CHAPITRE 4
Jared partit tôt pour le tribunal, préférant le calme du bureau qu’on mettait à sa disposition pour revoir tranquillement son dossier et préparer sa ligne d’attaque. Il avait laissé un mot rédigé d’une plume rapide à l’encre noire à Tasha, contre le grille-pain.
Le procès promettait d’être long, ardu, et les témoins nombreux. Pour adversaire, il avait un procureur qui adorait intimider le jury. Il y avait toutes les chances pour qu’il transforme l’affaire en une démonstration de force, tirant à hue et à dia pour infléchir la loi dans le sens qui l’arrangeait, quitte à lasser la patience du président. Et ses scrupules ne l’encombreraient pas, à coup sûr.
L’audience de la veille avait pourtant laissé entrevoir une mince possibilité de le contrecarrer… mince, pour ne pas dire insignifiante, mais Jared voulait y réfléchir tout à loisir, afin de pouvoir l’exploiter si cela s’avérait possible.
La ville était calme au petit matin, et l’air vif. Le ciel d’azur promettait une belle journée de début d’été, tandis que le fleuve reflétait paresseusement le verre et l’acier des immeubles.
Les feux étant en sa faveur, Jared fit le trajet d’une traite, et glissa sa carte codée à l’entrée du parking où un emplacement lui était réservé à l’année.
En comptant le temps d’une entrevue avec le conseiller juridique de son client, il lui restait trois heures pour peaufiner ses arguments avant d’aller plaider.
L’ascenseur le transporta vers les hauteurs de l’immeuble à une vitesse vertigineuse. La réception était encore déserte. Jared savoura le calme ambiant et entra dans son bureau.
En franchissant le seuil, il devenait autre : toutes ses facultés étaient dévolues au cas qu’il traitait et sa vie personnelle se trouvait mise entre parenthèses. Son esprit revoyait les moindres détails des audiences, la façon dont le jury percevait l’affaire, les nuances, les défauts de procédure. Il établissait alors son plan de bataille et cherchait à tirer profit de la moindre opportunité.
Toute pensée intime était bannie… Cela incluait Tasha et sa ferme intention de la faire changer d’avis.
Il aurait la soirée pour cela. Le week-end. Il fallait qu’elle reste. Il saurait s’y prendre.
En attendant, seule comptait l’affaire en cours.
Tasha referma son portable et raya sur sa liste le coup de fil qu’elle venait de passer. Puis, retournant à la réception, elle se prépara à accueillir son prochain rendez-vous.
Une heure plus tard, elle en avait fini et pouvait se consacrer à quelques tâches administratives avant sa pause-déjeuner, essentiellement consacrée à des appels personnels.
Elle quitta le bureau assez tôt pour se trouver dans son nouvel appartement en même temps que les déménageurs. Sur place, ces derniers placèrent les meubles aux endroits qu’elle indiquait. Il y avait aussi quelques caisses, étiquetées deux ans auparavant.
Le réfrigérateur émit un bruit rassurant dès qu’il fut branché et Tasha vida une caisse de linge, qu’elle mit immédiatement dans la machine à laver. Elle put ensuite se consacrer à la vaisselle et aux divers ustensiles de cuisine.
Tout cela prit plus de temps qu’elle ne l’avait prévu, et malgré la satisfaction d’en avoir terminé, elle ressentit une grande lassitude. De plus, elle était affamée…
Une sonnerie persistante lui parvint, renvoyée en écho par le silence des pièces. Tasha regagna le salon et sortit son portable de son sac.
— Tu sais quelle heure il est ?
La voix de Jared dénotait une colère glacée.
— Désolée, j’avais à faire et je ne me suis pas rendu compte…
Elle jeta un coup d’œil à sa montre… 23 heures passées !
— Où diable étais-tu donc ?
A quoi servait de repousser la nouvelle ?
— Dans mon nouvel appartement. J’installe les meubles.
Le silence qui suivit sa déclaration aurait pu faire voler les vitres en éclats.
— Tu veux bien me répéter cela ? dit Jared d’un ton aussi calme qu’inquiétant.
— Tu as très bien entendu.
— Tasha, gronda-t il, comme un avertissement.
— Jared, j’ai dit que je déménageais. Est-ce assez clair ?
Elle sentit dans la pause qui suivit l’effort qu’il faisait pour garder le contrôle de lui-même.
— Où est cet appartement ?
