Salomé lut l’avertissement de Charlie sur « Sauvez Amy ». Elle le trouva très gentil
de la prévenir ainsi alors qu’il ne la connaissait pas. Elle le remercia en retour d’un petit
mail puis n’y pensa plus du reste de la journée. Ce soir-là, elle avait rendez-vous avec Leila
Kanou et cela occupait toutes ses pensées. Depuis le week-end précédent où elle avait fait
sa connaissance chez des amis communs à une soirée, cette fille l’attirait d’une façon
délicieusement troublante. Elle n’était pas seulement brillante quand elle parlait d’art, ou
drôle quand elle décrivait sa vie. Elle était aussi fabuleusement belle, ou plus précisément,
sensuelle dans ses moindres gestes, dans sa façon de regarder Salomé et même dans la
douceur soyeuse de sa voix qui, à elle seule, éveillait le désir. Quand, à la fin de la soirée,
Leila lui avait proposé un dîner à deux, entre filles, pour le jeudi suivant, Salomé avait
accepté immédiatement.
Le dîner se passa comme dans un rêve. Salomé raccompagna Leila chez elle. A peine
entrées dans son appartement à la fois moderne et chaleureux, Leila colla ses lèvres contre
celles de Salomé. Ce n’était pas la première fois que Salomé faisait une exception à son
hétérosexualité, même si cela ne lui était arrivé qu’assez rarement. Quant à Leila, elle était
exclusivement lesbienne et elle fit connaître à Salomé toute l’étendue de son expérience.
Qu’y a t’il de plus doux que deux femmes qui font l’amour… Sans parler de l’avantage
physique qu’elles ont sur n’importe quel homme, celui d’avoir autant d’orgasmes qu’elles
en ont envie.0
Entre deux de leurs multiples extases, elles se mirent à bavarder à voix basse. Salomé
raconta à Leila l’histoire de Batuuli et de sa descendance, jusqu’au jour où elle était née
dans un petit village près de Montluçon. Leila, quant à elle, avait des parents burkinabés
mais avait vu le jour au Togo, à Lomé.
« Lomé ? C’est drôle, comme coïncidence. Lomé, c’est comme mon prénom.
- Je ne crois pas aux coïncidences. D’ailleurs, ce n’en est pas une. C’est parce
qu’on m’a dit que tu t’appelais Salomé que j’ai voulu te connaître mieux. Et que j’ai eu très
envie que tu ne sois plus seulement Salomé, mais ma Lomé.
- Ta Lomé ? Ah oui ? Et si je t’avais dit non merci jamais avec une fille ? Et si tu
m’avais trouvée laide ? Tu m’aurais aussi entraînée chez toi ?
- Tu n’es pas laide et tu es ici avec moi.
- Oui, mais si tu m’av…
- Tu n’es pas laide et tu es ici avec moi. Ce « si » n’a pas de sens. Comment
pourrais-tu être laide ? Tu ne l’es pas. Tu es belle. Et tu as eu envie de moi tout de suite, je
l’ai vu dans tes yeux et dans tes gestes. Tu ne m’as pas repoussée. Tu ne m’as pas résistée.
Tu es ici dans mon lit. Tu es Salomé, je suis Leila, nous nous sommes rencontrées, nous
nous sommes plues et nous faisons l’amour. C’est ainsi.
- D’accord, d’accord, j’abandonne. Et je m’abandonne. Dis-moi, puisque je suis ta
Lomé, quel effet ça te fait d’être couchée nue sur moi comme le jour où tu es née, couchée
nue aussi au milieu de Lomé ?
- Tu veux que je te remontre quel effet ça me fait d’être au milieu de toi ? Et toi
quel effet ça te fait quand je te fais ça… et ça... et...
- Hmmmm, non, attends, on parle encore un peu d’abord.
- Ca t’embête tant que ça que je te caresse pendant qu’on parle ?
