Chapitre 9
Bardho Thodol
Vous qui entrez ici, perdez tout espoir.
Dante Alighieri
And if I don’t meet you no more in this world,
Then I’ll meet you in the next one.
Don’t be late.
Jimi Hendrix (Voodoo Child)
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
© Anna Galore 2006 118
Malgré ce qu’il avait écrit à Nora, malgré son amour retrouvé avec Salomé, Charlie
ne parvenait pas à s’ôter de la tête sa nuit mouvementée avec Gabrielle, ni les informations
troublantes qu’il avait commencé à rassembler sur les sorcières et les crimes rituels des
notables de Cusset. Il se mit à relire ses notes, quelque chose le chiffonnait et il n’arrivait
pas à mettre le doigt dessus.
Quand il comprit enfin, il sentit les poils de ses bras se hérisser. Trois siècles plus tôt,
neuf notables du même village avaient été torturés et assassinés. Gabrielle, sa Gabrielle, lui
avait dit : la neuvième mort est celle qui m’a faite le plus jouir. Coïncidence ou lien
causal ? Oh, et merde, tout cela ne menait à rien. Il fallait qu’il trouve quelqu’un à qui
parler de tout ça. Quelqu’un qui aurait suffisamment de sérénité pour analyser ce qui lui
était arrivé. Cela éliminait Nora, qui avait trop envie d’une petite aventure – au minimum –
avec Charlie pour raisonner froidement, surtout sur une rivale potentielle. Phil non plus
n’était, pour une fois, pas la bonne personne, trop loin de ce genre de choses.
C’est alors qu’il vit, posé sur sa table de nuit comme un signe, son exemplaire en
langue anglaise du Bardho Thodol, le Livre des Morts tibétain. Charlie avait été bouddhiste
dans sa jeunesse. Il avait été, vers la fin des années 70, l’un des fondateurs du premier
Centre Bouddhiste Tibétain de Toulouse, installé initialement dans une villa de
Tournefeuille à quelques kilomètres de la ville rose. Ses amis et lui y avaient accueilli
pendant plusieurs années un grand lama nommé Karma Tsungpo Rinpotché, qui les avait
initiés à un grand nombre de rites, des plus simples jusqu’aux plus ésotériques. Tsungpo
Rinpotché s’était éteint quelques années plus tard. Bien que Charlie ait par la suite suivit sa
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© Anna Galore 2006 119
propre route, il n’avait jamais vraiment perdu de vue les lamas, qu’il gardait toujours au
plus haut de son estime, en raison de leur bonté et de leur ouverture d’esprit sans limites.
En arrivant à Londres, il avait appris qu’un tulkou, connu pour être la réincarnation
de son ancien maître Tsungpo Rinpotché, séjournait désormais à Amrita Dzong, le Centre
Tibétain situé sur Kingsland Road. Charlie trouva le numéro du téléphone du Centre et
appela pour demander une entrevue avec le tulkou, entrevue qui lui fut accordée sans
problème pour le lendemain.
Charlie se présenta à l’heure convenue au Centre, avec dans les mains une kata, la
traditionnelle écharpe blanche qu’il était usuel d’offrir à un lama. Il fut introduit dans une
pièce au mobilier discret et se retrouva seul face au tulkou, qui l’attendait assis en lotus sur
une petite estrade, vêtu avec simplicité de la traditionnelle robe safran. Celui-ci, un jeune
homme d’une douzaine d’années, avait été élevé la majeure partie de sa vie en Grande-
Bretagne et parlait donc parfaitement anglais, sans avoir besoin de recourir à un interprète.
Charlie s’inclina devant le tulkou en lui tendant la kata à deux mains. Le tulkou
souriant attrapa l’écharpe et la mit autour du cou de Charlie, puis, lui saisissant la tête à
deux mains, colla son front contre le sien en murmurant « om mani padme hum », le
mantra omniprésent dans la culture tibétaine qui signifie « gloire au joyau dans le lotus ».
Il lui dit ensuite, dans un anglais parfait :
« Namasté, Karma Droubgyé Dordjé. Où étais-tu passé pendant tout ce temps ? »
Charlie ne put s’empêcher de sourire. Le tulkou l’avait appelé par le nom initiatique
secret que Tsungpo Rinpotché lui avait donné vingt ans plus tôt, démontrant ainsi qu’il
était bien sa réincarnation et qu’il avait reconnu Charlie même après avoir changé de corps.
Charlie avait beau être cartésien, ces petits mystères ne le surprenaient plus depuis
longtemps, venant de grands maîtres tibétains, tellement il avait pu souvent en être témoin
au fil des ans. Il répondit au tulkou :
« Namasté, Karma Tsungpo Rinpotché. Je suis heureux que tu ne m’aies pas oublié
pendant ton voyage dans le samsara.
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© Anna Galore 2006 120
- Kyab sou tcho ! Nous avons connu tellement de moments agréables ensemble,
pourquoi t’oublierais-je? Mais dis-moi, que me vaut le plaisir de te revoir aujourd’hui ? »
Le bouddhisme tibétain est l’une des rares religions au monde pour laquelle le sexe
est vu comme quelque chose de non seulement positif mais de puissant pour atteindre
l’illumination, l’état de bouddha. Les rites tantriques sont entièrement fondés sur
l’utilisation à cette fin de l’énergie sexuelle. Charlie put donc, sans risque de choquer le
tulkou, lui donner tous les détails de sa nuit avec Gabrielle. Le nombre de fois. Les
positions. L’érection infatigable qu’il avait connue. L’abondance sans fin de son sperme.
Les bougies. Les herbes qui brûlaient en dégageant cette odeur si particulière. La façon
dont il avait été congédié. L’épisode de la fenêtre par laquelle il avait vu Gabrielle et sa
mère. Le regard haineux que sa mère avait porté sur lui et celui effrayé de Gabrielle. Ses
recherches sur la Filastre et la Pagnat. Les meurtres rituels des neuf notables de Cusset. La
violence de l’orage. Son malaise vagal.
Pendant tout son récit, le tulkou partait parfois d’un éclat de rire enfantin comme
seuls les lamas tibétains peuvent rire, le plus célèbre d’entre eux étant le Dalaï Lama, aux
rires coutumiers légendaires. D’autres fois, il écoutait avec la gravité d’un vieux sage.