— Je te laisserai l’adresse demain quand je passerai reprendre mes vêtements. Tu la trouveras sur la console de l’entrée. Bonne nuit.
Voilà, elle avait réussi à maintenir ce qu’elle voulait : du calme, de la politesse.
— Alors tu ne rentres pas ?
Maintenant que la décision était prise, pas question de revenir dessus.
— A demain.
Elle coupa la communication avant que Jared ait pu répliquer. Et soudain, l’objet qu’elle tenait au creux de sa main lui parut aussi étranger qu’une créature d’un autre monde. Lentement, elle releva la tête, comme si elle regardait ces murs pour la première fois. Ces murs étrangers… Seigneur, qu’avait-elle fait ?
La faim la rappela à la réalité. Heureusement, il lui restait une banane au fond de son sac. Il lui faudrait s’en *******er pour ce soir.
La petite collation la réconforta un peu et après une douche, elle gagna son nouveau lit.
Le sommeil ne lui fit pas défaut — la journée avait été assez riche en événements pour que son corps réclame le repos — et elle s’éveilla tard. Elle enfila rapidement les vêtements de la veille et descendit dans un café où elle prit un thé au lait et des croissants.
Elle avait besoin d’énergie avant l’épreuve qui l’attendait… En glissant la clé dans la serrure de la porte de Jared, elle sentit la panique la gagner.
En pure perte, elle avait espéré qu’il ne serait pas là. Il était devant elle, debout, à l’attendre. Sa haute stature projetait une menace muette. Il était vêtu de noir, jean et polo, ce qui ajoutait à l’impression inquiétante.
— Si cela ne te dérange pas, je vais aller prendre mes vêtements, parvint à exprimer poliment Tasha.
— Cela me dérange.
Elle affronta son regard après le réconfort d’une brève inspiration.
— Nous en avons parlé hier, dit-elle en s’avançant dans le couloir.
— Tu en as parlé hier. Je n’ai pas eu le temps de donner mon point de vue.
— Je le connais, dit-elle en entrant dans la chambre.
Elle retira une valise d’un placard et commença à y entasser des robes. Jared l’avait suivie et se tenait sur le seuil. Il l’observait, et continua pendant qu’elle vidait la commode, empilant ses affaires dans la valise sans aucune précaution. Elle n’avait jamais eu l’occasion de mettre sa patience à l’épreuve et ne tenait pas à commencer aujourd’hui.
Il ressemblait à un ange noir, grand, large d’épaules, mince de hanches, arborant une expression sombre et déterminée. Il se contrôlait, sans doute ; mais pour combien de temps ?
— Il n’y a rien que je puisse dire ou faire pour que tu changes d’avis ? dit-il d’une voix rauque.
— Non.
Ce non sorti de sa propre gorge semblait tellement définitif que Tasha en eut un frisson. La douleur l’assaillit brutalement, intense, à lui couper le souffle.
Reprends-toi, s’admonesta-t elle. Tu as pris ta décision, va jusqu’au bout.
Elle décrocha ses tailleurs de la penderie. La deuxième valise était déjà pleine, elle ne suffirait pas. Il lui faudrait déposer les vêtements restants sur la plage arrière de la voiture. Les deux valises rentreraient dans le coffre ; ainsi, elle ne serait pas obligée de revenir.
— Tu estimes qu’entre nous, tout est terminé ?
Les inflexions de sa voix glissèrent le long de sa colonne vertébrale comme une coulée de glace. Chaque mot était un pic enfoncé dans son cœur.
Tasha prit une nouvelle brassée de vêtements qu’elle plaça sur le lit avant de se retourner.
Elle n’aurait pas dû le regarder. Il y avait sur son visage une expression qu’elle ne lui connaissait pas, une dureté, une distance qui lui firent mal. Si seulement elle avait pu retirer ce qu’elle avait dit !
— J’estime que nous avons besoin de temps pour réfléchir. Séparément.
— Et tu penses qu’en déménageant, tu trouveras les réponses ?
Elle soutint son regard.
— Je n’en sais rien.
— Tu portes mon enfant.
Seigneur, qu’était-elle en train de faire ?
— Je t’en prie, supplia-t elle, au bord des larmes. Ne rends pas les choses plus difficiles encore.
Il aurait facilement pu la faire fléchir, avec seulement quelques mots ; le fait qu’il se retienne en disait long.
— Tu n’imagines quand même pas que je vais te regarder partir sans lutter pour te garder ?
