 22 heures ? suggéra-t-il avec une expression insistante, qui laissait entendre qu’il n’avait pas que sa peinture en tête.
— Non. Je suis pris ce soir-là, éluda Nick.
Son cousin pinça les lèvres et plissa les paupières, le vrillant de son regard gris.
— Nous devons discuter de certaines choses, Kendale. Je suis toujours ton héritier.
— Une situation qui ne tardera pas à changer, j’espère, rétorqua le comte en l’étudiant avec attention, pour voir comment il envisageait d’être destitué par un enfant à naître.
Carrick haussa les épaules avec détachement et s’obligea à sourire, en appliquant une chiquenaude sur le bras de Nicholas.
— J’y ai songé… Mais réfléchis bien, cousin : la paternité te vieillirait en un rien de temps. D’ailleurs, tu as déjà quelques rides intéressantes que j’adorerais peindre. Et je donnerais plus cher encore pour peindre ta charmante épouse, ajouta-t-il en désignant Emily d’un signe de tête.
— Je te conseille d’éviter ma femme, déclara Nick. Sans quoi tu risques de te retrouver dans la cale d’un navire, en partance pour un endroit dont tu n’as même jamais entendu parler.
Le jeune homme ouvrit de grands yeux, feignant la terreur.
— Juste ciel ! Tu me fais trembler.
Nick le taxa d’un regard hostile.
— Tu ferais bien d’avoir peur, crois-moi.
Carrick hocha la tête, gardant le sourire.
— Nous nous reverrons bientôt, cousin.
Là-dessus, il s’éloigna pour aller courtiser une invitée qui parut fort flattée de ses attentions.
« Ignoble parasite », pensa Nick avec dégoût.
Carrick et lui ne s’étaient jamais entendus, poursuivant en cela les dissensions qui avaient opposé leurs pères. Il serait fort étonné que ce bon à rien ait changé en sept ans, mais il décida néanmoins de lui laisser le bénéfice du doute — à condition qu’il n’approche plus Emily.
Agacé par cette déplaisante interruption, il chercha sa femme des yeux — et constata avec soulagement qu’elle semblait toujours aussi à l’aise.
Julia, ainsi qu’elle l’avait proposé elle-même lors de la visite préliminaire de Nick, avait fait en sorte qu’Emily et elle apparaissent comme des amies de longue date. Puis Guy était arrivé, saluant et complimentant la jeune femme avec une chaleur qui avait encore corroboré cette impression. Du coup, tout le monde avait accueilli aimablement la nouvelle comtesse, sans examen sourcilleux ni œillades perfides.
— Ton Emily est vraiment charmante, déclara le maître de maison en offrant un verre de vin au comte. La redoutable lady Fitzwaren elle-même paraît moins revêche que de coutume en sa compagnie. Regarde ! J’ignorais que cette vieille rombière savait sourire, jusqu’à ce soir. Sans doute avions-nous grand besoin de la bouffée d’air frais que ta femme nous apporte. Julia est totalement conquise, sais-tu ?
— Tant mieux, répondit Nick. Il sera bon qu’Emily ait des amis. Je ne puis te dire à quel point je vous sais gré d’avoir arrangé les choses de la sorte, ce soir.
— Nous n’y sommes pour rien, mon cher ! Ton épouse ne doit son succès qu’à elle-même. Compte tenu de tes inquiétudes de ce matin, je t’avoue que je m’attendais à pire.
Michael parcourut la salle du regard.
— Dès que nos derniers invités seront arrivés, nous pourrons aller nous asseoir. L’orchestre engagé par Julia est remarquable, je crois.
— Jouera-t-elle ? demanda Nick qui gardait un excellent souvenir d’une soirée passée chez les Hammersley, lors d’une brève visite à Londres. Ses dons de pianiste m’avaient enchanté.
— Merci pour elle, répondit son ami en souriant avec fierté. Peut-être pourras-tu le lui demander… Quand je le fais, elle me reproche de ne pas être objectif. Et une dame doit se laisser supplier avant d’accepter de montrer ses talents, par modestie. Alors supplie-la, je t’en prie !
— Volontiers, agréa Nick. A propos de talents…
Il allait parler de Carrick, mais Michael se tourna vers la porte.
— Ah ! Voici nos retardataires. Excuse-moi, vieux. Je dois aller remplir mes devoirs.
Le cœur de Nick sombra dans sa poitrine. Car les deux arrivants qui se tenaient sur le seuil, bras dessus, bras dessous, n’étaient autres que Deirdre et son père. Il regretta aussitôt de ne pas avoir mentionné à ses amis le différend qui l’opposait aux Worthing.
Bonté divine ! pensa-t-il. Il aurait dû se douter que cette chance insolente ne pouvait durer. Dans l’espoir de servir de bouclier à sa femme quand l’affrontement aurait lieu, il traversa la pièce à grands pas pour aller la rejoindre.
Cette rencontre risquait d’être désastreuse, et fatale aux efforts d’Emily pour se faire accepter dans son milieu.
De fait, le baron et sa fille commencèrent par garder leurs distances. Ils firent un rapide tour de salle, saluant les autres invités tout en leur décochant de temps à autre des œillades meurtrières.
Emily, de son côté, poursuivait sa conversation avec lady Fitzwaren, dans l’ignorance la plus totale de l’animosité qui vibrait autour d’elle. Nick voulait la prévenir, pour le cas où elle n’aurait pas encore aperçu ou reconnu les Worthing qui s’approchaient peu à peu.
A l’instant où le regard féroce du baron rencontra celui de Nick, Duquesne surgit. Il intercepta le petit homme et l’entraîna à l’écart, le bombardant de questions relatives à des investissements. Un sujet qui devrait le tenir occupé un moment, se dit le comte. Malheureusement, nul ne songeait à retenir Deirdre qui ondulait vers Emily telle une couleuvre vers sa proie.
— Emily Loveyne ! s’exclama-t-elle. Quel plaisir de vous voir ! Qui eût pu imaginer que nous nous retrouverions un jour dans un tel endroit ?
Lady Fitzwaren se racla bruyamment la gorge.
— Vous vous adressez à la comtesse de Kendale, ma chère. Veillez à vos manières.
Emily sourit à la douairière, puis à Deirdre.
— Miss Worthing. C’est une surprise, en effet.
Nick s’efforçait de dissimuler son appréhension. Conservant un air affable, Deirdre ne lui accorda qu’un bref coup d’œil.
— Kendale.
— Miss Worthing.
Un bref instant, il se demanda s’il pouvait espérer que Deirdre ait tout ignoré de leurs pseudo-fiançailles, comme lui. C’était aussi peu probable qu’une chute de neige dans le Sahara.
De son éventail, elle tapota le poignet d’Emily et déclara haut et fort :
— Lord Vintley doit être marri de votre décision, mais votre nouvelle position vaut largement celle de préceptrice, n’est-ce pas ?
— Je ne puis vous contredire, accorda Emily avec un sourire suave. Peut-être pourrez-vous lui indiquer une autre demoiselle en mal de mari, pour me remplacer ?
Lady Fitzwaren cacha son rire sous une toux diplomatique. Nick, lui, avait l’impression de se trouver devant un baril de poudre nanti de deux amorces allumées, qui crachaient déjà des étincelles.
La main de Michael s’abattit sur son épaule.
— Que dirais-tu de commencer à rassembler tout le monde pour le concert ? Les musiciens doivent ronger leur frein, à l’heure qu’il est. J’espère vivement que Julia ne leur a pas offert des alcools pour les faire patienter…
— Nous te suivons, accepta Nick avec empressement. Si vous voulez bien nous excuser, mesdames.
Il prit sa femme par le bras et l’escorta avec fermeté loin de Deirdre, ainsi que de la douairière alléchée par l’incident.
Alors qu’ils croisaient Julia, la suggestion de Michael lui revint.
— Milady, j’espère que vous nous ferez l’honneur de jouer pour nous, ce soir.
Plusieurs exclamations enthousiastes saluèrent cette initiative, mais la plus stridente émana de Deirdre, qui les avait rejoints et passa impudemment son bras sous celui d’Emily.
— Quelle bonne idée ! Et il y a ici une nouvelle voix que nous devons absolument entendre. Connaissez-vous autre chose que des cantiques, Emily ?
Nick sentit sa femme se crisper. Elle répondit néanmoins avec un calme impérial :
— Bien sûr. Toutefois, je ne voudrais pas…
— Vous devez nous montrer vos talents, ma chère ! coupa Deirdre en retirant son bras pour lui tapoter l’épaule.
— Absolument, renchérit lady Fitzwaren. Je serais ravie d’entendre quelque chose de nouveau, pour une fois.
Elle riva ses petits yeux perçants sur Nick.
— Qu’attendez-vous pour fléchir votre épouse, Kendale ?
Il se tourna vers Emily, prêt à la sauver, mais elle souriait avec assurance à la douairière.
— Si vous insistez, madame, je serai très honorée de chanter pour vous.
Leurs voisins approuvèrent chaudement — à l’exception de Deirdre qui arborait un petit sourire satisfait devant la réussite inespérée de son plan.
Emily chantait fort bien, Nicholas le savait, mais il détestait la voir piégée de cette façon-là. Ce public averti serait beaucoup moins indulgent que les ouailles de son père ou qu’une troupe de marins, et elle risquait d’être intimidée. Malheureusement, il ne pouvait que lui témoigner son soutien.
— Vous sentez-vous prête ? lui chuchota-t-il alors qu’ils prenaient leur place.
— Naturellement, répondit-elle en lissant ses gants d’un petit geste nerveux.
Ils accordèrent leur attention à Julia, qui présentait les musiciens. Ce quatuor renommé devait jouer au Holcomb Concert Hall à la fin de la semaine. Nick n’entendit pratiquement rien des premiers morceaux, tant il s’inquiétait de l’état d’esprit de sa femme. Sans doute était-elle rongée par l’appréhension. Ce qui l’attendait était une véritable épreuve du feu.
Après des applaudissements nourris, Julia rejoignit l’estrade et annonça :
— Pour notre plus grand plaisir, lady Emily Hollander, comtesse de Kendale, a accepté de nous chanter une ballade de sir Joseph Trenton, Une journée sur la lande. Je serai enchantée de l’accompagner au pianoforte.
Elle sourit et invita Emily à la rejoindre.
Nick se leva en même temps que sa femme, l’escorta jusqu’à leur hôtesse — et n’eut plus d’autre solution que de se rasseoir à proximité pour assister à la suite.
L’aisance d’Emily le stupéfia. Ses mains gantées croisées sur sa taille, elle parcourut l’assistance d’un regard serein pendant que Julia s’installait devant le clavier. Le prélude musical résonna dans la vaste pièce. Après quoi, sur une note en parfait accord avec l’instrument, la voix claire de la jeune femme entama la ballade.
Dès qu’il fut remis de son choc, Nick regarda subrepticement autour de lui. Tous les yeux étaient rivés sur Emily qui fermait les paupières, pénétrée par la tragédie poignante qu’elle chantait d’une voix d’ange. Le public était captivé. Des larmes roulaient sur les joues fanées de lady Fitzwaren. Le comte aurait volontiers pleuré aussi, de soulagement. Nul ne pouvait reprocher quoi que ce soit à sa femme, tant sa prestation était parfaite. Comment avait-il pu douter d’elle ?
Depuis leur mariage, Emily avait toujours relevé haut la main tous les défis auxquels elle avait été confrontée — sauf celui qui consistait à se fier à lui. Une exception pour le moins humiliante, mais qu’il méritait, reconnut-il en lui-même. Ne s’attendait-il pas toujours au pire de la part de sa femme, comme si les préjugés de son père continuaient à l’influencer à son insu ?
Tandis que les dernières notes s’égrenaient, mélancoliques, Nick se jura d’accorder une confiance absolue à Emily, désormais. Dans tous les domaines. Elle n’était plus la sauvageonne fantasque qu’il avait connue, mais une femme dotée de qualités et de capacités dont il ferait bien de tenir compte, à l’avenir.
Quand la salle entière se leva pour applaudir son épouse, il joignit des « bravos » fervents à ceux de ses voisins. Elle était merveilleuse. Il se promit de le lui dire à la première occasion.
Emily déclina avec modestie le bis qu’on lui réclamait. Nick s’empressa d’aller la rejoindre pour la reconduire à leurs sièges, et suivit distraitement le reste du programme. Il n’avait qu’une idée en tête : trouver le moyen de réparer ses manquements à l’égard de sa femme.