- Oui ! Ouh, mmmh, non ! Hmmm, là non plus, ça ne m’embête pas. Ouh, et ça,
mais alors là, ça ne m’embête pas du tout ! J’ai l’impression que tu connais mon corps
mieux que moi, je ne sais pas comment tu fais pour oooooohhh…. Mmmhhh, qu’est-ce que
je suis bien avec toi.
- Tu es à l’image de ton nom. Salomé, la paix…
- Et toi, que veut dire ton nom ?
- Leila, ça veut dire la nuit. J’adore la nuit. La nuit, c’est faire l’amour. Et faire
l’amour, c’est la paix. Leila c’est faire l’amour et faire l’amour c’est Salomé. Leila fait
l’amour avec Salomé. La nuit fait l’amour avec la paix.
- J’aime tes mots. Ca te va bien, comme nom, la nuit… Même ta peau est couleur
de nuit. La mienne est plus claire, c’est parce que je suis un peu métisse, à cause de
l’homme blanc qui a violé mon aïeule.
- Méfie-toi des hommes, ma Lomé, méfie-toi des hommes. Regarde comme on est
mieux sans eux. Nous, on fait l’amour. Eux, ils baisent les femmes. Eux, ils violent les
femmes. Eux, ils souillent les femmes. Ils crachent leur sperme gluant et ils oublient juste
après avec qui ils sont et ils s’endorment. Et ils sont prêts à prendre n’importe quelle autre
femme juste après. Méfie-toi des hommes.
- Oh, tu exagères, moi j’adore faire l’amour avec toi, mais j’adore aussi faire
l’amour avec les hommes. Ils ne sont pas tous comme tu dis. Il y en a quand même qui ne
sont pas si méchants que ça, qui sont tendres et aimants, qui donnent du plaisir avant de
penser au leur. Tiens, ce type, là, sympa comme tout, Charlie je ne sais plus quoi, qui nous
a écrit aujourd’hui pour nous dire de nous méfier du mail sur la petite fille malade, je suis
sûre que c’est quelqu’un de bien.
- Qu’est-ce que tu en sais ?
- Bon, tu as raison, je n’en sais rien mais tu vois, il ne nous connaît pas et son
réflexe le plus naturel, c’est de nous rendre un service, comme ça, pour le plaisir.
- Comme ça, pour le plaisir, vraiment ? Si ça se trouve, il est vieux et moche et il
ne sait parler de rien d’autre que de son boulot et il sent mauvais sous les bras...
- ...et il a des poils partout et il a des dents jaunes et tordues. »
Elles pouffèrent de rire. Salomé reprit :
« Mais ça m’étonnerait. Même avec le peu de mots qu’il a utilisé dans son mail, il
avait l’air chaleureux. Tu n’as pas trouvé ?
- Mouais. Peut-être. Et qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas sa technique favorite de
drague, en essayant ensuite d’accrocher n’importe laquelle de nous qui aurait répondu,
comme ça, pour le plaisir ?
- Oh, tu vois le mal partout. Tu ne crois pas que tu en fais trop, là ?
- En tout cas, quand un mec que je ne connais pas m’envoie un mot sympa, ce n’est
pas pour ça que je vais lui proposer de coucher avec moi !0
- Non, bien sûr, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mais n’empêche, tu peux bien
admettre qu’il y a aussi des mecs bien, ce ne sont quand même pas tous des machos tarés
ou des débiles moches.
- Ah bon ? Sérieux ? Mais on me cache des choses ! Ils sont où ?