Les yeux de Tasha s’embuèrent. Elle était à deux doigts de craquer.
— Je ne vais pas disparaître.
— Non, tu disparais simplement de mon quotidien…
Elle mit un moment à articuler, tant sa gorge était serrée.
— Oui.
— L’objet de tous ces efforts est donc d’acquérir de l’espace et de l’indépendance ?
Il n’aimait pas l’idée, mais il pouvait s’en accommoder.
— C’est cela.
Elle referma ses valises et Jared s’en saisit.
— Je peux me débrouiller, dit Tasha d’une voix à peine audible.
Il lui décocha un regard dur.
— Je te suis en voiture.
— Je préférerais…
— Tais-toi.
L’ordre n’admettait pas de réplique et aux côtés de Jared, elle attendit l’arrivée de l’ascenseur. En silence, ils descendirent au parking. Tasha ne fit aucun commentaire lorsque Jared installa les valises dans le coffre de sa propre voiture.
Elle prit place dans sa BMW et démarra, trop consciente de la Jaguar qui la suivait à courte distance.
Que penserait-il de sa nouvelle résidence ? Question inutile. Elle l’avait choisie pour elle, donc elle ne devait pas chercher son approbation !
Que, d’ailleurs, elle n’obtint pas. Sans commentaire, il se *******a de déposer les valises sur le lit. Tasha était restée au salon mais Jared n’avait pas besoin de guide pour trouver la chambre : il n’y en avait qu’une.
— Merci, dit-elle gauchement quand il ressortit.
La sonnerie de la porte la fit sursauter et ce fut Jared qui ouvrit.
— Salut ! fit une voix masculine au timbre agréable. Je suis Damian, le voisin d’en face. Et vous ?
— Le compagnon de Tasha.
Sa réponse fit froncer les sourcils du jeune homme.
— Je croyais qu’elle emménageait seule.
— Je n’ai pas été consulté à ce sujet.
Tasha s’était approchée et le jeune homme lui décocha un regard ouvertement appréciateur. Grand et mince, il semblait à peine sorti de l’université ; son allure décontractée était assez plaisante.
— Je suis Tasha, dit-elle avec un petit sourire.
— Ha ha ! Donc, j’ai le droit de regarder mais pas de toucher, si je comprends bien… Quel dommage !
Il accompagna sa déclaration d’un clin d’œil malicieux.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas.
Sur ce, il retourna chez lui.
— Curieux bonhomme, fit Jared en refermant la porte. Pas désagréable.
— Non, dit Tasha en écho. Merci pour ton aide. Je t’offrirais bien un café mais je n’ai pas eu le temps de passer au supermarché.
Elle eut l’impression qu’il allait dire quelque chose mais à la place, il se pencha et planta un bref baiser sur ses lèvres.
— Appelle-moi au moindre problème.
Sans pouvoir répondre, elle le vit quitter son appartement et refermer doucement la porte derrière lui.
Elle était seule. N’était-ce pas cela qu’elle avait voulu ?
Oh, bon sang, ce n’était pas le moment de rester là, à ressasser des idées noires ! Elle avait des valises à vider et des courses à faire.
Son week-end entier fut consacré à mettre en ordre sa nouvelle vie.
Jared appelait chaque soir, et tous deux s’en tenaient à une conversation aussi brève que courtoise.
Il y avait des avantages à vivre seule. Tasha n’avait à se préoccuper que d’elle-même. Personne à prévenir d’un retard, ou d’une impossibilité à préparer le dîner.
Cette solitude, elle l’avait voulue. Alors pourquoi son estomac se serrait-il chaque fois qu’elle pénétrait dans l’appartement vide ? Au bout de trois jours, elle ne s’y était toujours pas habituée.
Elle avait un peu honte de ses doutes. Ce mode de vie, elle l’avait choisi, alors autant s’en accommoder. Car l’alternative…
Eh bien, elle préférait ne pas y penser.
Elle traversa la chambre, prit au passage des sous-vêtements propres et se dirigea vers la salle de bains.
C’était le soir de l’invitation, avait précisé Jared lors de son coup de fil quotidien. Ils étaient conviés à dîner par les Haight-Smythe, et ce depuis quinze jours. Impossible de leur faire défaut à la dernière minute.
