Chapitres : 1
— C’est fini, princesse.
La panique de Sophie reflua à l’instant même où elle l’entendit. Il allait la libérer.
Les bâillons qu’elle avait sur les yeux et la bouche l’empêchaient de le voir ou de prononcer son nom, mais elle avait reconnu sa voix et son toucher. Il avait à peine effleuré sa gorge du bout des doigts qu’elle avait la peau en feu.
Depuis qu’elle avait été kidnappée, trois jours plus tôt, elle savait que Tracker McGuire viendrait la secourir. Bien sûr, elle s’attendait à ce qu’il lui reproche de l’avoir berné et fait courir dans tout le pays. Elle s’y était préparée. Mais il eut des gestes très doux, la voix rassurante.
— N’ayez pas peur.
Il allait la toucher, s’assurer qu’elle allait bien, et elle en tremblait d’avance. Et lorsqu’il le fit, la pression de ses doigts qui suivaient la ligne de ses épaules, descendaient le long de ses bras, mit le feu à son corps tout entier.
Elle avait toujours la même réaction primitive. Il la touchait, son désir croissant devenait presque douloureux, et elle commençait à bouger, à se cambrer, éperdue et avide.
Lorsqu’il agrippa sa taille, ce fut comme si une décharge électrique la traversait de part en part, et elle souleva les hanches. Encore. Mais les mains poursuivirent leur minutieuse exploration sur ses hanches, ses jambes. Pure torture.
— Encore une minute, et vous serez libre, dit-il en enlevant ses deux bâillons. N’ouvrez pas encore les yeux.
Ses bras enfin libres, elle les passa autour de son cou et serra fort. Sauvée. A présent, il allait pouvoir la débarrasser de ce feu terrible qu’il avait fait naître en elle. Il le fallait. Il lui caressa les cheveux, puis glissa deux doigts sous son menton et le leva.
— Je vous en prie…
C’était elle, qui avait dit cela ? Mystère. Mais il effleura sa bouche de la sienne, ses lèvres de sa langue.
— Oui.
Son corps se modela de lui-même aux angles durs du sien, mais ce ne fut pas assez. Elle en voulait plus, bien plus. Les doigts entortillés dans ses cheveux, elle se cambra contre lui. Viens… s’il te plaît.
Puis, quand elle se crut sur le point de mourir de désir, il approfondit enfin son baiser, insatiable, et glissa une main entre ses cuisses.
Oui. Tu y es presque. Cisaillée de désir, elle se pressa plus encore contre lui. La tension augmenta, implacable, et quand il glissa un doigt en elle, l’orgasme monta, irrépressible, violent, et elle explosa.
Ce fut le son de son propre cri qui arracha Sophie à son rêve. Terrassée par l’intensité du plaisir qu’elle venait de connaître, elle demeura un instant étendue, frémissante. Les poings refermés sur les draps chiffonnés, elle avait le corps trempé de sueur, le souffle court. En ouvrant les yeux, elle vit que Chester, son chat, avait les yeux braqués sur elle.
— Tout va bien, murmura-t-elle, posant la main sur la fourrure de son ange gardien.
Apparemment incrédule, le chat la regarda d’un air hautain.
Sophie réprima un soupir. C’était son frère, Lucas, qui lui avait offert Chester quand elle avait quitté la maison familiale pour venir s’installer au-dessus de Antiquités, sa boutique de Georgetown. Cinq ans déjà… Et Chester se faisait toujours un malin plaisir à la pousser à l’honnêteté vis-à-vis d’elle-même.
— Bon, d’accord, tu as gagné, admit-elle en s’asseyant dans son lit. Ça ne va pas. Mais alors, pas du tout.
Et comment pourrait-il en être autrement, alors que le meilleur et le seul amant qu’elle ait eu depuis un an ne venait lui rendre visite… qu’en rêve ?
