chapitre 2
La soirée donnée par la confrérie des juristes se déroula comme à l’ordinaire : dans le faste. Cadre magnifique et mets d’exception étaient la règle d’or. Un assortiment de canapés délicats, confectionnés par un célèbre traiteur, était présenté par un aréopage de serveuses en uniforme. Des maîtres d’hôtel à la tenue irréprochable circulaient, emplissant discrètement coupes de champagne et verres de jus d’orange.
L’élégance était de rigueur. Tasha observait les couples : les hommes arboraient des costumes sombres, sur lesquels tranchaient les taches vives des robes de soirée de leurs compagnes. C’était ravissant…
Il y avait pléthore de collègues avec qui discuter ; Tasha appréciait ces soirées, ces conversations plaisantes au cours desquelles on passait de groupe en groupe… La politesse exigeait qu’on ne négligeât personne. Mais elle n’oubliait pas pourquoi cette soirée importait tant pour elle.
Tasha était plus étonnée encore que flattée d’avoir été contactée par l’une des figures les plus éminentes de la confrérie, en vue d’une éventuelle association. L’homme était de ceux dont les gens recherchaient la compagnie, parfois de manière obséquieuse. Comme le petit cercle qui, ce soir, tentait de retenir l’attention de Jared…
Lui ne se départait pas d’un professionnalisme souriant, n’oubliant jamais le nom d’une société avec laquelle il avait travaillé. Il était extraordinairement à l’aise.
— Comment parviens-tu à te souvenir de tous ces gens ? chuchota Tasha.
Un léger sourire apparut au coin de la bouche de Jared. Ses yeux sombres gardaient une lueur secrète.
— Il suffit d’entraîner sa mémoire.
Qualité perfectionnée au fil des ans, de manière à en faire une arme, redoutée de ses rivaux et admirée de ses amis.
Tasha grignota un canapé et prit une gorgée de jus d’orange. Habituellement, elle préférait le champagne…
Le dîner fut annoncé, et s’avéra aussi éblouissant par le raffinement des plats que par l’intérêt des conversations. Tasha dégusta avec bonheur son dîner français, fin et savoureux. Elle avait très faim… évidemment ; inutile de se demander pourquoi. Et ces petites cailles servies avec raisins et navets enchantaient ses papilles.
Il y eut les discours d’usage que Tasha suivit avec intérêt. Nombre de ses interlocuteurs appréciaient chez elle sa distinction naturelle et son éloquence spontanée. Si Jared remarqua une différence dans son attitude, il n’en laissa rien paraître, sinon en lui lançant quelques regards appuyés, parfois interrogateurs, dont Tasha prit conscience à plusieurs reprises.
Il était constamment à ses côtés et elle baignait dans la chaleur de son sourire. Sa main, légère mais présente, quittait rarement sa taille.
Dès que Tasha levait les yeux vers lui, son sang battait plus fort à ses tempes, et elle éprouvait une contraction très familière au tréfonds de son être. C’était sans doute une forme de folie, dont la douceur inquiétante et sensuelle consumait son corps, annihilant toute volonté.
Les paumes larges de Jared pouvaient lui faire perdre la raison… Quant à sa bouche… Seigneur, rien que de penser à sa bouche sur sa peau, elle avait les sens en feu.
Comme s’il devinait le cours de ses pensées, il enlaça ses doigts aux siens. Du pouce, il caressa sa petite veine du poignet et elle referma sa main sur lui, laissant ses ongles mordre légèrement sa peau.
Savait-il le trouble dans lequel il la jetait ? A n’en pas douter, oui… Elle était sienne depuis le premier jour, piégée par le magnétisme de son charme unique, par la puissance virile qui émanait de lui. Et Jared le savait.
La question qui valait d’être posée, et dont la réponse seule comptait vraiment était celle-ci : quel effet avait-elle sur lui ? Ce qu’ils partageaient, sexuellement, était une réussite. Mieux que cela. C’était éblouissant. Elle aurait parié sa vie sur le fait qu’il ressentait la même chose qu’elle. Au cours de leurs étreintes, il perdait vraiment tout contrôle.
Mais était-ce de l’amour ? Ou seulement du désir ? Tasha, tristement, se rendit compte qu’elle ne pouvait trancher.