Enfin, le concert s’acheva et les conversations reprirent. Ces échanges de commentaires allaient bien durer une heure encore, pensa le comte. Il aurait tout donné pour pouvoir s’éclipser aussitôt avec Emily, mais il ne pouvait décemment la priver des compliments que chacun tenait à lui adresser. Les siens, il se réservait de les lui offrir plus tard, dans l’intimité.
Soudain, il vit Deirdre chuchoter quelque chose à l’oreille de sa femme, qui acquiesça d’un signe et sortit derrière elle.
Sans doute se rendaient-elles dans la chambre que Julia avait attribuée aux dames pour leur commodité, se dit Nick. Mais il ne lui plaisait guère de les savoir seules ensemble. Le ciel savait ce que cette vipère allait dire à Emily.
Les suivre étant impossible, il ne lui restait plus qu’à faire confiance à Emy pour se tirer vaillamment de ce mauvais pas, conclut-il. L’occasion ou jamais de mettre ses nobles résolutions en pratique. Néanmoins, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer Deirdre redescendant en courant un instant plus tard, sa robe déchirée et son chignon défait.
Contraint de prendre son mal en patience, il se résigna à circuler parmi les invités et à accepter leurs mots aimables à propos de son épouse.
Le baron Worthing s’approcha de lui une seule fois, mais ce fut pour l’ignorer avec un mépris qui ne passa pas inaperçu de leurs voisins. Nul ne commenta l’incident, cependant ; ce vieux stratagème était trop éculé pour retenir longtemps l’attention.
Alors que Nick surveillait discrètement la porte, dans l’huile bouillante, Guy le rejoignit et lui jeta un coup d’œil de connivence. A part Worthing lui-même, le vicomte était le seul dans la pièce à savoir ce qui se tramait.
— Détends-toi, Nicky ! conseilla-t-il à mi-voix. Que veux-tu qu’il arrive ?
Nicholas soupira.
— Tu le demandes, après avoir assisté à l’éclat d’Emily hier soir ? Je suis déterminé à croire qu’elle assumera l’épreuve avec grandeur, mais le pire reste possible.
Duquesne s’esclaffa.
— Fais-lui confiance, vieux. Ta femme a plus d’un tour dans son sac. Moi, je gage qu’elle réussira. On parie ?
— Je préfère ne pas tenter le diable, répondit sombrement le comte.
Vu les flammes qui étincelaient dans les prunelles de Deirdre Worthing, Emily se doutait que cette visite aux commodités n’était pas aussi anodine qu’elle voulait le paraître. Mais d’une part la jeune femme préférait éviter une confrontation publique qui embarrasserait leurs hôtes, et de l’autre elle devait reconnaître qu’elle grillait de curiosité.
Il était clair que sa rivale avait cherché à lui nuire, en proposant ce tour de chant. N’ayant pas obtenu ce qu’elle souhaitait, restait à savoir ce qu’elle allait encore inventer.
Les Worthing ne séjournaient pas souvent dans leur maison de campagne, distante de quelques lieues de Bournesea, mais par une faveur des Kendale ils appartenaient depuis des générations à la petite congrégation dont le pasteur Loveyne avait la charge. Emily avait rencontré Deirdre à plusieurs reprises — la dernière étant la visite que la jeune fille lui avait faite pour lui proposer ce poste de préceptrice chez les Vintley.
Un geste surprenant dont le dessein lui paraissait évident, maintenant : sachant que Nick allait rentrer, Deirdre avait décidé de l’éloigner pour éviter qu’ils ne renouent leur ancienne amitié…
La malveillance avait toujours été le principal passe-temps de la fille du baron, se rappela-t-elle. Apparemment, cela n’avait pas changé.
Dès qu’elles atteignirent la chambre en question, Deirdre ordonna à la soubrette de service de les laisser seules. Après quoi elle referma la porte et se posta devant, comme pour couper toute retraite à sa compagne.
Elle était toujours aussi jolie, constata Emily, même si la finesse de ses traits était gâchée par le pli méprisant de sa bouche.
Ses cheveux d’un blond pâle, parfaitement coiffés, auréolaient un visage à l’ovale délicat. Ses yeux étaient un peu petits, mais elle les avait agrandis par un trait de khôl. Son nez retroussé lui donnait un air hautain en parfaite harmonie avec son attitude. Quant à sa silhouette, étranglée au milieu par une taille minuscule, elle emplissait de courbes voluptueuses sa robe de satin rose ornée de dentelle.
Le rouge qu’elle avait posé sur ses joues était superflu, nota encore Emily. La colère qui enflammait son teint suffisait amplement à le relever.
— Désirez-vous réellement utiliser les commodités, demanda-t-elle en désignant le paravent dressé dans un coin, ou m’avez-vous entraînée ici pour me parler ?
— J’ai quelque chose à vous dire, en effet, répondit Deirdre d’un ton cinglant. Nicholas veut se débarrasser de vous.
— Vraiment ? Il ne me l’a pas fait savoir. Se serait-il confié à vous, par hasard ?
Deirdre serra les dents et inspira à fond, s’efforçant visiblement de garder le contrôle d’elle-même.
— Il s’est entretenu avec mon père. Ses regrets sont cuisants, et il a promis d’arranger cette affaire au mieux de nos intérêts. Comme nous n’avons nul besoin d’argent, vous comprendrez aisément que cette réparation devra se faire par un autre moyen, précisa-t-elle avec un sourire de façade.
Immédiatement, les remarques méprisantes que cette jeune harpie lui avait adressées à foison durant des années revinrent à la mémoire d’Emily.
Nullement de quoi exciter sa sympathie. Toutefois, elle songea qu’il devait être fort cruel pour une femme d’apprendre au bout de sept ans qu’elle s’était crue fiancée à tort, et décida de faire un effort.
— Ecoutez, Deirdre. Je mesure à quel point notre mariage vous contrarie, mais…
— Kendale veut se débarrasser de vous, répéta Deirdre d’un ton sourd. Vous avez réussi à le piéger, Emily Loveyne, mais il ne supportera pas longtemps cette situation.
Son sourire se fit haineux.
— Il saura s’échapper de vos filets, vous pouvez m’en croire. A votre place, je ne serais pas rassurée.
La crainte qu’il n’y ait un grain de vérité dans les assertions de son adversaire s’insinua traîtreusement dans l’esprit d’Emily.
Elle n’ignorait pas que Nick était obsédé par l’idée qu’elle puisse le ridiculiser en société. Et curieusement, chaque fois qu’il aurait pu consommer leur mariage, il avait coupé court à leurs transports.
Envisageait-il de la garder vierge pour faire annuler leur union ? se demanda-t-elle avec effroi. Non. Cela lui semblait impossible.
Tôt ou tard, il céderait à son désir, elle en avait la conviction. Mais après ? Un divorce était impensable pour un lord ; il ruinerait sa carrière et l’empêcherait de se remarier tant qu’elle serait encore en vie. A quoi bon subir une telle épreuve pour rien ? Deirdre prenait simplement ses désirs pour la réalité, conclut-elle.
— Je vous remercie de m’avoir prévenue, déclara-t-elle d’un ton léger. Cet avertissement n’est pas fondé, mais je suis certaine qu’il partait d’un bon sentiment. Vous pouvez considérer que vous avez rempli vos devoirs d’amitié.
Le sourire carnassier de Deirdre s’élargit, son regard devint plus incisif encore entre ses paupières ourlées de khôl.
— Ne me croyez pas si cela vous plaît, mais vous serez bientôt fixée, ma chère. Vous savez pertinemment que vous ne convenez pas à Nicholas.
— Je ne pense pas que vous lui conveniez non plus, répondit sincèrement Emily en la jaugeant de la tête aux pieds.
Avant que Deirdre ait pu répliquer, quelqu’un secoua le loquet et elle dut s’écarter. Julia poussa la porte, l’air inquiet.
— Tout va bien ?
Emily s’empressa de passer devant elle pour rejoindre le couloir.
— Mais oui ! Nous allions sortir.
— Emily et moi refaisions simplement connaissance, ajouta Deirdre d’un ton pincé.
— Et nous avons pu constater que nous n’avons pas changé, précisa Emily, perfide.
chapitre 16
Nick respira, soulagé, quand il vit Emily et Deirdre revenir en compagnie de Julia. Il rejoignit aussitôt sa femme et lui demanda à mi-voix :
— Que s’est-il passé, là-haut ?
Elle le considéra d’un air étrange.
— Que voulez-vous qu’il se soit passé ?
Il réprima un grognement irrité.
— Regardez la façon dont Deirdre et son père s’en vont. Il y a sûrement une raison.
— Peut-être a-t-elle des vapeurs ? En outre, ils ne sont pas les seuls à partir ; il est l’heure de prendre congé.
— Elle vous a sûrement parlé ! insista Nick.
— En effet. Elle m’a dit que j’ai tout lieu d’être inquiète.
— A cause d’elle ?
Emily haussa les épaules et s’éventa avec plus d’énergie que ne le requérait la température de la pièce.
Devant son refus d’en dire plus, et de le regarder, Nick abandonna la partie. Momentanément.
— Vous me raconterez tout plus tard, déclara-t-il.
— N’y comptez pas, répondit sa femme en refermant son éventail d’un geste brusque.
Elle affichait un sourire figé. Pendant le quart d’heure qui suivit, Nick ne la vit pas bouger un seul muscle. Elle semblait changée en statue.
Sans doute en avait-elle assez de cette soirée, se dit-il. Il la soupçonna de mettre en pratique une ruse utilisée pour supporter stoïquement les sermons de son père, et réprima un sourire amusé. Ce genre de choses serait bien d’elle.
Enfin, Michael et Julia les raccompagnèrent jusqu’à la porte d’entrée et prirent congé d’eux. Nick plaça la main de sa femme au creux de son bras. Devant ce mutisme et cette inertie qui se prolongeaient, il se demanda ce qu’elle avait bien pu faire ou endurer pendant son entretien avec Deirdre, pour être prostrée de la sorte, mais il se garda d’insister. Si elles s’étaient querellées, il lui savait gré de sa discrétion. Et pour le reste, la soirée s’était déroulée à merveille.
— J’ai été très fier de vous, ce soir, déclara-t-il lorsqu’ils furent installés dans leur coupé. Vous avez été magnifique.
— Merci de ce compliment, milord. Si j’en juge par sa chaleur, vous deviez être sur des charbons ardents.
— Cela vous offense-t-il ? rétorqua Nick d’un ton enjoué. Peut-être avez-vous raison. J’admets que je redoutais la férocité de certains invités. Les plus âgés se montrent terriblement élitistes, parfois.
— Aucun ne m’a demandé si mon sang était du bleu voulu, répondit Emily, tranchante. Même si quelques-uns eussent aimé en vérifier la couleur, m’a-t-il semblé.
— Les Worthing, suggéra Nick.
— Oui.
Elle l’affronta du regard.
— Deirdre affirme que vous voulez vous débarrasser de moi. Que vous avez exprimé vos regrets à son père et promis de rectifier cette erreur d’une manière ou d’une autre. Qu’envisagez-vous de faire au juste, Nick ?
Il se redressa, offusqué.
— Ces propos sont absurdes ! Je n’ai jamais rien dit de tel, ni à Deirdre, ni au baron.
Emily ne cilla pas.
— Assez, Nick. Je veux la vérité.
Le comte jeta un coup d’œil par la vitre. Ils étaient presque arrivés.
— Nous poursuivrons cette discussion à la maison. Montez enfiler quelque chose qui vous permette de respirer et rejoignez-moi dans la bibliothèque d’ici une demi-heure. Nous règlerons cette histoire une fois pour toutes.
— Pourquoi la bibliothèque ? riposta Emily avec acidité. Tenez-vous à avoir votre cognac sous la main, pour vous donner du courage ?
Il se tourna lentement vers elle, les lèvres pincées.
— Non. Parce que la prochaine fois que nous nous retrouverons dans une chambre à coucher, ce ne sera pas pour discuter, je vous le promets.
Emily resta muette pendant que son mari l’aidait à descendre de voiture, puis à gravir les marches du perron. Lorsqu’ils pénétrèrent dans le vestibule, la pendule sonnait minuit.
— Aurez-vous besoin de quelque chose, milord ? s’enquit Upton en verrouillant la porte d’entrée derrière eux.
— Non. Vous pouvez vous retirer… et demander à tout le monde d’en faire autant. Bonne nuit, Upton.