Quand Charlie se tut, le tulkou resta un long moment silencieux. Puis il dit :
« Ton histoire est emplie de tourments et de souffrance, mon ami. Des humains sont
morts de façon haineuse parce que d’autres n’ont pas respecté leur vie. Le chemin qu’a pris
leur moi après leur mort physique a sûrement été douloureux et bon nombre d’entre eux se
sont réincarnés en des formes de vie inférieures en raison de leur karma négatif tout au
long de leur passage sur terre lorsqu’ils étaient humains. Tu as été autrefois initié au rite de
Chöd, je crois qu’il faudrait que tu ailles avec Lama Tsyangmé pour découvrir avec lui ce
que veulent ces morts. »
En dehors de la cérémonie de la Coiffe Noire pratiquée par le Karmapa - qui est
l’équivalent du Dalaï Lama pour la branche des Kagyu Pa à laquelle Charlie avait
appartenu - le rite de Chöd, mot qui se prononce Tcheu, était certainement l’un des plus
impressionnants auquel il ait jamais assisté. Traditionnellement, cette pratique avait lieu la
nuit près d’endroits liés à la mort, comme des sites de crémation ou de décès violents. Les
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méditants devaient visualiser l’offrande de leur propre corps découpé en morceaux et
donné aux esprits mauvais hantant les lieus. Une fois ces esprits repus, ils montraient leur
satisfaction en ne troublant plus les vivants. Bien que le cérémonial soit très simple,
Charlie se souvenait encore, des années plus tard, de l’angoisse profonde qui l’avait
accompagné pendant toute la durée du rituel, la première et la seule fois où il avait pu y
assister.
Accompagné par un moine au sourire permanent, Charlie fut conduit jusqu’à une
petite pièce vide aux murs nus où l’attendait Lama Tsyangmé. Le moine s’éclipsa aussitôt,
en refermant doucement la porte. Charlie s’assit par terre les jambes croisées, face au lama
qui l’attendait en position du lotus avec, à ses côtés, deux objets très particuliers : un bout
de tibia humain, percé de trous, dont le lama allait se servir comme d’une flûte et un
damaru, sorte de tambourin formé de deux calottes crâniennes collées l’une contre l’autre
par leur sommet, le tout monté sur un petit manche en bois et assorti de deux ficelles
terminées par des perles en bois également. Les faces tronquées des calottes étaient
recouvertes d’une peau tendue. Pour jouer du damaru, il suffit de tourner le manche
rapidement dans un sens puis dans l’autre, ce qui projette les deux perles en bois sur les
peaux en produisant un claquement sec.
Le lama sourit à Charlie, les yeux mi-clos, puis sa voix incroyablement grave se mit à
vibrer dans la pièce en une lente mélopée glaçante. Il accompagnait certains passages par
des coups de damaru ou des notes étranges jouées sur le tibia. Bien que Charlie ne
comprenne pas un mot de tibétain à part les expressions les plus basiques, il se sentit,
comme la première fois, de plus en plus angoissé alors que rien de surnaturel ne paraissait
se produire. Un observateur extérieur aurait dit qu’il était assis dans une pièce vide, face à
un lama qui chantait un texte immémorial en jouant de temps en temps de la flûte ou des
percussions. Pourtant, Charlie eut la nette sensation que la température de la pièce chutait
de plusieurs degrés et que d’étranges courants d’air glacés venaient le frôler furtivement.
Soudain, le lama se tut et ferma les yeux. Il venait d’arriver à la phase de la méditation, au
cours de laquelle les morts qu’il avait appelés étaient présumés être là.
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Le silence était désormais total. Charlie avait également fermé les yeux. Il faisait de
son mieux pour appliquer les techniques de respiration qu’il avait apprises et pour laisser
son cerveau recevoir tout ce qu’il pouvait percevoir après cette mise en condition. Il laissa
flotter librement ses pensées, visualisant à nouveau sans tenter de les contrôler les
différentes bribes de ce qu’il avait vécu avec Gabrielle et découvert ensuite.
Comme dans un film tourné à l’envers, il vit alors tous les morceaux du puzzle
s’assembler parfaitement. Les viols de la Filastre perpétrés par les neuf notables de Cusset.
Sa dénonciation comme sorcière parce qu’elle avait tenté de leur échapper. Son agonie
horrible jusqu’à sa crémation. Sa fille de 4 ans, probablement née de l’un des viols,
entendant les coupables se vanter de leurs crimes. Sa soif inextinguible de vengeance. Les
tortures mortelles qu’elle leur avait infligés. L’utilisation que Gabrielle avait faite de lui,
celle d’un vulgaire inséminateur juste bon à prolonger sa lignée. Et à prendre un peu de
plaisir au passage, au vu de certaines des positions qu’elle lui avait proposées. Le regard de
haine de la mère de Gabrielle quand elle l’avait vu s’enfuir sain et sauf, alors que la
tradition chez elles semblait plutôt d’agir comme des veuves noires, ces araignées femelles
qui tuent le mâle une fois qu’il a joué son rôle reproducteur.
Cette analogie le fit soudainement réaliser qu’il avait peut-être fécondé Gabrielle
cette nuit-là. Qu’il était peut-être le père de sa future fille, la prochaine Gabrielle. Il avait,
en effet, la dangereuse habitude de ne pas mettre de préservatif quand il faisait l’amour,
même avec des inconnues. Jusque là, il n’avait jamais eu de problème. Mais si Gabrielle ne
l’avait attiré chez elle que dans ce but, cela voulait dire qu’elle se savait en milieu de cycle
et qu’elle n’avait certainement pas pris de contraceptif non plus. En d’autres circonstances,
il serait immédiatement revenu la voir pour en avoir le coeur net et faire, éventuellement,
face à ses responsabilités. Mais là, il y avait clairement eu manipulation et Charlie ne se
sentait, en l’occurrence, aucune envie de revoir Gabrielle, et encore moins sa mère.
Le lama reprit son chant funèbre, toujours entrecoupé de damaru et de flûte-tibia. Le
rituel arriva à son terme. Le lama ouvrit les yeux et sourit à Charlie, en hochant doucement
la tête. Encore retourné par toutes ses pensées, Charlie resta un moment immobile. Puis il
se leva, se prosterna devant le lama, les deux mains jointes, et sortit de la pièce.