Tasha aurait préféré qu’il refuse. Une soirée donnée par les Haight-Smythe était considérée comme une grande occasion, et on était certain d’y fréquenter l’élite ; ce qui signifiait l’obligation de se mettre sur son trente et un, et de tenir une conversation brillante. Rien de tout ceci ne souriait particulièrement à Tasha.
Il lui faudrait se surpasser, néanmoins. Un défi, se dit-elle en se maquillant. Elle opta pour un chignon élégant et sélectionna un fourreau noir dans sa garde-robe. Il était sans manches, à l’exception de deux demi-lunes de dentelle qui couvraient les épaules, et lui allait à ravir. Mais après avoir passé le fourreau, elle se rendit compte qu’il la faisait paraître trop pâle. Une couleur vive s’imposait et elle choisit une robe plus évasée, aux pans taillés en biais, d’un rouge éclatant. Une fente de côté laissait apparaître ses jambes et une fois qu’elle eut choisi des escarpins et un sac assorti, l’ensemble avait de quoi couper le souffle.
Un pendentif et deux petits diamants à ses oreilles vinrent compléter la tenue. Au moment où elle se rendait au salon, elle entendit le bourdonnement de l’Interphone.
C’était Jared, parfaitement ponctuel.
— Je descends.
Il attendait dans le hall d’entrée, son impressionnante carrure soulignée par le complet de soirée immaculé qu’il portait sur une chemise bleu nuit. L’ange noir, toujours… La familiarité de ses traits réveilla en elle des pulsions assoupies et elle en eut mal.
Comment avait-il pu à ce point se rendre maître de ses sens ? Elle vibrait au même rythme que lui, ils étaient tous deux connectés de mille façons, pas seulement physiquement, mais aussi au niveau émotionnel… Comme si leurs deux âmes n’aspiraient qu’à fusionner.
A cet instant même, elle brûlait de l’enlacer, de goûter à sa bouche pendant que leurs langues se mêleraient en une danse sensuelle, prélude à d’autres plaisirs qu’apporterait la fin de la soirée.
Une excitation légère, euphorisante, un sourire prometteur, une connivence… comme tout ceci lui manquait !
— Bonsoir, dit-elle du ton neutre qu’elle avait soigneusement répété.
— Bonsoir, Tasha. Comment vas-tu ?
Il s’approcha et effleura sa tempe, ce qui la laissa, à son grand dépit, plus frustrée qu’elle n’aurait voulu l’admettre.
— Très bien. On y va ?
La résidence des Haight-Smythe se nichait dans une courbe du fleuve, au sein d’une banlieue chic où se mêlaient demeures imposantes, et constructions modernes, signes extérieurs de fortunes plus récentes. L’aisance des propriétaires se lisait dans les moindres détails, depuis les pelouses savamment coupées jusqu’aux arbres alignés qui bordaient les avenues.
La demeure d’Emily et de Jonathan datait du début du siècle, et avait adopté un style victorien. Une restauration fidèle lui avait restitué sa première splendeur. Plafonds hauts à corniches, parquets de bois polis et larges baies lui donnaient son caractère. L’intérieur était meublé avec goût, de pièces anciennes et de tapis orientaux. De magnifiques œuvres d’art ornaient les murs.
C’était le nec plus ultra de l’élégance, reconnut Tasha en acceptant un jus d’orange présenté par un maître d’hôtel stylé. Elle laissa son regard flotter autour d’elle.
La plupart des invités lui étaient connus et il était aisé de se mêler aux groupes en échangeant quelques plaisanteries, ou des bribes de conversation. Comme si le monde était toujours le même… Mais il avait basculé ; pour elle, du moins.
Bien qu’elle ne décelât aucun changement dans le comportement de Jared, elle sentait la tension s’accumuler en elle comme un ressort prêt à lâcher.
Son sourire était-il trop brillant ? Sa voix trop haute, et sa spontanéité trop appliquée ?
— Détends-toi, murmura-t il.
Jared sentait chacune des inflexions de son humeur, ne le savait-elle pas depuis tout ce temps ?
— Qu’est-ce qui te fait croire que je suis tendue ?
Il lui prit la main et caressa doucement la petite veine au creux de son poignet. Son pouls battait trop vite et il chercha à le calmer. Tasha aurait voulu reprendre sa main, il l’en empêcha.
— Jared, quelle bonne surprise !
La voix féminine aux agréables modulations leur fit tourner la tête. Soleil Emile les regardait, l’air ravie. C’était l’héritière de la célèbre lignée des Emile, famille spécialisée dans le conseil juridique. Son prénom annonçait une sophistication un peu apprêtée… Mais Emile et associés n’avaient plus besoin de se bâtir une réputation.