Parvenue au bas de l’escalier, Emily se détourna et vit que le majordome souriait. D’un sourire qui la fit frissonner.
— Avez-vous froid ? demanda Nick.
— Un peu, avoua-t-elle.
— J’allumerai du feu dans la bibliothèque.
— Merci.
Elle détestait la formalité de ces échanges, redoutant qu’elle devienne une habitude entre eux durant les années à venir. S’il y avait des années à venir, pensa-t-elle.
Nick la quitta à la porte de sa chambre.
— Dans une demi-heure, lui rappela-t-il.
Emily découvrit Rosie endormie dans un fauteuil et la secoua doucement par l’épaule. La soubrette se redressa d’un bond, l’air affolé.
— Cordieu ! s’écria-t-elle. Vous m’avez fait une peur bleue, Milady !
— Désolée. Vous pouvez aller vous coucher, Rosie. Je me débrouillerai seule.
— Non, non, je suis réveillée, répondit la jeune fille d’une voix pâteuse.
Elle se leva en chancelant.
— Vous ne tenez pas sur vos jambes, observa Emily. Etes-vous souffrante ?
— Non. J’ai sommeil, c’est tout, assura sa domestique en se frottant les yeux.
— Alors défaites les crochets de ma robe et délacez-moi. Je m’occuperai du reste.
— Milady…
— Faites ce que je vous dis.
— Ah, vous êtes pressée de vous libérer de moi, si je comprends bien ? rétorqua Rosie avec un sourire malicieux. Soyez tranquille. Je ne traînerai pas.
— Finissons-en, ordonna Emily d’un ton agacé.
Elle ôta son collier, ses boucles, les déposa sur sa coiffeuse et porta une main à ses cheveux, prête à retirer les épingles. Non, se dit-elle. Elle devait garder son chignon pour aller retrouver Nick.
Rosie s’éclipsa dès qu’elle l’eut dégagée du carcan qui l’étouffait. Certaine que nul ne la verrait redescendre, Emily décida d’enfiler sa chemise de nuit et son déshabillé en linon. Elle noua sa ceinture, s’assura qu’elle était couverte aussi décemment que si elle devait sortir et consulta la pendule.
Encore vingt minutes à patienter ! L’idée d’attendre dans la bibliothèque ne lui disait rien. Fatiguée, les yeux irrités, elle s’allongea sur son lit et éteignit sa lampe pour réfléchir dans l’obscurité aux événements de la soirée.
Les paroles de Deirdre la hantaient. C’était la deuxième fois que quelqu’un la disait en danger. Pourtant, elle refusait de craindre Nick. S’il brûlait de se débarrasser d’elle, pourquoi n’avait-il pas poussé la berline dans le vide, au lieu de tout tenter pour la sauver ?
Parce qu’on lui aurait reproché d’avoir abandonné sa femme en danger de mort, pensa-t-elle brusquement. Et que les soupçons contre lui auraient été plus précis encore, quand on aurait découvert qu’il ne se trouvait pas avec elle lors de « l’accident ».
Une sueur glacée l’enveloppa. « Peut-être avait-il songé à ce détail au dernier moment… », insista l’horrible petite voix qui insufflait ces accusations dans sa tête.
— Non, c’est faux ! se récria-t-elle en enfouissant son visage dans son oreiller.
Nick ne l’aimait peut-être pas, mais il n’aurait jamais envisagé de la tuer, elle en était sûre. Il n’était pas un assassin.
« Crois-tu ? Qui te dit que tu connais l’homme qu’il est devenu ? Il n’est plus le même qu’à vingt-deux ans ».
— Il est toujours Nicholas ! insista-t-elle avec véhémence. Mon Nick !
Cette soirée éprouvante lui avait mis les nerfs à vif, se dit-elle. Elle ne se couchait jamais aussi tard, l’épuisement lui déréglait l’esprit.
Elle crispa les paupières, déterminée à ne pas poursuivre sur ce chemin-là. Elle n’avait aucune raison d’avoir peur de son mari, se répéta-t-elle. Aucune.
Vaguement, elle songea qu’elle risquait de s’endormir. Mais la pendule sonnant la demie la réveillerait, et elle descendrait immédiatement rejoindre Nick. De surcroît, elle ne voulait pas dormir. Juste se reposer les yeux.
Nick arpentait la bibliothèque, grommelant des jurons furieux.
Emily avait plus d’un quart d’heure de retard. Et pas question qu’il touche à la carafe de cognac, malgré l’envie qu’il en avait. Il ne lui ferait pas ce plaisir.
Bonté divine ! Il tira sa montre de gousset, la compara à la pendule. Une heure moins le quart. La jeune coquine avait eu tout le temps de se changer, maintenant. Sans doute le faisait-elle attendre sciemment, pour se venger de ce qu’elle avait enduré par sa faute dans la soirée. Mais cela ne se passerait pas comme cela.
Exaspéré, il quitta la pièce à grands pas et se dirigea vers l’escalier. Si elle refusait de venir le rejoindre en terrain neutre, tant pis pour elle ; il prendrait le risque d’aller la trouver dans sa chambre.
Au moment où il atteignait le palier du premier étage, un cri étranglé lui parvint d’en haut.
— Emily ! s’exclama-t-il.
Peut-être n’était-ce pas elle. Peut-être était-ce simplement une soubrette effrayée par une souris. Mais un terrible pressentiment lui nouait la gorge. Le cœur battant à se rompre, il gravit quatre à quatre la volée de marches suivante et se rua jusqu’à la porte de sa femme.
De la fumée filtrait sous le panneau de chêne.
Epouvanté, Nick voulut ouvrir. La porte était verrouillée de l’intérieur. En vain, il tenta de l’ébranler ; elle résista.
— Emy ! hurla-t-il. Pouvez-vous venir m’ouvrir ?
— Non ! La clé n’est plus sur la serrure ! Au secours, Nick ! Aidez-moi !
Le comte se précipita dans sa propre chambre et traversa le vestiaire qui la séparait de celle d’Emily.
Cette fois, la clé était bien sur la porte de communication, mais à l’extérieur. Quelqu’un avait enfermé sa femme, volontairement.
Les mains tremblantes d’énervement, il ouvrit et pénétra en trombe dans la pièce. A la lueur du brasier qui illuminait la chambre, il vit Emily en train de frapper les draperies en flammes à l’aide d’une carpette. Elle toussait, et ses efforts étaient vains.
— Sortez ! cria-t-il en la rejoignant et en lui arrachant la carpette des mains. Je m’en occupe. Réveillez tous les gens qui dorment à cet étage, pour le cas où le feu se propagerait. Vite !
Pour une fois, elle ne protesta pas et obéit sur-le-champ. Nick continua à frapper les rideaux et parvint bientôt à éteindre l’incendie. Une fumée âcre avait envahi toute la pièce. Il arracha les pans d’étoffe à demi consumés et les piétina de toutes ses forces, par sécurité. Puis il ouvrit en grand les deux fenêtres.
A distance, à travers les portes ouvertes de la penderie et de sa chambre, il percevait des cris terrifiés et des bruits de course.
Avec ce qui restait de la carpette, il chassa le plus gros de la fumée. Ensuite, il alla chercher de l’eau dans un vase et la renversa sur les débris calcinés.
Il dut retourner plusieurs fois dans sa chambre pour pouvoir respirer à fond, mais il tenait à revenir pour s’assurer que le feu ne risquait pas de reprendre.
Dès que l’atmosphère se fut un peu éclaircie, il examina les lieux et découvrit une lampe à pétrole qui gisait sur le parquet, au pied des tentures.
C’était la sienne.
Il porta son regard vers la porte qui donnait sur le couloir. Emily avait dit vrai : la clé avait été enlevée. Quelqu’un avait fermé de l’intérieur, avant de ressortir par la porte de la penderie et de la verrouiller à son tour. Sa femme était prise au piège.
Se redressant, il regagna la porte de communication et observa la chambre depuis le seuil. A la lueur du clair de lune, quelqu’un portant une lampe dont la mèche était baissée pouvait à peine distinguer une forme allongée dans le lit. Une forme qui pouvait correspondre à une ou deux personnes endormies.
Puisqu’il n’était pas dans sa propre chambre, le coupable avait pu penser qu’il dormait avec sa femme. On n’avait pas seulement voulu tuer Emily, on avait voulu les tuer tous les deux.
— Milord ? tonna la voix de Wrecker depuis le couloir. Où êtes-vous ?
— Ici ! répondit Nick.
— Par tous les diables ! s’écria le marin en toussant. Vous n’avez pas de mal, patron ?
— Non. Restez ici et assurez-vous que le feu ne reprend pas. Où est lady Emily ?
— Dehors, sur le perron. Elle a envoyé quelqu’un chercher les pompiers.
— Et vous l’avez laissée seule ? glapit Nick.
Wrecker haussa les épaules.
— Qu’est-ce qu’elle craint ? Elle est entourée par tous les domestiques.
— C’est l’un d’eux qui a mis le feu ! cria le comte. Je vous laisse en charge de la maison. Je vais mettre la comtesse en sûreté.
Emily était bien où Wrecker l’avait dit. Le visage et ses vêtements de nuit noirs de suie, des épingles émergeant de son chignon en bataille, elle s’efforçait de rétablir le calme autour d’elle… et ressemblait à un oursin gorgé d’eau.
Sans se soucier des témoins, Nick fendit le petit groupe et la serra dans ses bras.
— Juste ciel ! Vous l’avez échappé belle. Je vous félicite de votre courage et de votre sens de l’initiative, Emy. Vous avez bien fait de vous mouiller. Vous n’êtes pas blessée ?
— Non, répondit-elle d’une voix rauque.
Il la sentit s’affaisser contre lui, comme si elle n’avait attendu que lui pour flancher. Par-dessus sa tête, il s’adressa à un valet :
— Joe, sellez un cheval et amenez-le ici tout de suite.
Emily leva son visage vers lui.
— Pourquoi ? Vous n’allez pas partir ?
— Nous partons tous les deux, répondit le comte. Je ne vous laisserai pas un instant de plus dans cette maison.
Il se tourna vers Rosie, qui se tenait à proximité.
— Allez chercher une cape pour la comtesse. Une cape qui ne sente pas la fumée.
— Le feu est-il éteint ? s’enquit Emily.
— Oui, mais il ne serait pas sûr pour nous de rester ici.
Il l’empêcha de poser d’autres questions en ramenant sa tête sur son épaule, puis il lissa ses cheveux d’une main rassurante, tout en ôtant les épingles qui dépassaient de ses boucles humides.
— Ne vous inquiétez pas, Emy. Tout ira bien.
Quand Rosie apporta la cape demandée, il drapa sa femme dedans et la reprit contre lui en attendant le cheval.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle peu après, quand Joe l’eut hissée devant son mari.
— Je vous le dirai dans un moment. Personne ici ne doit savoir où nous trouver.
Nick talonna la monture et ils s’éloignèrent au trot dans la nuit, longeant les maisons par-derrière pour s’assurer de ne pas être suivis.
— Nous allons chez Duquesne, expliqua Nick en arrivant chez son ami. N’espérez pas trop de confort, Guy mène une existence frugale.
— Peu importe…, répondit Emily d’une voix altérée.
Nick l’aida à descendre.
— Qu’avez-vous ? Etes-vous choquée ?
— Non, dit-elle avec un petit rire. C’est seulement… que vous m’avez serrée tout le long à me briser les côtes.
— Je vous demande pardon, maugréa-t-il en la lâchant pour la saisir par la main. Venez. J’espère que Guy est rentré chez lui, après avoir quitté les Hammersley.
Il souleva le lourd heurtoir en bronze et le laissa retomber. Puis il recommença. Peu après, la porte s’entrouvrit et un visage ridé apparut, changé en masque mortuaire par la lampe située au-dessous. Nick sourit.
— ******* de vous voir, Bodkins.
Le domestique ouvrit en grand et s’écarta, comme si cette visite était parfaitement naturelle.
— Sir Nicholas. Entrez, je vous prie.
— Sir Guy est-il chez lui ?
— Il est monté se coucher, mais je vais le prévenir de votre arrivée. Veuillez attendre dans le salon, je vous prie.
— Merci, Bodkins.
Nick introduisit Emily dans la pièce. Comme il y régnait un noir d’encre, ils restèrent sur le seuil et il passa un bras autour de ses épaules.
Avant que le vieux majordome ait pu atteindre le palier, Guy descendit quatre à quatre, en bras de chemise, sans chaussures et son gilet déboutonné.