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Il était tellement perturbé qu’il rentra chez lui sans passer revoir le tulkou pour le
remercier. Mais ce dernier savait sans doute déjà que Charlie avait obtenu la réponse à ses
questions. Et pour lui, le temps n’avait pas d’importance, ni même d’existence. Charlie
avait beau n’en avoir aucun souvenir, Tsungpo le connaissait et le côtoyait depuis déjà
quatre réincarnations. Alors, il aurait bien l’occasion d’en reparler avec lui, le jour où il
croiserait à nouveau sa route, que ce soit dans cette vie ou dans n’importe laquelle des
suivantes.
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Chapitre 10
Chassé-croisé
A force de ne jamais réfléchir, on a un bonheur stupide.
Jean Cocteau
On y voit bien plus clair une fois la nuit venue.
Marko Prince
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Quatre mails l’attendaient quand il rentra chez lui. Un de Tess. Un de Nora. Un de
Salomé. Un de Gabrielle. Carré de reines. Détail curieux, tous les quatre avaient le même
titre : « Pardon ».
Charlie lut d’abord celui de Tess, dont il était sans nouvelle depuis presque deux
semaines. Ce qu’il y apprit ne le surprit pas outre mesure.
De : Tess
A : Charlie
Objet : Sorry
Dearest one,
Sorry for not telling you earlier where I’ve been. I told you once that I was Miss
Chaos, now you know it’s true. As you’ve certainly guessed, I’m back with Dave, in
Oxford. Sorry for this, but I had to make a painful choice, and at the end of the
day, I feel the choice I’ve made is the best possible one. Thank you so much for
everything I’ve lived with you. You taught me a lot. Please forgive me for the pain.
I feel terribly sorry that things could not evolve in a better way for us. You’re a
beautiful man and a heartful one, I’m sure you’ll meet The One that you deserve.
Sorry.
Tess
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Voilà qui était clair. Honnêtement, Charlie ne se sentit pas aussi triste qu’il aurait pu
le craindre. Son amour pour Tess avait purement et simplement disparu, atomisé par les
évènements et les rencontres de ces derniers jours, qui l’avaient largement entraîné ailleurs.
Bon. Et les trois autres, de quoi voulaient-elles lui parler ? Surtout Salomé, ça
l’intriguait.
De : Salomé
A : Charlie
Objet : Pardon
Mon ange,
Désolée d’être restée silencieuse aussi longtemps. Je ne veux pas te mettre en
colère ou te faire de la peine, mais mes doutes m’ont assaillie à nouveau. Je
connais malheureusement bien cette sensation. A chaque fois que j’ai eu
l’occasion de vivre quelque chose de beau avec un homme, je me suis ensuite
repliée. Il ne faut pas que tu t’en sentes fautif, c’est moi qui suis la seule
responsable de mes errances et de mes revirements.
Tu es quelqu’un d’unique, mon ange, j’ai beaucoup de chance de t’avoir rencontré
et encore plus de t’avoir fait ressentir autant d’amour pour moi. Malheureusement
pour moi, j’ai depuis toujours une sorte d’incapacité à être heureuse, de peur
qu’ensuite tout s’arrête et que je souffre encore plus que si je vivais librement,
c’est à dire seule.
Peut-être est-ce un héritage de mon passé. Je t’avais parlé de mon aïeule
lointaine, l’une des premières femmes du pays de mes racines à avoir été vendue
comme esclave. Elle s’appelait Batuuli et une fois arrivée en Louisiane, le
propriétaire des champs de coton où elle s’était retrouvée la violait régulièrement.
Dans ma famille, on appelle ce monstre le matwinbô. Je n’ai jamais su ce que ça
voulait dire mais c’est un nom que nous avons toujours identifié, à travers les
générations, à une sorte de démon.
Et moi, je suis la descendante lointaine de ce démon. Peut-être que c’est ce qui
m’empêche d’être à la hauteur de mes rêves et qui fait que je laisse échapper,
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© Anna Galore 2006 128
pire, que je détruis toute chance de connaître un vrai bonheur quand l’occasion
s’en présente.
Alors, s’il te plait, pardonne-moi mais je crois que je me sentirais mieux si nous
restions simplement deux amis. Il me semble que nous aurions ainsi plus de
chance de rester proches pour toujours que si nous étions deux amants.
Pardon si je te déçois. J’espère que tu me comprendras et, à la manière qui me
convient, tu auras toujours dans mon coeur une place qu’aucun autre homme ne
pourra jamais avoir.
Ta divine
Décidément, c’était la série. Qu’est-ce qu’elles avaient, toutes ? Merci Tess, merci
Salomé de m’expliquer que si vous me plaquez c’est pour mon bien, se dit Charlie devant
son écran. Et encore, Tess, c’était pour un autre homme, ça il comprenait. Mais Salomé,
elle, le plaquait parce qu’elle l’aimait mais qu’elle ne voulait pas risquer qu’un jour elle en
souffre si tout venait à s’écrouler. Bon, d’accord, Charlie n’était pas un saint, loin de là,
mais si elle abandonnait avant même que quoi ce soit de sérieux ne s’installe, comment
pouvaient-ils bien avoir la moindre chance ? Ca, bien sûr, si elle arrêtait tout après la
première nuit, elle ne risquait pas d’être déçue par les suivantes. Vraiment, chapeau,
comme raisonnement. C’était quoi, déjà, cette phrase de Coelho sur les gens qui ne vont
pas au bout de leur rêve parce qu’ils ont peur d’échouer ? A moins que tout ça ne veuille
dire qu’une chose : que sa prétendue passion brûlante n’était en fait qu’un feu de paille.
Elle n’avait joué tout ce jeu que pour s’envoyer en l’air une fois et ensuite, bye bye baby
bye bye, merci pour tout. Comment avait-il pu s’y laisser prendre...
Et Gabrielle, elle lui écrivait peut-être aussi pour lui dire qu’elle le plaquait ? Ah,
mais non, elle, ce n’était pas possible, ha-ha, c’était déjà fait depuis longtemps. Alors,
quoi ? Que pouvait-elle bien pouvoir lui dire de plus, après l’avoir viré de chez elle aussi
brutalement ?
