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Chapitres : - 12



Installée devant la table de l’arrière-boutique, Sophie examinait les bons de commande, bons de livraison et reçus de vente. Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour trouver le dossier qu’elle cherchait.
Voilà. 15 mai. Jayne Childress, un vase en céramique. Elle n’eut aucun mal à se souvenir de l’objet, puisqu’il provenait de la petite boutique qu’elle avait récemment découverte en Angleterre. Selon Noah, pratiquement tout l’arrivage était parti comme des petits pains, et elle était retournée sur place pour négocier un accord d’exclusivité avec Matt Draper. C’était de là que provenait le cheval en céramique, et aussi le saladier qu’avait acheté Millie Langford-Hughes.
Mains à plat sur la table, elle contempla le reçu, pensive. C’était à sa deuxième visite au magasin qu’elle avait connu John Landry. Maintenant, c’était Chris Chandler qui lui demandait de lui réserver toutes les poteries provenant de cette échoppe. Chris qui prétendait acheter sans voir et qui, de plus, voulait plus particulièrement des pièces équestres ou équines ? Mais bon sang, que se passait-il ?
Elle referma le dossier, le rangea et s’efforça de réfléchir posément. Trop de coïncidences équivalent généralement à un schéma. N’était-ce justement pas cela qui la tracassait à propos de Tracker ? Il avait pour travail de la protéger. Des chasseurs de dot, des kidnappeurs, des… de ce qui pouvait se passer dans son magasin ? Là aussi, il y avait un scénario possible.
La compréhension la frappa alors, avec une telle force qu’elle vacilla et dut se raccrocher au bord de la table. Lucas était en déplacement professionnel et avait dû, elle ignorait comment, avoir vent de ce qui se tramait ici. Donc, après une année passée à l’éviter, Tracker était soudainement devenu son… amant. Quel meilleur moyen pour l’approcher et assurer sa sécurité ?
Mais bon sang de bonsoir, pourquoi n’avait-elle pas soupçonné un seul instant qu’il puisse n’avoir une relation avec elle que pour le travail ?
La douleur fut si intense qu’elle lui coupa la respiration. Pliée en deux au-dessus de la table, elle s’efforça de retrouver peu à peu son souffle. Il ne fallait pas penser à lui maintenant, mais se concentrer sur Antiquités. Son commerce, c’était toute sa vie, la seule chose dont elle fût fière. Si les gens se mettaient à mourir parce qu’ils avaient été en rapport avec son magasin…
Elle s’obligea à les revoir en esprit : John Landry, Jayne Childress. Sophie Wainright ?
Il fallait qu’elle découvre de quoi il retournait.
Même s’il avait envie de faire les cent pas, Tracker se força à l’immobilité tandis que Ramsey s’entretenait avec les hommes qui venaient d’emmener le tireur. Pour la première fois de sa vie, il laissait l’aspect personnel interférer dans son travail, et s’il ne parvenait pas à juguler sa peur, il serait totalement inefficace.
Chaque fois qu’il laissait vagabonder son esprit, il entendait le verre exploser. Puis la terreur montait, inexorable, tout comme elle l’avait fait alors qu’il escaladait cet escalier interminable menant à l’appartement.
Il jura intérieurement, pivota vers la vitrine, et tenta de se concentrer sur les objets qu’y avait disposés Sophie. Sur n’importe quoi qui puisse faire taire ce fracas de verre brisé. Une poupée de porcelaine aux traits délicats, semblable à une princesse, était installée sur une petite chaise sculptée.
Comment pouvait-il espérer réfléchir posément, alors que tout alentour lui rappelait Sophie ? Il allait détourner le regard quand son attention fut attirée par des dragons de céramique, en partie cachés par les plis du tissu de soie bleue disposé sur le sol. Il y en avait trois sous la chaise de la princesse.
Cette scène était tellement représentative de Sophie… si sophistiquée, si surprenante. L’œil du chaland était automatiquement attiré par la princesse sur son trône. Seule. Il l’avait toujours considérée comme une solitaire, et il commençait à se douter qu’elle aussi se voyait comme telle.
Du coin de l’œil, il vit approcher Chance.
— Où est-elle ? l’apostropha-t-il aussitôt.
— Du calme, elle discute avec Meryl. Ah, inspecteur, dit Chance quand Ramsey arriva. Je viens apporter des offrandes de paix de la part de mon employeuse. Elle voudrait savoir quand seront levées les barricades. Le meurtre et le chaos desservent le business.
Ramsey accepta la chope tendue et désigna deux agents en tenue.
— La circulation devrait être rétablie d’un instant à l’autre. Qu’il ne soit pas dit que la police de Washington est une entrave au commerce.
— Vous avez appris quelque chose sur le tireur ? s’enquit Tracker.
— Gibbs le cuisine en ce moment.
— J’aimerais bien lui dire deux mots, également, dit Tracker.
— Pas question. Vous ne voulez pas discuter, mais terminer le travail que vos balles n’ont pas fait. Si on peut tirer quelque chose de l’oiseau, Gibbs le fera. L’un des toubibs a dit au tireur qu’elle lui a sauvé la vie, répondit Ramsey en dévisageant Tracker. Et elle l’a probablement fait. Vous êtes un excellent tireur, surtout en considérant que vous n’aviez qu’une arme de poing.
Sans répondre, Tracker tourna les yeux vers la galerie, mais ne discerna que deux silhouettes au travers de la vitrine. Sophie était en sécurité, et lui n’avait pas le choix s’il voulait tenir les dragons qui la menaçaient à distance.
— Je n’ai encore rien dit à Sophie concernant le trafic. J’attendais le bon moment pour le faire, précisa-t-il en reportant les yeux sur Chance. Maintenant je vais devoir lui dire tout. C’est son magasin, sa vie. Et elle a oublié d’être bête. Dès qu’elle aura récupéré du choc de la tentative d’assassinat, elle va commencer à additionner deux et deux, et puis elle va me flanquer à la porte, poursuivit-il en faisant face à Ramsey. Et c’est là que l’inspecteur Gibbs devra prendre le relais. J’ai une maison de campagne où elle pourra emmener Sophie. Noah et moi, nous nous occuperons de la livraison de demain.

— Cela me paraît tout à fait raisonnable, acquiesça Ramsey.
Sophie fit usage du nouveau code que lui avait donné l’agent de sécurité et pénétra dans son appartement. Elle avait cru s’être blindée, mais rien n’y fit. Son estomac se retourna en voyant les planches clouées sur la fenêtre. On avait balayé les éclats de verre. Elle tourna le regard vers l’étagère. Le cheval s’y trouvait, au même endroit que lorsqu’elle avait voulu le montrer à Noah.
Tout en repoussant le souvenir de ce qui avait suivi, elle s’approcha et examina la figurine. La facture en était excellente, et l’artiste était parvenu à rendre la personnalité, si l’on pouvait dire, de l’animal. Il suffisait de le regarder pour retrouver la sensation de galoper en toute liberté.
Elle le prit et l’examina sous toutes les coutures, perplexe. Si elle l’avait laissé au magasin au lieu de le garder pour elle, elle l’aurait étiqueté deux cent cinquante dollars. Pas de quoi justifier un assassinat. Encore moins deux.
Un bruit de pas dans l’escalier la fit sursauter. Elle remit le cheval sur l’étagère et courait verrouiller la porte quand Tracker plaqua la main contre le vantail et l’en empêcha.
— Je t’avais demandé de rester à la galerie. Comment puis-je assurer ta protection alors que je ne sais jamais ce que tu vas faire ?
Il aurait aussi bien pu lui donner un coup de poing, mais cette fois la colère se mêla à la douleur.
Elle leva haut le menton.
— C’est pour cette raison que tu es ici, n’est-ce pas ? Pour me protéger. Et tu as utilisé tous les… moyens pour y parvenir.
— Sophie, je…
— J’ai raison, n’est-ce pas ? Tu n’as accepté notre aventure que parce qu’elle te permettait d’accomplir le travail pour lequel Lucas te paie : veiller sur sa petite sœur, qui est incapable de faire quelque chose correctement.
Il n’eut pas besoin de répondre, car la réponse, elle la lut sur ses traits, dans ses yeux. Le cœur pris dans un étau, elle se demanda si elle arriverait un jour à respirer normalement. Pire encore, elle savait que les larmes menaçaient.
— Merde ! s’écria-t-il en lui attrapant les épaules. Je me suis tenu loin de toi pendant un an, mais tu étais en danger, en plus grand danger que tu ne le penses. Que voulais-tu que je fasse ? Que je m’en désintéresse ?
Elle plaqua les deux mains sur son torse et le repoussa de toutes ses forces. Autant essayer de déplacer un mur. Puis elle se rendit compte qu’il l’avait soulevée de terre, et qu’elle avait les pieds ballants. Ainsi, elle put planter ses yeux dans les siens.
— Le désintérêt me paraît être ta spécialité. Tu n’as eu aucun mal à en faire preuve, en Californie, l’an dernier. Et tu n’en auras pas non plus cette fois, dès que le petit problème de ma boutique sera réglé.
— Le petit problème ? répéta-t-il en la secouant un peu. On vient à peine d’essayer de t’assassiner, et tu appelles ça un petit problème ? J’ai promis à ton frère d’assurer ta sécurité.
— Et tu as décidé de le faire en grimpant dans mon lit.
Il la secoua encore.
— Cela ne devait pas arriver.
— Je ne voudrais pas vous interrompre…, intervint Natalie Gibbs en pénétrant dans la pièce.
Deux regards la fusillèrent.
Natalie leva les mains et recula sur le palier.
— Faites comme si je n’étais pas venue.
Tracker reposa brutalement Sophie, et elle découvrit alors qu’elle avait les jambes flageolantes. Ah, non, elle n’allait pas pleurer, en plus ! songea-t-elle, sentant une larme glisser sur sa joue.
— Sophie, non. Ce n’était pas… je n’étais pas… tu étais en danger. Je t’en prie, ne pleure pas !
Elle bloqua les genoux et lui enfonça un doigt dans la poitrine.
— Je fais ce que je veux. Deux personnes en relation avec mon magasin sont mortes, une autre m’a tiré dessus. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi tu ne m’as rien dit dès le départ. Je ne suis pas idiote, tu sais.
— Non, répondit-il. Et tu as raison, peut-être qu’on aurait dû tout te dire. Mais tu as un caractère qui te pousse parfois à prendre des risques, et ni Lucas ni moi ne savions comment tu risquais de réagir. Après l’histoire de l’an dernier et ton kidnapping final, nous… j’ai décidé qu’il serait peut-être plus sûr de ne rien te dire.
— Lucas et toi ne pouvez gouverner ma vie.
En ce qui concernait l’an dernier, il avait marqué un point. Mais cela ne fit que l’enflammer davantage. Sans même y penser, elle visa sa mâchoire de son poing fermé. Mais il fut plus rapide. Il saisit son poignet, bloqua son poing, attrapant au passage son autre main.
— Je ne suis pas aussi facile à assommer que ton frère. Et je ne me battrai pas à la loyale.
Elle leva le menton.
— Allons bon.
L’espace d’un instant, elle vit quelque chose dans son regard. De la douleur, peut-être, mais sa colère n’était pas encore apaisée.
— Bon d’accord, j’ai mon caractère, et je prends parfois des risques. Mais t’est-il jamais venu à l’esprit que mes sautes d’humeur pourraient bien être dues à la manière dont mon frère et toi me traitez ? L’année dernière, tu aurais pu me dire que tu enquêtais sur Bradley. Et, cette fois, tu aurais dû me prévenir également. C’est mon magasin. As-tu seulement idée de ce que représente Antiquités pour moi ?
— Oui.
Elle cilla, prise de court.
— Oui ?
Il relâcha ses mains et fit prudemment un pas en arrière.
— T’imagines-tu que j’ai pu te regarder vivre depuis deux jours sans comprendre la valeur qu’a cet endroit pour toi ? Je ne suis pas plus idiot que toi, tu sais.

