Chapitres - 15
Alors que Tracker engageait la voiture sur la première route digne de ce nom, Sophie se tortilla en cherchant une position plus confortable. Le jean de Jerry était taillé pour un homme format ablette, et elle avait un peu de mal à respirer en position assise. Mais elle n’en était pas moins ravie de son déguisement, surtout la moustache, fournie par Tracker et mise en place par Jerry. Une casquette de base-ball dissimulait sa chevelure, et avec ses lunettes fumées, elle avait du mal à se reconnaître elle-même.
Un coup d’œil à Tracker lui suffit pour comprendre qu’il était repassé en mode protecteur, et elle ne tenait pas à le distraire. Quand elle l’avait vu remonter la capote de la voiture et glisser un fusil derrière le siège, le choc ressenti avait été salutaire. Ils ne jouaient plus. Il s’agissait de sa vie.
— Merde, marmonna-t-il.
Les freins hurlèrent, elle leva la tête et vit un arbre couché en travers de la route. Elle eut à peine le temps de s’accrocher que la décapotable finissait sa course sur le bas-côté. A peine remise, elle entendit un choc sur la carrosserie. Une balle.
— Fais ce que je dis, ordonna Tracker. Pas de questions.
Elle hocha de tête. Il s’empara du fusil.
— On sort de ton côté et on descend la colline. Vite.
Elle rampa parmi les branches, poussée par Tracker. Ils dévalèrent le coteau, tantôt accroupis, tantôt sur les fesses.
Même une fois à couvert, dans le bois, Tracker ne ralentit pas l’allure. Il voulait aller aussi loin que possible avant de faire demi-tour. Et que Sophie soutînt le rythme sans problème et sans récrimination lui fut une surprise et une bénédiction. Jusque-là, ils avaient de la chance. Vraiment. Par deux fois, il avait entendu des balles s’écraser sur des pierres pendant leur folle descente de la colline. Grâce au ciel, les arbres les avaient protégés dès leur sortie de voiture.
Ce n’était pas le moment de penser à ce qui aurait pu arriver s’il n’avait pas remis la capote.
— Là.
Il poussa Sophie vers un amoncellement de rochers et d’arbres morts. Il fallait qu’il lui trouve un endroit où se terrer avant d’espérer retrouver le tireur. Une fois pelotonnés dans une sorte de terrier naturel, il lui fit signe de garder le silence, et écouta. Une minute s’écoula. Puis deux, trois. Peu à peu, il perçut d’autres sons que leurs respirations laborieuses : le vent dans les feuilles, un pépiement d’oiseau. Une autre minute passa, et une branche oscilla au-dessus d’eux. Un écureuil.
Et puis il entendit ce qu’il attendait : un craquement de branchages. Emprisonnant le visage de Sophie entre ses mains, il l’attira vers lui et chuchota à son oreille :
— Pas un geste. Promets-moi de ne pas bouger quoi qu’il arrive.
— Je te le promets.
Il se redressa, lui sourit, puis sortit son revolver et le lui donna. Elle le prit, empoigna son T-shirt et l’attira à elle pour un baiser bref et intense.
— Reviens.
Une autre brindille cassa. Assez fort pour qu’il puisse évaluer la direction. Il cala le fusil sous son bras, se releva et courut en décrivant un cercle, retournant vers la voiture.
Il ne tenta pas d’assourdir ses pas, car il voulait que le tireur sache où il était. Il voulait l’entraîner le plus loin possible de Sophie. Avec tout le boucan qu’il faisait, impossible de deviner qu’il courait seul.
En dépit des obstacles, racines, arbres tombés et branches mortes, il conserva une allure aussi égale que possible, un souffle de même, tout en réfléchissant à cent à l’heure. Les branches cassaient sous ses semelles, les oiseaux s’envolaient à son approche. N’importe quel crétin serait capable de le pister. Surtout ne pas penser à Sophie, se concentrer uniquement sur son but.