— J’ai entendu frapper. Qui est là, Boddy ?
— Le comte de Kendale et une dame, Milord.
— Sapristi ! Donnez-moi cette lampe, mon vieux !
Se munissant de la lampe, la mine défaite, il acheva de rejoindre le vestibule plongé dans la pénombre et découvrit ses amis.
— Nous sommes venus te demander un abri pour la nuit, dit Nick. Il y a eu le feu chez moi.
Baissant la voix, il précisa :
— Ce n’était pas un accident. Emily a failli…
Il s’interrompit, la gorge nouée. De toute manière, mieux valait ne pas insister devant elle, pensa-t-il. Elle était suffisamment ébranlée, même si elle n’avait pas compris ce à quoi elle avait échappé.
Guy prit les choses en main.
— Allumez une chandelle, verrouillez la porte et allez vous coucher, Bodkins. Je m’occupe de tout.
— Certainement, Milord. Passez une bonne soirée, Milady, Milords.
Une bonne soirée ? Nick faillit se mettre à rire. Il était 2 heures du matin ! Ce pauvre Bodkins n’avait plus tous ses esprits, mais il était la loyauté personnifiée.
— Suivez-moi à l’office, dit Guy. Je suppose que vous voulez vous laver. Malheureusement, je n’ai pas de soubrette à vous offrir, ma chère Emily. Pourrez-vous procéder seule ?
— Bien sûr, assura-t-elle. J’ai l’habitude.
Nick se rembrunit en songeant à tout ce qu’elle avait dû prendre en charge toute seule ces dernières années. Un père âgé, un frère trop jeune, tant de soucis qu’il aurait dû l’aider à assumer…
Un vertige le saisit à l’idée qu’il avait manqué la perdre une deuxième fois. Ses genoux flageolèrent, son estomac se contracta.
Comment avait-il pu se cacher jusqu’ici à quel point il l’aimait ?
Sans doute l’avait-il toujours aimée, à son insu. Comme il n’avait pas cessé un instant de la garder dans son cœur, durant ces sept années.
Blessé par son silence, il s’était défendu de tout sentiment afin de bâtir sa fortune personnelle et de gagner son indépendance au prix d’efforts acharnés. Mais tout au fond de lui, n’avait-il pas conservé l’espoir qu’il reviendrait un jour à Bournesea pour affronter son père et demander la main d’Emily ?
Et maintenant qu’elle était sa femme, il perdait son temps à se chamailler avec elle.
Dans les cuisines, Guy posa sa lampe et en prit deux autres sur une étagère.
— Il y a des baquets d’eau de pluie dehors, devant la porte, déclara-t-il. Si tu allumais du feu, Nick ? Nous allons remplir ce tub pour un bain.
Apparemment, il n’avait pas d’autre domestique que le vieux Bodkins, pensa Emily.
Son mari l’enlaça, déposa un baiser sur ses cheveux enfumés et la fit asseoir sur un banc.
— Reposez-vous, en attendant.
Nick se promit de la faire passer avant toutes ses autres préoccupations, désormais. Son bonheur primerait même sur sa carrière de lord. Il n’essaierait plus de l’intégrer à cette vie mondaine pour laquelle elle n’était pas faite, ni de faire d’elle la comtesse que ses pairs attendaient.
Il avait encore une affaire à régler à Londres le lendemain soir. Une visite qui mettrait fin à ces menaces contre leur vie, espérait-il. Dès qu’il aurait rencontré Julius Munford, ils rentreraient à Bournesea où Emily se sentait chez elle.
Une demi-heure plus tard, Emily gravit l’escalier en serrant sa cape autour d’elle. Dessous, elle portait la douce chemise en flanelle que Guy lui avait prêtée pour remplacer la sienne. Son ensemble en linon était perdu, piqueté par les étincelles qui auraient pu la rôtir vivante si elle n’avait pas eu le réflexe de s’asperger d’eau, pensa-t-elle avec un frisson.
Près d’elle, Nick portait un pantalon et une chemise également empruntés à son ami.
Ce gentil vicomte serait un excellent mari pour celle qui l’épouserait, pensa-t-elle en observant leur hôte qui les précédait, une lanterne à la main. Il était charmant, enjoué, efficace — et apparemment le plus sûr des compagnons.
Sa demeure, elle, tombait en lambeaux. Il aurait bien besoin d’une femme pour la remettre en état, faire cirer les quelques beaux meubles qui lui restaient et ajouter quelques touches de décoration. Sans doute avait-il perdu sa fortune familiale, à moins qu’un ancêtre ne l’ait dilapidée avant lui. Néanmoins, aucune amertume n’entachait sa bonne humeur et sa galanterie.
— J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à partager la même chambre ? demanda-t-il d’un ton malicieux. Je n’en ai qu’une à vous offrir.
Emily retint son souffle, stupéfaite. Une seule chambre à offrir, quand cette immense maison devait en compter une bonne vingtaine ? Les autres ne devaient pas être meublées, se dit-elle.
— Ce sera tout à fait suffisant, s’entendit-elle répondre.
Nick lui pressa l’épaule pour la remercier, ce qu’elle jugea superflu. Elle n’allait tout de même pas embarrasser leur bienfaiteur en exigeant des aises qu’il ne pouvait leur procurer !
De toute manière, vu leur degré de fatigue, elle doutait fort qu’elle échange deux mots avec Nicholas lorsqu’ils seraient couchés.
Et s’il avait autre chose en tête, elle ne serait pas partie prenante cette nuit-là.
Elle réprima malgré tout un léger frisson d’appréhension en pénétrant dans la vaste chambre qu’occupaient un grand lit à baldaquin et tout le confort convenant à un lord. Cette pièce n’avait rien à envier à celles de Bournesea ou de Kendale House.
— C’est charmant, dit-elle.
— Merci.
Guy posa la lampe sur la table de chevet, alluma une chandelle pour son propre usage et s’apprêta aussitôt à ressortir.
— Je vous souhaite une bonne nuit. Faites de beaux rêves, déclara-t-il en tirant la porte derrière lui.
Emily effleura du regard le feu qui achevait de se consumer dans la cheminée, le bureau massif installé dans un coin. Une plume était posée sur des feuilles de papier, un verre flanquait une carafe.
— Nick, c’est sa chambre ! s’exclama-t-elle à mi-voix.
— Oui.
Elle soupira.
— Nous ne pouvons le chasser de la sorte. Rappelez-le, nous dormirons ailleurs.
— Non, Emy. Vous le vexeriez.
— Oui, vous avez raison. Il est vraiment très généreux, n’est-ce pas ? A-t-il eu un revers de fortune ?
Nick hocha tristement la tête.
— Son pauvre père a tout dilapidé il y a une dizaine d’années, avant que Guy se rende compte qu’il souffrait de démence sénile. Depuis, tout ce que Duquesne gagne sert à entretenir le vieux comte et les serviteurs qui s’occupent de lui dans leur petite propriété située au nord du pays. Sir Henry est en parfaite santé physique, sauf qu’il n’a plus sa tête. Guy refuse de le faire enfermer.
— Mon Dieu ! murmura Emily en retenant ses larmes. Il est admirable.
— Oui, c’est pour cela que je l’aime tant. Il est comme un frère pour moi.
Nick sourit et débarrassa sa femme de sa cape, qu’il posa sur le lit. Puis il alla jusqu’à la table, déboucha la carafe et se servit.
— J’espère que vous n’avez pas d’objection à ce que je boive un cognac. Si un écart peut se justifier, c’est cette nuit, me semble-t-il.
Emily acquiesça d’un signe de tête. Bientôt, elle se retrouva captivée par la vue de sa gorge puissante renversée en arrière, le bord du verre appuyé contre ses lèvres entrouvertes, l’éclat fauve de ses prunelles brillant entre ses cils rapprochés, ses paupières mi-closes qui exprimaient la plus pure volupté.
Quand il eut fini de boire, il abaissa le verre et respira d’un air satisfait.
— Pourrais-je en avoir un peu ? demanda-t-elle d’un ton hésitant.
Si l’alcool émoussait les sens, elle en avait grand besoin en cet instant. Les siens lui semblaient tout à coup plus aiguisés qu’ils ne l’avaient jamais été.
Nicholas la servit, revint vers elle et lui tendit le verre en la défiant du regard. Elle avala une gorgée, une deuxième, une troisième. Avec une grimace, elle lui rendit le verre pendant que le cognac semait une traînée de feu le long de sa gorge, se logeait dans son estomac et se diffusait lentement dans ses membres engourdis. Il avala ce qui restait et posa le verre sur la table de nuit.
— Couchons-nous, maintenant, dit-il d’une voix douce, les yeux rivés sur les siens. Quel côté préférez-vous ?
— Je… ne sais pas, répondit Emily déconcertée. Je suppose que cela n’a pas d’importance.
Jamais, de sa vie, elle n’avait partagé un lit avec quelqu’un. Le sien, au presbytère, était à peine assez large pour elle seule. C’était la première fois qu’elle allait s’allonger près d’une autre personne, et cette personne était Nicholas.
Peut-être le frôlerait-elle par inadvertance, au cours de la nuit. Le toucherait-elle. Cette pensée fit naître en elle une bouffée de chaleur aussi vive que celle provoquée par le cognac.
Sans le vouloir, elle se remémora soudain l’ardeur de ses baisers, ses mains posées sur elle dans la berline. Elle se frictionna vivement les bras afin de dissiper le picotement qui envahissait sa peau.
Les défenses de Nick semblaient aussi ténues que les siennes.
Son attitude avait changé, il paraissait soudain moins hautain, moins distant. Ce qui ne l’empêchait pas de rester tout aussi fascinant… s’il ne l’était pas davantage encore, sans ce masque formel qu’elle détestait tant.
Elle n’aurait su dire ce qui trahissait ce changement, ni à quel moment précis elle l’avait noté ; ce qui était sûr, c’était qu’il s’était produit.
Emily parcourut des yeux la silhouette de son mari. Allait-il dormir avec ces habits ? Elle l’espérait fermement, sans quoi…
Lorsqu’il eut rabattu la courtepointe, il ôta sa chemise. La gorge d’Emily s’assécha. Elle ne l’avait plus vu torse nu depuis l’époque où il n’était encore qu’un jeune garçon. Il ne possédait pas de tels muscles, alors, ni cette douce toison sombre qui recouvrait ses pectoraux.
Incapable d’en détacher les yeux, elle sentait ses mains avides de la caresser.
— Emy ?
La voix de Nick l’arracha à sa transe. Il posa sa chemise sur le dossier d’une chaise.
— Vous n’avez pas à vous inquiéter, vous savez.
Il en avait de bonnes !
— Je ne suis nullement inquiète, bredouilla-t-elle. Je ne vois pas pourquoi je le serais.
— Parfait. Couchez-vous. Je vais éteindre la lampe avant d’achever de me dévêtir.
Il comptait se dévêtir complètement ?
Horrifiée, Emily escalada le matelas et se coula sous les couvertures, qu’elle remonta jusqu’à son cou.
Nick baissa la mèche jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. La chambre devint aussitôt beaucoup plus sombre, mais la vision d’Emily s’adapta fort vite à l’obscurité. La silhouette de son mari qui se découpait sur le feu mourant lui semblait plus impressionnante encore, maintenant qu’elle ne distinguait plus ses traits.
Il porta les mains à sa taille, défit les boutons de son pantalon à pont et le fit glisser le long de ses jambes, avant de le plier pour le poser sur le coffre au pied du lit. Fugacement, Emily l’aperçut de profil et ce qu’elle vit mit un comble à son inquiétude.
Elle savait parfaitement ce que signifiait l’état dans lequel il se trouvait, un état qui la plongeait dans une fébrilité qu’une femme convenable n’aurait pas dû éprouver, elle en était certaine. Et si elle eût aimé en accuser le cognac, elle savait bien qu’il n’y était pour rien.
Certes, ils étaient mariés et elle avait décidé de laisser Nick consommer leur union quand le moment propice se présenterait. Ce qui ne l’autorisait sûrement pas à ressentir une telle excitation à cette idée. N’avait-elle donc aucune moralité ?
Serait-il choqué, s’il savait avec quelle ardeur elle le désirait ? Elle en avait eu la révélation dans la berline, quand les baisers de Nick l’avaient prise de court et dépouillée instantanément de toute pudeur. Jusque-là, elle n’aurait jamais cru être capable d’une telle indécence. Mais elle avait encore dépassé ce stade, à présent. Elle se sentait en feu, particulièrement dans un endroit qu’il eût été impensable de nommer en société.