— Partons d’ici, chuchota Jared d’un timbre un peu voilé. La soirée tire à sa fin, nous avons rempli nos obligations.
Son regard s’aiguisa alors qu’il distinguait les traces de fatigue qui soulignaient ses yeux. Dieu, que Tasha semblait fragile ! Un virus, peut-être ? Il s’inquiéta. Elle avait admis avoir passé une journée difficile : cela ne lui ressemblait pas. Elle se montrait à la hauteur de tous les défis, c’était sa nature.
— Si tu veux, répondit-elle avec un sourire soulagé.
Tasha se prépara à abandonner ce lieu où grouillait une belle société un peu bruyante, pour un tête-à-tête dont l’issue risquait d’être explosive. Sa tension nerveuse grimpa d’un cran.
Les salutations d’usage prirent un certain temps, au terme duquel Tasha retrouva les coussins de cuir de la Jaguar. Jared fit ronronner le moteur. Aux alentours de minuit, ils atteignirent leur appartement. L’heure des sorcelleries, songea Tasha avec ironie.
— Café ?
— Non, merci.
Jared s’approcha et lui prit le menton. Comme elle semblait lasse !
— Je t’ai sentie nerveuse, ce soir ; un peu comme une chatte sur un toit brûlant… Que t’arrive-t il ?
Sous la douceur de la requête perçait une inquiétude bizarre. Presque dérangeante.
Existait-il une manière simple et naturelle d’annoncer la nouvelle ? Certainement pas. Tasha hésitait, reprenant un à un les discours qu’elle avait préparés durant la journée, les ressassant, et les jugeant tous plus ineptes les uns que les autres.
— Tasha ? Dis-moi ce qui se passe, veux-tu ?
Un léger sourire étira les coins de sa bouche.
— As-tu pulvérisé une limitation de vitesse ? reprit-il. Ou fait flamber ta carte de crédit ?
Ce trait d’humour lui fit lever les yeux. Elle secoua la tête. Il passa un pouce sur sa lèvre, enregistra son imperceptible tremblement et comprit que tout effort pour alléger l’atmosphère serait vain.
— C’est grave ?
Oh, Seigneur… S’il savait !
— Est-ce que je vais devoir continuer à te poser des questions indéfiniment, ou vas-tu enfin m’éclairer ?
Toute circonvolution était inutile. Les faits parleraient d’eux-mêmes.
— Je suis enceinte.
Etait-ce la pratique assidue des cours de justice qui lui permettait d’afficher un visage aussi neutre ? Ni choc ni surprise ne s’y reflétèrent. Tasha se crut obligée de poursuivre.
— Le docteur me l’a confirmé cet après-midi. J’avais pris rendez-vous.
Elle eut un geste d’impuissance.
— Ma grippe intestinale a annihilé les effets de la pilule… Au début, j’ai cru à un virus.
Elle avait envisagé bien des scénarios en réaction à son annonce… Mais certes pas le silence de Jared. Elle aurait préféré n’importe quoi à ce mutisme. Toute la journée elle avait été sur des charbons ardents, anticipant ses réactions, et défaite à l’idée qu’un enfant pût mettre fin à leur relation ; et lui restait de marbre, impénétrable.
— Je veux absolument le garder, dit-elle en lui jetant un regard méfiant.
Cet enfant est le mien, hurlait-elle en silence. Mais aussi de toi ! Il n’est pas envisageable de le perdre.
— T’ai-je dit que tu ne devais pas le garder ? dit-il enfin. Nous allons nous marier.
Tasha en resta coite. Elle ne s’était pas attendue à cette réponse. Bouche bée, elle le toisa avant de balbutier, la bouche sèche :
— Pourquoi ? Parce que tu m’aimes ?
— C’est la solution la plus pratique.
Tasha eut le sentiment que son cœur se déchirait, s’éparpillait aux quatre vents.
— Je ne veux pas d’un mariage de convenance. Il n’est pas question d’élever un enfant dans un foyer sans amour.
Les yeux de Jared s’assombrirent.
— Sans amour ? Comment peux-tu dire une chose pareille ?
Un muscle avait tressailli au coin de sa mâchoire.