Au bout de quatre minutes de course, il repéra le genre d’arbre qu’il cherchait, piqua droit dessus et attrapa la plus basse branche. D’un coup de rein, il se hissa dans l’arbre et l’attente commença.
Roulée en boule là où l’avait laissée Tracker, Sophie écoutait. Il lui avait dit de rester immobile, mais c’était inutile. Elle aurait été incapable de bouger, paralysée qu’elle était par la peur. Un moment, elle put suivre sa progression à l’oreille, donc savoir qu’il vivait. Maintenant, elle n’entendait plus que le vent et les oiseaux.
Ça fait trop longtemps qu’il est parti. La phrase commença à la hanter. Un rapide coup d’œil à sa montre lui apprit que cela ne faisait que cinq minutes. Mais le tireur avait quand même pu le trouver…
Elle fut prise de l’envie frénétique de se lever et de courir vers lui. Mais elle avait donné sa parole. Et quiconque avait tiré sur eux jouait un jeu létal. En courant vers lui, elle pourrait le distraire et provoquer sa mort, comprit-elle, paniquée.
Pense à autre chose. Elle ferma les yeux et revit les cartes nominales étalées sur la table, la veille. Un de ces noms-là était derrière toute cette affaire. Si elle repensait aux visages, elle pourrait peut-être retrouver celui qui titillait sa mémoire depuis lors.
L’un après l’autre, elle les passa en revue. Noah, si sérieux derrière ses lunettes cerclées de noir. L’effervescent Chris Chandler, ses mains volubiles et son diamant au petit doigt. Millie Langford-Hughes, véritable gravure de mode sous ses chapeaux à large bord. Et enfin, Sir Winston, son éclat dans le regard, ses mains qui prenaient les siennes.
Stop. Elle la sentait de nouveau cette impression de déjà-vu. Une image, juste hors de portée.
Trois détonations brisèrent le silence. Le cœur lui remonta dans la gorge tandis que les oiseaux s’égayaient. Tracker. Prise d’une peur panique, elle agrippa le revolver qu’il lui avait confié. Si tiède, tout à l’heure, quand il l’avait sorti de sa ceinture, si froid à présent. Si froid
Elle se concentra et tendit l’oreille. Une minute, deux minutes. Il avait dit qu’il reviendrait, donc il reviendrait. Point. Un écureuil fila d’un arbre à l’autre. Un oiseau chanta.
Trop longtemps. Trop longtemps. Les mots formaient une litanie dans sa tête. Elle n’aurait pas dû le laisser partir. Elle aurait dû l’obliger à rester près d’elle, à l’abri des rochers. Elle aurait dû lui dire qu’elle l’aimait.
Une branche cassa. Elle empoigna la crosse et écouta. En se mordant les lèvres pour ne pas crier son nom. Si ce n’était pas lui… Dans le silence revenu, elle glissa son index dans la gâchette, puis brandit l’arme à deux mains et attendit.
Une autre branche.
— Sophie ? C’est moi.
Au son de sa voix, elle relâcha le souffle qu’elle avait retenu et se remit malaisément debout avec un sanglot. Il était là, de l’autre côté du monticule. Dès qu’elle le vit, elle courut se jeter dans ses bras.
— Est-ce que tu vas bien ?
— Ça va, dit-il en l’étreignant. Tu m’as attendu.
— Tu devrais me faire davantage confiance. Je croyais…
En disant cela, l’image qu’elle avait tant combattue s’imposa à son esprit. Son grand corps sans vie dans le sous-bois, ensanglanté.
— J’ai entendu les coups de feu, et…
Et elle se mit à trembler violemment, brusquement prise de nausée.
— Tu devrais me faire davantage confiance, toi aussi, princesse. Ils étaient deux, et ils ne nous ennuieront plus.
Elle se concentra sur le corps dur pressé contre le sien, le battement régulier de son cœur. Il était chaud, il était réel. Dans une minute, elle le croirait et serait capable de s’écarter. Dans une minute.