De : Gabrielle
A : Charlie
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© Anna Galore 2006 129
Objet : Pardon
Salut Charlie,
Je voudrais te demander pardon pour la façon dont les choses se sont passées
l’autre nuit. J’ai complètement perdu les pédales quand j’ai entendu ma mère
rentrer alors que nous finissions de faire l’amour. Elle avait prévu de ne revenir
que le lendemain soir. Et quand elle a compris que j’étais avec un homme, elle est
devenue furieuse et j’ai passé un sale moment. Elle m’a fait promettre de ne plus
jamais te recontacter et pendant plusieurs jours, elle m’a surveillée de près.
Tu sais, des fois elle est la plus géniale des mères et d’autres fois elle est
absolument effrayante, même pour moi qui la connais bien. Enfin, je suppose que
toutes les mamans sont comme ça, quand elles ont peur pour leur enfant. Là, elle
vient enfin de sortir pour une heure, alors j’en profite pour t’envoyer ce petit mot
vite fait.
Charlie, j’ai trouvé notre nuit absolument merveilleuse et je veux que tu le saches
parce que je n’ai eu aucune chance de pouvoir te le dire depuis. Tu n’étais pas
mon premier amant mais tu as, de très loin, surpassé tous ceux que j’ai connus
avant.
Depuis que tu es reparti, je rêve de toi tout le temps. J’ai envie plus que tout de te
revoir, de te serrer dans mes bras, de passer toutes mes nuits avec toi et toutes
mes journées aussi. Et je rêve que tu viennes me chercher et qu’on parte tous les
deux, loin de cette masure horrible où je suis obligée de vivre avec ma mère, et
que tu me fasses découvrir les plus beaux endroits de la Terre.
Charlie, tu me manques, s’il te plait ne m’en veux pas, je voudrais tant être avec
toi en ce moment et pour toujours. Je voudrais tant être là où tu es.
Ecris-moi quand tu veux, ma mère ne connaît pas le mot de passe de ma
messagerie.
Gabrielle
Alors, là, il était scié. Et lui qui commençait à croire à ces histoires de créatures
démoniaques, prêtes à le trucider une fois qu’il aurait transmis sa précieuse semence.
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
© Anna Galore 2006 130
Gabrielle, tout à coup, n’avait plus rien à ses yeux d’une prétendue sorcière. Même si elle
n’osait pas utiliser une seule fois le mot « amour » dans son mail, elle n’était rien d’autre
qu’une post-adolescente amoureuse. Amoureuse et effrayée par sa mère qui lui mettait des
bâtons dans les roues, comme n’importe quelle mère inquiète, avec n’importe quelle
adolescente transie d’amour.
La phrase faisant allusion aux autres amants de Gabrielle le laissa rêveur. Combien
d’autres en avait-elle connus, alors qu’elle venait à peine d’avoir 17 ans ? Par contre, quel
tempérament ! Et quelle imagination érotique ! Charlie avait eu la sensation de faire
l’amour avec neuf femmes différentes à chaque fois qu’ils avaient recommencé. Il avait
pourtant eu souvent des partenaires plus qu’expérimentées, mais aucune ne lui arrivait à la
cheville de ce point de vue-là. Et de bien d’autres points de vue non plus, d’ailleurs.
Waow. Quelle nuit ils avaient passée. Ab-so-lu-ment ex-cep-tion-nel-le. Elle avait trouvé
Charlie merveilleux et unique, mais il pouvait en dire bien autant d’elle.
Il laissa courir ses pensées pendant plusieurs minutes en se remémorant les passages
les plus chauds. Aucun doute, s’il avait la moindre possibilité de coucher à nouveau avec
Gabrielle, il le ferait sans hésiter. Par contre, il n’imaginait pas d’aller plus loin avec elle
qu’une simple relation basée sur le sexe. Il avait une quarantaine d’années et elle était
encore lycéenne. Se lancer dans une vraie vie de couple, comme elle en rêvait, aurait été
aussi ridicule qu’insensé. Et puis, belle-maman n’avait vraiment pas l’air d’être très
disposée à les recevoir le week-end à la maison. Il en frissonna. Quelle mégère horrible
elle devait être.
Il poussa un long soupir. Les lamas avaient bien raison de répéter souvent que tout
n’était qu’illusion. L’amour fou de Tess qui l’avait décidée à tout plaquer pour lui ?
Illusion. La passion soudaine mais éphémère de Salomé ? Illusion. Gabrielle sorcière avec
une mère serial killer ? Illusion.
Il ne restait plus que Nora. De quoi diable pouvait-elle vouloir se faire pardonner,
elle ?
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
© Anna Galore 2006 131
De : Nora
A : Charlie
Objet : Pardon
Bonjour Charlie,
Salut, c’est Nora. Ah oui, tu sais que c’est moi, bien sûr, c’est écrit sur l’en-tête du
mail, je me mettais à te parler comme si j’allais te laisser un message sur ton
téléphone. Mais ça, ça ne risque pas d’arriver parce que rien ne me déprimerait
plus que d’essayer de te joindre par téléphone et de n’avoir que ton répondeur. Je
ne saurais pas si ça veut dire que tu es vraiment absent ou que tu me filtres. Très
très très désagréable.
Bon, je ne sais pas trop comment te dire ça mais je vais te le dire quand même,
parce que j’ai eu l’impression, au cours des quelques heures pendant lesquelles
nous avons pu bavarder tous les deux que nous pouvions tout nous dire. Et
justement, pendant ces heures-là, j’ai nettement ressenti qu’il se passait quelque
chose de fort entre nous et j’aurais à la limite accepté que je me faisais des idées
si tu ne m’avais pas embrassé sur la bouche au moment de ton départ, mais voilà,
il y a eu ce baiser, justement.
Dis-moi, je n’ai pas rêvé ? Tu m’as bien embrassée sur la bouche ? C’était bien un
baiser volontaire, vu qu’il a duré pas loin d’une minute ? C’était bien un baiser très
tendre ou tu voulais juste vérifier le goût de ma langue ? Est-ce que tu embrasses
comme ça toutes les nanas à qui tu loues une voiture ou il s’est vraiment passé
quelque chose de particulier avec moi ?