Et que celui-là même qui était à l’origine de ses songes torrides était un homme qui avait le don de la mettre en boule dans la vie de tous les jours : le dénommé Tracker McGuire, qu’elle avait baptisé « Fantômas ». Son frère l’avait embauché deux ans auparavant afin d’assurer la sécurité de Wainright & Co, mais pour autant qu’elle puisse en juger, son ordre de mission stipulait : « Empêcher à tout prix l’enfant gâtée et inadaptée sociale que le patron a pour sœur de causer la ruine de Wainright & Co. »
Malheureusement, elle avait bien failli réussir par deux fois, en se laissant piéger par des chasseurs de dot qui n’en avaient qu’après l’argent des Wainright, ce qui ne laissait pas d’alimenter sa fureur et son humiliation. Et le fait que sa faiblesse et sa stupidité aient été découvertes par un parfait inconnu ne faisait que retourner le couteau dans la plaie. Tracker McGuire savait maintenant ce que savait chaque membre de la famille : elle ne méritait pas de porter le nom de Wainright.
La surveillance continue qu’avait exercée Tracker sur elle, au cours de l’année écoulée, ne faisait que confirmer la méfiance de son frère. Chaque fois qu’elle sortait retrouver des amis, le soir, elle percevait la présence invisible de Tracker. Parfois, elle avait même l’impression de sentir son regard courir sur elle, et c’était une impression si intense qu’il aurait tout aussi bien pu la toucher. Cependant, elle ne parvenait jamais à le repérer.
Sauf dans ses rêves.
— Zut, zut et zut ! lança-t-elle en se levant, empoignant le chat et filant vers la cuisine. Il faut que j’arrive à me débarrasser de lui.
Chester renifla.
— Oh toi, ça va ! maugréa-t-elle, pointant un doigt accusateur sur lui dès qu’elle l’eut posé sur le plan de travail. C’est vrai, quoi ! Ça fait une bonne année que je fantasme sur cet amant fantôme, alors qu’il ne m’approche jamais dans la vraie vie. Et tant que je l’aurai, je n’en voudrai aucun autre.
Chester se garda de tout commentaire.
— Ça en devient pathétique.
Elle ouvrit le réfrigérateur, en sortit une bière, en versa un peu dans une soucoupe et la posa devant lui. Puis elle saisit son péché mignon : de la pizza froide.
— Résumons : il y en a un dont je ne veux pas, c’est John Landry.
Là ! Elle l’avait dit. Tout haut.
Chester se frotta contre son bras.
— Tu te prends encore pour un sérum de vérité, pas vrai ?
Il retourna à sa bière.
Un coup d’œil à la pizza lui apprit qu’elle avait perdu son appétit. Cela faisait deux semaines qu’elle sortait avec John, et il avait tout ce qu’elle aurait dû vouloir chez un homme. Il était beau, doux, attentif, prévenant, et assez riche pour que Lucas ne le soupçonne pas d’en vouloir à la fortune familiale. Et il partageait même sa passion pour les antiquités.
Mais le problème, c’était que deux semaines en sa compagnie ne l’avaient pas guérie de ses rêves concernant Tracker. Si ce soir devait servir d’exemple, alors sortir avec John Landry ne faisait qu’intensifier son désir pour Fantômas.
Elle rangea la pizza dans le réfrigérateur sans la toucher.
— Bon. Il va falloir jeter John.
Le silence de Chester fut révélateur. Il approuvait.
— Je n’aime pas larguer les gens.
Elle n’aimait pas plus le faire, vis-à-vis des autres, qu’elle n’avait aimé l’être par ses propres parents. Mais ce ne serait pas juste de continuer à laisser espérer ce pauvre John. Même maintenant, elle avait du mal à se souvenir de sa tête. A peine eut-elle réussi à visualiser ses cheveux blonds et son visage mince et aristocratique, que l’image se brouilla au profit des pommettes saillantes et de la tignasse brune en bataille de Tracker McGuire.
— Nom de nom !
Il va falloir trouver le moyen de cesser de penser à lui, songea-t-elle, transportant Chester sur le canapé.