Grande et mince, auréolée d’une superbe crinière auburn, Soleil ressemblait à un mannequin. Elle ne s’habillait que chez les grands couturiers européens, et ses chaussures venaient des plus prestigieuses maisons italiennes. Comme elle était juriste de profession, Tasha trouvait assez irritant de devoir reconnaître ses compétences, et encore plus de constater qu’elle ne perdait pas une occasion d’être associée aux affaires plaidées par Jared.
Avaient-ils eu une liaison ? Jared, interrogé, avait fourni une dénégation amusée mais la resplendissante Soleil laissait croire à qui voulait l’entendre que leurs relations dépassaient de beaucoup le cadre strictement professionnel.
Pourquoi s’en inquiéter ce soir ? Tout simplement parce qu’il suffirait que Soleil ait le moindre soupçon de leur séparation pour qu’elle affûte aussitôt ses armes, en vue du coup de grâce.
A cette pensée, Tasha eut l’impression qu’on lui perçait le cœur.
— Bonsoir, Soleil, parvint-elle à articuler en souriant.
Ils échangèrent quelques phrases aimables, ponctuées de rires. Tout cela n’était-il pas terriblement policé ?
— Tu ne m’en voudras pas si je t’emprunte Jared un peu plus tard ? demanda Soleil dans un éblouissant sourire. Nous devons parler affaires…
Sans attendre la réponse de Tasha, elle se tourna vers lui.
— Je te confirmerai les détails par e-mail mais j’aimerais te brosser un tableau général de la situation.
Qui croyait-elle abuser ? La seule chose que Soleil avait en tête, c’était de jeter son dévolu sur l’homme, pas sur l’avocat. Et comment Jared pouvait-il être assez aveugle pour ne pas dépister ses manœuvres ?
Peut-être les voyait-il, après tout. A ce que Tasha en savait, Jared ne voyait Soleil que dans le cadre de son métier, et c’était peut-être délibéré.
Reprends-toi, se dit Tasha silencieusement. Soleil a toujours fait partie de l’environnement de Jared, pourquoi choisir cette soirée pour en souffrir ?
— Excusez-moi, murmura Soleil en posant brièvement la main sur le bras de Jared.
Tasha crut percevoir un ronronnement sensuel sous le vernis sophistiqué de la jeune femme. Elle eut du mal à retenir un regard furieux alors que celle-ci s’éloignait, se mêlant gracieusement à la foule des invités.
Le dîner fut bientôt annoncé. La table avait certainement tout d’un triomphe d’élégance et de goût, mais Tasha n’y prêta pas la moindre attention.
Jared se montra attentionné, plus qu’à l’ordinaire, tant et si bien qu’elle se pencha pour décréter, avec un sourire tranquille :
— Attention à ne pas en faire trop…
— Tu crois que c’est le cas ? Cela ne me gêne pas.
Sa voix était rauque et son souffle bien trop proche d’elle, rappelant une intimité dont le souvenir la troublait. Savait-il seulement l’effet qu’il avait sur elle ?
Sans doute. Ils partageaient une longue histoire, dont le souvenir la hantait. Sa bouche, ses mains, la façon dont il en usait pour la conduire au bord du délire… Au-delà de la raison, dans un domaine où l’exigence de la passion était la seule règle, vers des rivages qui transcendaient tout ce qu’elle aurait cru possible.
« Et tu renonces à tout cela ? » La petite voix qui murmurait à l’intérieur d’elle-même était impitoyable. « Es-tu folle ? »
Etait-ce trop demander que de vouloir tout ? Se fixait-elle des objectifs impossibles à atteindre en ce monde ?
En toute honnêteté, elle devait admettre qu’elle considérait son mariage avec Jared comme possible, et même probable, lorsqu’elle avait accepté de vivre avec lui. Pourtant, il ne l’avait jamais proposé. Peut-être craignait-il de figer une relation satisfaisante en l’état…
Le regard de Jared était toujours posé sur elle. Elle y vit passer une ombre indéfinissable. Avait-elle rêvé ? C’était déjà dissipé. La surprise agrandit ses yeux quand il saisit sa main pour la porter à ses lèvres. Pendant quelques secondes, elle oublia tout pour se noyer dans la chaleur de son geste.