- Arrête de te moquer de moi ! Parfaitement, il y en a ! Tu n’as pas dû rencontrer
les bons, c’est tout. Mais si ça t’arrive un jour, tu devrais essayer… ou plutôt une nuit
puisque tu préfères…
- Alors là, pas question ! Oublie l’idée de moi avec un homme. Oublie tous les
hommes, d’ailleurs, ne m’en parle plus tant qu’on est toutes les deux. Tiens, je vais te
raconter une petite histoire. Quand Dieu a créé le premier homme et la première femme, il
leur a dit : « Je voudrais offrir à chacun de vous quelque chose d’unique. Qui de vous deux
souhaite avoir un sexe de plusieurs centimètres de long qui permet d’uriner debout
n’importe où ? ». Adam répondit aussitôt en agitant les bras « Moi ! Moi, Dieu, je veux
ça » sans laisser une seule chance à sa compagne d’ouvrir la bouche pour dire si oui ou non
ce cadeau pouvait l’intéresser aussi ou pas. Dieu dota alors Adam d’un pénis, qu’il alla
immédiatement essayer, très ******* de son choix, en pissant un peu partout contre les
arbres ou sur les fleurs. La première femme, même pas surprise par le comportement
infantile d’Adam, le regarda avec condescendance, leva les yeux au ciel puis se tourna vers
Dieu et lui demanda : « Bon, et moi, Dieu ? Quel est le cadeau qu’Adam m’a laissé sans
même savoir ce que c’était ? Que reste t’il pour moi ? ». Alors Dieu lui répondit : « La
capacité d’avoir des orgasmes multiples ».
Salomé éclata de rire, suivie de Leila.
« Quel taré cet Adam, reprit Salomé. Merci, Eve, d’avoir choisi le deuxième cadeau !
Nous te devons beaucoup !
- Eve ? Eve n’a rien à voir avec cette histoire.
- Quoi, mais tu viens de le dire, c’est elle qui a choisi les orga…
- Je n’ai pas parlé d’Eve. J’ai parlé de la première femme.
- Ce n’est pas la même chose ?
- Non. Eve n’était pas la première femme. La première femme s’appelait Leila
comme moi.0
- Ah bon ? D’accord, mais oui, la première femme s’appelait comme toi, tout le
monde sait ça.
- Je suis sérieuse.
- Mais oui, mais oui, pas de problème. Adam et Leila, le premier homme et la
première femme, bien sûr.
- Peu importe que tu me croies ou pas, après tout. Ce qui compte, c’est qu’aucun
homme ne peut donner autant de plaisir à une femme que ce qu’une autre femme peut lui
donner. Oublie les hommes. Il n’y a que toi et moi. Tu luis comme le soleil et moi je suis ta
lune noire… La journée et la nuit sont deux soeurs et en même temps, chacune est la mère
de l’autre puisque chacune engendre l’autre. La journée donne vie à la nuit quand elle se
couche, la nuit donne la vie à la journée quand elle se couche.
- Comme nous deux maintenant…
- Oui. Tu me donnes la vie quand tu te couches pour moi, je te la donne quand je
me couche pour toi… Et quand on est couchées toutes les deux ensemble, nous nous
donnons la vie en même temps…
- Donne-moi encore un peu de vie, ma lune noire… ma lune noire…
- J’aime quand tu m’appelles ta lune noire, mon soleil... Ta lune noire va te faire
briller encore cent fois... Ta lune noire va te faire jouir encore cent fois avant que le jour se
lève … »
Cent fois, bien sûr, c’était une façon de parler. Jouir, par contre, c’était le mot exact.
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Comme toutes les filles de sa lignée, Gabrielle Arfeuille était belle, rousse, aux yeux
verts, haineuse envers tout et tout le monde. Et sorcière. Elle allait avoir 17 ans dans deux
semaines et elle était déterminée à perpétuer la tradition en trouvant le mâle qui lui
donnerait sa fille, de gré ou de force.
Comme toutes les jeunes filles de son âge, elle regardait des sitcoms sur M6 ou Teva,
adorait s’habiller chez Cop’Copine ou KanaBeach, se teignait les ongles de couleurs vives,
portait souvent des tenues provocantes. Elle avait un piercing au nombril, ainsi qu’un
tatouage que seuls ses amants avaient pu voir en entier. Un serpent la tête en bas, allant en
ondulant de son nombril à son pubis soigneusement rasé, et dont les mâchoires étaient
dessinées sur ses grandes lèvres.