— Et un film, qu’est-ce que tu en dis ?
Avec un peu de chance, elle arriverait bien à dénicher sur le câble un vieux classique qui la distrairait et lui permettrait de passer une fin de nuit sans rêves.
Quelques instants plus tard, elle localisa un de ses films préférés, La main au collet. Pelotonnée contre les coussins, elle regarda Grace Kelly conduire une décapotable sur les routes de Monte Carlo, avec Cary Grant à son côté. Cette femme avait un but. Elle voulait Cary, et elle allait l’avoir.
Cary Grant valait définitivement le détour. Dans la fleur de l’âge, à l’époque où le film avait été tourné, il s’était coulé magnifiquement dans ce rôle de cambrioleur aussi beau que dangereux. D’ailleurs, il lui rappelait un peu Tracker. Tous deux étaient auréolés de danger et de mystère.
Et, comme Grace, elle avait toujours pensé qu’elle était une femme forte et volontaire, prête à prendre des risques. Jusqu’au jour où elle en avait pris un de trop et avait été kidnappée. Dieu merci, elle avait été sauvée par Tracker McGuire !
Tout ce qu’elle savait de cet homme se résumait au fait, qu’à l’armée, Lucas et lui avaient accompli des missions ensemble, des missions dont son frère refusait de parler. Le personnage de Cary Grant avait ses secrets, lui aussi. Et puis il y avait autre chose dans le film qui lui rappelait Tracker : l’ex-cambrioleur refusait de se lier avec l’Américaine riche et gâtée que jouait Grace Kelly.
Bien sûr, cela n’avait pas refroidi le moins du monde Grace. Yeux plissés d’admiration, Sophie la regarda ouvrir le panier de pique-nique et rire, mutine, à un mot de Cary.
Tracker, elle le verrait demain soir, à la soirée d’anniversaire. Lucas voulait offrir à Mac, sa femme, une réplique de leur mariage dans ses moindres détails. Tracker avait été le témoin de Lucas. Il n’oserait donc pas rester à l’écart. L’esprit en ébullition, elle songea qu’elle pourrait inviter John Landry à y aller avec elle… et pourquoi pas Carter Mitchell, également ? Gérant de la boutique voisine de la sienne, il ne refuserait pas de lui rendre un petit service. Si elle arrivait en compagnie de deux hommes, Tracker ne… Non.
— Non, je ne suis pas, mais alors vraiment pas, en train de songer à séduire Tracker McGuire.
Le sourd grondement de gorge de Chester en dit long sur son scepticisme.
— Oh, toi, le chat, tais-toi !
Mais il avait raison, comme d’habitude. Car c’était bien cela, qu’elle avait en tête. Pourquoi Grace serait-elle la seule à s’amuser ? Et pourquoi devrait-elle passer d’autres nuits à rêver de Tracker sans espoir de concrétiser son fantasme ?
Il fallait que cela cesse : se comporter en fille sage et bien élevée, et sortir avec le genre d’homme qui plairait à son frère, n’avaient rien donné.
Peut-être le seul moyen de se libérer du piège dans lequel elle était tombée était-il de séduire l’homme qui l’y avait poussée…
Chapitres : 2
— Lucas, acceptes-tu de prendre cette femme pour légitime épouse ?
Sophie retint une larme en entendant le « Oui » de son frère. Lui qui n’avait jamais été romantique, avait été transformé par le mariage.
— Mac, acceptes-tu de prendre cet homme pour légitime époux ?
Une nouvelle larme mouilla ses yeux quand son amie réitéra ses vœux. Demoiselle d’honneur et témoin, Sophie se tenait juste derrière la mariée, au coude à coude avec le garçon d’honneur et témoin, Tracker McGuire. Déjà ultra sensible à sa présence, elle n’allait pas en plus pleurer devant lui !