— Tu aurais parfaitement pu me duper.
Il fit un nouveau pas en arrière, et elle sentit une deuxième larme suivre la première. Il leva une main vers son visage, mais la laissa en suspens.
— Je t’en supplie, ne pleure pas. Je vais veiller sur toi. Dans quelques minutes, celui que tu connais sous le nom de Carter Mitchell va venir tout t’expliquer. Et puis l’inspecteur Gibbs va rester avec toi vingt-quatre heures sur vingt-quatre jusqu’à ce que tout soit terminé. Je ne serai pas là, mais je veux que tu me donnes ta parole que tu coopéreras.
Non, songea Sophie. Son cœur ne se brisait pas. Comment cela aurait-il été possible alors que cet homme venait de le lui arracher ?
Tracker gagna le comptoir et se tourna vers elle. Il lui parlait toujours, puisqu’elle voyait ses lèvres remuer, mais elle n’entendait rien. Seul comptait le fait qu’il allait encore une fois disparaître. Et il n’avait pas nié la moindre de ses accusations. Il était effectivement devenu son amant pour faire son travail. Et lorsque tout serait terminé, il regagnerait ses ombres chéries.
— Maison à la campagne. Elle te plaira, et demain…
Qu’attendait-elle d’un type arrogant, exaspérant, qui ne voulait pas d’elle ?
— … ferais mieux d’emballer quelques affaires.
Mais pourquoi s’était-elle permis d’espérer que quelque chose changerait, que cet homme serait différent ? Pourquoi, oui, pourquoi était-elle tombée amoureuse de Tracker McGuire ?
Tombée amoureuse ? Elle en eut de nouveau les genoux en flanelle. Soudain, une peur panique la saisit de ne pas réussir à regagner sa chambre sans s’écrouler. Or, elle avait besoin d’être seule, de réfléchir un peu. Elle fit un pas.
— Sophie…
Il y avait de la préoccupation dans son regard.
— Je vais prendre une douche.
Très lentement, elle avança à pas prudents vers sa chambre et en referma la porte.
Et voilà, elle était amoureuse de Tracker. Mais pourquoi n’avait-elle rien vu venir ? Cela avait commencé quand il l’avait sauvée, dans ce dirigeable. Ou peut-être… cela datait-il de ce tout premier jour, dans le bureau de Lucas, quand il l’avait tenue dans ses bras.
Une fois dévêtue, elle ouvrit le robinet de la douche et laissa le jet glacé la surprendre. D’accord, elle l’aimait. Si elle se le disait et se le redisait, peut-être que son estomac cesserait de faire des pirouettes, peut-être qu’elle pourrait l’accepter. Et essayer de savoir que faire de cet amour.
Elle régla le jet à une température plus acceptable, dosa du shampooing dans sa paume et s’efforça de réfléchir. S’attendait-il vraiment à ce qu’elle parte à la campagne avec l’inspecteur Gibbs pendant qu’il s’occupait de la sauver et de disparaître encore une fois de sa vie ?
On peut rêver.
En tout cas, ses atermoiements lui avaient valu une aventure d’un an avec un amant qui n’existait qu’en rêve. Maintenant qu’elle en avait un vrai de vrai, elle n’allait certes pas y renoncer comme ça. Pas question. Elle leva la tête sous le jet et laissa l’eau ruisseler sur son visage.
En affaires, elle savait qu’il y avait plus d’une manière de négocier un accord. Règle numéro un : connaître le client. Eh bien, elle connaissait Tracker infiniment mieux que deux jours plus tôt. D’une part, il se méfiait des liens trop intimes. Un point commun, déjà. Ensuite, il avait honte de son passé. Elle-même n’était pas particulièrement fière de tout ce qu’elle avait fait. Enfin, il pensait ne pas être du même milieu qu’elle.
Les hommes. Elle ferma les robinets, s’enveloppa dans un drap de bain et se regarda dans le miroir. Les amants oniriques sont plus faciles à manier que les vrais. Ils ne vous rejettent pas, ne vous frustrent pas, ne vous font pas devenir chèvre. Bon, elle avait eu Tracker dans son lit, et la question était de savoir comment l’y garder. Pour cela, tous les coups étaient permis.
Ah, et puis il y avait encore un petit problème, avec celui ou celle qui essayait de la tuer.
Le regard fixé sur la porte fermée de la chambre de Sophie, Tracker songea qu’il n’avait jamais eu à faire une chose aussi difficile que de rester là, à la regarder s’en aller. Il ne se souvenait pas avoir déjà senti ce froid dans son ventre, ce feu dans son cœur. Mieux valait la laisser croire ce qu’elle croyait : que leur aventure n’avait été qu’un prétexte pour lui. C’était le meilleur moyen de l’emmener en sécurité. Alors, il pourrait réfléchir sainement.
Il sortit son portable et prit les dispositions nécessaires. Une fois cela terminé, son esprit se remit à bouillonner.
Il l’avait blessée, mais elle s’en remettrait. Jamais il n’avait connu quelqu’un ayant autant de capacités de récupération qu’elle. Il n’avait pas vu d’autre moyen que de la repousser pour pouvoir la protéger. Quand elle était là, elle lui court-circuitait les neurones. Ne jamais oublier qu’elle avait failli être tuée. Si jamais il la perdait…
La terreur qui s’était emparée de lui quand il avait escaladé quatre à quatre l’escalier revint en force, boule glacée dans son estomac. Là où le café avait coulé, il voyait son sang, il la voyait, aussi inerte que l’avait été John Landry. Il se frotta les yeux dans l’espoir de chasser cette image.
Puis il se détourna, et constata que Natalie Gibbs était de retour avec Chance.
— Je dispose d’environ vingt minutes avant de devoir retourner à la galerie, l’informa Chance.
— Je tiens à sortir Sophie de ce guêpier, dit Tracker à Natalie. Elle séjournera dans ma maison, à la campagne jusqu’à ce que nous pincions le salaud qui se cache derrière tout ceci. Je tiens à ce que vous y soyez avec elle.

Natalie acquiesça.
— Ce n’est pas moi qui tenterai de t’en dissuader, acquiesça également Chance. Je ne comprends plus rien à rien. Si celui qui tire les ficelles voulait que tout se passe comme d’habitude à la boutique, pourquoi essayer de la tuer chez elle ?
— Bonne question, répondit Tracker.
S’il n’avait pas eu l’esprit aussi préoccupé par Sophie, il se la serait posée plus tôt.
— Peut-être a-t-il déjà obtenu la troisième pièce et il fait le ménage, comme dans le Connecticut.
— A moins qu’il ne l’ait pas récupérée et qu’il sache que vous resserrez l’étau, suggéra Natalie. Si c’est le cas, alors Sophie doit représenter une telle menace qu’il prend le risque d’attirer l’attention sur la boutique.
— Elle n’a pas tort, commenta Chance.
— Ramsey avait raison, déclara Tracker. Vous êtes la « Sophie¬sitter » idéale.
— Un détail, j’ai les oreilles qui tintent dès qu’on parle de moi dans mon dos, dit la voix de Sophie, derrière lui.
Tracker pivota vers elle, et la regarder fut une erreur. Quelque distance qu’il ait pu créer en passant ses coups de fil, elle disparut à l’instant où il l’aperçut sur le seuil de sa chambre. Pieds nus, en jean et T-shirt, les cheveux encore humides de la douche, elle parvenait encore à paraître à la fois vulnérable et magistralement sûre d’elle. Il laissa échapper le souffle qu’il n’était pas conscient d’avoir retenu quand elle dirigea le tir sur Chance.
— Tracker m’a dit que je te connaissais sous le nom de Carter Mitchell. Serait-ce trop que te demander qui tu es vraiment ?
Natalie Gibbs réprima un rire, mais Chance demeura impassible.
—Ton frère et Tracker savent que je m’appelle Chance, et Mitchell est un nom de famille comme un autre. Dernièrement, je me suis occupé d’enquêter pour le compte d’assurances, et John Landry travaillait avec moi.
Alors que Sophie écoutait Chance lui faire un exposé des événements, Tracker ne put empêcher son admiration pour elle de croître. Le seul signe de tension perceptible en elle se voyait à ses mains, dont les phalanges blanchissaient peu à peu. A part cela, elle aurait très bien pu être en train d’écouter la météo. Il savait qu’elle avait mis toute son énergie, tout son cœur dans la création de son affaire, et il ne devait pas être facile d’admettre qu’une tierce personne s’en soit servie, et d’elle également, pour importer frauduleusement des objets volés. Pour couronner le tout, quelqu’un voulait sa mort.
Quand Chance se tut, elle continua de le bombarder de questions. Elle n’avait pas regardé Tracker ni tourné la tête vers lui depuis qu’elle était arrivée dans la pièce. Bizarre. Il aurait préféré un autre coup de poing dans la figure plutôt que ce dos tourné.
— J’ai encore une question, dit-elle. Si l’inspecteur Gibbs a raison, et que notre personnage X n’a pas la pièce, comment peut-il espérer la récupérer si je suis morte et le magasin fermé ?
— Il a quelqu’un dans la place, dit Tracker.
— Pas Noah, s’écria Sophie en se tournant vers lui.
— Pas besoin que ce soit lui, suggéra Natalie.
Trois personnes la regardèrent.
— Cela pourrait être quelqu’un qui pense avoir la possibilité d’accéder aux objets livrés, par le biais de Noah. N’importe quel client habituel pourrait facilement le manipuler. Ce qui inclut dans la liste Chris Chandler et ses clients. Vous disparue, Noah n’aurait plus les idées claires. Peut-être que notre homme a vu là le plus sûr moyen d’obtenir ce qu’il veut.
— Ce qui nous laisse avec notre première liste de suspects, dit Chance. Et nous ne savons toujours pas où est la pièce.
— Je crois que là, je peux vous aider, intervint alors Sophie en disparaissant dans la chambre.
Elle en revint, peu de temps après, munie d’un flacon et de coton.
— Du dissolvant, précisa-t-elle. C’est génial pour enlever la colle.
Elle attrapa alors un des chevaux de sa collection et le posa sur la table basse. Puis elle s’agenouilla et entreprit de travailler sur le sceau, à la base de la statuette.
— Je peux me tromper, mais ce cheval faisait partie de la livraison d’hier. Comme je le voulais pour ma collection, je l’ai monté directement.
Tracker la regarda sans mot dire.
— Si quelqu’un avait eu la bonté de me tenir au courant, poursuivit-elle, je l’aurais peut-être compris plus tôt.
Une fois le socle dégagé, elle regarda à l’intérieur de la statuette.
— Il y a quelque chose dedans, fixé avec du scotch.
— Laisse-moi jeter un coup d’œil, dit Chance en se penchant. Oui, je crois bien qu’on a touché le gros lot.
En voyant le regard triomphant que lui décochait Sophie, Tracker comprit qu’il ne serait pas aussi facile que prévu de l’expédier à la campagne.
Pendant le temps qui leur fut nécessaire pour extraire la pièce du cheval, Sophie réfléchit à toute allure.
— Jolie petite chose, pas vrai ? s’exclama Chance.
— Dire que c’est à cause de cette pièce que des gens sont morts…, réfléchit-elle à voix haute.
— Selon la légende, les trois pièces sont antérieures de plusieurs millénaires à Jésus-Christ, et sont uniques en leur genre. Elles appartenaient aux gouverneurs de trois cités sur la côte méditerranéenne. Tant que chaque gouverneur était en possession de sa pièce, les trois villes prospéraient. Mais la cupidité ne tarda pas à pointer son nez, et ils commencèrent à se voler mutuellement leurs pièces, en partant du principe que si l’une des trois apportait la prospérité, alors en avoir deux, ou trois serait source d’encore plus de richesses. Certains chercheurs prétendent que le premier à perdre la sienne fut le gouverneur de l’Atlantide.

— Pourquoi prendre la peine de les dissimuler dans des statuettes et des vases ? s’étonna Sophie. On pourrait les cacher au milieu d’autres, dans un porte-monnaie.
— Les faire circuler de boutique en boutique les rend moins faciles à pister, fit remarquer Chance. De plus, je pense que le Maître des Marionnettes aime le frisson qui accompagne le jeu. C’est ainsi qu’il arrive à manipuler les gens comme des marionnettes.
— Et qu’il les tue, ajouta Tracker. Je crois qu’il aime également cet aspect de la partie.
— Mais pourquoi moi ? insista Sophie. Pourquoi, parmi toutes les possibilités du monde, choisir Antiquités ?
Soudain, Tracker redressa la tête, le regard fixe.
— Elle a raison. Il a certainement une raison précise pour avoir choisi Antiquités. La première pièce a été expédiée dans le Connecticut, et quelque chose s’y est apparemment mal passé, puisqu’il a dû incendier le magasin. Alors peut-être qu’il a opté pour une boutique de Georgetown parce que c’était plus pratique. Il veut peut-être superviser lui-même ses pantins, à présent. Sophie, il est fort possible que tu connaisses celui que nous cherchons. Et c’est pour cela qu’il essaye de te supprimer.
— Je n’arrive pas à imaginer que je le connais, mais je sais quelque chose à propos de ce cheval. Le vase qu’avait acheté Jayne Childress provenait du même céramiste. Je peux vous donner son nom.
Chance laissa échapper un sifflement admiratif.
— Nous savions pour la boutique, puisque c’est là que Landry t’avait mis le grappin dessus. En revanche, jamais nous n’avons pensé à l’artiste. Il faut immédiatement que je passe un coup de fil. Il fait peut-être partie de la machination.
Sophie garda les yeux braqués sur Tracker. Il s’attendait à un éclat, mais elle ne comptait pas lui faire ce cadeau. A la place, il aurait droit à de la logique pure.
— Si j’avais su tout cela, je n’aurais pas monté le cheval ici, hier, et peut-être que John ne serait pas mort.
Dans le silence qui suivit sa déclaration, elle se leva et alla se coller nez à nez avec lui.
— Et si tu te figures que tu vas m’expédier à la campagne pendant que Chance et toi attrapez seuls le gangster, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude !
— Tu pars à la campagne.
Elle leva le menton.
— Tu peux m’y envoyer. Mais je pense que les talents de l’inspecteur Gibbs seraient bien mieux utilisés ici qu’en me servant de nounou. Quant à mes talents, à moi, qu’est-ce que tu en fais ? Si ta théorie est exacte et que je parviens à deviner qui se cache sous le personnage du Maître des Marionnettes, tu vas avoir besoin de moi ici.
— Bon sang, Sophie, je veux que tu t’en ailles pour pouvoir réfléchir un peu. Dans ma maison, je peux te protéger, s’enflamma-t-il en gesticulant vers ce qui restait de la fenêtre. Tu n’as pas compris ? Ici, je ne peux pas !
Ce fut l’éclair de peur qu’elle vit dans ses yeux qui l’empêcha de vouloir, encore une fois, lui balancer son poing dans la figure. Elle se *******a d’inspirer à fond.
— A partir du moment où nous n’arrivons pas à trouver un accord en discutant raisonnablement, il ne reste plus qu’une solution, dit-elle, sortant sa pièce de sa poche. Face, je vais à la campagne, mais avec toi comme baby-sitter à la place de l’inspecteur Gibbs.
Il lui jeta un regard en coin.
— Et pile ?
— Pile, je pars avec l’inspecteur, bien sûr.
— Et tu y resteras ?
— Evidemment.
L’espace d’un instant, il régna un tel silence dans l’appartement qu’on entendit le bruit d’une perceuse dans la boutique voisine.
— D’accord. Lance la pièce.
Elle la jeta en l’air, la rattrapa et la plaqua sur le dos de sa main.
— Face. Je crois que nous allons partir tous les deux à la campagne.