— L’un d’entre nous a-t il jamais prononcé le mot « amour » ? rétorqua Tasha
Il n’avait pas passé les lèvres de Jared, jamais. Et parce qu’il ne le disait pas, elle ne l’avait pas dit.
— Notre accord sexuel est parfait, poursuivit-elle.
Sur une échelle de un à dix, elle classerait leur relation aux alentours de vingt… Une explosion des sens et de l’esprit. Elle n’avait jamais rien vécu d’aussi intense et doutait d’y parvenir avec qui que ce soit d’autre.
— Nous nous sommes *******és de profiter de ce que nous offrait la vie, sans établir aucun projet.
Elle s’interrompit, le cœur brisé par cette simple évocation.
— En tout cas, une grossesse n’en faisait pas partie. Pas plus que le mariage.
— Maintenant, tu portes notre enfant.
— Cela ne signifie pas que le mariage doive suivre…
— Je pense pourtant que c’est une bonne idée.
Tasha soutint son regard.
— Réponds honnêtement. Si je n’avais pas été enceinte, aurais-tu envisagé de m’épouser ?
S’il te plaît, donne-moi la confirmation dont j’ai besoin plus que tout, implora-t elle silencieusement. Balaie mes doutes, chasse mes craintes en prononçant, un mot, un seul, maintenant !
— Je présume que oui, au bout du compte, dit-il sans que son visage s’animât de la moindre expression.
C’était comme si une lame lui transperçait le cœur. Mais ce n’était pas le moment d’afficher la moindre faiblesse.
— Je ne veux pas de toi pour mari si tu ne me le proposes que par obligation, asséna-t elle enfin, faisant un effort considérable pour empêcher sa voix de trembler.
— Cela fait deux ans que nous sommes ensemble et tu me demandes si je me sens obligé ? répliqua-t il, stupéfait.
Tasha garda la tête haute.
— Deux années d’entière liberté, répondit-elle calmement. Tu aurais pu partir et moi aussi. Ma conception du mariage comprend l’amour, mais aussi le toujours. « Jusqu’à ce que la mort nous sépare »… Si tel était aussi ton désir, tu aurais suggéré notre mariage avant ce soir.
— Et tu interprètes cela comme une volonté de ne pas m’engager, de ne pas instituer légalement un état de fait ?
L’ombre de l’hésitation qu’elle avait senti dans sa voix, et le choix des mots qu’il employait lui fournirent une réponse.
— Oui.
— Tu es sûre de ne pas te tromper ?
S’il savait à quel point elle aurait voulu se tromper ! Elle mourait d’envie de lui avouer son amour. Elle ne voulait rien tant qu’être sa femme, la mère de ses enfants, et ne jamais le quitter ! Mais certainement pas comme un second choix, un pis-aller né d’un devoir moral. Mieux valait être seule que de forcer Jared à une union non choisie.
— Je ne crois pas faire erreur.
— Mais tu n’es pas entièrement sûre.
— Epargne-moi tes subtilités d’avocat. Garde-les pour ta prochaine plaidoirie.
Sans rien ajouter, elle quitta le couloir pour la chambre, dans laquelle elle prit ses affaires de toilette et sa chemise de nuit. Elle allait vers la chambre d’amis quand Jared lui barra le passage.
Le corps de Tasha enregistra une foule de détails : la veste qu’il tenait d’un doigt sur l’épaule, la cravate dénouée, la chemise à demi ouverte… Elle sentit une crispation familière au creux de son estomac et lutta pour garder la tête froide.
— Où vas-tu comme cela ?
— Dormir dans la pièce à côté, répondit-elle en le contournant, sans pouvoir fuir son regard soudain perçant.
— Il n’en est pas question.
Elle eut conscience qu’il se crispait, et parvenait mal à maintenir un contrôle sur lui-même. Et la douceur même de sa voix était dangereuse. Tasha choisit d’ignorer l’avertissement.
— Je ne veux pas faire l’amour avec toi.
Son regard se durcit, et la brusque immobilité de ses traits évoqua l’intensité de la panthère à l’instant de l’attaque.
— Soit, mais je ne vois pas pourquoi cela nous empêcherait de partager le même lit.