— Par les pouvoirs qui me sont conférés…
Elle renifla. Une larme coula sur sa joue. Allons bon, la stratégie qu’elle avait élaborée en vue de capter l’attention du monsieur ne valait pas un clou. Déjà, son arrivée en compagnie de deux soupirants avait fait un flop, puisque Fantômas ne s’était montré qu’à l’heure de l’escorter vers le dais installé dans la roseraie. Et une fois encore, il lui avait suffi de poser une main légère dans son dos, un geste à peine ébauché, pour que renaisse en elle le fantasme de ses mains la caressant partout.
Zut ! songea-t-elle, réprimant une deuxième larme. Grace Kelly n’avait pas pleuré devant Cary Grant ! Elle n’avait été que sourires, pique-niques au champagne et détermination tenace.
Et plus important encore, sa stratégie avait fonctionné.
— Je vous déclare à présent mari et femme.
Quand Lucas et Mac se tournèrent l’un vers l’autre pour s’embrasser, Sophie sentit que la deuxième larme échappait à son contrôle. Ne partageaient-ils pas ce dont elle avait toujours rêvé - l’intimité avec la personne qu’on aime et qui vous aime ?
Espérant que personne ne le remarquerait, elle s’essuya subrepticement la joue. Le bras de Tracker effleura le sien quand il se rapprocha pour presser un mouchoir dans sa main. Un éclair de chaleur la traversa.
— Ça va, princesse ?
Comment cela pourrait-il aller, alors qu’elle fondait de désir et de frustration mêlés ? Alors que l’homme qui était responsable de cet état la traitait comme une petite sœur ? Elle parvint à hocher la tête en se tamponnant les yeux.
Mais n’était-ce pas là justement l’histoire de sa vie ? Les hommes qui voulaient la séduire n’en avaient qu’après son argent ; et celui qu’elle voulait séduire était ravi de jouer auprès d’elle le rôle du grand frère protecteur.
Cillant à plusieurs reprises, elle ordonna à ses larmes de tarir. Elle était venue dans l’intention de modifier cet état de choses, non ? Si le plan A - attiser la jalousie de Tracker, avait échoué, alors elle allait devoir en imaginer un autre. Et vite !
Tout en regardant son frère et sa meilleure amie se tourner vers leurs invités dans un tonnerre d’applaudissements, elle fit un pas de côté et, l’espace d’un instant, croisa le regard de Tracker. Entièrement vêtu de noir, cet homme irradiait le mystère, le danger aussi. Ainsi que le sexe torride, primitif, irrésistible. Elle en resta un instant sous le choc.
Moralité : elle était dans le pétrin. C’était une chose que de planifier une opération de séduction, mais c’en était une autre de la mettre à exécution, quand un seul regard vers l’homme de vos désirs suffisait à vous couper les jambes !
C’était bien sa veine, d’être tombée sur un homme qui possédait la séduction à la puissance 3. Primo, il avait un corps superbe, puissant et athlétique. Secundo, il avait une bouche géniale, qu’il valait mieux ne pas regarder trop longtemps. Et tertio, il y avait ses yeux, et la manière qu’ils avaient de la dévisager, comme s’il connaissait tous ses secrets et qu’il attendait juste qu’elle fasse un geste pour pouvoir la contrer.
Ça lui donnait envie de faire quelque chose, un truc auquel il ne s’attendrait jamais.
Là était la clé. Elle prit une grande inspiration.
Bon, quelque chose à quoi il ne s’attendrait pas, à la fois subtil et rusé. Le défi la stimula.
— Hé, vous deux ! les héla Lucas.
Elle sursauta, détacha son regard de Tracker et le reporta sur son frère. Mac et lui avaient déjà commencé à descendre l’allée que formaient les invités.
— Restez près de nous, reprit Lucas dès qu’il eut capté leur attention. On va directement à la piste de danse, comme le jour du mariage.