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ princesse.samara   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
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Chapitres : - 13



Tracker était passé en mode protecteur absolu. Ils étaient partis depuis une demi-heure et il n’avait pas adressé plus de trois mots à Sophie.
Il n’avait pas perdu de temps pour la faire sortir de Washington. Un de ses agents de sécurité était venu les chercher, et au bout d’un long et sinueux trajet destiné à repérer et semer d’éventuelles filatures, ils avaient pénétré dans un parking souterrain, où ils avaient pris une autre voiture, une puissante décapotable grise.
Elle lui jeta un coup d’œil furtif. De profil, il avait l’expression figée d’un guerrier. Cinq ou six cents ans plus tôt, il aurait chevauché un imposant étalon noir sur le champ de bataille. Aujourd’hui, elle l’imaginait très bien dans un de ces véhicules tout terrain, bourrés de gadgets. Elle observa la garniture de cuir blanc de la voiture, tout premier indice indiquant que Tracker McGuire avait en lui un petit côté James Bond.
Pendant un certain temps, les dispositions méthodiques qu’il avait prises pour partir avaient ravivé les événements survenus dans son magasin. Mais à présent, avec le vent dans les cheveux et le crépuscule baignant l’horizon, elle avait envie de les oublier un peu.
Et quel meilleur moyen pour ce faire que de se concentrer sur l’homme assis près d’elle ? Comment allait-elle s’y prendre pour le faire passer du mode professionnel à celui d’amant retrouvé ? Grace Kelly n’avait pas rencontré de grandes difficultés quand elle avait attiré Cary Grant dans les collines de Monte-Carlo.
Au détour d’un virage, elle aperçut une vallée en contrebas, tapissée d’un patchwork de champs bruns et verts scindé en deux par un ruban argenté.
— Arrête-toi.
— On a un bien meilleur point de vue un peu plus loin.
A sa grande surprise, elle le vit engager la voiture dans un chemin de terre qui serpentait à flanc de colline. Les arbres l’empêchèrent de contempler la vallée jusqu’à ce qu’ils débouchent soudain dans une clairière. Ce ne fut qu’alors qu’il immobilisa la voiture sur le bas-côté herbu et coupa le contact. Quelques mètres plus loin, le terrain tombait à-pic, et Sophie s’approcha de la barrière pour admirer la vallée. On voyait également la route qu’ils avaient empruntée peu avant.
Elle ne se rendit compte que Tracker l’avait suivie que lorsqu’il lui dit :
— C’est un de mes endroits préférés.
— Pas étonnant, murmura-t-elle. C’est… époustouflant. Etre ici, au-dessus, a un côté magique.
— C’est ce que je me suis dit.
Elle lui jeta un regard interrogateur.
— Lucas m’a raconté que, petite fille, tu passais tout ton temps dans cette cabane construite dans un arbre, dans le jardin de la maison familiale.
— Là-haut, j’avais un tel sentiment de liberté, se souvint-elle à mi-voix. J’avais toujours l’impression que rien ne pouvait m’atteindre dans mon arbre.
— Et maintenant, cette liberté, tu la trouves dans ton magasin. Tu peux y être toi-même, dit-il, saisissant une mèche de ses cheveux qu’il fit glisser entre ses doigts. Nous allons découvrir qui se cache derrière cet infect trafic, et tu y seras de nouveau en sécurité. Je te le promets.
La combinaison de ce geste tendre et de cette compréhension l’émut profondément.
— Je croyais que tu étais furieux contre moi.
— Non, je le suis contre moi-même. Je ne devrais pas être ici, je devrais être en train de tout superviser à la boutique, répondit-il, laissant échapper un soupir de frustration. Je n’aurais jamais dû te laisser lancer la pièce.
— Je ne t’ai pas franchement laissé le choix.
Son œil s’assombrit.
— Non. Tu réduis le champ de mes opportunités depuis notre première rencontre.
Génial. D’autant qu’elle entendait bien le réduire encore.
— Puisque nous sommes coincés ici par la grâce d’une pièce, on peut rester, toi furieux contre toi et moi inquiète pour ma boutique. Ou alors… on pourrait respecter notre accord initial et reprendre là où nous nous étions arrêtés. Qu’en dis-tu ?
Il n’eut pas le temps de bloquer l’afflux d’émotions qui passa sur son visage. Désir, fringale, mais elle y vit aussi de la surprise. Soudain, elle comprit qu’il avait fini par s’attendre à ce qu’elle le quitte. Mais… pouvait-il en avoir aussi peur qu’elle ?
Tracker s’efforça désespérément d’y voir clair dans la confusion qui régnait dans sa tête et dans ses émotions. Il ne s’était pas attendu, n’avait pas prévu… Il l’avait blessée, déçue, et il n’aurait jamais pensé qu’elle puisse lui accorder son pardon, et encore moins cela. Elle lui offrait tout ce dont il rêvait, et il n’avait plus qu’à tendre la main pour le prendre.
— Va-t-il falloir que je relance la pièce ? s’énerva-t-elle.
La princesse était de retour, et il ne put réprimer un sourire.
— Non. Ma chance pourrait bien tourner. On reprend.
Elle plongea la main dans la poche de son jean.
— Tiens.
Il baissa les yeux vers la carte qu’elle lui tendait : un bon pour une récré-sexe à la demande.
— Je n’ai pas eu le temps d’emballer le reste, précisa-t-elle en lui jetant un regard accusateur. Tu ne m’as pas laissé le temps.
Même là-bas, alors qu’il venait de la blesser, elle avait eu l’intention de poursuivre leur accord, leur aventure ? Il en fut émerveillé.
— Eh bien ?
— Ici ? voulut-il savoir.
— Ici et maintenant.
Ce qu’il vit dans ses yeux balaya ses derniers doutes. Il ne resta plus que ce besoin élémentaire qui s’était emparé de lui dès l’instant où il l’avait connue. Elle était là, elle était à lui. Et lui, il la voulait tant qu’il en eut le souffle coupé.

— Dans la voiture ou sur l’herbe ?
— Les deux.
— Bonne idée.
Le son de son rire, rauque et sensuel, éradiqua ce qui lui restait de sang-froid, et il l’attira à lui. Les mains sur ses hanches, il la souleva, la plaqua contre lui, et elle enroula les jambes autour de ses reins. Eperdu, avide, il prit sa bouche tandis qu’elle refermait ses bras autour de son cou pour mieux se coller à lui.
Ce goût d’elle… Oh, lui qui s’était pratiquement persuadé ne plus jamais pouvoir le savourer. Il s’était presque convaincu qu’il ne la posséderait plus jamais. Et là, il dut reculer pour reprendre sa respiration, mais il revint aussitôt à sa bouche, vorace et désespéré.
— Je te veux. Sur l’herbe, sur la voiture, dit-elle, en ponctuant chaque mot d’un baiser ou d’une morsure. Encore, et encore.
La tête pleine de fantasmes, le sang en ébullition, il partit vers la voiture. Et il ne fut pas loin de s’écrouler sur les genoux avant d’arriver au but et de la poser sur le capot. Puis il se débattit avec ses vêtements, lui ôta son T-shirt et son soutien-gorge, défit son jean et glissa les doigts sur sa peau. Si chaude, palpitante et tremblante. Pour lui. Il crut se mettre à fondre tant le feu s’intensifia dans ses veines. Penché en avant, il parsema son ventre de baisers tout en faisant glisser jean et petite culotte le long de ses jambes. Les hanches arquées, elle s’offrit à la caresse de ses lèvres gourmandes. Il s’y attarda, la goûta, la caressa de la langue jusqu’à ce qu’elle crie son nom en atteignant l’orgasme.
Aveuglé de désir, il batailla avec son propre jean et le baissa.
— Viens, je t’en prie, dit-elle.
Alors il la pénétra. Mais pas complètement, pas encore. Lentement, il la fit s’allonger à plat dos sur le capot, plaqua les mains de chaque côté d’elle et se pencha. Puis il se poussa tout du long en elle.
— Encore, haleta-t-elle en se cambrant.
— Regarde-moi, Sophie.
Elle ouvrit les yeux.
Il se retira presque entièrement, puis se repoussa en elle.
— Dis mon nom. Dis que tu me veux.
— T. J. Je te veux.
Un instant, il se força à l’immobilité. Si c’était tout ce qu’il pourrait jamais avoir, il s’en *******erait. Il ferait en sorte que ça suffise. Puis, en reprenant ses allées en venues en elle, il comprit que c’était faux. Il n’en aurait jamais assez.
En sentant monter l’orgasme de Sophie, il rendit les armes, se poussa plus vite, plus fort en elle, jusqu’à ce que le monde se dissolve autour d’eux.
Quand elle reprit pied dans la réalité, Sophie se retrouva allongée sur un capot de voiture, avec Tracker étendu sur elle, encore en elle. Et elle ne put s’empêcher de sourire.
— Qu’y a-t-il ? murmura-t-il.
Elle tourna la tête et le regarda droit dans les yeux.
— Je me disais juste qu’Alfred Hitchcock oubliait toujours d’ajouter cette scène dans ses films. Mais c’est vrai qu’il y avait bien plus de censure à l’époque.
Il lui caressa la bouche d’un doigt léger.
— Je n’arriverai jamais à prévoir les cheminements tordus de ton esprit.
— Tordus ?
Il lui donna un baiser passionné.
— Pas tordus, bizarres, rectifia-t-il en la dévisageant. Tu n’es jamais là où je pense te trouver.
Et cela lui donnait un air méfiant, remarqua-t-elle. Presque rude. Mais il était difficile de monter sur ses grands chevaux lorsqu’on était vautrée, bras et jambes écartés, sur un capot de voiture. Elle choisit donc de répondre.
— Toi non plus, tu n’es pas tel que je t’attendais.
— Non ?
— Nous avons bien plus en commun que je ne pensais au départ. Nous aimons les vieux films, piloter des petites bombes décapotables et nous avons tous deux l’esprit de compétition.
— Nous sommes quand même très différents sur des points essentiels, contra-t-il.
— Ça, nous ne le saurons qu’en nous connaissant mieux.
— Je sens venir un jeu des vingt questions.
Il avait dit cela d’un ton si résigné qu’elle sourit.
— Et si on remettait en place la règle des pénalités ?
Il écarta une mèche de sa joue.
— Et si on commençait par une pause déjeuner ?
— Oh. On a déjà terminé, ici ?
Il éclata de rire, lui posa un baiser sur le nez et se redressa en l’emmenant avec lui.
— Et si tu me donnais ce coupon, que je puisse l’utiliser plus tard ? L’herbe est parsemée de cailloux, et je ne suis pas certain que mon capot puisse supporter un deuxième assaut.
Lorsqu’ils se furent rhabillés et réinstallés dans la voiture, elle eut la surprise de le voir continuer sur le chemin au lieu de repartir vers la route.
— Que comptes-tu faire ? Pêcher une truite pour le déjeuner ? Prendre un lapin au collet ?
L’odeur la frappa avant qu’ils aient passé le virage. Fleurs, et chevaux. Puis elle écarquilla de grands yeux. La maison, mélange contemporain de courbes et de lignes droites, était perchée au sommet de la colline, moins boisée par ici. Le soleil jouait sur les vitres du dernier étage. A gauche, un bâtiment bas et effilé, de la même facture que la maison, était niché derrière un paddock. Deux chevaux, un étalon noir et un alezan doré, galopèrent vers la clôture, puis caracolèrent en suivant l’allure de la voiture.
— Quel est cet endroit ? demanda Sophie.
Cela ne ressemblait ni à une pension de famille ni à un hôtel.
Tracker arrêta la voiture et se tourna vers elle.
— C’est ma maison.
Elle le fixa, interdite.
— Tu as des chevaux ?
— Deux. L’étalon noir s’appelle Pluton, la jument Perséphone.
Elle reporta les yeux sur la maison, puis sur lui.
— Tu as une plus belle cabane perchée que moi.