Tracker ne fut pas certain du temps qu’ils passèrent ainsi, enlacés, sous les arbres. Elle était vivante, elle était sauve. Les tremblements qui l’agitaient le prouvaient, et dans une minute, il croirait qu’ils allaient bien tous les deux.
C’étaient deux professionnels, comme celui qui était à l’hôpital, équipés d’armes haut de gamme. Si l’arbre tombé n’avait pas offert un abri, s’ils avaient choisi un endroit de la route plus éloigné des bois…
Il resserra son étreinte, chassant cette pensée. Alors, il se rendit compte qu’elle pleurait. Un instant de faiblesse s’empara de lui, et il eut peur que ses genoux ne lâchent. Elle ne faisait aucun bruit, et il ne sut même pas si elle en avait conscience. Mais les larmes inondaient son T-shirt, et il se sentit aussi démuni que l’année précédente, dans le bureau de Lucas.
— Chut…, murmura-t-il, caressant sa joue. Tout va bien.
— J’ai cru que je t’avais perdu.
— Oui, dit-il d’une voix bourrue.
Puis il glissa une main sous son menton et le leva. Lentement, il but les larmes qui coulaient encore sur ses joues, puis baissa sa bouche sur la sienne. Elle avait les lèvres douces, et quand elles commencèrent à se réchauffer sous les siennes, il se détendit. Progressivement, il laissa s’enfuir sa peur. Elle était sauve, et il allait veiller à ce qu’elle le reste.
— Viens, dit-il en se redressant.
— Oui. Si on se dépêche, on pourra être au magasin avant l’heure d’ouverture.
Il s’arrêta net et tourna un regard éberlué vers elle.
— Tu n’y vas pas. Je te ramène chez moi.
— On a déjà réglé ça.
— Changement de programme. Je suis censé veiller sur toi, et je ne peux pas. Je ne pense pas clairement. Si je l’avais fait, j’aurais pigé qu’ils pouvaient nous pister jusque chez moi. Ils ont dû nous retrouver par le biais des appels téléphoniques. J’aurais dû…
— Arrête tout de suite ! Tu as fait un boulot formidable pour me protéger. Un blessé à l’hôpital, deux morts ici.
— C’est justement ça le hic. Il y en aura d’autres. Ce type, le Maître des Marionnettes, ou qui que ce soit, en engagera d’autres. Je veux que tu sois en lieu sûr.
Sophie se plaça en face de lui et lui prit les mains.
— C’est bien pour cela que nous allons au magasin.
— Sophie…
— Laisse-moi finir. Ils savaient quelle route tu allais prendre, ce matin. Donc, ils savent où se trouve ta maison. Combien de temps crois-tu que je serai en sécurité, là-bas ? Et comment pourras-tu être serein, au magasin, si tu te fais du souci pour moi ?
Elle n’avait pas tort. Elle n’avait jamais tort, et il eut envie de la secouer.
— Je t’emmène ailleurs.
— Et combien de temps vais-je devoir y rester ? Il a envoyé deux tueurs, cette fois. N’est-ce pas la preuve qu’il ne veut pas de moi à Antiquités, aujourd’hui ? Réfléchis-y un peu. Il va venir afin de s’assurer en personne que la troisième pièce est récupérée. Et il a peur que je le reconnaisse. C’est la seule chose qui soit logique dans tout ce fatras. Et si je n’y suis pas, il pourra peut-être vous échapper. Je ne serai jamais en sécurité.
Elle avait raison. Pour la première fois depuis qu’elle avait pleuré dans ses bras, il s’efforça de réfléchir sainement. Il ne voyait pas comment la garder en vie autrement.
— Au lieu de polémiquer, tu ferais mieux de vérifier mon déguisement. La moustache, elle est toujours en place ?
— Oui.
Il allait devoir se fier au déguisement pour remplir son rôle, tout comme il allait devoir se fier à Sophie pour faire de même.
— Très bien, dit-il, resserrant sa main sur la sienne et l’entraînant dans le bois. Tu viens au magasin avec moi, mais voici comment cela va se passer.