Allô ? Tu m’écoutes toujours ? Alors, explique-moi un truc, parce que là, moi, je
suis un peu paumée, j’avoue. Mais bon, je ne suis pas forcément une lumière,
hein, après tout je ne suis qu’employée chez Avis alors que toi tu es un grand
informaticien débauché par IBM pour sauver le monde. Donc essaye d’employer
des mots simples, OK ? Moi pas bien comprendre tout mais vas-y, explique-moi
pourquoi, depuis que tu es rentré à Londres, le seul mot que tu m’aies envoyé en
deux semaines, sans doute parce que tu es débordé de boulot bien sûr, c’est cette
espèce de merdouille foireuse dans le genre hé merci pour le café et le papotage
et à un de ces jours peut-être qui sait ?
TU TE FOUS DE MA GUEULE ?????
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
© Anna Galore 2006 132
Si par hasard tu as un doute, parce que bon avec les mails on n’est jamais très
sûr du ton qui est utilisé pour dire un truc, alors je vais être extrêmement claire :
OUI, je suis FURIEUSE !!!!
Alors bon, tu me connais, je suis une gentille fille, un peu bavarde peut-être, un
peu conne sûrement aussi, je veux bien reconnaître, mais gentille ça oui, et je
vais, malgré tout ce que je viens de te dire, faire semblant de croire que peut-être
tu ne m’as plus adressé la parole parce que quelque chose de gravissime t’est
arrivé, tiens, je sais, je parie que des hordes de sorcières prépubères avec des
flammes qui leur sortent de la chatte (ben oui, de la chatte, elle t’a bien plu la
petite pétasse à Domérat, non ?) te harcèlent jour et nuit pour récupérer un peu de
ta semence divine et que toi, bien sûr, tu résistes de toutes tes forces ô mon héros
parce que depuis ce doux baiser devant le comptoir d’enregistrement de ton vol à
Clermont-Ferrand, tu t’es juré de m’être fidèle et de m’aimer pour toujours mais tu
es tellement timide que tu n’oses pas me le dire, c’est ça, hein ? Rassure-moi, je
me sens comme qui dirait légèrement énervée en ce moment. Dans ce cas, bien
sûr, je me prosternerai à tes pieds pour te demander pardon d’avoir douté de toi,
mon preux chevalier. Pardon de t’avoir engueulé comme je viens de le faire mais
c’est parce que JE T’AIME, moi, si par hasard tu saisis bien le sens de cette
expression.
Surtout, ne me dis pas que je m’enflamme trop vite comme une gamine pour juste
un unique baiser échangé comme ça, une fois, en passant, entre deux vols. Oui,
je m’enflamme trop vite et alors ? Je suis sûre que c’est ça que tu as adoré chez
moi dès la première minute, ma spontanéité. Tous les mecs me disent ça quand
ils essaient de me sauter, que hé vous, ah ben alors qu’est-ce que vous êtes
spontanée, ça vous dirait qu’on baise ? Enfin, c’est les plus spontanés d’entre eux
qui vont aussi vite au but mais, tu vois, je sais pas trop si c’est ce genre de
spontanéité qui me plait le plus alors en général je leur réponds d’aller se faire voir
pour qu’ils comprennent bien qu’il y a spontanéité et spontanéité.
Merde, je ne pense qu’à toi jour et nuit, tu appelles ça comment, toi ? Moi j’appelle
ça de l’amour.
Et c’est justement parce que je suis sûre de ce qui fait battre mon coeur depuis
que je t’ai rencontré qu’en fait, je ne peux que me dire que tu as une vraie bonne
raison que je ne connais pas de ne plus m’avoir parlé, alors, bon, ne fais pas trop
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
© Anna Galore 2006 133
attention à mon explosion depuis le début de ce mail, mais c’est parce qu’il faut
que ça sorte, ça m’a vraiment foutue en l’air ton silence, parce que ce baiser, ce
fameux baiser était bien trop parfait pour ne pas vouloir dire quelque chose de
profond.
Et puisque tu as une vraie bonne raison, tu as sûrement petit-a très envie de me la
dire et petit-b très envie de me revoir même si tu n’oses pas me le dire, grand
angoissé, va. Oui, c’est forcément ça.
Alors, bonne nouvelle, mon amour, tiens-toi bien, je serai à Londres ce week-end.
Oui, là, demain, je débarque chez toi et je te promets une nuit d’amour que tu
n’oublieras jamais. Et des milliers d’autres après, si affinités. Ensuite, c’est toi qui
me diras pardon, oui pardon, d’avoir tant attendu avant de me revoir.
A demain.
Nora
Oh la. Oh la la.
Mais qu’est-ce qui lui prenait, à elle ? Elle était complètement bourrée ou elle avait
fumé une herbe exotique, juste au moment d’écrire son mail ? Bon, oui, d’accord, Charlie
avait eu une attirance certaine pour elle, après sa crise de panique – crise qui lui semblait
désormais totalement ridicule, d’ailleurs, maintenant qu’il avait lu le dernier mail de
Gabrielle. Et, d’accord, ils s’étaient embrassés sur la bouche, OK, so what ? Il ne lui avait
pas fait de déclaration d’amour enflammée et pleine de promesses, quand même, alors il ne
fallait peut-être pas exagérer.
Il avait presque envie de lui répondre quelque chose de gentil mais ferme sur sa
réaction complètement disproportionnée et lui conseiller de plutôt passer son week-end
dans une baignoire remplie d’eau froide pour la calmer là où elle avait chaud, au lieu de
venir débarquer chez lui comme ça, quand tout à coup il réalisa qu’un léger détail lui avait
échappé.
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
© Anna Galore 2006 134
Le mail de Nora datait de la veille au soir. Elle allait donc arriver aujourd’hui, là,
n’importe quand.
Le ding-dong de la sonnette retentit.
Et merde.
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
© Anna Galore 2006 135
Chapitre 11
Héritage
C’est une fille de l’ombre
C’est une fille de l’ombre
Ca se sent, ça se sent
Dashiell Hedayat
Everything under the sun is in tune
But the sun is eclipsed by the moon.
There is no dark side of the moon really.
Matter of fact, it's all dark.
Roger Waters
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
© Anna Galore 2006 136
Il ouvrit la porte à Nora, fermement décidé à avoir avec elle une bonne explication,
amicale mais franche, autour d’un apéro par exemple, et ensuite à la congédier
définitivement. Sauf que rien ne se passa comme il l’aurait voulu.