Il rit, puis il lui prit la main, la retourna et en embrassa la paume.
— Je vais continuer à te convaincre que nous avons bien plus en commun que tu ne l’imagines, T. J. McGuire. Mais pour l’instant, je veux être présentée aux chevaux. Qui prend soin d’eux quand tu es en ville ?
— Jerry, qui dévale en ce moment même l’escalier pour faire ta connaissance.
Elle se tourna vers la maison au moment où un petit homme noueux, bâti comme un jockey, s’avançait vers eux. Il la jaugea ouvertement pendant que Tracker faisait les présentations, et ce fut sans un sourire qu’il lui tendit la main. Puis il lui adressa un petit salut et s’en fut.
—Jerry est très timide, surtout avec les femmes, expliqua Tracker. Mais c’est un excellent cuisinier, et il est parfait avec les chevaux. Ça te dirait, une promenade à cheval ?
—J’ai bien cru que tu ne le proposerais jamais.
Il versa du champagne dans deux flûtes en cristal, en tendit une à son vis-à-vis puis fit jouer la sienne dans la lumière. Les bulles bouillonnaient dans le liquide doré.
— Je n’ai pas encore réglé l’affaire dont nous avions discuté, dit l’autre. Le tireur d’élite que j’avais engagé a manqué sa cible.
— Je suppose que vous avez rectifié cette erreur.
— Oui.
Il sourit, et fit un geste en direction de la table.
— Une partie, en ce cas ?
Ils prenaient place devant l’échiquier quand retentit la sonnerie du téléphone. Il posa sa flûte et décrocha.
— Oui ?
— Je sais exactement où elle est.
Le Maître des Marionnettes laissa s’étirer le silence.
— Vous le savez, mais vous ne l’avez pas ?
— Vous ne comprenez pas. Je peux vous dire exactem…
— Silence.
Le flot de paroles se tut instantanément à l’autre bout de la ligne. Il patienta, et but une gorgée de champagne. Le seul bruit audible dans la pièce était le souffle erratique qui se déversait par le haut-parleur. La peur est une arme puissante, et il adorait s’en servir.
— Maintenant, si vous avez repris le contrôle de vous-même, vous pouvez poursuivre.
— Je l’aurais, si on ne lui avait pas tiré dessus.
Quand il reprit la parole, ce fut très lentement.
— Les excuses ne font que m’agacer. Si vous voulez vous racheter pour l’échec d’aujourd’hui, il se pourrait que vous ayez jusqu’à demain pour remettre l’objet à mon représentant.
— Je vais m’en occuper, je vous le promets. Et puis ça sera fini. Serons-nous quittes ?
— Nous le serons, mon ami. Je n’aurai plus besoin de vous.
Il reposa le téléphone et regarda son vis-à-vis.
— Bien sûr, il devra être éliminé.
— Bien sûr. C’est une poule mouillée.
Un moment, il étudia son convive, et y vit une nature presque aussi cupide et impitoyable que la sienne, ce qui était peu fréquent. Il avait bien choisi cette marionnette, et le jeu qu’ils avaient joué s’était révélé excitant, presque exaltant. Dommage qu’il doive se terminer dès que Sophie Wainright serait morte.
— Vous occuperez-vous de Mme Wainright ?
— Pas plus tard que demain. J’essaie de la localiser en ce moment même.
Il se rembrunit.
— Je ne veux pas d’elle au magasin, demain.
— J’y veillerai. Ne vous faites aucun souci.
Il sourit et but une nouvelle gorgée. Du souci, il ne s’en faisait aucun, puisque lui aussi avait un plan.
— Bon garçon, chantonna Sophie en flattant l’encolure de Pluton.
— Il va te réclamer des caresses toute la journée, dit Tracker.
Et effectivement, Pluton lui poussa l’épaule du museau. Jalouse, Perséphone piaffa.
Tracker s’installa sur la couverture qu’il avait étendue sous un saule et regarda Sophie aller caresser la jument, émerveillé. Elle avait non seulement fait la conquête de Perséphone, mais également de Pluton. Elle était bonne cavalière et, l’espace d’un instant, alors qu’ils galopaient côte à côte à travers la campagne, il avait commencé à croire qu’ils avaient effectivement bien plus en commun qu’il ne l’imaginait.
En la regardant s’avancer vers lui, il comprit qu’il voulait y croire plus que tout. Elle n’aurait jamais dû s’intégrer aussi bien dans cette maison qu’il avait conçue pour lui. Mais, bizarrement, elle l’avait fait.
— Je suis affamée, s’écria-t-elle, se laissant tomber sur la couverture.
Soudain, il le fut aussi, mais pas de nourriture. Et il l’aurait volontiers prise sur-le-champ en prétextant son coupon s’il n’avait pas vu la fatigue marquer son visage. Il mit donc un frein à ses envies et déballa le panier préparé par Jerry. Poulet rôti, délicieux fromage, petits pains croustillants, raisin et fraises. Elle étala de la moutarde sur une moitié de petit pain tandis qu’il leur servait deux verres de vin.
Elle en but une gorgée, puis le dévisagea, tête penchée.
— Depuis l’enfance, je rêve d’avoir mon cheval. Chevaucher, c’est encore mieux qu’une cabane dans un arbre.
— Pourquoi n’en as-tu jamais eu ?
— Entre les pensionnats et l’université, je n’étais pas assez souvent là. Ensuite, il y a eu la boutique. Mais toi… Jamais je ne t’aurais imaginé dans un endroit tel que celui-ci. Je crois qu’il est définitivement temps de jouer aux questions.
Il y avait d’autres jeux qu’il préférait, mais elle était épuisée, et s’il jouait selon ses règles, il parviendrait peut-être à lui imposer le gage d’une sieste.
— Une question chacun.
— Bonne idée pour commencer, dit-elle, la bouche pleine. A moi. Quel est ton meilleur souvenir de Noël ?
— Mon quoi ?
Elle planta son regard dans le sien.
— Je peux te poser les questions que je veux. Si tu passes, tu as une pénalité.

— Je connais les règles. J’essaie juste de me souvenir.
Il se laissa aller contre le tronc du saule et fouilla dans sa mémoire. Les Noël… Il en avait passé une bonne partie seul, sans prendre la peine de faire attention à la date inscrite sur le calendrier. Même l’année précédente, quand il avait emménagé ici, il l’avait passé seul. Mac et Lucas l’avaient invité, bien sûr, mais il avait décliné leur offre parce que Sophie serait présente.
— Je dirai que c’est celui où j’ai fait la connaissance de Jerry. On travaillait tous les deux dans un haras du Kentucky. Il était entraîneur, et j’avais besoin de travailler, répondit-il en souriant. J’étais un gamin effronté de quinze ans, et le travail qu’il m’a confié était bien plus important que je ne m’y attendais. Jerry était un perfectionniste, jamais ******* de ce que je faisais, et je me suis fait un devoir de le satisfaire, juste par mauvais esprit. Il m’avait aussi trouvé un coin où dormir, dans la grange. Cette année-là, à Noël, il m’a traîné chez lui en me disant que personne ne devait rester seul ce jour-là, et que comme nous l’étions tous les deux, nous allions devoir nous supporter. Peu de temps après, il m’a ordonné de déménager mes affaires chez lui. C’est un miracle qu’on ne se soit pas entre-tués.
— T’a-t-il toujours accompagné depuis lors ?
— Non. Je suis retourné le chercher dans le Kentucky quand j’ai décidé d’accepter le travail que me proposait Lucas.
— Tu pensais être son débiteur.
— Je n’ai jamais vu les choses ainsi. Pas plus que lui. Je savais que je voulais un endroit avec des chevaux, et que j’avais besoin de quelqu’un pour en prendre soin. Jerry était le candidat rêvé. On ne s’était pas revus depuis une bonne dizaine d’années, et il n’avait pas changé. Il est toujours aussi irascible.
Sophie bâilla quand il remplit leurs verres.
— A ton tour.
Il réfléchit un instant.
— Quel est ton meilleur souvenir de Noël ?
— Facile, répondit-elle, buvant une gorgée.
Ça, il s’en doutait. Elle devait avoir des monceaux de bons souvenirs de cette époque de l’année.
— J’avais cinq ans et mes deux parents étaient absents. C’était peu après leur divorce, et Lucas avait décidé de rester au collège. C’était la nuit, veille de Noël, et j’étais dans la maison Wainright avec une nounou et le personnel. Alors j’ai entendu le traîneau du Père Noël se poser sur le toit.
— Tu as cru l’avoir entendu ?
— Non, rétorqua-t-elle, sûre d’elle. Je l’ai vraiment entendu. Et savoir qu’il existait vraiment et que le Père Noël, lui, ne m’avait pas oubliée fut le plus beau cadeau que j’ai eu cette année-là.
Tracker but une gorgée de vin en tentant de se représenter Sophie petite fille, seule pendant les vacances à l’exception du traîneau imaginaire. Peut-être avaient-ils autant en commun qu’elle le pensait, après tout. Cette éventualité provoqua en lui un éclair de pure panique.
— A mon tour, reprit-elle. Raconte-moi ta première expérience sexuelle.
— Jamais de la vie ! s’écria-t-il, manquant de s’étrangler.
— Lâche.
— Tu ne penses tout de même pas que je me souviens…
— Tout le monde se rappelle de la première fois. Etait-ce aussi horrible que cela ? Tu n’as pas pu ?
— Bien sûr que non. Enfin si, je veux dire, bien sûr que j’ai pu. Mais tu ne préférerais pas que je te montre ce qu’elle m’a demandé ?
Ce fut d’une voix déjà changée, plus sourde, qu’elle répondit.
— Si, mais… dis-moi au moins son nom.
— Marylee. J’avais seize ans, elle la trentaine. Je lui donnais des cours d’équitation.
Tout en parlant, il fit lentement glisser un doigt de sa bouche à son menton, puis le long de son cou, vers sa gorge, ses seins. Elle posa une main sur sa joue.
— Tracker, embrasse-moi.
— Je ne peux pas. Elle ne me permettait jamais de l’embrasser tant que je ne l’avais pas déshabillée.
— Alors déshabille-moi. Vite.
Il sourit.
— On laisse tomber Marylee ?
— Tu ne perds rien pour attendre, mais oui. Viens.
Il la dévêtit lentement, fit glisser plus lentement encore son jean le long de ses jambes.
— J’aime tes jambes, murmura-t-il en les parsemant de baisers. Elles sont si belles, si douces.
— Tracker, je t’en supplie.
— Tu me supplies de quoi ? la taquina-t-il.
— Vite. J’ai trop envie de toi.
Il ne pouvait pas. Pas encore. S’il la prenait maintenant, il allait encore être brutal. Aussi se pencha-t-il sur elle et posa-t-il sa bouche sur son ventre, puis plus bas, et entreprit-il de la caresser de sa langue.
Quand un premier orgasme emporta Sophie, un autre faillit l’emporter lui aussi. Il se coucha contre elle et la serra, le temps que cessent les frissons violents qui agitaient son corps.
— Tracker, je t’en prie, je te veux en moi.
Il déboutonna fébrilement son jean, se dévêtit, s’allongea sur le dos et l’attira sur lui. Elle s’empala avidement sur lui mais, quand elle voulut bouger, il l’immobilisa en la serrant dans ses bras, de peur de partir aussitôt. Et il comprit qu’il pourrait la tenir ainsi l’éternité durant.
Mais elle ondula contre lui.
—Tracker, s’il te plaît, jouis pour moi.
Alors il donna deux violents coups de rein et se répandit en elle.

 
 

 

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Chapitres : - 14



Natalie Gibbs prit soin d’essuyer la banquette avant de s’asseoir.
— On ne vous a jamais dit que vous avez très mauvais goût en matière de restaurants ?
— Ce n’est pas un rendez-vous galant, protesta Chance.
Si ça avait été le cas, il aurait peut-être cherché pourquoi cette femme le prenait toujours à rebrousse-poil.
— Grâce au ciel, non. Vous n’êtes pas mon type.
Il allait s’en tenir au travail, ils allaient partager ce qu’ils savaient et élaborer un plan pour le lendemain, et ensuite ils iraient chez Tracker pour en parler avec lui. Mais il ne put s’empêcher de la titiller.
— Ramsey m’a dit que vous étiez le garçon blond qui m’avait dragué, l’autre jour à la galerie. C’était risqué, quand même. Et si je vous avais dit oui ?
— Pas si risqué que cela, si vous y réfléchissez, répondit-elle en souriant. Si vous étiez hétéro, ça ne risquait rien. Si vous étiez gay, eh bien, vous auriez été déçu. Je voulais voir qui travaillait à la galerie, ajouta-t-elle, sérieuse. Car c’est là que s’est arrêtée Jayne Childress avait de mourir. En vous voyant, je n’ai d’ailleurs pas pensé que vous étiez homo.
Il n’aimait vraiment pas ce qu’elle voyait en lui.
— Et pourquoi cela ?
— Une impression. Que j’ai ressentie la première fois, quand nos regards se sont croisés.
Il savait exactement de quoi elle parlait, parce qu’il avait cette même impression en ce moment. Un sentiment de reconnaissance, comme un coup au ventre.
— Qu’est-ce que je vous sers, ma chérie ?
Il leva les yeux. La serveuse s’adressait à Natalie.
— Ça fait un bout de temps, Mae. A votre avis, ce pot de café, de quand date-t-il ?
— Je dirais… les Beatles devaient encore chanter, répondit la serveuse en jetant un coup d’œil vers le comptoir.
Natalie se mit à rire, et Chance reçut encore une fois ce coup au ventre en l’entendant.
— Merci, Mae. Donnez-moi donc un soda.
— Pour moi aussi, merci.
La serveuse partie, Chance contempla un instant Natalie en se demandant… Rien. En ne se demandant rien du tout, se reprit-il, sortant son carnet. Elle avait fait de même et leva les yeux vers lui.
— Pour votre gouverne, c’était le bistrot préféré de mon collègue, quand je patrouillais en tenue. C’est pour cela que je me méfie de la fraîcheur et que j’opte régulièrement pour une boîte, une bouteille ou une canette. On s’y met ?
— Oui. Mauvaise nouvelle pour commencer. Je viens d’apprendre que l’artiste céramiste et le propriétaire de la boutique qui l’exposait sont morts tous les deux.
Elle lui jeta un regard atterré.
— L’avez-vous dit à Tracker et à Sophie ?
— Je le ferai quand nous les verrons. C’est le genre de nouvelle que je préfère donner de vive voix, dit-il, se rendant compte qu’il avait attendu car il voulait d’abord en parler avec Natalie, avoir son avis.
— Je n’aime pas cela, dit-elle, tapotant son carnet de la pointe de son stylo. Celui que nous cherchons ne fait pas de prisonniers. Je veux l’avoir, ajouta-t-elle, cherchant son regard.
— Du nouveau, côté tireur ?
— Je devrais en avoir bientôt, car je lui ai fait une proposition inespérée, et son avocat veut me voir demain.
Mae arriva avec les consommations, et Natalie attendit.
— J’ai rendu visite à Noah Danforth, reprit-elle. Il avait les stores baissés et prétendait avoir la migraine. Je parie que quelqu’un lui fait la peur de sa vie. Votre avis sur Meryl ?
— Elle n’a rien à voir dans l’histoire. Pourquoi ?
— La proximité de la boutique de Sophie est intéressante, réfléchit-elle à voix haute. Elle vous a servi pour l’espionner, elle pourrait tout aussi bien servir aux autres.
— Mais elle est rarement là. C’est une dilettante.
— Nous ferions mieux de prendre la route, dit Natalie en se levant. J’ai vu votre voiture, c’est moi qui conduis.
— Bon travail, murmura-t-il dans le combiné. Excellent. Je vous devrai un bonus pour cela.
Alors qu’à l’autre bout la voix précisait les détails, il dut admettre que cela paraissait infaillible. C’était vraiment devenu enfantin de retracer les appels passés sur des portables. Et il pouvait compter sur le fait que Sophie Wainright ne serait pas dans son magasin, le lendemain.
Il sourit à son reflet dans le miroir. Le Maître des Marionnettes pourrait superviser lui-même la fin du jeu.
Après avoir enfilé sa veste, il sélectionna une rose dans le vase, en brisa la tige et la glissa à sa boutonnière.
Ensuite, il devrait nettoyer impeccablement l’échiquier. Il n’était pas arrivé là où il était en laissant des traces derrière lui.
Par les baies vitrées donnant sur la terrasse, Sophie vit que le ciel devenait gris, que le jour s’enfuyait. Comme Tracker.
Non. Elle n’allait pas encore se sentir abandonnée. Il avait dû descendre téléphoner, régler des détails pour le lendemain. C’était bête, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser que ce qu’ils avaient vécu, dans l’après-midi, était un cadeau d’adieu. En rentrant de leur promenade à cheval, il l’avait emmenée au lit, et il lui avait fait l’amour si différemment, il avait été si tendre, si posé qu’il lui avait donné le sentiment d’être chérie, aimée. Aimée.
Le téléphone sonna alors qu’elle fixait le lit vide.
— Allô ! Sophie ? Tu vas bien ? demanda aussitôt Mac. Lucas vient de raccrocher avec Tracker. Nous avons appris le meurtre de Landry en venant dîner à Key West. Lucas me dit que Tracker s’occupe de tout, mais je voulais t’entendre.
— Ça va, répondit-elle, s’asseyant sur le lit. Grâce à Tracker, je ne peux pas entrer dans la boutique sans marcher sur un garde de la Wainright.