Sa curiosité avait toujours été insatiable, dans ce domaine, et elle avait lu tout ce qu’elle avait pu trouver afin d’éclaircir le mystère des relations conjugales. Le manuel que son père réservait à l’usage des futurs maris, de loin, s’était révélé le plus instructif. Et puisque personne ne jugeait utile de fournir les mêmes informations aux jeunes épousées, apparemment, Emily s’était sentie dans son droit de les acquérir par elle-même.
D’après le livre en question, l’épouse devait accepter les attentions de son mari sans se plaindre — mais sans participer activement non plus à la chose. Cette précision lui posait un énorme problème : comment pourrait-elle se retenir de réagir, quand Nick la traiterait de cette façon-là ?
Le matelas s’enfonça sous son poids, il écarta les couvertures et enfila ses longues jambes entre les draps. La chaleur qui émanait de lui était si intense qu’Emily en fut pénétrée jusqu’à la moelle.
Elle essuya d’une main tremblante la fine sueur qui perlait sur son front. Nick poussa un profond soupir en s’allongeant sur le dos, un bras replié sous sa tête. Peut-être allait-il s’endormir tout de suite, se dit-elle.
De fait, elle n’aurait su dire si elle préférait qu’il s’endorme — ou qu’ils se débarrassent du reste. Il faudrait bien qu’ils y arrivent tôt ou tard, et de toute évidence son mari était prêt à franchir cette étape. Pourquoi pas cette nuit ? Oui, s’avoua-t-elle en soufflant avec résignation. Elle souhaitait qu’il le fasse. Et le plus vite serait le mieux.
— Vous pouvez, si vous voulez, chuchota-t-elle dans le noir.
— Je peux quoi ? demanda-t-il candidement.
Peut-être ne savait-il vraiment pas de quoi elle parlait, se dit Emily. Après tout, il n’était pas obligé de penser aux mêmes choses qu’elle. Mais il avait bien dû y penser au moins un peu, vu sa réaction physique.
Nick roula sur le côté, face à elle. L’intervalle qui les séparait était assez large pour contenir une autre personne. Malgré l’envie qu’elle en avait, Emily n’osait pas le combler.
Il avança vers elle le bras replié sur son oreiller. Juste au-dessus de sa tête. Elle sentit ses doigts repousser doucement ses cheveux en arrière ; cette caresse avait beau être aussi légère qu’une plume, elle la fit tressaillir de partout.
— Le matin est proche, mais puis-je tout de même vous embrasser pour vous souhaiter une bonne nuit ? murmura Nick.
Elle relâcha le souffle qu’elle retenait.
— Si vous le souhaitez.
— Je le souhaite, répondit-il, un sourire dans la voix.
Lentement, il se rapprocha jusqu’à ce que sa bouche effleure celle d’Emily. Leurs lèvres se frôlaient à peine, ce qui était loin d’apaiser la jeune femme.
Elle inclina son visage afin d’établir un contact plus satisfaisant, mais Nick s’écarta comme s’il voulait l’éviter. Alors, sans réfléchir à ce qu’il pourrait penser de sa témérité, Emily posa une main sur son cou et le ramena à elle.
La réponse immédiate de son mari l’effraya presque. Avant qu’elle n’ait compris ce qui se passait, elle sentit son corps brûlant pressé contre le sien et sa bouche dévorer ses lèvres avec une avidité affolante, comme s’il était affamé et qu’elle représentait la seule nourriture apte à le rassasier.
S’il existait entre eux une vérité dont elle ne pouvait douter, pensa Emily, c’était bien le désir qui les unissait. Et cette vérité-là, elle était décidée à l’accepter pleinement.
chapitre 17
L’intensité de son désir pour Emily ébranla Nick jusqu’au tréfonds de son être. Il détestait se sentir aussi désespérément, aussi profondément dépendant de quelqu’un, et en même temps il savourait ce bonheur extraordinaire.
Il l’écrasa contre lui comme s’il redoutait que ce soit la seule et unique fois, comme s’il risquait de la perdre encore.
« Doucement, lentement », se répétait-il en s’efforçant de dompter la bête tapie en lui, sa part animale qui brûlait de marquer sans délai Emily de son empreinte.
— Nick…, chuchota-t-elle contre sa bouche.
Elle coula ses doigts dans ses cheveux, l’attirant à elle, quémandant déjà un autre baiser.
L’ouragan se déchaîna. Il tira sur la chemise qui la couvrait, impatient de l’en dépouiller, refusant qu’un vêtement appartenant à un autre la touche.
Il gémit de plaisir quand ses mains se posèrent sur sa peau, si fine, si douce, si chaude. A lui, enfin ! Les seins d’Emily étaient merveilleusement fermes, ils se tendaient vers lui telles des roses en bouton avides d’être humées, goûtées, caressées.
Lui arrachant ses lèvres, il sema des baisers le long de son cou, la bouche entrouverte pour mieux tracer ce chemin sensible qui menait au creux de son épaule, à l’arrondi de sa gorge, aux tendres perles qui le tentaient si fort. Quand il sentit contre sa langue l’infinie douceur de cette chair de femme, il en éprouva une émotion si forte qu’elle faillit lui ôter ses moyens sur-le-champ.
Emily frémit et laissa échapper une plainte de félicité qui le traversa de part en part, lui ôtant toute pensée raisonnable. Bien sûr, il aurait dû réfréner ses ardeurs pour s’adapter aux siennes. Mais n’était-elle pas saisie de la même fièvre que lui ? Jamais, de sa vie, il n’avait brusqué une femme de la sorte ; qu’il le veuille ou non, il ne pouvait endiguer ce désir fou qui le portait vers elle.
Le contact de son corps nu contre le sien lui faisait perdre le sens. Il allait trop vite, il le savait ! Il s’obligea à la lâcher un instant, paupières crispées, dents serrées, cherchant désespérément à recouvrer un semblant de civilité. Puis il s’appuya sur un coude, passa une main sur son visage et la regarda.
Quand elle tendit les bras vers lui pour l’accueillir de nouveau, ses fragiles résolutions faillirent s’écrouler. Il referma les yeux pour échapper à cette vision, respira à fond et s’efforça de compter lentement jusqu’à dix. Il n’arriva qu’à cinq.
— Venez, Nicky… Je vous en prie, murmura-t-elle.
Il roula sur elle, se dressa in extremis sur ses deux bras et plongea les yeux dans les siens. Le désir qui brillait dans les prunelles d’Emily était aussi vibrant, aussi exigeant que celui qui l’habitait. Il en fut terriblement troublé, et soulagé à la fois.
Il savait qu’il aurait dû lui parler, lui dire qu’il l’aimait, qu’elle était merveilleusement belle, mais aucun mot n’était assez puissant pour exprimer ces choses-là. Alors il l’embrassa encore, profondément, tandis que son corps cherchait à apaiser sa faim.
Emily lui fit une place au creux de ses jambes. Il s’y lova avec bonheur, quêtant sa chaleur, sa totale acceptation, un don qui englobait son cœur et son âme.
Quand elle l’invita en elle avec une délicieuse impudeur, il ne put résister davantage et s’engouffra dans l’océan de délices qu’elle lui offrait… pour rencontrer aussitôt une résistance impossible à ignorer.
Il n’avait jamais douté de sa virginité, mais dans la ferveur de leurs transports il l’avait presque oubliée.
— Je vous en prie, implora-t-elle dans un souffle, ne vous arrêtez pas.
Nick appuya ses lèvres sur son front, sur ses paupières, savourant le frémissement de ses cils contre sa peau.
— Un peu de patience, chuchota-t-il. Un tout petit peu…
Il se laissa glisser le long de son corps, la caressant de ses mains tremblantes, de sa bouche, de sa langue, s’efforçant de contenir son désir pour lui donner d’abord un avant-goût de ce qui l’attendait.
Allait-elle protester, s’offusquer de sa hardiesse ? Il fut vite rassuré. Emily gémissait de plaisir, se tortillait sous lui, cria en le pressant contre elle quand ses lèvres s’emparèrent du délicieux berceau où il irait bientôt se perdre. Dès qu’il sentit les premiers frissons de volupté la secouer, il la rejoignit pour partager pleinement cette joie avec elle et n’hésita plus à rompre la fine digue qui les séparait encore d’une union totale.
Quand il fut en elle, complètement, il crut mourir de plaisir.
— Emily, dit-il à voix basse pour le bonheur d’entendre son nom, se convaincre que c’était bien elle qu’il tenait dans ses bras.
Cela ne lui suffit pas.
— Je vous aime, ajouta-t-il avec une sincérité qui ne lui coûta pas le moindre effort. Depuis plus longtemps que je ne le savais moi-même.
— Oui…, répondit Emily en s’arquant contre lui pour quémander le reste de ce qu’il avait à lui donner.
Nick faillit se mettre à rire. Cette jeune insatiable n’allait pas lui laisser savourer cet instant. Dès qu’il s’abandonnerait à elle, il serait perdu, et elle ne l’aidait nullement.
Il lui accorda ce qu’elle réclamait, prudemment d’abord, pour lui permettre de s’adapter à lui, mais elle s’agaça vite de ses précautions et l’entraîna dans un tourbillon qu’il cessa aussitôt de contrôler.
Très vite, il la sentit se tendre contre lui, envahie par un plaisir grandissant qui culmina par un cri de joie et le relâchement de tout son être. Nick s’empressa de la rejoindre, submergé par une plénitude si aiguë et si intense qu’il aurait voulu la prolonger à jamais.
Quand la chambre cessa de tourner autour de lui, il s’avisa qu’il écrasait Emily sous son poids. Péniblement, il s’écarta et se laissa retomber près d’elle pour la nicher contre lui, le visage enfoui dans ses cheveux. Elle sentait le savon au santal, un parfum qui ne pourrait plus jamais lui paraître masculin, songea-t-il avec humour. Il se promit d’offrir d’autres essences à Guy, pour lui et pour ses futures invitées éventuelles.
La prochaine fois qu’il ferait l’amour avec sa femme, il respirerait probablement sur elle un parfum de fleurs, se dit-il encore. Elle le surprendrait chaque fois, il en était certain, et chaque fois serait unique, d’une beauté indicible. Peut-être était-elle sorcière, ou magicienne. Quoi qu’il en soit, il était définitivement tombé sous son charme, conclut-il en souriant.
— Etiez-vous sérieux ? demanda-t-elle d’un ton hésitant.
— Sérieux ? Oh, oui, gente dame. J’y ai mis tout mon cœur, répondit Nick avec un petit rire. Pourquoi ? Cela ne vous a-t-il pas semblé suffisant ?
Elle rit à son tour.
— Je ne parlais pas de cela. Quand vous avez dit que vous m’aimez, le pensiez-vous vraiment ?
Il caressa tendrement sa joue et posa un baiser sur ses lèvres.
— Bien sûr, que je le pensais. Je n’avais jamais dit ces mots-là à une femme, avant vous.
Emily soupira et ferma les yeux.
— Finalement, nous n’avons pas eu cette explication dans la bibliothèque. Celle qui devait régler les choses une fois pour toutes.
Nick ramena la courtepointe sur elle et la drapa dedans.
— Il me semble que nous venons de les régler d’une manière assez satisfaisante, non ?
Elle sourit sans rouvrir les paupières.
— Pour l’instant. Pourrons-nous recommencer dans un moment, croyez-vous ?
— Jamais satisfaite ! plaisanta son mari, taquin. C’est bien ma chance…
Il se sentait si léger qu’il aurait pu s’envoler jusqu’au plafond. Et si heureux qu’il aurait pu mourir le sourire aux lèvres.
— Me trouvez-vous inconvenante ? s’enquit-elle avec une pointe d’appréhension.
— Parfaitement inconvenante, ma chère.
Elle mordilla l’ongle de son petit doigt, ce qu’il ne lui avait plus vu faire depuis ses neuf ans.
— Je n’étais pas censée me déshabiller, savez-vous ?
— Vous ne l’avez pas fait, c’est moi qui vous ai dévêtue. D’où tenez-vous cette idée ?
— D’un livre que j’ai lu. Et qui n’était pas destiné aux jeunes filles, vous l’imaginez bien. Il disait qu’un gentleman doit seulement… relever la chemise de nuit de sa femme. Et rester habillé, lui aussi.