Elle entra dans l’appart sans dire un mot et posa son gros sac de voyages au milieu du
séjour, qu’elle inspecta d’un long regard circulaire jusqu’à revenir sur Charlie, toujours
devant la porte.
« Ben alors, on s’embrasse ou pas ? Tu fais une drôle de tête. Tu n’es pas ******* de
me voir ?
- Ecoute Nora, je viens à peine de découvrir ton mail il y a trois minutes alors, tu
comprends, je suis un peu surpris que tu débarques chez m…
- Génial, ça fait chaud au coeur d’être accueillie avec autant de joie.
- Oh mais enfin, ne le prends pas comme ça. Bien sûr que je suis ******* de te voir.
Je ne m’y attendais pas, c’est tout.
- Alors, on s’embrasse maintenant ?
- Euh, oui, on s’embrasse. »
Elle courut lui sauter au cou mais lorsqu’elle voulut coller ses lèvres contre les siennes,
il tourna légèrement la tête et lui fit un baiser bien sonore sur la joue. Genre enjoué. Copain
copine, quoi. Pas on-s’envoie-en-l’air-là-tout-de-suite-et-on-parlera-ensuite. Elle le
regarda, interloquée et très nettement vexée. Il attaqua le premier.
« Nora, il faut que je te parle.
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© Anna Galore 2006 137
- Ah ça y est, j’ai compris. Tu as du nouveau sur ton enquête ? C’est pour ça que tu
as un comportement aussi bizarre, hein, c’est ça ? »
Charlie se dit qu’après tout, c’était une diversion qui en valait une autre pour
commencer par autre chose que parler d’elle et lui. Et quand la pression serait un peu
retombée, il enchaînerait le plus gentiment possible vers leur relation, afin de remettre les
pendules à l’air, en essayant de faire le minimum de casse. Il ne voulait aucun mal à Nora
mais il allait bien falloir qu’elle comprenne qu’il n’était pas amoureux d’elle, point.
« Euh, oui, c’est ça, tu lis en moi comme dans un livre. Je vais tout te raconter. Mais
d’abord, enlève ton manteau et dis-moi ce que je peux te servir à boire.
- Qu’est-ce que tu as comme single malt ?
- Tu aimes le whisky, toi ?
- Je ne bois que ça. D’ailleurs, je viens d’en prendre deux verres au pub, en bas de
chez toi, je ne voulais pas débarquer trop tôt. Et un grand verre de rhum blanc aussi. Le
barman est jamaïcain et il m’a dit que je ne pouvais pas partir avant d’y avoir goûté.
- Ah bon ? Et tu n’es pas trop, euh…
- Non, pourquoi ? Juste bien détendue. Excellent le whisky, d’ailleurs, du
Lagavullin, tu connais ?
- Un de mes préférés. Mais je n’en ai pas en ce moment.
- Alors que me proposes-tu ?
- Un Islay 16 ans d’âge, ça te dirait ?
- Parfait, j’adore tous les Islay.
- Va pour deux verres de Bowmore, alors. Sans glace, je suppose ?
- Si, glace et coca. Mais non, je déconne ! Bien sûr sans glace. »
Charlie alla chercher le Bowmore, les verres et un sachet de cacahuètes. Ils
trinquèrent et burent une bonne gorgée chacun. L’onde de chaleur qui leur traversa le corps
les détendit sensiblement l’un et l’autre. Surtout Nora, pour qui ce n’était pas le premier de
la soirée. Elle s’affala nonchalamment bien au fond de son fauteuil.
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Charlie se mit alors à lui raconter sa visite au Centre Tibétain, sa rencontre avec le
jeune tulkou et surtout son voyage intérieur avec Lama Tsyangmé pendant le rite de Chöd.
Au début, Nora lui posa des dizaines de questions sur les Tibétains en général et le
bouddhisme en particulier. Par contre, elle l’écouta sans dire un mot quand Charlie se mit à
lui décrire sa reconstitution du drame vécu par La Filastre et de la vengeance perpétrée par
sa fille. Quand il se tut, elle resta également un long moment silencieuse. Elle attrapa son
verre, le finit d’un trait et le tendit à Charlie pour qu’il le lui remplisse à nouveau. Il en
profita pour se resservir également.
Elle finit par reprendre la parole.
« Dans les récits que tu avais trouvés sur Internet, est-ce que tu te rappelles qui est le
dernier notable que la fille de la Filastre aurait exécuté ? C’est certainement lui, le meneur
et sans doute aussi le dénonciateur de sa mère. Si j’avais été elle, je l’aurais gardé pour la
fin, histoire qu’il vive dans la frousse pendant des années et qu’il flippe un peu plus à
chaque fois qu’un autre membre de sa bande était liquidé.
- Attends, le meneur, euh, je ne suis plus très sûr. C’est le flic, je crois, non ? Ou
alors le notaire ? Oui, c’est ça, c’est le notaire.
- Tu te rends compte quelle jouissance ça a dû être pour elle, quand elle l’a torturé
à mort en sachant que c’était le dernier ?
- Qu… qu’est-ce que tu dis ?
- Je disais, tu te rends compte quelle jouiss…
- Nom de dieu ! Merde, merde, merde !
- Ben, qu’est-ce qui se passe ? Tu es livide. Et pourquoi tu me fais répéter si tu as
bien entendu ce que je viens de…
- Elle me l’a dit ! Elle me l’a dit !
- Quoi ? Qui, elle ? Et qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
- Gabrielle ! Gabrielle m’a dit : c’est la neuvième fois qui m’a faite le plus jouir !
La neuvième fois ! Elle parlait du neuvième meurtre, celui du dénonciateur de la Filastre,
du meneur de la bande de violeurs. Elle répétait les mots qu’a dû dire la fille de la Filastre
à sa propre fille qui elle-même l’a répété à sa fille et ainsi de suite jusqu’à la Gabrielle
d’aujourd’hui.
- Attends, attends, attends. Je n’ai plus les idées très claires, là, avec ton Macallan.
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- C’est du Bowmore.
- Oui, bon, ton Bowmore. Explique-moi un truc. Pourquoi Gabrielle t’a dit quelque
chose d’aussi farfelu que « c’est la neuvième fois qui m’a faite le plus jouir » ? Vous ne
vous êtes quand même pas envoyés en l’air neuf de suite, si ? Pourquoi tu fais cette tête ?