— Parfait. Tu peux compter sur lui. Tu ne veux pas qu’on rentre ? Ce serait mieux que tu viennes vivre avec nous.
— Non, surtout que je suis dans la maison de Tracker.
Il y eut un silence.
— Eh bien ! Lucas et moi n’y avons jamais été invités. Ça doit superbement bien marcher entre vous deux.
Sophie se rendit compte alors que ses bavardages avec Mac lui manquaient terriblement.
— Je ne sais pas. Par moment, tout va pour le mieux. Il est si gentil, si romantique.
— Romantique ? Alors, là, c’est moi qui suis jalouse !
— C’est cela, oui. Comme si, avec toi, Lucas n’était pas devenu un nounours en guimauve !
— Je sais, répondit Mac en soupirant. Mais Tracker ne m’a jamais paru du style romantique.
— Le problème, c’est qu’il est romantique un instant, et il se rétracte le suivant.
— Cela ne m’étonne pas. Il a eu une enfance très difficile, ballotté de foyer en foyer après la mort de sa mère. Il en parle rarement, mais un jour il a dit à Lucas qu’il avait peur d’avoir hérité de la violence de son père.
— Mac, c’est l’homme le plus doux que je connaisse.
— Alors, arme-toi de patience.
Tracker faisait entrer Natalie et Chance quand Sophie descendit le grand escalier. Il sentit son regard accusateur sur sa nuque avant même de lui faire face.
— Réunion stratégique, expliqua-t-il.
— Je croyais que vous ne deviez plus rien faire sans moi ?
— Bien évidemment. Je n’ai pas dit qu’ils venaient car je voulais que tu dormes. Mais nous allons avoir besoin de toutes les énergies, répondit-il d’une voix sèche.
Il était encore furieux contre lui, contre son incapacité à la laisser se reposer. En rentrant de l’écurie, il l’avait emmenée là-haut, dans le but de la laisser dormir, mais il n’avait pas pu la quitter. Pire, il n’avait pas pu s’empêcher de la toucher, de lui faire l’amour. Même quand elle s’était endormie, il avait eu du mal à quitter la pièce.
Elle était visiblement furieuse, à présent. Très bien, songea-t-il, ça les maintiendrait à distance l’un de l’autre. Mais alors qu’il pensait cela, il alla lui prendre la main et, sans plus réfléchir, se pencha pour effleurer ses lèvres.
— Les nouvelles sont mauvaises, Sophie. Natalie et Chance vont tout te raconter.
*
* *
Une heure plus tard, Tracker s’obligea à détendre ses épaules contractées. Sophie avait pris les deux assassinats avec calme et s’était avérée très inventive au cours de la réunion. C’était elle qui avait suggéré de limiter leur liste de suspects aux invités de la réception Langford-Hughes ayant fait mention d’objets en céramique.
Ils avaient écrit leurs noms sur des cartons qu’ils avaient disposés en éventail sur la table. Millie Langford-Hughes, Sir Winston Hughes, Chris Chandler. Natalie avait tenu à inscrire Noah, et ils avaient ajouté une étoile sur la carte de Chandler, car Le Maître des Marionnettes pouvait être l’un de ses clients.
Tracker porta son attention sur les deux interrogateurs de Sophie. Ils se complétaient étonnamment bien, étant données leurs différentes approches du problème. Natalie avait l’esprit acéré et plutôt linéaire alors que celui de Chance paraissait jouer perpétuellement à la marelle. A eux deux, ils avaient appris de Sophie tout ce dont elle se souvenait de son voyage en Angleterre.
— Oui, il y avait des clients dans la boutique ce jour-là, mais je ne pensais qu’aux affaires, se souvint-elle en se pressant les tempes. Je ne crois pas être capable d’en décrire un seul, à part John, mais parce qu’il m’a parlé. Je revois un couple avec un enfant, qui touchait tout dès que ses parents avaient le dos tourné. Il aurait d’ailleurs cassé un vase si cette femme ne l’avait pas rattrapé quand il lui a échappé.
— A quoi ressemblait-elle ? voulut savoir Natalie.
— Plutôt ronde, avec un chapeau blanc à large bord. Elle a plaisanté pour rassurer l’enfant. Un rire profond. De grandes mains. Je me souviens de ce détail. Rien d’autre.
— Essayons autre chose, suggéra Tracker. Je suis prêt à parier que l’origine de ces morts en rafale se situe la nuit de la réception. La troisième pièce était censée arriver ce jour-là. Si le Maître des Marionnettes avait eu la tentation de s’approcher et que quelqu’un, Landry peut-être, l’ait vu ?
— Ça pourrait expliquer son départ précipité, dit Chance.
— Il était excité, quand il m’a dit au revoir, ajouta Sophie. Quand je lui ai demandé ce qui n’allait pas, il a dit quelque chose sur un inconnu qui aurait un air familier.
— Autre chose ? s’enquit Tracker.
— Il s’envolait pour l’Angleterre, le lendemain.
— Moralité : il était certain que nous touchions au but, conclut Chance.
— Essaie de te souvenir de quoi vous parliez quand il a évoqué cet inconnu familier, demanda Tracker.
— Il est venu me dire au revoir, dit Sophie après un temps. Et puis… on a parlé des pièces en céramique. Il m’a dit que Matt Draper voulait savoir si j’avais bien reçu le cheval. J’avais oublié.
— Te souviens-tu de ta réponse ?
— Je lui ai dit qu’il me plaisait tant que je l’avais monté là-haut, pour le déballer moi-même.
— Là-haut. Si tu n’as pas parlé de chez toi, il a dû penser que tu parlais du premier étage, et il est peut-être allé le chercher, supputa Tracker. Car c’est au premier qu’il est mort.
— O.K., dit Chance. Il a vu quelqu’un qu’il a cru reconnaître, et il a pensé savoir où était la pièce, ce qui lui donnait l’appât idéal pour attirer le Maître des Marionnettes en terrain découvert. Savez-vous, Tracker, Sophie, à qui il a parlé avant de partir ?

Tracker secoua la tête.
— Il a pu parler à n’importe qui en sortant, dit Sophie.
— Oui, et aussi fixer le rendez-vous, conclut Chance. On n’est pas plus avancés qu’avant.
— Je pense que nous devrions y aller, dit alors Natalie en se levant. J’ai encore des détails à régler, au bureau, et puis je voudrais aller me coucher et donner à mon subconscient le temps de digérer tout cela.
Chance la suivit vers la porte.
— Je connais des trucs bien plus passionnants à faire dans un lit, lança-t-il.
— Je n’en doute pas, mais vous bousilleriez votre couverture, beau gosse.
— Aïe ! s’écria-t-il, faisant mine d’avoir été poignardé.
Après leur départ, Tracker passa quelques coups de téléphone et Sophie réarrangea les cartes nominales sur la table, pensive. Un détail lui échappait. Cela faisait un moment qu’il rôdait, juste hors de portée, depuis… Si le depuis lui revenait, peut-être que le reste reviendrait aussi.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda Tracker.
— Je ne sais pas… quelque chose qui… Non, ça reviendra.
— Tu devrais aller dormir un peu. J’ai encore des détails à régler.
Ça y était, elle revenait, cette main qui se resserrait autour de son cœur. Ainsi, la distance était de retour. Elle se leva, s’approcha de lui, posa les mains sur ses épaules.
— Si tu penses pouvoir te sacrifier en dormant ici sur le canapé, je saurai te trouver.
— Sophie, tu as besoin de dormir, et moi aussi. Il faut que je sois performant, demain, au magasin. Je veux avoir ce salaud.
L’emploi du « je » ne lui échappa pas. Elle garda le silence un instant et retira prudemment les mains de ses épaules. Elle avait envie de l’étrangler. Oh, elle aurait dû voir cela arriver, si elle n’avait pas été aveuglée par la journée qu’ils venaient de passer. Il avait probablement tout programmé, même cela. Et elle le lui ferait payer. Mais plus tard.
Elle recula d’un pas, mains dans le dos.
— Je n’aurais jamais cru que tu étais un tricheur, dit-elle.
Il pivota vers elle, des éclairs dans les yeux.
— Un tricheur, moi ? gronda-t-il. J’ai accepté tes paris, j’ai suivi tes règles, j’ai joué le jeu. Bon sang, c’est déjà assez dur de ne pas pouvoir empêcher mes mains de te toucher. Je ne peux pas te sortir de ma tête, je ne peux pas te sortir de mes rêves. Que veux-tu de plus ?
Une intense satisfaction s’empara d’elle. Il n’y avait rien de noble à cela, mais elle fut *******e de l’avoir fait souffrir.
Il lui attrapa les bras et la souleva de terre.
— Que veux-tu ? Tu veux que je te fasse l’amour ici, maintenant ? Tu veux que je te fasse l’amour dans toutes les pièces de cette maison ?
Elle avait bien peur que oui. Mais plus tard, cela aussi. Car avec son regard incandescent planté dans le sien, elle ne…
— Je n’arrête pas de te désirer, dirent-ils en même temps.
Il l’avait déjà plaquée contre le mur et ses mains la débarrassaient déjà de son jean. Elle entendit le grognement qu’il poussa en la pénétrant.
— Je n’arrête pas de te désirer, dit-il en s’enfonçant en elle, puis en se retirant, mains plaquées sur ses hanches.
Elle ne vit plus que lui. Furieux, désespéré. Il était à elle.
— Va au diable, Sophie.
Il se poussa en elle, se retira, se poussa encore.
— J’ai besoin de toi.
De nouveau, ils avaient parlé ensemble alors qu’elle empoignait ses cheveux, attirait sa bouche vers la sienne. Ils allaient devoir s’y faire, tous les deux. Telle fut sa dernière pensée cohérente avant que le monde n’explose.
En ouvrant les yeux, Sophie se retrouva couchée sur lui, par terre. Elle releva la tête et tenta de déchiffrer l’expression de son visage. Stupéfait. Atterré. Ce furent les seuls mots qui lui vinrent à l’esprit. Pour lui comme pour elle.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il, posant la main sur sa joue.
— Fabuleusement bien.
Mais il ne sourit pas. Il la dévisagea, lui aussi.
— En général, je ne… Je ne me comporte pas comme…
Il cherchait ses mots.
— Un lapin ?
Alors, il éclata de rire, puis la serra contre lui.
— Je pensais à un adolescent en rut, mais lapin me va.
— Euh, moi non plus, je ne me conduis pas en lapine, mais… pourquoi ce serait toujours à eux de s’amuser ?
Quand ils finirent de rire, hors d’haleine, et que leurs yeux se rencontrèrent, elle se sentit plus proche de lui qu’en faisant l’amour.
— T. J…, commença-t-elle.
— Sophie, murmura-t-il en même temps.
Elle ravala ce qu’elle avait failli dire. C’était « Je t’aime ». Il n’était pas prêt à entendre cela. Et elle n’était pas sûre d’être prête à le dire. Aussi n’ajouta-t-elle rien.
Il la regarda, sans un mot. Ce qu’il avait été à deux doigts de laisser échapper commençait à peine à se faire jour dans son esprit. Le penser, le savoir, était une chose. Mais le dire… Il ne pouvait se le permettre. Pas encore.
— Il faut qu’on parle.
— Non, répondit-il, pris de panique.
— Bon, alors je vais parler et tu vas écouter. Mais d’abord, on se rhabille si on ne veut pas repartir tout de suite dans un remake de Clapier story. Je vais m’asseoir d’un côté de la table et toi de l’autre.
— Si tu crois que cela suffira, dit-il, souriant tout en se rhabillant.
— On va dire que oui, répondit-elle, remettant un peu d’ordre dans ses cheveux. Je vais à la boutique demain matin.
— C’est entendu.
— Tu me prends pour une imbécile ?
— Non.
— Alors ne t’avise pas d’essayer de m’embrouiller avec tes « C’est entendu » ! Foutaises ! Natalie et Chance ont passé plus d’une heure ici et rien n’a été décidé pour demain. Il y a deux minutes, tu as dit « Je dois être performant, demain, au magasin ». Je, pas nous. Tu as un plan dans ta manche pour me laisser derrière, et je pourrais en trouver un pour te contrecarrer. Mais je veux me concentrer sur l’arrestation de ce salaud, afin de pouvoir retrouver une vie normale.