Nick réprima son hilarité et glissa une main sous le drap pour couvrir un sein de sa paume.
— Quel ennui ! Cela me semble aussi frustrant que de lécher une glace au citron à travers de la toile à beurre.
Emily gloussa.
— Il n’empêche que nous avons tout fait de travers, d’après ce manuel.
Emoustillé par cette conversation, Nick glissa un bras sous elle et la fit rouler sur lui. Ses cheveux blonds le nimbèrent d’un halo de soie.
— Voulez-vous que nous essayions d’une autre façon ? suggéra-t-il.
Elle le couva de son beau regard bleu, embué de désir.
— Je suis si *******e que vous soyez revenu, Nicky. Vous m’avez tellement manqué.
Il sentit des larmes piquer ses paupières ; son cœur se contracta d’une intense émotion.
— C’est à vous que je suis revenu, Emy. Ma place est auprès de vous. Je n’aurais jamais dû vous quitter.
*
* *
Au matin, Emily s’éveilla seule dans le lit du vicomte et s’en félicita. Même s’il ne lui eût pas déplu de reprendre avec Nick leurs « entretiens » de la nuit, elle devait présenter un aspect calamiteux, après de tels transports.
Elle serra son oreiller contre elle et sourit, extasiée. Nicholas l’aimait. Il lui en avait fourni toutes les preuves, avait prononcé les mots qu’il lui semblait avoir attendu sa vie entière.
Et elle le croyait ; il avait amplement su la convaincre de sa sincérité, ne fût-ce que par son expression bouleversée quand il s’était uni à elle.
Elle aurait voulu lui dire qu’elle l’aimait aussi, profondément, passionnément, mais elle s’était endormie avant d’en avoir eu le temps.
Nick romantique ! Elle aurait tout vu, pensa-t-elle en s’esclaffant de bonheur. Elle s’étala sur le dos, bras écartés comme pour saisir le monde tout neuf qui s’offrait à elle. Puis elle se ressaisit. Elle devait s’arranger un peu, si son mari revenait. Elle ne tenait pas à se montrer à lui échevelée, la peau rougie par le feu de sa barbe. Peut-être apprécierait-il ce spectacle, mais ils n’étaient pas chez eux ; ils devaient certains égards à leur hôte.
Elle se leva et traversa la chambre, nue, pour aller se rafraîchir à la table de toilette. Ses ablutions terminées, elle s’avisa brusquement qu’elle n’avait rien à mettre hormis la chemise de nuit de Guy. Duquesne était si avenant, se dit-elle, qu’il lui permettrait sans doute d’endosser des vêtements à lui, en attendant que Nick lui fasse apporter une robe.
Gloussant de plaisir à l’idée de la surprise qu’elle allait causer à son mari, elle choisit un pantalon de sergé brun, une chemise blanche en étamine et des bas noirs. Ourlets retroussés et manches remontées, elle décida de compléter sa tenue par un gilet en satin rayé qui cacherait pudiquement ses seins. Après quoi, ne trouvant aucune épingle pour accrocher ses boucles, elle opta pour un lacet de bottine et noua ses cheveux en catogan.
Son ingéniosité l’enchantait. Elle eût aimé se chausser, pour parfaire le tableau, mais ses mules brûlées étaient restées en bas et Guy avait de trop grands pieds pour elle. Tant pis, trancha-t-elle. De toute manière, elle ne sortirait pas de cette chambre. Nick ne tarderait certainement pas à venir la chercher, il ne lui restait qu’à attendre.
Elle attendit une heure, puis deux, et commença à s’inquiéter — sans parler de la faim qui la dévorait. Nicholas serait-il retourné à Kendale House pour enquêter sur l’incendie ?
A l’idée qu’il puisse retomber sur le dangereux malfaiteur qui avait une nouvelle fois attenté à leur vie, elle céda à la panique. Elle se mit à faire les cent pas en se tordant les mains, de plus en plus angoissée, jusqu’au moment où elle n’y tint plus.
Il fallait qu’elle descende. Guy pourrait certainement la renseigner. Et peut-être que Nick se trouvait en bas, après tout, persuadé qu’elle dormait encore.
Se montrer dans une telle tenue serait terriblement inconvenant, mais elle n’avait pas le choix. Et qui choquerait-elle, hormis son mari, le vicomte et ce vieux majordome ?
Elle boutonna la chemise jusqu’au cou, lissa le gilet et sortit avant de perdre courage. Les marches en pierre de l’escalier lui parurent froides et glissantes, sans semelles. Elle descendit avec précaution, en se tenant à la rampe pour ne pas glisser.
Alors qu’elle atteignait le vestibule, un bruit de conversation lui parvint du salon. Les paroles étaient indistinctes, mais à son vif soulagement elle reconnut la voix de Nick.
Elle s’approcha à pas de loup de la porte entrouverte. Si son mari était seul avec Guy, elle entrerait, se dit-elle. S’il y avait quelqu’un d’autre, elle remonterait.
Le cœur battant au souvenir de sa dernière indiscrétion, elle tendit l’oreille.
— Ce n’est ni le lieu ni le moment d’aborder cette affaire, Munford, déclara Nick d’un ton coupant.
Emily recula et s’adossa au mur du vestibule, épouvantée. Juste ciel ! Ce Munford n’était-il pas le concurrent dont Nick lui avait parlé, celui qu’il soupçonnait d’avoir voulu le tuer par deux fois aux Indes ? Comment avait-il pu arriver jusqu’ici ?
Avec précaution, elle se replaça derrière la porte et chercha à voir à l’intérieur. Guy était là aussi. Il se tenait près de Nick, en compagnie d’un inconnu ; Munford lui apparaissait de profil, imposant et l’air courroucé.
— Je me félicite de vous trouver ensemble ! riposta l’armateur avec colère. Ce grigou que j’ai surpris ce matin à m’espionner m’a avoué qu’il avait été engagé par Duquesne pour votre compte, Kendale ! Oseriez-vous me démentir ?
Nick secoua la tête.
— Nullement. Si je vous ai fait suivre, c’est que vous vous êtes informé à mon sujet depuis votre arrivée à Londres, Munford. Vu les menaces de mort que vous avez proférées à mon encontre, cette précaution se justifiait.
Munford fit un pas vers lui.
— J’avais mes raisons, rétorqua-t-il d’un ton amer. Finissons-en, Kendale. J’ai déjà perdu assez de temps.
Horrifiée, Emily le vit glisser une main dans sa redingote. Sans réfléchir une seule seconde, elle poussa violemment la porte, se rua dans la pièce en hurlant comme une possédée et se jeta de tout son poids sur l’armateur qui perdit l’équilibre. En tombant, il s’assomma contre une table en marbre et s’effondra sur le tapis, inconscient.
— Emily? cria Nick en courant jusqu’à elle.
— Attention ! cria-t-elle en désignant Munford. Il s’apprêtait à vous tirer dessus !
Guy était déjà penché sur l’homme évanoui et fouillait ses poches. Il en retira une grosse enveloppe, qu’il tendit à Nick.
Ce dernier la palpa, pendant que l’inconnu vérifiait le pouls de l’armateur et hochait la tête d’un geste rassurant.
— On dirait une liasse de billets, dit-il.
Emily se mordit la lèvre, mortifiée par les regards sévères que lui jetaient les trois hommes.
— Je… j’ai vraiment cru qu’il allait sortir une arme, balbutia-t-elle. Il a dit qu’il voulait en finir, et…
Elle riva ses grands yeux sur son mari, l’implorant de comprendre son geste. Nick la scruta de la tête aux pieds, les paupières plissées, l’air aussi réprobateur que si elle était nue.
— Pour l’amour du ciel, comment êtes-vous vêtue ?
Emily haussa les épaules.
— Auriez-vous préféré que je descende en chemise de nuit ? Vous m’aviez dit que cet homme était dangereux !
— Il était venu racheter le navire que Nick lui a soufflé aux cartes l’an dernier, intervint Guy. Pour une somme fort conséquente, que cette enveloppe paraît contenir.
La jeune femme furieuse plaça les mains sur ses hanches et les considéra tour à tour. Elle refusait d’endosser le mauvais rôle dans cette histoire.
— Je n’ai fait qu’agir sur la foi de vos soupçons, Nick ! Sachant qu’il avait déjà cherché à vous tuer, que pouvais-je imaginer, quand je l’ai vu porter sa main à sa poche ?
Le comte soupira.
— Il semble que je me sois trompé. Munford m’a affirmé qu’il se trouvait à Boston lors de ces deux incidents, et qu’il pouvait le prouver.
— Et vous l’avez cru ? répliqua Emily, levant les yeux au ciel. Qui vous dit qu’il ne vous a pas menti pour apaiser votre méfiance et détourner votre attention ?
Du menton, elle désigna le troisième larron toujours accroupi près de l’armateur.
— Vous, là-bas, vérifiez s’il est armé !
— Nous ferions bien d’ôter Emily du milieu avant qu’il ne revienne à lui, déclara Guy en réprimant un sourire amusé. Et de chercher une explication convenable à lui offrir… Peut-être pourrons-nous invoquer un petit cousin de province surexcité par la vie londonienne ?
Nick empoigna sa femme par le bras et la souleva presque de terre pour la pousser vers la porte.
— Remontez dans votre chambre et restez-y ! ordonna-t-il.
Elle lui résista de toutes ses forces, les pieds glissant sur les dalles de marbre du vestibule.
— Non !
— Ne vous opposez pas à moi, Emily, insista son mari, les dents serrées. Et ne commettez plus jamais une folie pareille, vous m’entendez ? Imaginez qu’il ait vraiment été sur le point de tirer une arme ?
— Milord ! s’écria alors la recrue du vicomte. Elle avait raison ! Il a un pistolet chargé ; une arme de marine, à ce qu’on dirait.
Immédiatement, Nick lâcha Emily et retourna dans la pièce.
— Quoi ? rugit-il.
Guy fronçait les sourcils, l’air sombre.
— Bonté divine…, maugréa-t-il. J’aurais dû le fouiller avec plus de soin. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne comptait pas te payer, Nick.
Emily reparut, bras croisés et menton levé.
— Eh bien ? Qui avait raison ?
— Ligotez-le et surveillez-le, Barrett, commanda le vicomte à son homme de main. Je vais appeler un fiacre pour vous conduire tous les deux au poste de police. Nous verrons si Munford maintient ses affirmations devant un juge.
Nick resta muet. Foudroyant sa femme du regard, il lui désigna sèchement l’escalier.
— Comme vous voudrez, accorda-t-elle d’un ton railleur, sans regretter un seul instant d’avoir rempli son devoir d’épouse. Quand vous serez remis de votre embarras, vous songerez peut-être à me remercier…
Une demi-heure plus tard, debout derrière la fenêtre, Nick observait Barrett en train de pousser un Munford vociférant dans le fiacre.
— Ne t’inquiète pas, il est sous bonne garde, déclara Guy. Un cognac ?
Le comte acquiesça d’un signe de tête.
— Volontiers. J’en tremble encore, maugréa-t-il. Elle aurait pu se faire tuer ! Et quelle idée a-t-elle eue de porter tes vêtements ?
Duquesne le servit, affectant un faux air consterné.
— Ta femme est douée pour le scandale, vieux. Tu vas être obligé de prendre des mesures à son sujet. La cacher à la campagne, peut-être ?
Nick fronça les sourcils.
— Elle sait se conduire, en temps normal.
— Sans doute, mais elle me paraît fort imprévisible. Imagine qu’elle t’embarrasse au plus haut degré devant un personnage important ?
Cette suggestion piqua le comte à vif.
— Emily a cru bien faire. Elle n’a songé qu’à me sauver. Tu as pu constater hier soir qu’elle est parfaite en société.
— Certes, mais…
— Il suffit ! coupa Nick. Je ne tolérerai pas que tu la dénigres davantage. Connais-tu une autre femme qui aurait montré autant de courage qu’elle ?
— De courage, ou d’intrépidité ? Elle a agi bien légèrement, à mon sens. Une vraie tête de linotte.
— Assez ! répéta Nick en l’empoignant par son gilet pour le secouer comme un prunier.
Guy éclata de rire et le força à le libérer.
— Bon sang, Kendale ! As-tu perdu tout sens de l’humour ? Ne vois-tu pas que je jouais l’avocat du diable pour t’amener à défendre ta femme ? Emily est un trésor ; une perle rare. Tu ferais bien de t’en rendre compte.
— Je m’en rends parfaitement compte, riposta Nick.