Comment pouvait-elle s’abandonner de la sorte à son baiser galant et tendre, alors qu’elle venait de le quitter ? Décidément, ses sens avaient tout empire sur elle, et cette constatation l’irrita considérablement.
L’avait-il fait exprès ? Son geste était-il destiné à rappeler à tous, y compris à elle, qu’elle lui appartenait ?
Il étreignit sa cuisse, indifférent au raidissement qu’elle tentait de lui opposer. Au contraire, il accentua sa pression.
Le dessert était une charlotte aux framboises, un chef-d’œuvre de légèreté que Tasha dégusta d’une main, tandis que de l’autre, elle menait une bataille silencieuse sous la table en espérant que personne ne s’apercevait de leur manège. Heureusement, les conversations absorbaient les convives et personne ne sembla remarquer leurs jeux de main. Les entremets furent retirés pour faire place, à la mode anglaise, au plateau de fromages qui devait clore le repas. Tasha ne put retenir un soupir de soulagement.
Enfin, le dîner s’acheva et Emily invita ses hôtes à se rendre au salon pour le café.
Tasha frémit alors que la main de Jared se posait sur elle, cette fois au creux de ses reins.
— Est-ce absolument nécessaire ?
Elle avait dissimulé l’acidité de sa remarque sous un sourire courtois et le même lui fut adressé en réponse, accompagné d’un regard lourd.
Cela ne lui ressemblait pas, de se conduire ainsi… Une excuse lui monta aux lèvres, vite ravalée lorsqu’un invité sollicita leur attention.
Le thé lui fut servi par la maîtresse de maison dans une délicate tasse de porcelaine et elle rejoignit son hôte, Jonathan Haight-Smythe.
— Tasha ! Quel plaisir de vous avoir parmi nous ! Merci de vous être libérée.
Juge à la cour suprême, Jonathan avait pu sonder tous les aspects de l’âme humaine. Il rendait la justice avec une grande impartialité, respectueux des procédures à la lettre, impitoyable envers ceux qui tentaient de pervertir le système judiciaire.
— C’est à moi de vous remercier, fit Tasha en souriant. Le dîner était somptueux et la compagnie délicieuse.
Le compliment était sincère et atteignit son but.
— Vous êtes trop bonne. Dites-moi, j’ai entendu dire que votre carrière s’orientait vers de nouveaux sommets ?
Les mouvements de partenariat étaient complexes, dans le monde de la justice, et Tasha parvint à répondre sans rien dévoiler de projets encore mal assurés, ce qui lui valut un sourire compréhensif de son hôte.
Du coin de l’œil, elle avait remarqué la manœuvre de Soleil, qui n’avait pas perdu une seconde pour capter l’attention de Jared. L’image de leurs deux têtes penchées l’une vers l’autre s’imprima dans son esprit avec la violence d’une photographie et revint la hanter tout au long de la soirée.
Tasha était encore en pleine conversation lorsqu’elle sentit la présence de Jared à ses côtés. Elle savait toujours à quel instant il se dirigeait vers elle. C’était comme un sixième sens… Dire qu’une semaine plus tôt elle s’en serait félicitée, aurait été émue à l’idée qu’ils étaient les deux moitiés d’une même âme, incomplète tant qu’ils ne s’étaient pas rejoints !
Ce soir, le sentiment de lui appartenir encore s’accompagnait d’une douleur sourde, inhabituelle.
— Vous voudrez bien nous excuser, Jonathan ?
La demande de Jared était d’une parfaite courtoisie mais Tasha perçut comme un agacement sous les inflexions veloutées de sa voix.
Son corps puissant dégageait une tension qu’elle seule pouvait interpréter. Il était si proche qu’elle sentait le parfum léger de son eau de toilette, mêlée à l’odeur du frais du coton, du lin et de la soie de son costume fait sur mesure par un exceptionnel tailleur italien. Une élégance innée se dégageait de chacun de ses mouvements.
Jared n’était pas seulement un bel homme. La richesse et l’opulence lui étaient familières, ses ancêtres ayant toujours investi sagement. Plusieurs générations avaient assuré les assises de la fortune familiale.
On recherchait la compagnie de Jared, tant à cause de son statut social que de son argent mais lui, tout en demeurant d’une courtoisie parfaite, cachait une lassitude dont bien peu étaient conscients. Il accueillait les flatteries des opportunistes avec un détachement certain.