Tracker poussa un soupir. Avait-il vraiment cru pouvoir la leurrer ?
— Sophie, j’ai promis à Lucas de te garder en sécurité. Ce type est intelligent et extrêmement dangereux. Je ne veux pas que tu l’approches.
Elle se pencha sur la table, mains plaquées contre le bois.
— Notre seule chance de l’avoir, c’est que je sois au magasin demain. Pour une quelconque raison, cupidité, arrogance ou amour du jeu, il sera là. Je le sais.
— Raison de plus pour que tu n’y sois pas, s’entêta-t-il, et que tu nous laisses, Gibbs, Chance et moi, faire notre travail. Tu nous gêneras.
Il vit la douleur traverser son regard, et la ressentit aussitôt en lui.
— Il faut que je sois là, car je pourrai le reconnaître.
— Comment ? Personne ne l’a vu. Cela peut tout aussi bien être une femme.
— Quand John Landry m’a dit qu’il avait vu un inconnu qui lui paraissait familier, je me suis souvenue avoir eu la même impression au cours de la réception. C’était diffus, et je n’ai pas pu me rappeler qui c’était. Mais si je revois cette personne, ça me reviendra certainement. C’est peut-être pour cette raison qu’on essaie de me tuer.
Elle avait raison, et il n’aimait pas cela. Mais si elle reconnaissait l’individu, c’était peut-être leur seule chance de l’avoir.
— S’il vous file entre les doigts, nous ne saurons jamais quand et où il va engager un tueur pour me liquider.
Il dut reconnaître qu’elle savait quels boutons presser.
— Je me déguiserai, je suis douée. Jerry est de la même taille que moi. Je suis certaine qu’il voudra bien me prêter quelque chose.
— Hum, la dernière fois, tu as fini par être enlevée !
— Mais tu seras avec moi, demain. On avait bien dit qu’on serait partenaires à égalité, non ? Tu reviens sur ta parole ?
—Pas du tout. D’accord, je t’emmène demain. Et maintenant, au lit !

 
 

 

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ÞÏíã 28-12-09, 09:30 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 29
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ÇáÊÓÌíá: Apr 2008
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Chapitres - 15



Alors que Tracker engageait la voiture sur la première route digne de ce nom, Sophie se tortilla en cherchant une position plus confortable. Le jean de Jerry était taillé pour un homme format ablette, et elle avait un peu de mal à respirer en position assise. Mais elle n’en était pas moins ravie de son déguisement, surtout la moustache, fournie par Tracker et mise en place par Jerry. Une casquette de base-ball dissimulait sa chevelure, et avec ses lunettes fumées, elle avait du mal à se reconnaître elle-même.
Un coup d’œil à Tracker lui suffit pour comprendre qu’il était repassé en mode protecteur, et elle ne tenait pas à le distraire. Quand elle l’avait vu remonter la capote de la voiture et glisser un fusil derrière le siège, le choc ressenti avait été salutaire. Ils ne jouaient plus. Il s’agissait de sa vie.
— Merde, marmonna-t-il.
Les freins hurlèrent, elle leva la tête et vit un arbre couché en travers de la route. Elle eut à peine le temps de s’accrocher que la décapotable finissait sa course sur le bas-côté. A peine remise, elle entendit un choc sur la carrosserie. Une balle.
— Fais ce que je dis, ordonna Tracker. Pas de questions.
Elle hocha de tête. Il s’empara du fusil.
— On sort de ton côté et on descend la colline. Vite.
Elle rampa parmi les branches, poussée par Tracker. Ils dévalèrent le coteau, tantôt accroupis, tantôt sur les fesses.
Même une fois à couvert, dans le bois, Tracker ne ralentit pas l’allure. Il voulait aller aussi loin que possible avant de faire demi-tour. Et que Sophie soutînt le rythme sans problème et sans récrimination lui fut une surprise et une bénédiction. Jusque-là, ils avaient de la chance. Vraiment. Par deux fois, il avait entendu des balles s’écraser sur des pierres pendant leur folle descente de la colline. Grâce au ciel, les arbres les avaient protégés dès leur sortie de voiture.
Ce n’était pas le moment de penser à ce qui aurait pu arriver s’il n’avait pas remis la capote.
— Là.
Il poussa Sophie vers un amoncellement de rochers et d’arbres morts. Il fallait qu’il lui trouve un endroit où se terrer avant d’espérer retrouver le tireur. Une fois pelotonnés dans une sorte de terrier naturel, il lui fit signe de garder le silence, et écouta. Une minute s’écoula. Puis deux, trois. Peu à peu, il perçut d’autres sons que leurs respirations laborieuses : le vent dans les feuilles, un pépiement d’oiseau. Une autre minute passa, et une branche oscilla au-dessus d’eux. Un écureuil.
Et puis il entendit ce qu’il attendait : un craquement de branchages. Emprisonnant le visage de Sophie entre ses mains, il l’attira vers lui et chuchota à son oreille :
— Pas un geste. Promets-moi de ne pas bouger quoi qu’il arrive.
— Je te le promets.
Il se redressa, lui sourit, puis sortit son revolver et le lui donna. Elle le prit, empoigna son T-shirt et l’attira à elle pour un baiser bref et intense.
— Reviens.
Une autre brindille cassa. Assez fort pour qu’il puisse évaluer la direction. Il cala le fusil sous son bras, se releva et courut en décrivant un cercle, retournant vers la voiture.
Il ne tenta pas d’assourdir ses pas, car il voulait que le tireur sache où il était. Il voulait l’entraîner le plus loin possible de Sophie. Avec tout le boucan qu’il faisait, impossible de deviner qu’il courait seul.
En dépit des obstacles, racines, arbres tombés et branches mortes, il conserva une allure aussi égale que possible, un souffle de même, tout en réfléchissant à cent à l’heure. Les branches cassaient sous ses semelles, les oiseaux s’envolaient à son approche. N’importe quel crétin serait capable de le pister. Surtout ne pas penser à Sophie, se concentrer uniquement sur son but.
Au bout de quatre minutes de course, il repéra le genre d’arbre qu’il cherchait, piqua droit dessus et attrapa la plus basse branche. D’un coup de rein, il se hissa dans l’arbre et l’attente commença.
Roulée en boule là où l’avait laissée Tracker, Sophie écoutait. Il lui avait dit de rester immobile, mais c’était inutile. Elle aurait été incapable de bouger, paralysée qu’elle était par la peur. Un moment, elle put suivre sa progression à l’oreille, donc savoir qu’il vivait. Maintenant, elle n’entendait plus que le vent et les oiseaux.
Ça fait trop longtemps qu’il est parti. La phrase commença à la hanter. Un rapide coup d’œil à sa montre lui apprit que cela ne faisait que cinq minutes. Mais le tireur avait quand même pu le trouver…
Elle fut prise de l’envie frénétique de se lever et de courir vers lui. Mais elle avait donné sa parole. Et quiconque avait tiré sur eux jouait un jeu létal. En courant vers lui, elle pourrait le distraire et provoquer sa mort, comprit-elle, paniquée.
Pense à autre chose. Elle ferma les yeux et revit les cartes nominales étalées sur la table, la veille. Un de ces noms-là était derrière toute cette affaire. Si elle repensait aux visages, elle pourrait peut-être retrouver celui qui titillait sa mémoire depuis lors.
L’un après l’autre, elle les passa en revue. Noah, si sérieux derrière ses lunettes cerclées de noir. L’effervescent Chris Chandler, ses mains volubiles et son diamant au petit doigt. Millie Langford-Hughes, véritable gravure de mode sous ses chapeaux à large bord. Et enfin, Sir Winston, son éclat dans le regard, ses mains qui prenaient les siennes.
Stop. Elle la sentait de nouveau cette impression de déjà-vu. Une image, juste hors de portée.
Trois détonations brisèrent le silence. Le cœur lui remonta dans la gorge tandis que les oiseaux s’égayaient. Tracker. Prise d’une peur panique, elle agrippa le revolver qu’il lui avait confié. Si tiède, tout à l’heure, quand il l’avait sorti de sa ceinture, si froid à présent. Si froid

Elle se concentra et tendit l’oreille. Une minute, deux minutes. Il avait dit qu’il reviendrait, donc il reviendrait. Point. Un écureuil fila d’un arbre à l’autre. Un oiseau chanta.
Trop longtemps. Trop longtemps. Les mots formaient une litanie dans sa tête. Elle n’aurait pas dû le laisser partir. Elle aurait dû l’obliger à rester près d’elle, à l’abri des rochers. Elle aurait dû lui dire qu’elle l’aimait.
Une branche cassa. Elle empoigna la crosse et écouta. En se mordant les lèvres pour ne pas crier son nom. Si ce n’était pas lui… Dans le silence revenu, elle glissa son index dans la gâchette, puis brandit l’arme à deux mains et attendit.
Une autre branche.
— Sophie ? C’est moi.
Au son de sa voix, elle relâcha le souffle qu’elle avait retenu et se remit malaisément debout avec un sanglot. Il était là, de l’autre côté du monticule. Dès qu’elle le vit, elle courut se jeter dans ses bras.
— Est-ce que tu vas bien ?
— Ça va, dit-il en l’étreignant. Tu m’as attendu.
— Tu devrais me faire davantage confiance. Je croyais…
En disant cela, l’image qu’elle avait tant combattue s’imposa à son esprit. Son grand corps sans vie dans le sous-bois, ensanglanté.
— J’ai entendu les coups de feu, et…
Et elle se mit à trembler violemment, brusquement prise de nausée.
— Tu devrais me faire davantage confiance, toi aussi, princesse. Ils étaient deux, et ils ne nous ennuieront plus.
Elle se concentra sur le corps dur pressé contre le sien, le battement régulier de son cœur. Il était chaud, il était réel. Dans une minute, elle le croirait et serait capable de s’écarter. Dans une minute.
Tracker ne fut pas certain du temps qu’ils passèrent ainsi, enlacés, sous les arbres. Elle était vivante, elle était sauve. Les tremblements qui l’agitaient le prouvaient, et dans une minute, il croirait qu’ils allaient bien tous les deux.
C’étaient deux professionnels, comme celui qui était à l’hôpital, équipés d’armes haut de gamme. Si l’arbre tombé n’avait pas offert un abri, s’ils avaient choisi un endroit de la route plus éloigné des bois…
Il resserra son étreinte, chassant cette pensée. Alors, il se rendit compte qu’elle pleurait. Un instant de faiblesse s’empara de lui, et il eut peur que ses genoux ne lâchent. Elle ne faisait aucun bruit, et il ne sut même pas si elle en avait conscience. Mais les larmes inondaient son T-shirt, et il se sentit aussi démuni que l’année précédente, dans le bureau de Lucas.
— Chut…, murmura-t-il, caressant sa joue. Tout va bien.
— J’ai cru que je t’avais perdu.
— Oui, dit-il d’une voix bourrue.
Puis il glissa une main sous son menton et le leva. Lentement, il but les larmes qui coulaient encore sur ses joues, puis baissa sa bouche sur la sienne. Elle avait les lèvres douces, et quand elles commencèrent à se réchauffer sous les siennes, il se détendit. Progressivement, il laissa s’enfuir sa peur. Elle était sauve, et il allait veiller à ce qu’elle le reste.
— Viens, dit-il en se redressant.
— Oui. Si on se dépêche, on pourra être au magasin avant l’heure d’ouverture.
Il s’arrêta net et tourna un regard éberlué vers elle.
— Tu n’y vas pas. Je te ramène chez moi.
— On a déjà réglé ça.
— Changement de programme. Je suis censé veiller sur toi, et je ne peux pas. Je ne pense pas clairement. Si je l’avais fait, j’aurais pigé qu’ils pouvaient nous pister jusque chez moi. Ils ont dû nous retrouver par le biais des appels téléphoniques. J’aurais dû…
— Arrête tout de suite ! Tu as fait un boulot formidable pour me protéger. Un blessé à l’hôpital, deux morts ici.
— C’est justement ça le hic. Il y en aura d’autres. Ce type, le Maître des Marionnettes, ou qui que ce soit, en engagera d’autres. Je veux que tu sois en lieu sûr.
Sophie se plaça en face de lui et lui prit les mains.
— C’est bien pour cela que nous allons au magasin.
— Sophie…
— Laisse-moi finir. Ils savaient quelle route tu allais prendre, ce matin. Donc, ils savent où se trouve ta maison. Combien de temps crois-tu que je serai en sécurité, là-bas ? Et comment pourras-tu être serein, au magasin, si tu te fais du souci pour moi ?
Elle n’avait pas tort. Elle n’avait jamais tort, et il eut envie de la secouer.
— Je t’emmène ailleurs.
— Et combien de temps vais-je devoir y rester ? Il a envoyé deux tueurs, cette fois. N’est-ce pas la preuve qu’il ne veut pas de moi à Antiquités, aujourd’hui ? Réfléchis-y un peu. Il va venir afin de s’assurer en personne que la troisième pièce est récupérée. Et il a peur que je le reconnaisse. C’est la seule chose qui soit logique dans tout ce fatras. Et si je n’y suis pas, il pourra peut-être vous échapper. Je ne serai jamais en sécurité.
Elle avait raison. Pour la première fois depuis qu’elle avait pleuré dans ses bras, il s’efforça de réfléchir sainement. Il ne voyait pas comment la garder en vie autrement.
— Au lieu de polémiquer, tu ferais mieux de vérifier mon déguisement. La moustache, elle est toujours en place ?
— Oui.
Il allait devoir se fier au déguisement pour remplir son rôle, tout comme il allait devoir se fier à Sophie pour faire de même.
— Très bien, dit-il, resserrant sa main sur la sienne et l’entraînant dans le bois. Tu viens au magasin avec moi, mais voici comment cela va se passer.
Le plan de Tracker ne plut pas du tout à Sophie. Elle devait jouer au client dans sa propre boutique, accompagnée de Natalie Gibbs. Au début, elle ne reconnut même pas l’inspecteur dans ce grand blond qui venait à eux, et ce ne fut que lorsqu’il sourit et la complimenta sur sa moustache qu’elle comprit enfin.