Comme toutes les ados modernes, elle disposait d’Internet à la maison. Quand, ce
matin-là, elle alla jeter un coup d’oeil aux messages de la nuit, elle tomba sur « Sauvez
Amy ». Puis sur la mise en garde de Charlie. Elle avait horreur de ce genre de mecs, qui
rendent service, comme ça, par condescendance, pour se montrer supérieurs, pour qu’on
les admire, qu’on se sente dépendant d’eux. Pas de doute, il était celui qu’elle cherchait. Il
ne restait plus qu’à l’attirer jusqu’à elle. Facile. Les mecs, hein...
Elle se rappela, avec un sourire rêveur, son dépucelage trois ans plus tôt. Elle avait
alors un prof de français, rigide et sévère, un catholique intégriste qui ne manquait jamais
une occasion de fustiger ses élèves pour un rien. Il n’arrivait pourtant pas à cacher qu’il
était franchement troublé par les formes émouvantes de Gabrielle en pleine explosion
pubertaire, d’autant plus mises en valeur que le printemps était radieux et qu’il
encourageait à une exposition plus généreuse des corps. Lorsqu’elle lui avait demandé s’il
accepterait de lui donner quelques cours particuliers pour améliorer ses notes, il n’avait pas
su dire non. Elle avait rajouté qu’elle préférait que les cours aient lieu chez lui sous
prétexte que chez elle, sa mère les dérangerait tout le temps. Elle sous-entendit, d’un air
gêné parfaitement joué, que maman était un peu folle et, comment dire, plutôt agressive
avec les hommes en général, vous comprenez, monsieur, je ne voudrais pas vous mettre
mal à l’aise. Il déglutit, remonta ses lunettes sur son nez et dit qu’il comprenait.
Elle vint au premier cours vêtue d’une mini-jupe très, très courte et d’un débardeur
échancré dont les bretelles ne tenaient jamais sur ses épaules. Bien entendu, sans soutiengorge
dessous. Le décor du pavillon du prof était aussi ringard que ce à quoi elle
s’attendait. Meubles en faux XVIIIème, napperons en dentelle brodée, murs surchargés
d’iconographie religieuse et de grandes assiettes en porcelaine représentant des scènes de
la Bible. Plusieurs crucifix de tailles et de styles divers. Odeur écoeurante de vanille
artificielle provenant d’un diffuseur de parfum industriel de bas de gamme.0
Le prof la conduisit dans le séjour et lui montra du bras la table ronde aux pieds
rococo, qui devait servir habituellement à prendre les repas familiaux, dans une ambiance
que Gabrielle préférait ne pas imaginer. Elle rapprocha sa chaise pour s’asseoir tout près de
lui. Pendant qu’il commençait son cours, elle n’arrêta pas de se pencher en avant pour qu’il
louche sur ses seins, de remettre sa bretelle de débardeur sur son épaule de façon à ce
qu’elle retombe aussitôt, de se croiser et de se décroiser les jambes en laissant deviner la
soie rouge de sa culotte, de le frôler de la cuisse et du bras. Et de surveiller au passage son
pantalon. Quand elle vit qu’il bandait, elle se colla franchement contre lui, attrapa son sexe
durci à pleine main à travers le pantalon et lui glissa sa langue dans l’oreille.
Il la baisa sur la table comme un fou furieux.
Quand il eut fini, elle remit sa petite culotte et lui demanda où étaient les toilettes. En
y allant, elle passa devant sa chambre. Il ne pouvait pas la voir, elle entra, s’approcha du
lit, souleva les oreillers, vit sous le premier un pyjama ridicule à rayures et sous le
deuxième une chemise de nuit austère. Elle retira sa culotte souillée par le mélange de
sperme et de sang qui avait commencé à s’écouler et la posa sous le coussin de la femme
du prof. Pour faire bonne mesure, elle glissa également sous les draps plusieurs de ses
cheveux roux. Puis, une fois le lit bien refait, elle continua jusqu’aux toilettes, s’essuya,
tira la chasse, s’arracha quelques cheveux de plus qu’elle laissa tomber par terre, ressortit,
revint vers le séjour.