Oui, décida-t-elle en descendant au côté de Tracker vers l’estrade qui avait été installée pour les danseurs. Une danse, ce serait un bon début. Et peut-être qu’un petit jeu innocent…
Une danse. Et rien d’autre. Juste un geste poli, social, un autre des multiples rituels que Lucas avait décidé de reproduire en l’honneur de sa femme. Voilà ce que se dit Tracker en pilotant Sophie vers la piste de danse. Il s’était écoulé un an depuis qu’il avait tenu la princesse dans ses bras, un an depuis qu’il avait décidé de maintenir ses distances vis-à-vis d’elle. Et il avait eu beau s’y préparer, il ne put empêcher son corps de réagir à l’idée de la serrer contre lui.
Comme s’ils étaient intimes, alors qu’ils ne l’étaient que dans les rêves qui le hantaient chaque nuit depuis un an. Un ou deux d’entre eux revinrent lui titiller la mémoire alors que démarrait la musique. Puis sa main épousa la sienne, paume contre paume, et elle leva l’autre pour la poser sur son épaule. Ils ne se touchèrent qu’à ces endroits précis, mais il imagina ses longs doigts effleurant sa peau, et se sentit prendre feu.
Des fantasmes, c’est tout ce qu’il aurait de Sophie Wainright, se remémora-t-il. Il ne se passait guère un jour sans qu’il se rappelle les raisons pour lesquelles il avait décidé de la fuir.
Primo, elle était la sœur du patron. Et secundo, le boss était également son meilleur ami et la plus proche famille qu’il ait jamais eue.
Une aventure avec Sophie Wainright était hors de question.
Et le reste était impossible. Ils ne venaient pas du même monde, et il n’y avait que dans les contes de fées que les chevaliers servants pouvaient croire en un futur possible avec leur princesse.
Seulement, elle était très près, en ce moment, et chaque fois que la danse faisait entrer leurs corps en contact, le désir qu’il avait d’elle montait inexorablement. Une chose était parfaitement claire : il ne maîtrisait pas plus ses réactions vis-à-vis d’elle qu’il n’avait été capable de s’en éloigner définitivement.
Lucas lui avait demandé de garder un œil sur elle après le kidnapping, et il aurait pu en charger n’importe lequel de ses hommes, mais il n’avait pas réussi à renoncer à sa surveillance personnelle.
Et cela l’inquiétait. Sa faculté à développer un contrôle de fer sur ses émotions faisait partie des rares choses dans sa vie dont il était fier. Fils d’un père violent, il savait qu’il avait hérité certaines de ses propensions. Pour preuve, le travail qu’il avait fait pour le gouvernement. Il ne pouvait permettre à personne de se rapprocher de lui, et surtout pas à Sophie qui, plus qu’aucune autre femme, menaçait son sang-froid.
Même maintenant, il ne paraissait pas capable de résister à l’envie de l’attirer plus près, de se soumettre à la torture qu’était le frôlement constant de son corps contre le sien. Chaque fois qu’elle se déplaçait, il percevait son mouvement, et la douleur augmentait en lui.
Il voulait Sophie. L’avoir si près de lui et ne pas pouvoir exiger davantage le rendait fou.
— Ce n’est tout bonnement pas juste, dit-elle.
Cette déclaration répercutait tant ses pensées qu’il crut un instant qu’elle avait lu en lui.
— Qu’est-ce qui n’est pas juste ? lui demanda-t-il, baissant les yeux vers elle.
Au moment où il plongea dans son regard noisette, il eut un blanc. Tout ce qu’il put voir, tout ce qu’il put absorber, ce fut Sophie. Elle avait le plus joli visage qu’il connaissait. Ovale, divinement dessiné, la peau claire. De si près, il pouvait voir ce qu’il ne voyait jamais dans ses fantasmes : il y avait d’infimes défauts dans cette peau presque translucide. Une pluie de taches de rousseur sur le nez, une minuscule cicatrice sur le menton… Un homme pourrait penser qu’elle était délicate s’il n’avait pas remarqué la ligne volontaire de sa mâchoire.
Son regard s’arrêta à sa bouche. Elle avait les lèvres entrouvertes, humides… et mobiles. Il se secoua en comprenant qu’elle lui parlait.
— D’accord avec moi ?