Leurrer Noah avait été un peu plus épineux, mais il avait fort à faire avec les badauds intéressés par les soldes disposées sur des tables, à l’extérieur. Alors, Natalie et elle ne furent que deux badauds fourrageant dans les babioles et les antiquités.
Et rien, absolument rien ne se passa. Planté sur le seuil du magasin, Tracker aidait en principe Noah à surveiller les tables extérieures. Censé se précipiter pour jouer au caissier en cas de besoin, il scrutait attentivement tous les gens qui s’approchaient un peu trop du cheval en céramique. Des membres de l’équipe de surveillance de la Wainright se relayaient en permanence pour jouer les chalands.
Le tintement de la sonnette de la porte attira l’attention de Sophie, mais ce n’était que Noah. Alors qu’il se précipitait vers l’arrière-boutique, elle se tourna vers la vitrine et fit mine de s’y intéresser. Un instant plus tard, il reparut avec deux bouteilles de citronnade. C’était lui qui avait eu l’idée d’offrir des boissons fraîches, et Sophie avait vite compris que les gens, attirés par la boisson les jours de canicule, avaient tendance à acheter plus volontiers.
Ce n’était pas la première fois qu’elle se félicitait d’avoir Noah pour assistant. Si jamais il s’avérait qu’il était impliqué dans le trafic…
Elle repoussa cette pensée et jeta un coup d’œil au cheval de céramique, posé sur une console Napoléon III, près de la vitrine. Tracker avait insisté pour l’exposer là, car les deux caméras vidéo braquées dessus filmeraient tous ceux qui s’y intéresseraient, ne serait-ce qu’un tant soit peu.
La sonnette tinta encore, et Meryl entra.
Sophie feignit toujours le même intérêt pour la vitrine, en se demandant ce qu’elle venait faire à Antiquités. A peine s’était-elle posé la question qu’elle repéra Chris Chandler en grande conversation avec Noah. Derrière lui, elle vit Millie Langford-Hughes et son mari, Sir Winston, qui s’avançaient vers le magasin. Les suspects arrivaient.
Millie fondit sur Chris Chandler, cependant que Sir Winston allait se verser un verre de citronnade. Un large panama protégeait son visage du soleil, et la même ombre de souvenir effleura la mémoire de Sophie. Qu’était-ce donc ? Ce ne fut que lorsqu’il se pencha pour donner un verre de citronnade à un enfant qui tirait sur un pan de sa veste que le déclic se fit. Quelqu’un d’inconnu et toutefois familier.
Qu’est-ce qui provoqua son souvenir ? Le chapeau, les mains sur le verre tendu à l’enfant ? Elle n’en sut jamais rien. Mais elle comprit qu’elle avait déjà vu ces mains, dans ce magasin anglais où elle avait connu John Landry. Seulement, à l’époque, ces mains appartenaient à une femme portant un chapeau à large bord, une femme ronde qui avait empêché un enfant de faire une bêtise.
Tracker. Il fallait le lui dire. Mais lorsqu’elle tourna les yeux vers le seuil, il ne s’y trouvait plus.
— Un problème ? lui demanda Natalie.
Du coin de l’œil, Sophie vit Meryl examiner un échiquier.
— Il faut que vous trouviez Tracker, dit-elle, faisant semblant d’admirer la figurine de jade que tenait Natalie. Je ne pourrais pas dire pourquoi, mais je pense que notre homme n’est autre que Sir Winston.
Au moment où Natalie se faufilait vers la porte d’entrée, Sophie scruta le flot de passants dans la rue, qui ne tarda pas à happer l’inspecteur. Toujours aucun signe de Tracker. Elle allait retourner vers le comptoir quand elle vit un reflet très intéressant dans un miroir suspendu au mur : Meryl posait un cheval en céramique à côté du premier sur la console. Pivotant sur elle-même, Sophie la regarda glisser le cheval original dans son sac.
— Comment voulez-vous votre hot-dog, monsieur McGuire ? demanda Ramsey.
— Je ne vais pas en prendre. Je ne tiens pas à rester trop longtemps éloigné du magasin, répondit-il.
Quand l’inspecteur lui avait fait signe, il avait traversé la rue pour le rejoindre.
— Du calme, dit Ramsey en étalant de la moutarde sur le sien avant d’ajouter quelques rondelles d’oignon. Mes meilleurs éléments quadrillent le quartier.
— Peut-être, mais deux de nos principaux suspects sont dehors. Noah pourrait les faire entrer n’importe quand, et la partie débuterait.
— Au fait, reprit Ramsey en lui tendant une bouteille d’eau. Notre tireur vient de lâcher un nom.
— Qui ?
— Il dit avoir été engagé par Meryl Beacham.
— Bon sang ! s’exclama Tracker, tournant la tête vers le magasin. Sophie et elle se trouvent à l’intérieur, en ce moment même.
Ils se figèrent en voyant Natalie Gibbs sortir, et l’attendirent.
— Sophie a besoin de vous, dit-elle à Tracker. Elle pense qu’il s’agit de Sir Winston.
— Mes hommes vont s’occuper de lui, dit Ramsey, sortant un talkie-walkie de sa poche.
— Du nouveau ? voulut savoir Natalie.
— Le tireur prétend avoir été embauché par Meryl Beacham, l’informa Tracker. Vous, retournez-y par la porte de la boutique. Ramsey et moi ferons le tour par-derrière. Ne brûlez votre couverture qu’en cas de nécessité.
Sophie braqua le regard sur le revolver que Meryl venait de sortir de son sac.
— Bon déguisement, Sophie, dit Meryl. J’aime surtout la moustache. Et comme je ne vous attendais pas, j’aurais pu me laisser avoir. Mais quand on est sur le point de voler un objet inestimable, on apprend à repérer tous les policiers en civil et autres clandestins.
— Pourquoi, Meryl ? Pourquoi tremper là-dedans ?
— L’argent, le pouvoir, répondit sa voisine avec un petit sourire. Et aussi l’excitation du jeu. C’est grisant de savoir qu’on est plus malin que tout le monde.

Gagne du temps. Tracker va arriver, songeait Sophie. Cela n’aidait pas de regarder l’arme, aussi braqua-t-elle les yeux sur le visage de Meryl.
— Vous ne vous en tirerez pas comme ça, vous savez. Tous vos gestes ont déjà été enregistrés par les caméras.
— Là où j’emporte ceci, répondit Meryl en souriant, les photos ne vaudront rien. Nous ne serons jamais pris. Maintenant allons-y, nous allons sortir par-derrière.
Sophie ne bougea pas.
— Il y a des gardes partout. Vous ne passerez pas.
Meryl rit doucement.
— Oh, je pense que j’irai assez loin avec vous comme otage. Ça aurait été plus simple si vous aviez été tuée hier, ou même ce matin, mais on dirait bien que vous avez neuf vies.
Son sourire disparut.
— Et vous m’avez fait perdre la face devant mon partenaire. Pour cette seule raison, j’aurai un plaisir infini à vous liquider moi-même. Bien, on avance vers le fond, à présent.
— Vous ne me tuerez pas. Morte, je ne vous servirais plus à rien.
— C’est exact, répondit Meryl en la regardant droit dans les yeux. Mais si votre superbe amant arrive à la rescousse, je le tuerai, lui. En route.
Pas de panique, se dit Sophie, en avançant très lentement. Chaque seconde gagnée serait une seconde donnée à Tracker pour lui laisser le temps d’agir. Elles arrivèrent dans le vestibule arrière sans que personne ne soit entré dans le magasin.
Ce ne fut qu’en tapant le code sur le clavier que Sophie se rendit compte que ses mains tremblaient. Elle voulut pousser la porte. En vain.
— On ne perd pas de temps, l’avertit Meryl en lui enfonçant le canon de son pistolet dans les côtes. Une balle peut faire très mal sans tuer.
— Je ne le fais pas exprès, se défendit Sophie. Ils ont installé un nouveau code.
Elle appuya plus posément sur les touches.
— Noah est-il mêlé à tout cela ?
— Il n’a pas été très efficace. Pourtant, son travail était simple. Il devait seulement s’assurer que le bon objet tombait dans les mains du bon client.
— Pourquoi a-t-il accepté ?
— Pour l’argent, d’abord. Et ensuite, par peur. Les enjeux sont énormes. Si tu échoues, tu meurs. Et je n’ai pas l’intention de mourir. Ouvrez la porte, Sophie.
Elle obéit, et scruta la cour. Personne. Meryl lui prit le bras, l’arme enfoncée dans son dos.
— Vers l’allée. J’y ai laissé ma voiture. Pas un geste inconsidéré, sinon je vous loge une balle dans le dos, et vous passerez le restant de vos jours en chaise roulante. Compris ?
Elle hocha la tête. Mais où donc était Tracker ?
— Et si votre petit ami montre son nez, dites-lui de rester à distance. Compris ?
Nouveau hochement de tête. Le revolver s’enfonça plus douloureusement dans son dos.
— Répondez-moi, Sophie.
— Oui, réussit-elle à articuler. J’ai compris.
Puis elles traversèrent lentement la cour dallée. Alors qu’elles mettaient le pied dans l’allée retentit la voix de Tracker.
— Lâchez votre arme, Meryl.
Sophie eut le temps d’enregistrer qu’il se trouvait sur la droite de Meryl. Cette dernière pivota vers lui, arme braquée. Il se déplaça alors et Sophie en profita pour se jeter sur le bras armé de sa voisine.
Alors qu’elle refermait les doigts autour de son poignet, elle vit un éclair de feu, entendit la détonation assourdissante, et elles s’écroulèrent toutes deux sur le sol. La tête de Sophie heurta quelque chose de dur, et elle vit une kyrielle de points lumineux danser devant ses yeux. Ce fut dans un brouillard coloré qu’elle distingua Tracker et Ramsey en train de maîtriser et de menotter Meryl.
Il y avait quelque chose d’important qu’elle devait dire à Tracker, mais quand elle voulut s’asseoir, elle fut incapable de soulever la tête. Cela faisait trop mal. Puis Tracker fut là, près d’elle, et il la tâtait partout d’une main experte, comme il le faisait dans ses rêves. Elle se détendit et ferma les yeux.
— Tu saignes !
Le cri la ramena à la conscience. Elle ouvrit les yeux et tenta d’ajuster sa vision. Mais il y avait maintenant deux Tracker penchés sur elle.
— Tu n’es pas censé hurler, mais tu dois dire « Tu vas bien, princesse. »
— Mais merde, Sophie ! A-t-elle tiré sur toi ? Où ?
— Ouille ! Ne touche pas ma tête. Je crois bien qu’elle est cassée. Mais tu peux me toucher partout ailleurs, si…
— Appelez une ambulance !
Il n’était pas censé hurler. Ce n’était pas dans son rêve.
— Tracker.
Elle ne voyait plus très bien les deux Tracker, maintenant. Ils devenaient gris. Et flous.
— Chut, dit-il, lui prenant la main. Ne parle pas.
— Winston Hughes. Je crois que c’est lui, le Maître des Marionnettes.
Puis elle ferma les yeux et sombra dans le rêve qui l’attendait.
Sophie s’assit dans son lit d’hôpital et balança les jambes par-dessus le bord. Sa migraine s’était muée en une douleur lancinante mais supportable, et elle ne voyait plus double. Il n’y avait qu’une seule Mac assise près de son lit. Et un seul Chester installé sur ses genoux. Lucas l’avait introduit en douce dans le bâtiment.
— Je vais m’habiller.
— Taratata, les médecins te gardent encore une nuit, rétorqua Mac. Tu as une commotion cérébrale.
— Je vais bien.
Chester laissa échapper un reniflement méprisant.
Elle le fusilla du regard.
— Ah, tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ! Je vais bien, et il faut que je sorte d’ici. Je dois partir à la recherche de quelqu’un.
Cela faisait plus de vingt-quatre heures qu’elle n’avait pas vu Tracker, et la peur commençait à l’étreindre.
— Si tu sors de ce lit, Sophie, je vais devoir m’extraire de ce fauteuil, menaça Mac en passant la main sur son ventre rebondi. Et le bébé vient juste de s’endormir.