Impossible, songea Tasha. Pour qu’elle succombe en un rien de temps ? Elle ne le savait que trop, il suffisait d’un effleurement de ses mains sur ses hanches, de sentir ses doigts fermes cherchant doucement les replis en haut de ses cuisses pour que, même ensommeillée, l’excitation la tourne vers lui dans le noir. Le temps qu’elle prenne pleinement conscience de ce qui se passait, il serait trop tard…
— Ce n’est pas une bonne idée.
— Tasha…
— Non.
Elle leva une main, comme pour signifier l’interdit.
— S’il te plaît, poursuivit-elle. Je veux être seule à présent.
Le « s’il te plaît » signa la défaite de Jared.
— Il nous faut parler, plaida-t il encore.
— Nous venons de le faire.
Sa voix restait égale et calme, alors qu’intérieurement, Tasha se brisait. Elle avait si mal, c’était si douloureux qu’elle en garderait les traces jusqu’à la fin de sa vie.
Le regard de Jared plongea dans le sien et, pendant quelques secondes d’éternité, leurs deux volontés s’affrontèrent. Puis, rompant l’assaut, Jared s’effaça pour la laisser passer.
La chambre d’amis était équipée d’un dressing dans lequel était rangé le linge de nuit. Tasha n’eut qu’à se déshabiller et à faire le lit pour se glisser entre les draps de percale.
Le sommeil ne fut pas long à venir, mais la quitta aux petites heures du matin. Un instant désorientée en découvrant les objets qui l’entouraient, elle dut faire un effort pour se rappeler la raison de sa présence dans cette chambre étrangère. Le lit était plus que confortable, mais il y manquait le corps musclé de Jared contre lequel elle se lovait en dormant. Il la gardait serrée contre lui, même dans la nuit. L’absence de sa chaleur rassurante et du battement régulier de son cœur lui fit éprouver la profondeur du manque. Il percevait toujours le moindre de ses mouvements, et quand elle bougeait dans son sommeil, c’était pour sentir ses lèvres se poser doucement au creux de son épaule.
Cela les menait inévitablement à faire l’amour… L’appétit qu’il avait d’elle, toujours renouvelé, était pour Tasha la plus délicieuse des assurances. Ils semblaient si sûrs l’un de l’autre, sûrs de ce qu’ils partageaient !
« Plus maintenant, dit une petite voix glaciale au fond d’elle-même. Tu as tout gâché. »
Les pleurs gonflèrent alors ses paupières, glissant le long de ses tempes pour aller se perdre dans ses cheveux.
Et elle resta éveillée dans le noir, contemplant d’un regard fixe le plafond jusqu’à ce qu’une lueur grise, la première de l’aube, se glissât entre les persiennes pour redonner forme et contours à la chambre. Peu à peu, les couleurs revinrent. Le jour se levait.
Mais il était encore trop tôt pour affronter la journée. Cependant, si elle essayait de se rendormir, le sommeil la fuirait. Elle pouvait tenter de se glisser dans la chambre de Jared, pour prendre les vêtements dont elle aurait besoin mais cela impliquait de le croiser… et elle préférait que cela ne se produise pas avant qu’ils ne soient tous deux habillés. Il valait mieux attendre 6 h 30, moment auquel il descendait dans sa salle de gym personnelle pour une série d’exercices quotidiens.
En attendant, elle prit une longue douche, espérant ainsi soulager sa fatigue. Il n’en fut rien. Elle brossa alors ses cheveux, si longuement qu’elle en eut mal. Enfin elle fit soigneusement le lit, reprit ses vêtements de la veille, et entra dans la suite où avait dormi Jared.
Le lit portait les traces d’une nuit agitée : les draps étaient froissés, et les oreillers bourrés de coups de poing témoignaient assez du malaise qu’il avait dû ressentir.
Cette constatation lui procura un malin plaisir, et elle se dirigea vers la pièce attenante, dévolue à la garde-robe.
Un large choix s’offrait à elle. Elle sélectionna ses dessous les plus sexy, enfila ses bas les plus fins, et un tailleur qu’elle avait acheté la semaine précédente mais jamais porté. Des escarpins italiens aux talons de huit centimètres vinrent compléter la tenue qui aurait tourné la tête de n’importe quel homme.
Elle n’oublia pas ses produits de beauté, qu’elle plaça dans un sac avant de retourner à la chambre.