— Dans ce cas, monte la rejoindre pour dissiper cette petite querelle.
— Je ferais mieux de suivre Barrett et Munford au poste de police.
— Je vais m’y rendre à ta place ; tu seras convoqué en temps voulu.
Nicholas hocha la tête et soupira.
— Je me demande si je ne vais pas passer plus de temps au tribunal qu’à la Chambre, entre Munford et Worthing.
— Oh, c’est vrai, je n’ai pas eu l’occasion de te le dire ! s’exclama le vicomte. J’ai eu un petit entretien avec ce cher baron, hier soir. Il renonce à te poursuivre.
— Vraiment ? fit Nick soulagé. Il a eu peur du scandale, je présume.
— Si l’on veut…
Guy posa son verre vide sur le rebord de la fenêtre.
— Figure-toi que Deirdre est loin d’avoir eu une conduite irréprochable, ces dernières années. Il m’a suffi de faire observer à Worthing que nul ne saurait te blâmer d’annuler tes fiançailles, vu que ta promise s’est allègrement offerte à tous les gentlemen disponibles sur la place de Londres. Ton serviteur excepté, bien sûr. Je n’étais pas assez riche à ses yeux, vraisemblablement.
— Non ! se récria Nick incrédule.
— Si fait, mon vieux. Bien. Maintenant que cette affaire est classée, je vous laisse. Mes celliers ne sont pas très garnis, mais Emily et toi pourrez rester chez moi aussi longtemps qu’il vous plaira. Et comme Bodkins est de congé aujourd’hui, vous aurez la maison à vous jusqu’à ce soir ! précisa-t-il avec un clin d’œil malicieux.
— Merci de tout cœur, répondit Nick, contrit de son éclat. J’apprécie ton offre, mais nous devrons rentrer sans tarder à Kendale House, afin d’évaluer les dégâts. J’espère que la garde-robe d’Emily n’a pas trop souffert.
— Elle pourra toujours utiliser la tienne ! lança Guy en riant. Veux-tu que je selle ton cheval, si tu es si pressé ?
Nicholas sourit à son tour.
— Non. Je le ferai moi-même… plus tard.
Son ami hocha la tête.
— Sois gentil avec elle, Nicky. Emy t’adore. Et cela ne date pas d’hier, si je me rappelle la façon dont elle te regardait quand nous étions encore imberbes.
— Je sais, reconnut Nick. J’ai été un idiot, de ne pas m’en apercevoir plus tôt.
— Il n’est jamais trop tard pour se racheter ! conclut Guy d’un air espiègle. Bonne journée, idiot. Je m’en vais.
— Bon vent, monsieur l’avocat ! J’informerai ma tendre épouse que tu as pris sa défense.
Nick regarda partir Duquesne en souriant.
Manifestement, Emily avait fait une nouvelle conquête. Il se remémora les domestiques de Kendale House serrés autour d’elle comme des abeilles autour de leur reine, la veille. Ceux de Bournesea l’aimaient tout autant, il le savait. Sans parler de Wrecker et de Rosie, qui auraient marché sur des braises pour elle.
Elle charmait tous ceux qu’elle rencontrait. Son mari au premier chef, même si elle l’exaspérait par ailleurs.
Il tourna les talons, impatient d’aller lui dire combien il avait été touché de son geste — et de lui prouver de nouveau à quel point il tenait à elle.
A peine eut-il fait un pas qu’il s’arrêta, interloqué : Emily se tenait sur le seuil du salon, comme matérialisée par ses pensées.
chapitre 18
— J’ai vu partir tout le monde de ma fenêtre, déclara-t-elle sur un ton défensif.
Elle rougit et détourna les yeux.
— Je ne regrette rien.
— Moi non plus. Venez ici, répondit Nick en lui ouvrant les bras.
Il se porta à sa rencontre et l’enlaça étroitement.
— Merci, mon cœur. Je vous adore… mais vous êtes diablement provocante, dans ce pantalon.
Emily se nicha contre lui.
— Je devrais peut-être le chiper à Duquesne, dans ce cas.
Son mari rit doucement et déposa un baiser sur ses cheveux, avant de l’écarter pour la regarder en face.
— Sûrement pas ! Et je veux votre promesse que vous ne vous attaquerez plus jamais à personne, pour aucune raison.
— Même pas à vous ? rétorqua-t-elle, coquine.
— A moi uniquement, accorda-t-il. Me donnez-vous votre parole ?
— Oui. Sauf si…
— Pas d’exception. Jamais, insista Nick en l’embrassant pour la faire taire.
— Oh, très bien.
Elle lui rendit son baiser, avec une telle volupté qu’il grilla de la soulever dans ses bras pour la ramener dans le lit de Guy.
— Si nous montions ? chuchota-t-il.
— Je suis lasse de gravir ces escaliers, murmura Emily contre sa bouche. Cette chambre est trop loin.
Nick recula jusqu’au sofa, s’assit et l’installa sur ses genoux en la couvrant de baisers.
— Reprenons quelques forces auparavant, alors.
Elle lui mordilla la lèvre inférieure, les doigts posés sur les boutons de son gilet.
— De la même manière que l’on règle les choses ?
— Exactement, confirma Nick dans un éclat de rire.
Il ouvrait la chemise d’Emily pour la repousser sur ses épaules quand du bruit leur parvint du vestibule.
— Sapristi ! chuchota-t-il. Guy revient.
Riant tels des enfants pris en faute, ils bondirent sur leurs pieds et se rhabillèrent en hâte. Nick passa les mains dans ses cheveux et s’efforça d’arborer un air digne. Réprimant son hilarité, Emily se recoiffa vivement. Puis ils attendirent, les yeux rivés sur la porte.
— Eh bien, eh bien ! susurra l’arrivant. Quel charmant spectacle ! Je suppose que les caricaturistes seraient ravis de croquer une comtesse en pantalon…
Nicholas se plaça devant sa femme.
— Qui t’a permis d’entrer, Carrick ? Que fais-tu ici ? demanda-t-il d’un ton courroucé.
Le pistolet que son cousin tira de sa poche pour le pointer sur lui le renseigna aussitôt. Jamais il ne l’aurait cru capable d’une chose pareille, pensa Nick.
Carrick lui décocha un sourire affable.
— Je viens réclamer mon dû, le titre qu’oncle Ambrose souhaitait me transmettre. Malheureusement, ce vieux tyran est mort avant toi ; je me le reproche assez.
— Tu l’as tué ? s’écria Nick.
— Non, non… Cela ne devait venir qu’après, s’il ne m’avait pas pris de court. Ce que je me reproche, c’est d’avoir engagé des incapables pour te supprimer. Tu es un dur à cuire, Nicky ! Et comme j’avais payé d’avance, ces échecs m’ont coûté fort cher. Mais je me rembourserai bientôt, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules.
— C’était donc toi ? dit Nick en se rapprochant d’un pas, l’air menaçant.
— Eh oui. Reste où tu es. Ou avance si tu préfères, après tout. Peu m’importe le moment où je t’abattrai. De toute manière, c’est ce pauvre bougre de Duquesne qui sera accusé.
Avec un plaisir pervers, il frotta de son pouce la détente de l’arme. Cet homme était un monstre, se dit Nick. Il savourait visiblement l’idée de le tuer. Et il ne s’arrêterait pas là : Emily y passerait aussi, puisqu’elle risquait de porter un héritier rival de Carrick.
— Comment nous as-tu trouvés ? s’enquit-il afin de gagner du temps.
Il devait trouver un moyen de désarmer ce fou, sans quoi ils étaient perdus.
— Très simplement. Hammersley m’a aimablement renseigné ce matin, pendant que je commençais son portrait. Il m’a parlé du trio inséparable que vous formez avec Duquesne. Et comme tu n’étais pas venu te réfugier chez lui après mon petit feu de joie de la nuit dernière…
Nick aurait tout donné pour l’étrangler sur-le-champ.
— Par tous les diables, comment t’es-tu introduit chez moi ?
— Je n’en ai pas eu besoin ; mon vieil ami Upton m’a remplacé avec le plus grand plaisir. Et maintenant, j’ai la chance inouïe de vous trouver seuls tous les deux ! N’est-ce pas un signe du destin ?
Il agita négligemment le canon du pistolet. A six pas environ, il ne pourrait pas les manquer, pensa Nick avec une sueur froide.
— Dommage pour vous que vous ne dussiez pas vivre assez longtemps pour profiter de votre titre, intervint soudain Emily d’un ton étrangement détaché. Quant à nous, vous nous ferez une faveur ; une mort rapide sera préférable à celle qui nous attend.
Elle passa devant son mari, qui n’osa pas la retenir de peur de provoquer une réaction inconsidérée de Carrick.
— Rappelez-vous votre promesse, Emy, dit-il d’une voix sourde. Un serment est sacré.
— Je sais, mon chéri. Nous nous étions juré de ne pas ébruiter notre état, mais je tiens à informer ce lâche avant qu’il ne nous tue. Pourquoi lui épargnerions-nous les affres que nous traversons depuis que nous nous savons atteints ?
Carrick parut troublé.
— Par Lucifer, de quoi parlez-vous ? Si c’est une ruse, je vous préviens : elle ne marchera pas.
— Une ruse ? répéta Emily en secouant tristement la tête. J’aimerais que c’en soit une. Malheureusement, Abrasia rosa est une sorte de lèpre qui ne plaisante pas. Je ne souhaite à personne ce que j’ai pu voir à Bournesea il y a quelques semaines. Et quand nous avons constaté ce matin…
Elle renifla, feignant de retenir ses larmes.
— Duquesne lui-même a été terrifié, malgré son courage. Il est sorti en courant, sans doute pour aller consulter son médecin…
— C’est ce que vous cachiez à Bournesea ? demanda Carrick qui avait pâli.
Nick loua l’astuce de sa femme. Elle pouvait les sauver, si quelqu’un arrivait à l’improviste.
— Comment se fait-il que personne ne l’ait su ?
— J’avais décrété une quarantaine, répondit le comte. Ainsi que le secret pour ne pas semer la panique dans le village. Nous pensions avoir éradiqué la maladie, mais apparemment elle s’est montrée plus obstinée que nous.
— Vous avez été en contact avec moi par deux fois, mon pauvre ami, reprit Emily. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’ai pitié de vous, vu ce que vous prévoyiez de faire, mais…
Carrick l’interrompit d’un rire forcé.
— La belle blague ! persifla-t-il. J’avoue que j’ai failli vous croire. Mais notre Nick est trop noble pour vous laisser hanter les rues de Londres si vous risquez de semer la mort derrière vous, je le connais !
— Je vous le répète, nous avons constaté les premiers symptômes ce matin, insista Emily. Voulez-vous une preuve ?
Elle défit le premier bouton de sa chemise et en écarta le col, révélant la rougeur qui affectait sa gorge et la base de son cou.
— Vous n’êtes pas encore aussi rouge que moi, renchérit-elle, mais il me semble bien que cela commence.
Carrick glissa un doigt dans son propre col, l’air inquiet.
— Quoi ?
— Vous n’allez pas tarder à éprouver les troubles suivants, j’en suis sûre : une sueur froide, des battements de cœur accélérés, un état de confusion mentale… et la peau qui part peu à peu en lambeaux. Une horreur.
Elle haussa les épaules.
— Au moins, je n’aurai plus à redouter ce stade abominable, conclut-elle en jetant un regard peiné à son mari.
Quelle magnifique comédienne elle faisait ! Nick était époustouflé. Il passa la main sur son menton rasé de près, maintenant, sachant pertinemment ce qui avait causé sa prétendue lèpre.
Livide, Carrick fixait la gorge d’Emily, les yeux exorbités. Soudain, il arracha son foulard et dégrafa son col de sa main libre.
— Nouez vos mains sur votre tête et approchez-vous, ordonna-t-il. Je veux voir si c’est la même chose.
— Non ! cria Nick.
Trop tard. Sa femme s’avançait déjà vers son cousin, les yeux rivés sur le pistolet. Elle préparait quelque chose, se dit-il, roide d’effroi. Et s’il tentait quoi que ce soit pour la sauver, bousculer Carrick, par exemple, ce vaurien risquerait de la tuer en tirant au hasard. Il attendit, dans les transes. Ces secondes lui semblaient interminables.
— Mon Dieu, Nick ! gémit Emily. Regardez !
— Qu’y a-t-il ?