Elle manqua éclater de rire. Le prof était là, allongé sur le carrelage de tout son long,
face contre terre, les bras en avant, les mains jointes, au pied d’un des crucifix accrochés
au mur, comme un pénitent faisant repentance. Ah ça, il devait avoir de quoi se sentir
plutôt torturé. Lui, le croyant rigoriste et puritain, le moraliste implacable et froid, il venait,
en quelques minutes, à la fois de tromper sa femme épousée devant Dieu, de faire l’amour
par pur désir animal, de sauter une de ses propres élèves, très largement mineure de
surcroît, et sous le toit conjugal pour couronner le tout. L’absolution n’allait pas être
évidente. Elle partit sans lui dire un mot.
Le lendemain, le prof ne se présenta pas au lycée. Ni les jours d’après.
Manifestement, la découverte par la femme du prof de la petite culotte tachée et des
cheveux roux avait fait son effet. Les élèves apprirent plus tard qu’il s’était pendu.
Gabrielle considéra cet épilogue comme un magnifique exploit, qui restait à ce jour son
plus beau souvenir.
La suite de sa scolarité fut émaillée de quelques autres coups d’éclat, certes moins
impressionnants, mais qu’elle n’en savoura pas moins. Elle se fit une spécialité de briseuse
de couples. Dès qu’un premier de la classe ou un frimeur prétentieux entamait un début de
relation suivie avec une jeune fille tendre et proprette, elle le draguait à mort, le
convainquait d’aller chez lui pour une partie de sexe endiablée et se débrouillait pour que
sa petite amie l’apprenne ou, mieux encore, débarque dans la chambre au moment le plus
chaud, prévenue par un gentil mot anonyme.
Elle avait bien aimé aussi les circonstances dans lesquelles elle venait de se faire
virer du lycée juste avant Noël, en raison de sa « cruauté barbare inqualifiable et
écoeurante », pour reprendre les mots exacts du proviseur. Elle s’était faite surprendre par
le prof de SVT un peu après 17h. Elle pensait qu’il était parti mais, manque de chance, il
avait oublié ses clés de voiture dans la salle de cours. Elle venait tout juste de planter deux
longues aiguilles dans les yeux de la tortue qui y séjournait dans un petit enclos. Le prof
ouvrit la porte au moment exact où elle allait fracasser la carapace de la tortue avec un pied
de chaise. Sans la moindre gêne, elle le fixa droit dans les yeux avec un grand sourire et
abattit la chaise sans hésiter, traversant la tortue de part en part, dans un bruit écoeurant
d’oeuf qui s’écrase. Il l’empêcha d’en faire plus. Dommage, elle commençait à bien se
marrer.
Ses pensées revinrent à Charlie. Elle répondit à son mail d’avertissement par un
autre, bourré de perches – dans le genre je suis une jeune fille seule, naïve, canon et
romantique, mais oh que ce monde est compliqué et méchant, comment peut-on piéger les
gens comme ça, heureusement qu’il y a des personnes sympa comme lui, comment se faitil
qu’il ait su que c’était une arnaque, est-ce qu’il pourrait lui apprendre d’autres trucs à
éviter, et ainsi de suite.
Voilà. L’appât était lancé. Il n’y avait plus qu’à attendre que sa proie morde à
l’hameçon.
Pour mettre toutes les chances de son côté, Gabrielle récita à voix basse l’incantation
à la Lune Noire.Lune Noire, Lilith, Sombre Soeur,
Dont les mains façonnent l’infernale fange,
Lorsque je suis faible, lorsque je suis forte,
Façonne-moi comme le feu façonne l’argile.
Lune Noire, Lilith, Reine de la Nuit,
Tu mets au monde tes petits.
A mon tour je dois donner la vie,
Prends ton envol, ramène-moi cet homme.
Lune Noire, Lilith, Mère Obscure,
Je suis ton adepte dévouée
Pousse vers moi celui que je désire
Goûte sa semence et laisse-le moi.