Confronté à l’avidité du monde, il s’amusait du refus que Tasha opposait à ses tentatives de cadeaux. Elle n’en acceptait que pour Noël et son anniversaire.
Elle se rappelait comment elle lui avait déclaré, digne et solennelle, que pour autant qu’elle appréciât l’intention, le plus beau cadeau qu’il pût lui faire, elle le possédait déjà. Son amour.
Aujourd’hui, aurait-elle pu répondre de la même façon ?
— Nous devons partir, s’excusa Jared auprès de leur hôte. Je dois revoir mes notes avant l’audience de demain.
Après les salutations d’usage, il prit la main de Tasha et, quelques instants plus tard, ils remontèrent en voiture.
Une soudaine averse les surprit, zébrant le pare-brise de longues traînées avant de se transformer en simple bruine. L’humidité imprégnait l’air.
A cette heure tardive, le trafic avait beaucoup diminué et Jared ne fut pas long à la reconduire. Il arrêta la Jaguar en bas de son appartement et coupa le contact.
Tasha posa la main sur la poignée de la portière.
— Merci de m’avoir raccompagnée.
Un bras sur le volant, il se pencha vers elle.
— Qu’est-ce qui te presse ?
Le besoin de lui échapper… S’il la touchait, elle était perdue.
— Tu disais que tu voulais revoir tes notes… Et il est tard.
— Tu te préoccupes de mon bien-être, Tasha ?
— De ta clientèle, plutôt.
Elle avait apporté la précision d’un ton neutre mais elle ne put retenir un frisson lorsqu’il l’obligea à tourner son visage vers lui.
— C’est très aimable à toi.
Baissant la tête, il effleura ses lèvres d’un baiser si doux qu’il en était insupportable.
Seigneur. Sa gorge se serra et elle dut mobiliser toute sa volonté pour rester impassible, alors que Jared appuyait son baiser avec une sensualité qui la laissa pantelante. Malgré elle, elle brûlait d’envie qu’il continue…
Il lui serait si simple de s’abandonner, de succomber à des caresses si persuasives !
Désespérée, elle comprit qu’elle ne voulait rien tant que l’inviter à monter, arracher ses vêtements et l’attirer dans sa chambre.
Elle voulait sentir sa bouche sur la pointe de ses seins… Elle se rappelait la sensation de son excitation contre son ventre, elle voulait savourer encore le goût de sa peau, et livrer avec lui une joute sans retenue. A ses côtés, faire l’amour prenait une dimension insoupçonnée.
Un gémissement lui échappa alors que Jared s’écartait et pendant un instant de folie, elle s’accrocha à lui. S’il était resté contre elle un instant encore, elle l’aurait supplié.
Grands dieux ! Les mots étaient déjà sur ses lèvres. Le sang reflua de son visage, le laissant livide sous l’éclairage du parking. Ses yeux étaient noyés des pleurs qu’elle retenait.
Doucement, il caressa sa joue, et s’attarda à dessiner le contour de ses lèvres, encore humides de son baiser.
Il voulait lui faire l’amour, la tenir contre lui, ne plus jamais la laisser partir… Et c’était bien ce qu’il allait faire. Mais pas tout de suite. Il fallait lui laisser le temps et l’espace dont elle pensait avoir besoin ; pas trop, cependant.
— Cela fait bien des années que je n’ai plus fait l’amour en voiture, dit-il d’un ton taquin. Je pensais que c’était réservé aux adolescents.
Tasha lutta pour retrouver un équilibre. Il fallait répondre sur le même ton, sinon elle courait au désastre.
— Etait-ce en BMW, en 4x4 ou avais-tu déjà la Porsche ?
— Je me souviens du moment, mais pas du véhicule.
Sa réponse suscita la réaction qu’il espérait… un éclat de rire sincère.
— Et tes partenaires, tu t’en rappelles ?
— Certaines étaient plus mémorables que d’autres.
Mais aucune ne t’arrivait à la cheville, songea-t il.
Un petit silence gêné suivit, qu’aucun des deux ne semblait pressé de rompre. Enfin, Tasha ouvrit la portière.
— Bonne nuit.
Il la regarda quitter la voiture.
— Je t’appelle…
Il attendit qu’elle soit entrée dans l’immeuble à l’aide d’une carte électronique, et ne la quitta du regard que lorsque les portes se furent refermées sur elle. Elle ne s’était pas retournée.
Sourcils froncés, il tourna la clé de contact.