La main de Carrick se mit à trembler dangereusement. Un instant, il tourna les yeux vers son cousin pour lui intimer de ne pas bouger. Alors, en un éclair, les poings noués d’Emily s’abattirent sur son poignet avec la force d’une masse. Il lâcha son arme en vociférant, et hurla de plus belle quand le genou de la comtesse l’atteignit à l’endroit le plus sensible de sa personne.
Nick se jeta sur lui, le renversa et le cloua au sol.
— Ecartez-vous ! ordonna-t-il à sa femme.
Elle obéit, ramassa le pistolet et courut détacher les cordelettes qui retenaient les rideaux.
— Tenez, dit-elle à Nick d’une voix blanche. Ligotez-le vous-même, mes mains tremblent trop et je n’ai plus de force dans les poignets.
Nick retourna prestement son cousin sur le ventre, l’immobilisa sous son poids, lui lia les bras le long du corps et lui attacha les pieds avec son propre foulard. Après quoi il se releva et rejoignit Emily, qui paraissait fort secouée à juste titre.
— Montrez-moi vos mains.
Il tâta ses poignets et ses doigts bleuis par le coup qu’elle avait asséné à Carrick. Elle grimaça de douleur.
— Rien de cassé, dit-il enfin. Mais vous avez brisé votre promesse, en risquant une nouvelle fois votre vie. Une promesse vieille… d’un quart d’heure ?
Emily haussa une épaule, l’air penaud.
— J’avais croisé les doigts, avoua-t-elle. Je n’y peux rien, c’est ma nature.
Nick rit doucement et lui pinça le bout du nez.
— Une nature bien turbulente. Je mesure à quel point je me suis ennuyé sans vous, ces dernières années.
— J’essaierai de m’assagir, affirma-t-elle, les yeux pétillants.
— Mais oui, certainement.
Contrairement à ce que craignait Emily, Nick ne se refusa pas à livrer Carrick aux autorités pour éviter un scandale. Il enferma son cousin dans un réduit, ramena sa femme chez eux et se rendit à la police en promettant de revenir bientôt — dès qu’il aurait fait libérer Munford.
Il avait déjà décidé de lui revendre le Madeline pour une fraction de son prix, afin de calmer son courroux.
Emily prit un bain dans l’ancienne chambre de son mari, puis, en chemise, se soumit aux soins empressés de Rosie qui ne tenait pas en place.
— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle au bout d’un moment. Vous sautez comme une puce.
— C’est ce feu qui m’a mis les nerfs à vif, Milady. Voulez-vous passer l’une de vos anciennes robes ? Elles étaient restées dans votre malle ; les autres empestent la fumée.
— Rosie ! Allez-vous me dire ce qu’il y a ? insista Emily d’un ton sévère.
La soubrette se mordit la lèvre.
— Vous allez me chasser, si je vous le dis.
— Est-ce si grave ?
— M. MacFarlin m’a demandé l’autorisation de me courtiser, avoua-t-elle, l’air inquiet.
— Eh bien ? Pourquoi y verrais-je une objection ?
Rosie croisa les bras sur sa poitrine.
— Il veut m’épouser. Je ne crois pas que ça plaise à monsieur le comte.
Un malaise familier envahit Emily. Ces histoires ne seraient-elles jamais terminées ?
— Je… lui parlerai, déclara-t-elle d’un ton hésitant. Ce n’est pas parce qu’il vous est arrivé d’être intimes que…
— Miséricorde ! coupa Rosie en portant ses mains à ses joues écarlates. Vous savez donc, pour Percy et moi ?
— Je parlais de vous et du comte, précisa Emily d’un ton sec.
Sa femme de chambre secoua la tête, la mine effarée.
— Moi et sir Nicholas ? Au nom du ciel, madame ! Qui vous a raconté une sornette pareille ?
— Vous-même, Rosie. Lors de mon premier soir ici.
— Oh ! Oh, là, là ! Je ne parlais pas de votre mari, Milady ! C’est sir Ambrose, qui… Il était beaucoup mieux tout nu qu’habillé, vous savez !
Emily se détourna, une main pressée sur sa bouche pour réprimer un sanglot de délivrance. Quand elle eut recouvré son calme, elle refit face à sa compagne.
— Dans ce cas, pourquoi Nick s’opposerait-il à votre mariage avec Wrecker ?
Rosie haussa les épaules.
— En général, les maîtres n’aiment pas que leurs domestiques se marient entre eux. Ils disent que ça crée des problèmes.
— Je pencherais plutôt pour le contraire. Je convaincrai le comte, ne vous inquiétez pas.
— Oh, merci, lady Emy ! Merci mille fois !
Emily lui prit les mains, souriante.
— Je vous souhaite tout le bonheur possible, Rosie. Vous aimez Wrecker, n’est-ce pas ?
— Si je l’aime ! s’exclama la soubrette extatique. C’est le plus adorable des gars. Il m’a offert des fleurs du jardin de derrière… et il m’a donné ça, ajouta-t-elle en sortant fièrement de sa poche un anneau en argent gravé de deux cœurs.
— C’est splendide, approuva Emily en serrant dans ses bras son ancienne camarade de jeux, les larmes aux yeux.
Rosie s’écarta et l’étudia avec attention.
— Sir Nick s’est enfin décidé, pas vrai ? La nuit dernière, après le feu ?
Sa maîtresse hocha la tête, gênée.
— Il était temps ! Et vous n’allez pas tarder à vous arrondir d’un nouveau petit comte, Milady !
Cette pensée n’avait pas encore effleuré l’esprit d’Emily, mais elle l’accueillit avec une joie émue. L’idée qu’elle portait peut-être déjà un enfant de Nick, fille ou garçon, lui paraissait le plus grand des bonheurs. Bientôt, elle serait maman.
Elle passa une main sur son ventre, songeant avec nostalgie à sa propre mère.
— Donnez-moi la robe de batiste bleue, demanda-t-elle, désireuse de sentir autour d’elle la caresse d’un vêtement ayant appartenu à la comtesse.
Pour que tout se termine aussi bien, lady Elizabeth avait veillé sur elle comme un ange gardien, elle en était certaine.
Dès que Nick rentrerait, se promit-elle, elle l’obligerait à lui refaire l’amour sur-le-champ, en plein jour, la fenêtre ouverte sur les oiseaux qui chantaient dans les cerisiers et l’air printanier qui embaumait le lilas. Ainsi, elle serait sûre qu’il ne tricherait pas et confirmerait la merveilleuse promesse qu’elle sentait poindre en elle.
Baissant les yeux sur sa bague, elle vit étinceler les aigues-marines et sourit, s’imaginant qu’elles lui adressaient un clin d’œil malicieux.
Épilogue
— Nicholas ? Nick ! cria Emily en dévalant à toute allure le grand escalier de Kendale House. Il est arrivé un malheur !
Nick se précipita vers elle et la cueillit dans ses bras.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il d’une voix blanche en levant les yeux vers l’étage. Guilford ?
Emily hocha la tête avec frénésie.
— Il a avalé ma bague ! expliqua-t-elle en montrant sa main nue. Je l’avais ôtée pour lui donner son bain, mais il l’a attrapée… et l’a avalée ! Il faut appeler le médecin, vite !
Nick repoussa les boucles blondes qui tombaient sur son front et lui sourit.
— Calme-toi, Emy. Petit Guy a déjà englouti une foule de choses, et jusqu’à présent il les a toujours rendues sans problème. Il a deux ans, ce n’est plus un bébé. Un peu de patience, tu retrouveras ta bague demain. Elle est ronde et toute petite, elle ne peut le blesser.
— Mais tu ne comprends pas ! protesta Emily. Même si notre fils ne risque rien, je ne peux pas me passer de cette bague ! Pas un seul jour !
Sa fébrilité inquiéta Nick, qui l’obligea à s’asseoir près de lui sur la deuxième marche. Depuis le premier mois de leur mariage, époque à laquelle elle avait conçu Guilford, Emily s’était montrée calme et posée — la plupart du temps. Elle s’était adaptée avec une aisance étonnante à la vie londonienne, et leurs amis l’adoraient. Elle l’avait même aidé plus d’une fois à préparer ses discours à la Chambre, émettant des opinions fort judicieuses. Enfin, il n’oubliait pas le courage qu’elle avait montré en mettant leur premier enfant au monde. Et voilà qu’elle redevenait tout à coup aussi pétulante et fantasque que la sauvageonne d’autrefois, sans raison valable ?
— Sincèrement, Emy, je ne vois pas…
Elle l’interrompit d’un signe, inspirant à fond.
— Cette bague est très importante pour moi, Nick. C’est un talisman, en quelque sorte. Sans elle, je me sens perdue.
Son mari réprima un rire incrédule.
— Serais-tu superstitieuse ? Toi, une fille de pasteur ?
— Non, ce n’est pas cela. Enfin… pas exactement. Vois-tu, j’ai toujours eu le sentiment que ta mère me protégeait, depuis que je porte cet anneau qui lui a appartenu.
Nick ouvrit des yeux ronds.
— Mais il n’a jamais été à elle, Emily !
Sa femme le dévisagea avec une expression choquée qui l’inquiéta bien davantage que cette idée farfelue.
— Et le collier ? demanda-t-elle dans un souffle. Et les boucles d’oreille ?
— Ils ont toujours été à toi, ma chérie. Rien qu’à toi. J’avais acheté cette parure pour te l’offrir en cadeau de fiançailles, juste avant ce fameux baiser qui nous a séparés. Je comptais vraiment te demander en mariage, ainsi que je te l’ai dit.
— Non !
— Si. Dès que j’ai vu ces pierres de la couleur de tes yeux, j’ai voulu te les donner. J’ai même emprunté dix livres à Michael, tu pourras le lui demander.
Emily se dégonfla comme un ballon de baudruche. Il passa un bras autour de sa taille pour la soutenir.
— Tu vois, ce n’était pas ma mère qui te protégeait depuis l’Au-Delà. Tout ce que tu as réussi, tu l’as réussi par toi-même.
Elle fronça les sourcils.
— J’ai porté ses toilettes, tout de même. Chaque fois que j’arborais une de ses robes, je me sentais plus sûre de moi, comme si elle m’aidait à devenir une vraie comtesse.
Nick gloussa.
— Ces robes étaient neuves, mon cœur. Quand ma mère les a commandées, elle était déjà souffrante ; c’était juste un prétexte pour avoir la visite de sa couturière. Elle ne portait plus que des chemises de dentelle et des peignoirs que sa femme de chambre a tenu à garder en souvenir d’elle, avec quelques tenues plus anciennes.
Emily resta un long moment silencieuse, plongée dans ses pensées. Puis elle secoua la tête et sourit.
— Tu dois me prendre pour une idiote, n’est-ce pas ? Mais j’admirais tellement lady Elizabeth ! Pour moi, elle ressemblait à une reine recevant sa cour. C’était la grande dame dans toute sa splendeur. Elle ne m’a jamais adressé que quelques mots, mais j’étais en adoration devant elle.
Nick l’attira contre lui et lui chuchota à l’oreille :
— Veux-tu que je te dise un secret ? Ma mère était au courant de toutes tes bêtises. Elle insistait toujours pour que je les lui raconte, c’était sa distraction préférée.
Emily s’écarta pour le regarder, horrifiée.
— Tu n’as pas fait cela ?
— Si. Elle riait beaucoup, enchantée par ta façon de toujours retomber sur tes pieds, comme elle disait. Elle ne t’en a jamais parlé ?
— Non, répondit Emily avec une pointe de tristesse. Mais une fois ou deux, elle m’a adressé un clin d’œil.
Nick se leva et l’aida à se remettre debout, souriant.
— Sans doute avait-elle compris avant moi quelle place tu tenais déjà dans ma vie… Maintenant, comtesse, allons voir si notre rejeton n’a pas avalé ma collection de pièces anciennes. Il va bientôt tinter comme une bourse ambulante, s’il continue.
Emily se mit à rire et passa un bras autour de sa taille.
— Je crains que vous n’ayez reçu plus de turbulence que vous ne l’escomptiez en m’épousant, milord.
— Je ne me plains pas, répondit Nick en l’embrassant dans le cou. Vous me donnez d’autres compensations.
Elle lui dédia ce sourire de chatte qui le mettait toujours sur ses gardes.
— Je suis heureuse que vous le preniez ainsi, monsieur mon mari, car il se pourrait bien que votre fardeau s’accroisse encore d’ici peu.
Nick ferma les yeux un instant pour savourer ce nouveau bonheur. Il aurait juré entendre le rire de sa mère.
FIN