Putain, mais qu’est-ce que je suis tarte ! Bien sûr que vous l’avez fait neuf fois ! C’est
parce que tu es revenu la voir en douce pendant plusieurs jours sans me le dire, espèce
d’enfoiré ! Alors, c’était quoi, trois fois par nuit pendant trois nuits ? Une fois le matin, une
à midi et une le soir, comme un médicament ? Ou alors...
- Nora, ça suffit ! D’abord, au cas où ça t’aurait échappé, je ne vis pas avec toi
alors ce que je fais de mes nuits et de mes jours ne te regarde pas, OK ? Je t’aime bien,
mais faut pas pousser non plus.
- Tu m’aimes bien. Génial. J’en ai le coeur qui bat. Serre-moi fort, c’est trop bon.
- Stop ! Arrête avec ça ! Et puis, si ça t’intéresse tant que ça, les neuf fois, c’était
bien neuf de suite, la même nuit.
- Tu… tu as… vous… neuf fois de suite ? Sans rire ? Tu mets quoi dans ta
nourriture ? Il t’en reste ?
- Oui, ben, écoute, j’en ai été le premier surpris, figure-toi. Ca ne m’était jamais
arrivé avant, si tu veux savoir. Hé ! Arrête de me regarder avec ces yeux lubriques !
- Mmmhh... Et moi, tu crois que j’arriverais à t’exciter assez pour battre ton, euh,
record ?
- Oh mais tu te calmes, oui ? On ne va quand même pas faire l’amour tous les deux
juste pour battre un record !
- Ca veut dire que tu veux bien qu’on fasse l’amour à condition de ne pas tenter de
battre le record ?
- Ca veut dire que tu as assez bu ! Et que tu ferais mieux d’aller te coucher. D’aller
te coucher seule, je précise. Je te laisse ma chambre, je vais dormir sur le canapé du salon.
- Oh noooon, allez, regarde, tu ne me trouves pas excitante? »
Vraiment très gaie, Nora commença à déboutonner son chemisier. Charlie se dit qu’il
avait sans doute forcé un peu trop sur la dose quand il avait rempli les verres, aussi bien la
première fois que la deuxième. Sans compter tout ce qu’elle avait bu avant d’arriver. Il se
leva et, alors que Nora finissait d’ouvrir largement son chemisier en découvrant des seins
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
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superbes dans un soutien-gorge particulièrement sexy en dentelle noire, il l’attrapa par un
bras et l’entraîna d’une démarche un peu titubante jusqu’à sa chambre. Arrivée près du lit,
Nora se tourna vers lui pour tenter de l’embrasser mais, vaincue par l’alcool, elle perdit
l’équilibre et s’affala sur le matelas. Charlie en profita pour sortir sans s’attarder et referma
la porte. Il attendit deux minutes sur le seuil sans bouger. Rien ne se passa. Soit elle avait
laissé tomber, soit elle s’était simplement endormie. Finalement, il avait bien fait d’avoir
versé des rations aussi généreuses de son délicieux Bowmore. En plus des deux Lagavullin
et du rhum, elle avait enfin eu sa dose.
Il se dirigea vers un placard, y prit le plaid que Tess lui avait offert à Noël, bien trop
petit pour s’en couvrir complètement, mais il n’avait aucune intention de revenir dans sa
chambre prendre une vraie couverture au risque de réveiller Nora. Il alla s’allonger sur le
canapé en s’entortillant comme il le pouvait et éteignit la lumière. Il se retourna plusieurs
fois sur sa couche de fortune pendant une bonne vingtaine de minutes puis finit par se
mettre en chien de fusil, le nez collé au dossier du canapé.
Il ne savait plus quoi penser du mail de Gabrielle – était-ce une manipulation de plus
ou était-elle sincère ? Est-ce que son « c’était la neuvième fois la mieux » n’était qu’une
coïncidence ou était-il vraiment passé à deux doigts de la mort ? Il était sur le point de
s’assoupir enfin quand il entendit des bruits furtifs. Il fit un nouveau demi-tour pour
regarder vers le salon. Face à lui, à dix centimètres de son visage, se trouvaient les genoux
de Nora. Il fit lentement remonter son regard le long de ses jambes. Elle était entièrement
nue, debout devant lui. Et malgré la pénombre, il ne faisait aucun doute qu’elle avait un
corps parfait.
« Nora, qu’est-ce que tu fais là ?
- J’arrive pas à dormir.
- Non, je veux dire, qu’est-ce que tu fais là, toute nue, devant moi ?
- Je dors toujours nue.
- Bon, super intéressant, alors maintenant que tu es nue, si tu allais dormir ?
- J’ai peur toute seule. C’est toutes ces histoires. Et puis cette nuit, c’est la nouvelle
lune. Ca me fait flipper depuis toujours, quand la lune est noire.
- Qu’est-ce que ça peut foutre que la lune soit n...
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- Quand j’étais petite, je faisais pipi au lit quand la lune était noire.
- Pipi au... Hé, ça t’arrive encore ? Et si tu allais aux toilettes, à tout hasard, avant
d’aller te recouch...
- C’est parce que papa est parti une nuit comme ça.
- Ah... D’accord... Euh, dis, écoute, je suis désolé que ton papa se soit barré quand
tu étais petite mais...
- Il est parti pour une autre femme.
- Ben, c’est triste, d’accord, mais ce sont des choses qui arr...
- Et ensuite il est mort dans sa voiture, et c’était aussi une nuit comme ça.
- Oh... Pardon, je...
- Alors quand la lune est noire, j’ai peur.
- Nora, écoute, vraiment je suis sincèrement désolé que tu aies vécu tout ça mais je
ne crois pas que ce soit le moment idéal pour en discuter. On en reparlera demain,
d’accord ? Maintenant il faut aller te cou…
- D’accord, je vais me coucher.
- Ah, c’est bien.
- Avec toi. Comme ça, je n’aurai pas peur.
- Nora, non, je ne… »
Trop tard.
Repoussant le plaid par terre, elle s’allongea face à Charlie en se serrant tout contre
lui, une de ses cuisses passée entre ses jambes. L’effet fut immédiat. Nora ne put pas ne
pas s’en apercevoir.