Le maquillage mobilisa tous ses soins. C’était une arme… Elle éclaira son regard d’une touche d’ombre à paupières bleue, souligna ses cils de mascara puis releva ses cheveux en un chignon sobre et souple.
Il ne manquait qu’une touche de parfum… Elle adorait le musc, et vaporisa son essence favorite au creux des poignets. Prendre soin d’elle était la meilleure manière d’affronter la journée, quoi que celle-ci pût lui réserver.
Et d’ailleurs, la matinée commençait mal : elle avait espéré quitter les lieux avant le retour de Jared, et elle déchanta en le trouvant assis dans la cuisine, une tasse de café à la main, le journal ouvert devant lui.
Habituellement, après sa gym, il se douchait et se préparait, déjeunant seulement avant d’aller au bureau.
Cette fois, il avait inversé le processus. Et dans sa tenue de sport, les cheveux emmêlés par l’effort, il avait l’air si séduisant que Tasha vacilla.
Quand il releva la tête, son regard la brûla.
— Le café est chaud.
Elle semblait en avoir besoin. Jared n’éprouva aucun plaisir à discerner, sous le maquillage soigné de la jeune femme, les traces d’une nuit aussi mauvaise que celle qu’il avait passée. Tasha s’attabla en face de lui et nappa un toast de miel. Bizarrement, elle avait dédaigné le café et se préparait un thé.
Parle, puisqu’il le faut, s’enjoignit-elle silencieusement. Tu sais pertinemment qu’un compromis boiteux ne te satisfera pas.
— Dans les prochains jours, je trouverai un autre appartement, déclara-t-elle d’un ton calme.
C’était dit. Elle inspira à fond, relâcha progressivement son souffle. Sa gorge était si serrée qu’elle dut avaler sa salive pour dissiper le malaise.
— Tu crois que je vais te le permettre ? dit-il d’une voix beaucoup trop douce.
Elle crut que sa respiration se bloquait et pendant quelques secondes qui s’étirèrent à l’infini, elle fut incapable d’articuler deux mots cohérents.
— La décision n’est pas tienne, parvint-elle enfin à répondre.
— Tu crois ?
Sous les inflexions soyeuses du ton se cachait une menace que Tasha préféra négliger.
— Il s’agit de mon enfant et de mon corps.
— De notre enfant, rectifia-t il. Et de notre décision.
Il se leva, conscient de l’avantage que lui donnaient sa taille et sa stature. Une lueur alarmée venait de passer dans les yeux de Tasha. Cela lui fit du bien. Tout ce qui pouvait jouer en sa faveur était bienvenu.
Mais elle ne reculait pas.
— J’ai déjà décidé.
— On peut revenir sur une décision.
Pour toute réponse, elle consulta sa montre.
— Je dois partir, ou je serai en retard.
Prenant sa mallette au passage, elle quitta l’appartement. L’ascenseur la conduisit à sa BMW et quelques minutes plus tard, elle se retrouvait au milieu du trafic.
Se concentrer sur son travail lui demanda beaucoup de volonté, et quand un conseiller lui fit remarquer qu’elle venait de commettre une erreur, elle posa ses deux mains sur son visage. Il s’agissait certes d’un point mineur, mais en temps normal, elle ne l’aurait pas laissé passer.
En guise de pause-déjeuner, elle se fit monter un sandwich qu’elle avala entre deux coups de fil à des agents immobiliers. Plus vite elle trouverait un appartement, mieux cela vaudrait. Quand elle raccrocha, elle avait rendez-vous pour visiter des logements le soir même après sa journée de travail.
L’après-midi fut tout aussi pénible que la matinée et elle poussa un soupir de soulagement lorsque, après 17 heures, elle se joignit à la foule des employés qui quittaient le bâtiment.
Le premier appartement fut une déception : prestations très insuffisantes et loyer surestimé.
Le second s’avéra plus convenable mais Tasha n’aimait pas sa situation.
— Je peux tout vous avoir si vous êtes prête à y mettre le prix, déclara l’agent immobilier d’un ton arrogant.
Sa façon de procéder déplut souverainement à Tasha, qui le quitta froidement :
— J’ai d’autres appartements à visiter demain. Je me remettrai en contact avec vous, si c’est nécessaire.