Sophie adressa un regard furibond à son amie.
— C’est du chantage pur et simple.
— Du moment que ça marche, je m’en fiche. J’ai promis à Lucas et à Tracker que je te garderais ici tant qu’ils ne seraient pas arrivés.
— Et quand comptent-ils pointer le bout de leur nez ? grommela-t-elle.
— Dès qu’ils en auront fini avec la police. Lucas m’a appelée pour me donner les dernières informations pendant que les médecins t’examinaient. Millie Langford-Hughes a été totalement blanchie. La seule chose dont elle semble être coupable, c’est sa propension à épouser des malotrus. L’avocat de Meryl l’a convaincue d’accepter l’arrangement que lui proposait la police, et elle est en train de tout raconter par le menu. Quand à Sir Winston, il essaie de leur faire avaler que les deux autres pièces, trouvées dans son coffre-fort, ont été achetées en toute bonne foi.
— Et Noah ?
— Ils lui avaient promis qu’ils l’aideraient à ouvrir son propre commerce s’il apportait son aide. Selon Meryl, telle avait été la « carotte ». Quand Jayne Childress a été assassinée, il a compris que le jeu n’en était pas un, et c’est parce qu’il craignait pour sa vie qu’il a continué.
— Je vais lui prendre un avocat, décida Sophie. A sa place, j’aurais peut-être fait la même chose. Au début, il ne pouvait pas savoir dans quoi il mettait les pieds.
— Tracker avait prédit que tu réagirais ainsi.
— Vraiment ?
Cet homme avait apparemment le temps de parler à tout le monde, sauf à elle.
— Vraiment, répondit une voix grave.
Elle tourna la tête et sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine en l’apercevant sur le seuil, en compagnie de Lucas. En elle, le soulagement se mêla à un furieux désir de courir lui sauter dans les bras. Mais elle avait un petit jeu en tête.
— Je crois que je commence à comprendre la manière dont fonctionne ton esprit, princesse.
Elle leva le menton.
— Il faut qu’on parle.
Mac se leva.
— Viens, Lucas. Allons faire un tour à la pouponnière. J’emmènerais bien Chester avec nous, mais je ne crois pas que les puéricultrices seraient d’accord.
Tracker ne pensait pas avoir jamais vu une pièce se vider aussi vite.
— Beau départ, princesse.
L’agressivité de sa voix, la raideur de sa posture l’assurèrent, bien mieux que ce qu’avaient pu dire les médecins, qu’elle allait parfaitement se remettre.
Même dans la chemise de nuit peu seyante de l’hôpital et avec un bandage autour de la tête, elle avait quand même l’allure d’une princesse. La peur qui s’était emparée de lui quand il avait découvert qu’elle était blessée commença enfin à s’atténuer.
Elle était sauve, et elle était à lui. Et il avait un plan. Comme il se doutait qu’elle devait également en avoir un en tête, il referma la porte et poussa subrepticement le loquet. Puis il brandit le bouquet de marguerites qu’il cachait jusque-là dans son dos.
— Tiens. C’est pour toi.
— Tu m’as apporté des fleurs, bégaya-t-elle, éberluée.
— Oui.
Comme elle ne faisait pas mine de les prendre, il les posa sur ses genoux.
— Pourquoi ? Non, dit-elle aussitôt, l’arrêtant d’un geste de la main. Tu les as apportées car tu es un homme doux et prévenant. Elles sont magnifiques.
Elle les souleva à hauteur de regard et les contempla un bon moment.
Jusqu’ici, tout va bien, se dit-il. Et il allait sortir la boîte qu’il avait dans la poche quand il vit couler la première larme sur sa joue.
— Sophie ?
Elle lui lança le bouquet et s’essuya rageusement la joue.
— Je sais exactement ce que tu es en train de faire. Tu m’offres des fleurs pour atténuer le choc quand tu vas me dire que tu ne veux plus me revoir. En me servant un gros bobard sur le fait qu’on a rien en commun. Qu’on vient de mondes différents. Et ensuite, tu vas retourner te faufiler dans tes ombres chéries. Eh bien, je ne marche pas.
— Ah non ?
Il avait eu tort d’un bout à l’autre. Il n’avait toujours pas la moindre idée du mode de fonctionnement de son esprit.
— Non, répéta-t-elle en s’essuyant la joue. Je ne veux plus d’une aventure avec toi.
La douleur l’assaillit tel un coup de poing dans l’estomac.
— Les aventures sans engagement ne valent pas mieux que les aventures d’une nuit. N’importe lequel d’entre nous aurait pu décider de faire sa valise et de s’en aller.
Elle planta son regard dans le sien, et il y vit se refléter toutes les frayeurs qui l’avaient harcelé au cours des dernières vingt-quatre heures. Elle avait peur de le perdre tout autant que lui de la perdre. Comment avait-il pu songer qu’ils étaient différents, alors qu’ils étaient tellement semblables ?
— Je veux t’épouser, dit-elle.
Pour la deuxième fois en moins de deux minutes, il eut le sentiment de recevoir un uppercut en plein estomac.
— Sophie.
Il avança vers elle, mais elle l’arrêta d’un geste.
— Tu n’arriveras pas à m’en dissuader. C’est le mariage ou rien.
Il ouvrit la bouche, la referma. Autant pour la proposition qu’il avait préparée ! Sophie Wainright était définitivement imprévisible.
Un sourire effleura lentement ses lèvres.
— D’accord. On se marie.
Elle se renfrogna.
— Je ne plaisante pas. D’ailleurs, on va régler cela de la même manière qu’on a commencé, à pile ou face.
Elle sortit du lit, gagna le placard et fouilla dans la poche de son jean à la recherche d’une pièce.
— Face, on se marie. Pile, tu retournes à tes chevaux et à ton Jerry et on ne se revoit jamais.
— D’accord.
Elle fit brusquement volte-face et le fixa.

— Tu veux vraiment décider de notre avenir à pile ou face ?
— Oui, si tu le veux aussi. Chiche !
Elle plissa les yeux. Des yeux au regard intense.
— Génial, vraiment ! Tu es prêt à laisser notre futur dépendre d’un pari stupide !
En voyant le feu de ses yeux, il la rejoignit, l’attrapa par les bras, la souleva et la reposa sur son lit. Puis il s’assit près d’elle et lui prit les mains.
— Sophie, j’y suis prêt parce que ta pièce est truquée.
Elle le fixa, interdite.
— Comment as-tu…
— Cette pièce, c’est moi qui l’ai offerte à Mac en cadeau de mariage. Je savais qu’elle cherchait des éléments pour ses recherches et je me suis dit qu’elle en aurait l’usage.
— Mais alors… tu le savais depuis le début ?
— Non. Je l’ai compris la deuxième ou la troisième fois, quand ça tombait toujours sur face.
Elle réfléchit un moment.
— Je veux quand même me marier.
— Et si on essayait la manière traditionnelle, pour une fois ?
Il tomba à genoux près du lit, sortit un écrin de sa poche et l’ouvrit.
— Je t’aime, Sophie Wainright, et je te demande de m’épouser.
Elle contempla la bague, bouche bée. Des pierres de chaque nuance de l’arc-en-ciel encerclaient un diamant. Une larme coula sur sa joue.
— Ce n’est pas une bague traditionnelle. Tu pourras la changer si tu veux, mais elle m’a fait penser à toi.
— Je l’aime déjà.
Quand il la lui glissa au doigt, une autre larme lui échappa. D’autres se rassemblèrent dans sa gorge alors qu’elle croisait son regard.
— Je t’aime, T. J. McGuire, et j’avais si peur de te perdre.
— Moi aussi, princesse, dit-il en l’attirant à lui et en posant la joue sur ses cheveux. On se ressemble tellement.
Chester poussa un soupir de satisfaction sur sa chaise.
Alors, Sophie s’écarta.
— Si on se ressemble autant que cela, tu dois savoir à quoi je pense en ce moment même.
Il fronça les sourcils, méfiant.
— Du calme. Je pensais juste que tu viens de me faire deux cadeaux, et que je ne t’en ai fait aucun.
Elle tendit la main vers son sac et en sortit un coupon, qu’elle lui donna.
Il sourit. Cette surprise-là, il s’en était douté, et c’était bien pour cela qu’il avait verrouillé la porte.
— Ici ?
— Et maintenant.
— Tes désirs sont des ordres, princesse.
Elle lui mordillait déjà l’oreille lorsqu’il la renversa sur le lit. Une seconde plus tard, il avait déboutonné sa braguette et libéré son érection. Elle était si belle et elle était à lui.
— J’ai aussi le ruban noir… si tu es chiche, murmura-t-elle, glissant la pointe de sa langue dans son oreille.
— Pas avant que tu ne sois sortie de cet hôpital.
Il la pénétra. Et, comme chaque fois qu’ils faisaient l’amour, il eut un sentiment d’achèvement.
— Mais après, souffla-t-il, tant que je serai avec toi, je serai partant pour tout.
— Moi aussi, T. J. Moi aussi.
Unis, ils commencèrent à se mouvoir.

 
 

 

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Chapitres : - 16



— Je ne veux pas te quitter.
Tracker réprima un sourire en déballant le pique-nique qu’avait préparé Jerry. En grande forme, sa princesse arpentait le sol sous le saule. Même une folle chevauchée sur Perséphone n’avait pas réussi à la calmer. Bon, d’accord, il pouvait comprendre. D’autant que son propre estomac faisait également des siennes. Ce n’est pas tous les jours qu’on se marie, et il voulait faire cela bien.
— Qui a pensé à cette tradition ridicule selon laquelle il ne faut pas que la mariée voie son fiancé le jour du mariage ? J’ai dit à Mac que je ne marcherais pas dans ce truc.
Et c’était bien pour cela qu’il avait reçu l’appel au secours de la femme de son ami. Il emplit deux verres de vin et se remémora son plan. Après quatre mois de vie commune, il essayait encore de trouver la méthode pour manœuvrer Sophie. Quelque chose lui disait qu’il allait lui falloir une vie pour la trouver. Une vie pleine de passion, de couleur, de défis et d’amour. Ça, il pourrait s’en arranger.
— Je ne vois pas pourquoi je devrais passer la nuit précédente dans la maison Wainright pendant que tu restes seul ici, se plaignit-elle.
Plusieurs réponses lui vinrent à l’esprit, mais toutes étaient annonciatrices de désastre. Le Dr Mackenzie Lloyd était une femme en mission. Il n’en revenait encore pas qu’une chercheuse en biologie, qui plus est enceinte de huit mois, ait encore le temps ou l’énergie de préparer un mariage. Mais Mac s’était jetée dans les préparatifs avec la détermination d’un général d’infanterie. Elle tenait à offrir une journée de rêve à sa meilleure amie.
Sur ce point, au moins, leurs avis convergeaient. Et il n’avait plus qu’à espérer le succès de sa stratégie présente.
— Tu ne dis rien, reprit Sophie en s’immobilisant. Serais-tu d’accord avec Mac ? Est-ce que tu veux vraiment passer la nuit loin de moi ?
En place pour le premier barrage d’artillerie.
— Oui, à la première question. Et je vais passer sur la deuxième.
— Passer ? répéta-t-elle, plissant les yeux. Tu le fais exprès afin d’avoir une pénalité.
Il lui sourit et lui tendit la main.
— Tu lis en moi comme dans un livre ouvert, princesse.
Elle se rapprocha lentement de lui.
— Et je suppose que tu penses pouvoir me distraire et m’apaiser au moyen d’un gros câlin ?
— C’est en effet mon but.
Au moment où elle le rejoignit sur la couverture, il lui prit les mains.
— Mais d’abord, j’ai une question à te poser, et je tiens à ce que tu y répondes.
Au changement dans son regard, Sophie comprit qu’il était sérieux.
— D’accord.
— As-tu peur de te plier à la tradition parce que tu as encore peur que je te quitte ?
Dans ses yeux, elle vit comme toujours le parfait reflet de ses propres craintes, de ses propres doutes. Comment pouvait-elle oublier leur incroyable similitude ? Elle s’exhorta au calme et lui serra la main.
— Non. Je n’en ai plus peur.
— Bien. Alors oui, je pense comme Mac que nous devrions passer séparément la nuit précédant notre mariage. Je crois que je deviens un brin traditionaliste.
Cette idée donna envie de rire à Sophie. Et envie de pleurer, aussi.
— Pas trop traditionaliste, j’espère.
— Juste assez, répondit-il en souriant, pour avoir envie d’offrir à ma promise un cadeau de mariage. Et… pas assez pour te demander de l’ouvrir tout de suite.
Quand il sortit un écrin de sa poche, elle le fixa.
— Ce n’est pas le gage, quand même ?
— Fais-moi confiance, princesse.
Elle le fit, et après avoir ouvert la petite boîte, elle y trouva deux moitiés de pièce en or réunies par un ruban de velours noir.
— T. J., c’est magnifique.
— C’est nous, dit-il en lui nouant le ruban autour du cou. Cette nuit, quand nous ne dormirons pas ensemble, je veux que tu portes ce bijou et que tu te souviennes que nous sommes les deux moitiés d’une même pièce.
Les yeux pleins de larmes, elle l’attira à elle, et quand leurs bouches se rencontrèrent, elle se perdit dans leur baiser jusqu’à percevoir ce sens de l’unité dont il venait de parler.
Avant de perdre tout à fait le contrôle, Tracker s’écarta légèrement.
— Et le ruban noir est censé te rappeler autre chose, aussi.
Elle lui sourit, se demandant comment il faisait pour lui donner systématiquement envie de pleurer et de rire à la fois. Alors elle le renversa et s’installa à califourchon sur lui.
— Je n’ai pas oublié. Un de ces jours, j’arriverai à faire ce truc du ruban. Il faut juste que je m’entraîne encore un peu.
— Je peux t’offrir une vie d’entraînement, princesse.
— Marché conclu.
Elle se pencha alors et couvrit sa bouche de la sienne.


 
 

 

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