« Mmmhh, c’est quoi ce que je sens ? chuchota t’elle ironiquement.
- Je ne sais pas de quoi tu veux parl… oh et puis merde, tu as gagné. Je vais te
montrer ce que tu sens.
- Oui, bonne idée, montre-moi, je te promets que je n’exigerai pas neuf fois. »
Ils s’arrêtèrent après seulement deux. Epuisés. Euphoriques. Enfin bien d’être l’un
avec l’autre. Ce n’est pas le nombre de fois qui compte.
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Ils dormirent jusqu’à midi le lendemain. Refirent une fois l’amour en s’éveillant,
sensuellement, lentement, langoureusement. Prirent une longue douche chaude ensemble.
Puis, Charlie prépara un solide petit déjeuner britannique, pendant que Nora alla s’asseoir
devant le PC pour feuilleter la cinquantaine de pages de notes qu’il avait imprimées une
fois revenu chez lui.
Il s’approcha d’elle, avec un plateau bien chargé - jus de fruits, toasts de pain noir,
bagels, deux tasses de thé et deux assiettes copieusement remplies d’oeufs brouillés et de
bacon grillé. Il posa le tout sur la table basse, devant le canapé.
« Mademoiselle est servie ! »
Elle ne répondit rien. Il se tourna vers elle. Elle tenait une page à la main, qu’elle
fixait d’un air livide.
« Nora ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Pourquoi tu fais cette tête ? Nora ? C’est quoi ce
que tu viens de lire ? »
Regardant toujours la feuille de papier, elle dit d’une voix sourde :
« Le neuvième. Tu ne m’avais jamais dit son nom.
- Qui, le notaire ?
- Oui.
- Qu’est-ce qu’il a, son nom ? Tu connais quelqu’un de sa famille ?
- Oui.
- Tu veux bien me dire qui ou je dois deviner ?
- Moi.
- Quoi ?
- Moi.
- Quoi, toi ?
- Moi. Je suis de sa famille.
- Comment ça ? Mais ton nom de famille, c’est Alhegra, non ?
- Oui. Depuis que ma grand-mère maternelle s’est mariée à un Sarde venu
travailler à Montluçon. Son nom de jeune fille, c’est Bedeau. Comme le notaire.
- Comme le… Attends, ne t’emballe pas, ça doit être courant comme nom, ça, dans
la région. C’est peut-être une coïnci…
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
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- Tu m’énerves avec tes coïncidences. Moi, je trouve que ça en fait un peu trop, de
coïncidences. Même si c’est moins de trente millions. Tu en veux une autre ? Devine quel
était le prénom de ma grand-mère.
- Le prénom de ta... C’est quoi ce jeu ? Comment veux-tu que je le sache ?
- Mathurine.
- Hein ?
- Elle s’appelait Mathurine Bedeau. Et le notaire, il s’appelait…
- Mathurin. Mathurin Bedeau.
La peau de Charlie se hérissa d’une chair de poule soudaine. Il eut l’impression
d’entendre battre les veines qui passaient sur ses tempes. Il avait, devant lui, la descendante
de l’homme qui, trois siècles plus tôt, avait violé et fait brûler l’aïeule de Gabrielle.
Mathurin Bedeau. Le géniteur abominable de la fille de la Filastre, dont la semence
profanatrice avait donné naissance à la lignée des Gabrielle, sorcières de mère en fille. Le
notable abject, que sa fille illégitime avait torturé à mort, une fois qu’il était revenu de
Louisiane, après avoir… oh merde… la Louisiane, comme... Il se jeta fébrilement sur son
PC, afficha à nouveau le mail qu’il avait lu la veille de Salomé.
Une boule de peur primale lui comprima l’estomac. « Dans ma famille, on appelle ce
monstre le matwinbô ». Matwinbô. Mathurin Bedeau. Le propriétaire des champs de coton
qui avait violé Batuuli et l’avait mise enceinte. Matwinbô. Mathurin Bedeau.
En l’espace de deux semaines, Charlie avait fait l’amour avec les trois descendantes
de ce démon.
Gabrielle, issue du viol de la Filastre.
Salomé, de celui de Batuuli.
Nora, son héritière légitime.
Il n’ignorait plus que trois détails.
LES TROIS PERLES DE DOMERAT ANNA GALORE
© Anna Galore 2006 144
Le premier, bien qu’horrible, n’avait plus grande importance trois siècles plus tard.
Charlie ne pouvait pas savoir que Mathurin Bedeau avait violé non seulement la Filastre
mais aussi sa propre fille, dans un dernier viol incestueux 18 ans plus tard. Gabrielle
Arfeuille était la descendante lointaine de ce double viol.
Le deuxième, c’est que Salomé, comme Nora et comme Gabrielle, était née à
Domérat, le petit village à l’ouest de Montluçon. Une coïncidence de plus dans une histoire
qui n’en manquait pas.
Le troisième n’était pas le moins troublant. Lorsque le père de Nora avait quitté le
foyer conjugal, alors qu’elle avait 6 ans, c’était pour retrouver une irrésistible jeune fille de
17 ans dont il était tombé amoureux. Une rousse, aux yeux verts, vivant dans une maison
au bout d’un chemin perdu, près de Domérat. Elle s’appelait aussi Gabrielle et pas encore
la Sentinelle. La future mère de Gabrielle Arfeuille.
Il lui avait fallu plusieurs semaines de tentatives infructueuses avant d’être fécondée,
la nuit où le père de Nora vit sa fille pour la dernière fois. Juste après l’orgasme, la
Sentinelle avait mis fin, sans hésiter, aux jours de son amant devenu inutile, en offrande à
Lilith. Le lendemain, il était abandonné, mort, au volant de sa voiture, apparemment d’une
crise cardiaque. Il avait connu le sort que la mère de Gabrielle voulait réserver aussi à
Charlie, après qu’il eut fait l’amour avec sa fille.
Gabrielle et Nora étaient demies-soeurs.
Aucune coïncidence, finalement, dans le fait qu’elles fussent toutes deux nées à
Domérat. Leurs mères habitaient à quelques centaines de mètres à peine l’une de l’autre et
leur père était le même homme.
S’il y avait une coïncidence, c’était plutôt que dix-sept ans et neuf mois plus tard,
elles venaient d’avoir le même amant. Et ce n’était pas la dernière.