Rentrer… Il ne restait que cela à faire, mais Tasha se rendait bien compte qu’elle ne rentrait pas chez elle. Tout, le moindre meuble, appartenait à Jared. Elle ne possédait que quelques bijoux et ses vêtements. Quand elle avait quitté son précédent appartement, elle avait placé son mobilier au garde-meuble.
La vibration assourdie de son portable la fit sursauter. Elle vérifia l’origine de l’appel et son estomac se crispa. Jared.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? Où es-tu ?
— A deux pâtés de maisons. J’ai encore un feu rouge à passer et j’arrive.
Elle avait tenté de parler d’un ton raisonnable mais celui de son interlocuteur ne l’était pas.
— Il est presque 19 heures ! Tu n’aurais pas pu appeler pour prévenir de ton retard ?
— Je… je n’ai pas vu l’heure.
Le feu passa au vert, et la file de voitures s’ébranla doucement.
— Il faut que j’y aille.
Et elle coupa la communication sans lui laisser le temps de rien ajouter.
Quand elle entra, Jared l’attendait, les mains dans les poches. La tension de ses traits démentait l’allure soigneusement décontractée qu’il avait adoptée.
— Tu consentiras peut-être à m’expliquer ?
Mentir n’aurait servi à rien. Elle préférait lui dire la vérité.
— J’ai visité deux appartements.
Machinalement, elle commença à détacher les boutons de sa veste mais son geste se figea quand elle se rappela qu’elle ne portait en dessous que les deux triangles de dentelle rouge de son minuscule soutien-gorge.
Elle vit la flamme dans les yeux de Jared, et le durcissement de son regard quand elle se reboutonna.
— Perte de temps. Tu n’iras nulle part.
Calme. Elle devait rester calme.
— Tu ne comptes tout de même pas me dire ce que je dois faire ou pas !
Jared désigna l’appartement d’un geste large.
— Pourquoi déménager alors que nous pouvons partager ceci ?
Et te voir chaque matin, chaque soir ? En vivant séparés, chambres à part, repas en solitaire ? Echanger en se croisant des conversations polies ? Mourir à petit feu…
— Ce n’est pas une bonne idée.
Elle avait réussi à dissimuler son émotion, mais le ton trop doux de Jared faisait vaciller sa volonté.
— Tasha…
Elle lui opposa un mur de fierté.
— Je ne m’opposerai pas à ta venue.
— Tu me laisseras te voir ?
— Pas moi, rectifia-t elle doucement, très consciente du sous-entendu. Tu pourras voir notre enfant.
— Venir quand je veux mais pas rester, c’est cela ?
— Tu pourras le prendre avec toi. Je ne veux pas que cet enfant ait un père en option ou qu’il le croie susceptible de sortir de sa vie à tout moment.
Le regard de Jared se durcit.
— Tu ne penses quand même pas que je ferais une chose pareille ?
— Sans doute pas. Mais ta future femme ne sera peut-être pas ravie d’accueillir l’enfant d’une précédente relation…
— Comme tu seras ma femme, la question semble sans objet.
Tasha leva un sourcil parfait en une interrogation muette.
— Une deuxième offre ? Merci mais non. Je n’accepterai jamais en sachant que si l’enfant n’avait pas existé, tu n’aurais pas formulé la demande.
Un muscle se crispa au coin de la mâchoire de Jared.
— Ai-je jamais écarté l’idée du mariage ?
Il s’en sortait bien, très bien. Mais ne savait-il pas, de par sa profession, l’art d’utiliser les mots à son avantage ? Il pouvait troubler l’adversaire au point de lui faire admettre n’importe quoi.
— Tu n’en as pas eu besoin.
— Sais-tu que tu te montres ridiculement têtue ?
— Vraiment ?
Tasha exhala un bref soupir. Il fallait du courage pour soutenir son regard noir.
— Après tout, c’est bien mon droit d’être têtue ! Et maintenant, si tu veux m’excuser, je dois aller me rafraîchir.
Après un coup d’œil à sa montre, elle continua avec une moue contrite :
— Je suis déjà en retard…
— Pour aller où ?
La voix de Jared n’avait rien de conciliant.
— Héloïse m’a dit au téléphone que Simon partait pour quelques jours. Je lui ai proposé de dîner avec moi.