Lune Noire, Lilith, Leila la Strige,
J’aspirerai tout son fluide,
Je le viderai de sa vie,
Je te ferai l’offrande de son corps.Elle alla se coucher en se demandant ce que pouvait bien faire Lilith en ce moment
précis. Sûrement encore en train de s’envoyer en l’air avec un humain de passage avant de
jeter sa dépouille épuisée dans un fossé, se dit-elle avec un petit ricanement. Elle
s’endormit, le sourire aux lèvres, en imaginant une sitcom sur M6 dont Lilith serait
l’héroïne.
Nora avait du mal à trouver le sommeil. Sa vieille blessure, venue du fond de son
enfance, se rouvrait une fois de plus dans le noir de la nuit, comme tous les vingt huit
jours.
Elle n’avait que 6 ans quand toute sa vie s’était écroulée. Il y avait alors toutes ces
nuits, toujours pareilles. Elle était couchée dans sa chambre, avec sa petite veilleuse
allumée. Elle était censée dormir mais elle ne pouvait pas ne pas entendre les cris que
poussaient ses parents dans la chambre d’à côté. Des cris de colère. Des scènes
interminables dont elle ne comprenait pas les mots, ni les raisons. Des pleurs parfois. La
porte de leur chambre qui claquait, puis le silence, enfin.
Le lendemain, elle se levait, allait au salon et son père était déjà habillé, assis sur le
canapé, une couverture froissée à ses pieds, le visage pas rasé. Il avait souvent les yeux
rouges. Sa mère sortait de la chambre un peu plus tard et ses yeux étaient rouges aussi. Ils
essayaient tous les deux de sourire à Nora mais elle voyait bien qu’ils se forçaient. Et elle
voyait aussi qu’ils faisaient tout pour ne pas se regarder entre eux et pour ne pas se parler
non plus. Et elle sentait la tension étouffante, palpable, qui ne s’évanouissait que lorsque
l’un des deux quittait la pièce ou sortait carrément de la petite villa.
Une nuit sans lune, alors que Nora guettait dans son lit le moment où les cris allaient
à nouveau résonner à travers la cloison, il n’y eut que le bruit de la porte de ses parents.
Puis celui de la porte d’entrée. Puis le silence. Nora attendit quelques minutes, immobile
dans son lit, déconcertée par ce changement dans la triste routine des nuits précédentes.
Elle se leva et marcha jusqu’au salon.
La couverture était posée, pliée en quatre sur le canapé. Sa mère était assise à la table
de la cuisine, les yeux dans le vide, une cigarette allumée entre les doigts. Nora demanda
où est papa. Sa maman répondit je ne sais pas et se mit à pleurer. Nora la regarda en
sentant ses propres yeux se mettre à la piquer. Puis elle réalisa qu’elle était en train de faire
pipi sur le carrelage de la cuisine. Sa maman regarda en portant ses deux mains sur sa
bouche la flaque qui se formait aux pieds de sa fille. Nora lui dit c’est pas grave maman
j’ai pas de culotte sous ma chemise de nuit je me suis pas mouillée c’est tout tombé par
terre mais je peux essuyer si tu veux. Sa maman répéta c’est pas grave c’est pas grave. Puis
elle se leva, souleva la petite dans ses bras, la serra très fort, la ramena dans sa chambre, la
remit dans son lit et se coucha à côté d’elle. Nora dit maman pourquoi tu dors dans mon lit.
Sa maman répondit parce que papa n’est pas là. Nora dit et pourquoi il est pas là papa. Sa
maman répondit il est parti et elle se remit à pleurer. Nora n’osa pas poser d’autre question.
Elles finirent par s’endormir.
Le lendemain dans la matinée, son papa revint, l’air grave, la mâchoire crispée. Nora
ne savait pas trop si elle devait montrer à sa maman qu’elle était *******e de le revoir. Sans
dire un mot, il alla directement dans la chambre parentale, en ressortit quelques minutes
plus tard avec un sac de voyage plein et vint s’agenouiller devant Nora. Il lui dit je t’aime
très fort ce n’est pas ta faute tout ça c’est juste que maman et moi on ne s’aime plus je
m’en vais mais je reviendrai te voir. Nora répondit en fondant en larmes ne pars pas papa
ne pars pas. Il l’embrassa très fort et partit. Nora et sa maman pleurèrent toutes les deux
jusqu’à l’heure de manger. Et encore un peu pendant l’après-midi. Et le soir, chacune dans
leur chambre.