Un type petit et râblé les bouscula, et pour la première fois, il comprit que d’autres les avaient rejoints sur la piste. Que le rythme de la musique avait changé. Depuis combien de temps fantasmait-il en tenant Sophie dans ses bras ?
— Eh bien, vous ne trouvez pas ? insista-t-elle.
Elle lui souriait. Il plissa les yeux. La princesse ne faisait pas cela souvent, ce qui éveilla sa méfiance.
— D’accord avec vous à quel sujet ?
— Que ce n’est pas juste. Vous savez absolument tout de moi, et je ne connais pratiquement rien de vous.
— Vous savez tout ce que vous avez besoin de savoir.
Elle secoua la tête.
— Je ne connais même pas votre véritable nom. Selon Lucas, le nom de « Tracker » vous est venu à l’armée, parce que vous pouvez pister n’importe quoi ou qui. Je ne sais même pas d’où vous venez. Et si on jouait un peu ?
— A quelle sorte de jeu ? s’enquit-il, méfiant.
— Oh, arrêtez de faire votre ronchon. Je pense au jeu des questions, vingt questions, chacun son tour. Vous m’en posez une, et moi une, et ainsi de suite.
Il l’étudia tout en l’entraînant vers le bord de la piste. Il avait beaucoup appris sur elle, l’année précédente, quand elle l’avait obligé à écumer le pays pour la retrouver. Quant à elle, elle avait incontestablement une idée derrière la tête. Elle avait dans l’œil cet éclat caractéristique, auquel il ne put que réagir.
— Et si je refuse de répondre à une question en particulier ?
— Vous prenez un joker. Mais il est assorti d’un gage, bien évidemment. Disons… un truc simple, pour commencer…, réfléchit-elle à voix haute, avant de lui tapoter la poitrine du doigt. Je sais. Si vous ne répondez pas à une question, le gage sera un baiser. Qu’en dites-vous ? Ça vous tente ?
Non. Il devait dire non. Mais il avait déjà le corps en feu à l’idée de prendre sa bouche, de la goûter juste une fois. Ses mains, elles, s’étaient déjà posées sur sa taille. Ses lèvres n’étaient plus qu’à quelques centimètres des siennes, et…
Non. Il devrait tout arrêter tout de suite, la repousser gentiment et s’en aller. Alors qu’il s’efforçait d’obliger son corps à suivre ses ordres, elle se mit sur la pointe des pieds et rapprocha encore sa bouche.
— Je vais vous faciliter les choses.
Son souffle tiède sur sa peau signa sa perte.
— A vous de commencer. Demandez-moi ce que vous voulez, proposa-t-elle.
Le serpent du Jardin d’Éden n’avait pas dû être moins persuasif… Il était à la torture…
— Je sais, reprit-elle. Vous m’avez suivie partout dans Georgetown, toutes les fois où je suis sortie avec John Landry. Je parie que vous avez des questions à son propos, des choses que vous n’avez pas été capable de découvrir. N’aimeriez-vous pas connaître mes projets, afin de pouvoir en informer Lucas ? N’avez-vous pas envie de savoir si je suis amoureuse de lui ?
— Etes-vous amoureuse de lui ?
Cette question, qui le rongeait mieux que l’acide depuis la première fois qu’elle avait accepté un rendez-vous avec Landry, lui avait échappé avant même qu’il s’en rende compte. Sur le personnage en question, il avait tout vérifié. Fortune ancienne, famille bien sous tous rapports, mère apparentée à un comte : rien à dire. Sophie l’avait rencontré lors d’un de ses voyages d’affaires, car il aimait également les antiquités. Bref, il était l’homme idéal pour elle. C’était du moins ce qu’il avait affirmé à Lucas.
Sophie ébaucha un sourire.
— Je crois que je vais prendre un joker.
— Pardon ?
— Je choisis de ne pas répondre à la question. Vous pouvez réclamer votre gage.