— Une soirée entre filles, alors ?
— Exactement.
Elle passa devant lui et regagna sa chambre de la veille. Après un brin de toilette et avoir arrangé son maquillage et ses cheveux, elle se dirigea à nouveau vers le salon.
Jared attendait qu’elle ressorte et en la voyant, il sentit la montée familière du désir. Seigneur ! Elle était tout ce qu’il désirait au monde. Il avait besoin d’elle, elle était sienne !
A l’idée qu’un autre homme pouvait l’approcher… pire, qu’elle lui en donnerait le droit !… Il devenait fou de jalousie.
Saurait-elle jamais combien il lui avait été difficile de terminer cette journée, la plus longue qu’il eût jamais connue, lui semblait-il, sans compromettre sérieusement sa réputation professionnelle?
— Tasha.
— Oui ?
Elle s’était retournée sur le pas de la porte, et se tenait très droite en le voyant approcher.
— Tu as oublié quelque chose.
Elle fronça les sourcils. Clés, sac… Non, elle ne voyait pas.
— Ceci, fit-il en effleurant ses lèvres, puis prolongeant leur baiser en une étreinte sensuelle chaudement évocatrice.
En relevant la tête, il sourit de la sentir troublée. S’il la surprenait avant qu’elle ait le temps de relever sa garde, elle répondrait instinctivement, comme auparavant.
— Sois prudente au volant.
Oh, Seigneur… Pourquoi avait-il fallu qu’il se conduise ainsi, se dit-elle en descendant au sous-sol ? Elle sentait encore sa langue caressant sensuellement la sienne, la pression ferme de ses lèvres…
La circulation était lente et elle s’arrêta, le temps d’appeler Héloïse et de la prévenir qu’elle serait en retard.
Il était presque 20 heures quand elle parvint au restaurant.
— Désolée pour le retard, dit-elle en s’asseyant en face de son amie.
La jolie blonde sourit, levant une coupe de champagne à moitié vide.
— Un charmant gentleman m’a fait porter ceci avec ses compliments… au cas où je ne veuille pas passer la soirée seule.
— Tu lui as fait dire que j’arrivais ?
— Oui, mais il y avait de quoi hésiter, répondit Héloïse sur un ton faussement sérieux.
Tasha ravala un éclat de rire. Elle connaissait Héloïse depuis l’adolescence et elles avaient toutes deux partagé fous rires, larmes et confidences. Chacune aidait l’autre quand leurs histoires de cœur tournaient mal. Puis, Héloïse avait trouvé en Simon l’homme de sa vie. Quant à Tasha, elle était enceinte…
Vivement, elle se saisit du menu.
— Quoi de bon ce soir ?
Le sommelier arriva et Tasha demanda une eau minérale.
— Je conduis…
L’excuse était assez mauvaise puisqu’elle prenait toujours un verre de vin. Héloïse leva un sourcil étonné.
— Un seul verre ne te ferait pas grand effet…
Elles choisirent une entrée suivie d’un plateau de fromages et d’une corbeille de fruits.
— Je pensais que Jared serait avec toi…
— Déçue ?
— Non ! C’est rare que nous puissions sortir à deux.
— Sans nos hommes du moment…
— Oh, toi, fit Héloïse d’un ton soupçonneux, quelque chose ne va pas !
— Qu’est-ce qui te donne cette impression ? demanda Tasha en avalant une longue gorgée d’eau fraîche.
— L’habitude d’une vieille amitié ! Vas-tu avouer, ou continuons-nous comme si de rien n’était ?
Après tout, Héloïse finirait bien par le savoir.
— Je suis enceinte.
— Tu plaisantes ? fit son amie, sidérée.
— J’aimerais bien.
— Comment cela, tu aimerais bien ? Enfin, Tasha, ce n’est peut-être pas le moment idéal mais quand même… un bébé ! C’est merveilleux ! A quand le mariage ?
Héloïse s’était penchée, l’œil brillant de plaisir.
— Il n’y en aura pas.
— Pardon ?
— Je ne vais pas épouser Jared.
Son amie repoussa son assiette.
— Il y a un sérieux problème, alors ! Te l’a-t il proposé ?
— Oui.
— Et tu as refusé ? Tu es folle.