Des semaines sans fin passèrent, pendant lesquelles Nora ne vit plus son père une
seule fois. De temps en temps, elle entendait sa mère parler de façon très énervée au
téléphone et elle se disait que ce devait être avec son père. Elle lui parlait d’une autre
femme en disant ta pute à chiens. Nora lui demanda ce que ça voulait dire taputachien
parce que ça ressemblait quand même à un gros mot. Sa mère lui répondit d’aller dans sa
chambre.
Il revint un soir, à la lune noire suivante. Il avait l’air bien dans sa peau, sûr de lui,
exalté même, comme avant, quand tout allait bien. Sa maman n’allait pas bien du tout, par
contre. Elle avait maigri, elle avait les traits tirés, elle s’était remise à beaucoup fumer, elle
buvait souvent de l’alcool, à n’importe quelle heure, et ça ne la rendait pas joyeuse de
boire, comme avant, quand tout allait bien.
Nora fit un immense sourire à son papa. Il lui sourit aussi, la prit dans ses bras, lui dit
des mots gentils, lui dit qu’elle lui manquait. Puis il la posa sur le canapé et lui dit qu’il
fallait qu’il parle avec maman. Ils allèrent parler dans la chambre des parents. Il y eut
quelques cris. Au bout d’un long moment, ils ressortirent. Il dit au revoir Nora à bientôt
n’oublie jamais que je t’aime je vais revenir te voir très vite et je te montrerai où j’habite
maintenant.
Deux jours après, il fut retrouvé mort dans sa voiture qui était garée tout près de leur
villa, sur un chemin de terre à la sortie du grand bois qui longeait le lotissement. Les
médecins dirent qu’il avait eu un malaise cardiaque, sans doute quelques heures à peine
après avoir dit au revoir à Nora. Ca, elle ne l’apprit que bien plus tard. Ca lui fit presque
plaisir parce qu’elle avait cru, pendant d’interminables semaines, que son papa ne voulait
plus la revoir ou pire, l’avait oubliée.
Le temps passa. Ce n’est qu’à la puberté qu’elle s’épanouit enfin. Ses règles
tombaient le jour de la pleine lune. Elle vit un signe dans cette symétrie parfaite : la nuit
maudite où son père avait disparu était celle de la nouvelle lune. Alors, elle se mit en tête
que son malheur s’écoulait hors d’elle avec ses règles. A l’inverse de toutes ses copines et
de la plupart des femmes, elle attendait presque ce moment avec impatience. Elle avait
l’impression que le flux menstruel la purifiait, la vidait des scories de son passé, l’éloignait
des heures sombres. A chaque fois qu’elle saignait, c’était encore un peu du cauchemar
qu’elle avait vécu qui partait. Le moral de Nora se calquait sur le cycle de la lune : plus elle
était ronde, plus Nora rayonnait. Quand elle devenait noire, son humeur aussi.
Elle devint gaie, vive, volubile. Et très belle. Une cour permanente de soupirants
l’entourait au lycée. Elle en choisissait un de temps en temps, acceptait quelques bisous,
quelques fleurs, quelques poèmes. Un peu plus avec les plus doux. Beaucoup plus avec les
plus doués.
Elle eut quelques liaisons prolongées quand elle devint adulte. Toujours avec des
hommes bien plus âgés qu’elle.
Toujours avec des hommes mariés.
Ca la rassurait de sentir qu’elle pouvait décider à tout moment de tout arrêter.
C’était elle qui avait le contrôle.
Bien sûr, qu’ils ressemblaient tous à son père.
Bien sûr.
Elle ne s’attacha à aucun. Elle se sentait libre et, à sa façon, heureuse.
Même si, à chaque lune noire, elle avait du mal à s’endormir si elle se retrouvait
seule.
Comme ce soir.
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Il y eut un soir, il y eut un matin. Ce fut le premier jour.0