Elle avait maintenant dans le regard un mélange d’amusement et d’insouciance. Et autre chose, également, qui ne fit rien pour atténuer son érection.
— Vous aviez déjà décidé de ne répondre à aucune question, je me trompe ?
— C’est une autre question, et vous n’avez même pas réclamé le gage de la première. A moins que…, supputa-t-elle, le regard narquois, vous ne soyez trop lâche pour le réclamer ?
— Ne jouez pas avec le feu, murmura-t-il, resserrant ses bras autour d’elle et la pressant contre lui.
Il aurait pu jurer que plus il l’attirait à lui, plus elle se détendait. Sur sa gorge, une veine pulsait frénétiquement. Il vit ses yeux noisette s’assombrir.
Sa réaction le stimula à un point incroyable, et il comprit que c’était lui qui jouait avec le feu. Sa bouche n’était qu’à un millimètre de la sienne. La goûter une fois, juste une, suffirait peut-être à apaiser cette terrible faim…
Plus tard, il ne sut jamais lequel des deux avait aboli la distance entre eux, mais soudain leurs bouches s’effleurèrent. Et il crut qu’un séisme venait d’ébranler le sol, avant que tout ne s’efface de son esprit. Il n’y eut plus que ses mains, qui incendiaient sa peau en remontant de sa nuque à ses cheveux, que ses dents qui lui mordillaient la lèvre, que sa langue qui flirtait avec la sienne. Il avait tant rêvé de son goût, mais il était différent, bien plus doux qu’il ne l’aurait cru. Elle avait un parfum de limonade, et il n’arriverait jamais à en boire assez pour étancher sa soif. Eperdu, il inclina différemment la tête et prit passionnément sa bouche. Il y découvrit d’autres saveurs, une palette inépuisable de saveurs différentes.
Il fallait qu’il la touche, aussi. En un geste aussi vif que possessif, il fit courir ses mains de sa taille aux côtés de ses seins. Cela faisait si longtemps qu’il attendait de poser ses mains sur elle, si longtemps… Aussi douce que dans ses fantasmes. Son esprit se mit aux abonnés absents et il n’eut plus qu’une image en tête : ce corps souple sous le sien, lui rendant coup de rein pour coup de rein…
La rage du désespoir, Sophie la perçut dans la rude emprise de ses mains, dans la passion vorace de son baiser, et le plaisir crût en elle par vagues successives. Mais ce ne fut encore pas assez pour elle.
Amant fantasmé, il s’était montré prévenant, attentif, mais il ne l’avait jamais emmenée aussi loin. Le désir qu’il venait de provoquer en elle était intense, sauvage, incandescent. Son cœur battait follement dans sa poitrine. Quant à son esprit… il semblait avoir eu un court-circuit.
Les questions se bousculèrent en elle dans un ordre anarchique. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour le séduire ? Pourquoi avoir choisi de le faire au beau milieu d’une réception, devant tant de gens ? Pourquoi, mais pourquoi ne filaient-ils pas ailleurs…?
Elle se dressa sur l’extrême pointe des pieds, resserra ses bras autour de son cou et se colla plus près de lui, le ventre contre son sexe en érection. Le gémissement qu’il poussa lui communiqua plus encore le désir qu’il avait d’elle par tous les pores de sa peau ; elle s’efforçait de se rapprocher encore quand il lui attrapa les poignets, écarta un bras, puis l’autre, et fit un pas en arrière.
Soudain saisie par une désagréable sensation de froid et d’un intolérable sentiment d’abandon, elle voulut inspirer à fond, mais ses poumons étaient en feu. Et le pire, c’était que Tracker la fixait toujours avec l’air de vouloir la dévorer.
— Pourquoi ? demanda-t-elle en le défiant du regard.
— Bon sang, princesse, regardez autour de vous.
Elle le fit, et la réalité la frappa alors de plein fouet. Elle avait totalement oublié qu’ils se trouvaient au bord de la piste de danse, au milieu de la foule.
Quelqu’un s’éclaircit la voix.
— Euh… je dérange ?