Ça, ce n’était pas impossible…
— Je ne veux pas d’un mariage sur commande.
— C’est bien ce que je disais, dit Héloïse avec une franchise sans compromis. Tu es folle. Et têtue, qui plus est.
— Têtue ?
— Mais enfin, Tasha ! C’est pathétique, au bord du ridicule. Sors de tes rêves, et épouse-le !
— Pour me demander combien de temps cela va durer ? Pour craindre de le perdre dans les bras de la première femme qui passe ? On a déjà vu le schéma : le mari laisse femme et enfants à la maison pour pouvoir s’offrir quelques petites escapades… Très peu pour moi.
— Bien des mariages tiennent ainsi.
— Bien des femmes sont assez stupides pour laisser faire.
— Elles y trouvent sans doute leur compte.
— Oui, la sécurité, une belle maison et un portefeuille rempli ? N’est-ce pas un peu cynique ?
— Mieux valent les avantages de l’épouse que le statut temporaire de maîtresse…
— Donc, tu te demandes pourquoi cela ne me conviendrait pas, si c’est assez bon pour les autres ?
— Ton cas est différent. Pourquoi veux-tu que les choses changent entre vous ? Tu adores Jared et il est visiblement fou de toi. Bon sang, vous vivez ensemble depuis deux ans ! D’accord, vous n’aviez pas prévu l’enfant. Et après ? Ce sont des choses qui arrivent. De toute façon, tu souhaites le garder ?
— Absolument.
— Et tu refuserais à cet enfant l’équilibre d’une relation stable, un foyer dans lequel vivent ses deux parents, tout cela par fierté ? Tu devrais faire un stage d’adaptation au réel.
— Si mes souvenirs sont bons, tu as bien attendu le grand amour pour te marier ?
— C’est juste. Mais le chemin jusqu’à l’autel a été semé d’embûches.
Il était vrai que les fiançailles d’Héloïse avaient été secouées de plusieurs tempêtes. Mais Simon et elle avaient su trouver le chemin du port. La magie des premiers jours n’avait pas disparu.
— En ce qui me concerne, soupira Tasha, ce ne sont pas des embûches mais plutôt des obstacles.
— Donc, tu t’en tiens à ta décision première. Je n’en doutais pas, hélas.
Quand elles eurent terminé leur dessert, le serveur vint prendre commande des cafés. Tasha en profita pour changer de sujet.
— Et le travail ?
Héloïse appartenait à une compagnie spécialisée dans les relations publiques. Elle leva les yeux au ciel.
— Une vraie folie. Le vol de Simon arrivera de Tokyo une heure avant que je ne m’envole pour Sydney… Nous aurons de la chance si nous nous croisons à l’aéroport ! Heureusement que nos métiers nous intéressent !
— Et c’est le principal. Vous n’étiez pas faits pour les tâches routinières. On ne peut pas tout avoir.
— Non, soupira Héloïse. Le monde n’est pas parfait.
Il était presque 23 heures quand elles se séparèrent. En ouvrant sa voiture, Héloïse promit :
— Je t’appellerai bientôt pour avoir de tes nouvelles. Prends soin de toi, Tasha, et réfléchis à ce que je t’ai dit.
— J’y penserai.
En regardant son amie s’éloigner, Tasha ne put s’empêcher de penser qu’Héloïse avait peut-être raison.
La nuit était belle, d’un indigo profond parsemé d’étoiles. Leur scintillement se reflétait dans les ondulations du fleuve. La ville était encore animée, à cette heure, joyeuse.
Se punir soi-même n’avait rien d’une expérience agréable, se dit Tasha en prenant la bretelle qui suivait le pont.0
Qu’est-ce qui clochait chez elle ? Pourquoi n’acceptait-elle pas l’offre de Jared en rangeant ses idéaux au placard ? Devenir Madame Jared North, donner une légitimité à son enfant… Bien des femmes se seraient *******ées de cela. Ce que Jared avait à offrir n’avait rien de négligeable. C’était un homme généreux, au lit comme en dehors. Elle savait qu’il tenait à elle : le désir ne pouvait-il pas suffire ? Pourquoi ne pas le considérer comme un substitut acceptable de l’amour ?0
Etait-elle folle d’en vouloir trop ?0
Sans équivoque possible, la réponse était oui.0