Le plan de Tracker ne plut pas du tout à Sophie. Elle devait jouer au client dans sa propre boutique, accompagnée de Natalie Gibbs. Au début, elle ne reconnut même pas l’inspecteur dans ce grand blond qui venait à eux, et ce ne fut que lorsqu’il sourit et la complimenta sur sa moustache qu’elle comprit enfin.
Leurrer Noah avait été un peu plus épineux, mais il avait fort à faire avec les badauds intéressés par les soldes disposées sur des tables, à l’extérieur. Alors, Natalie et elle ne furent que deux badauds fourrageant dans les babioles et les antiquités.
Et rien, absolument rien ne se passa. Planté sur le seuil du magasin, Tracker aidait en principe Noah à surveiller les tables extérieures. Censé se précipiter pour jouer au caissier en cas de besoin, il scrutait attentivement tous les gens qui s’approchaient un peu trop du cheval en céramique. Des membres de l’équipe de surveillance de la Wainright se relayaient en permanence pour jouer les chalands.
Le tintement de la sonnette de la porte attira l’attention de Sophie, mais ce n’était que Noah. Alors qu’il se précipitait vers l’arrière-boutique, elle se tourna vers la vitrine et fit mine de s’y intéresser. Un instant plus tard, il reparut avec deux bouteilles de citronnade. C’était lui qui avait eu l’idée d’offrir des boissons fraîches, et Sophie avait vite compris que les gens, attirés par la boisson les jours de canicule, avaient tendance à acheter plus volontiers.
Ce n’était pas la première fois qu’elle se félicitait d’avoir Noah pour assistant. Si jamais il s’avérait qu’il était impliqué dans le trafic…
Elle repoussa cette pensée et jeta un coup d’œil au cheval de céramique, posé sur une console Napoléon III, près de la vitrine. Tracker avait insisté pour l’exposer là, car les deux caméras vidéo braquées dessus filmeraient tous ceux qui s’y intéresseraient, ne serait-ce qu’un tant soit peu.
La sonnette tinta encore, et Meryl entra.
Sophie feignit toujours le même intérêt pour la vitrine, en se demandant ce qu’elle venait faire à Antiquités. A peine s’était-elle posé la question qu’elle repéra Chris Chandler en grande conversation avec Noah. Derrière lui, elle vit Millie Langford-Hughes et son mari, Sir Winston, qui s’avançaient vers le magasin. Les suspects arrivaient.
Millie fondit sur Chris Chandler, cependant que Sir Winston allait se verser un verre de citronnade. Un large panama protégeait son visage du soleil, et la même ombre de souvenir effleura la mémoire de Sophie. Qu’était-ce donc ? Ce ne fut que lorsqu’il se pencha pour donner un verre de citronnade à un enfant qui tirait sur un pan de sa veste que le déclic se fit. Quelqu’un d’inconnu et toutefois familier.
Qu’est-ce qui provoqua son souvenir ? Le chapeau, les mains sur le verre tendu à l’enfant ? Elle n’en sut jamais rien. Mais elle comprit qu’elle avait déjà vu ces mains, dans ce magasin anglais où elle avait connu John Landry. Seulement, à l’époque, ces mains appartenaient à une femme portant un chapeau à large bord, une femme ronde qui avait empêché un enfant de faire une bêtise.
Tracker. Il fallait le lui dire. Mais lorsqu’elle tourna les yeux vers le seuil, il ne s’y trouvait plus.
— Un problème ? lui demanda Natalie.
Du coin de l’œil, Sophie vit Meryl examiner un échiquier.
— Il faut que vous trouviez Tracker, dit-elle, faisant semblant d’admirer la figurine de jade que tenait Natalie. Je ne pourrais pas dire pourquoi, mais je pense que notre homme n’est autre que Sir Winston.
Au moment où Natalie se faufilait vers la porte d’entrée, Sophie scruta le flot de passants dans la rue, qui ne tarda pas à happer l’inspecteur. Toujours aucun signe de Tracker. Elle allait retourner vers le comptoir quand elle vit un reflet très intéressant dans un miroir suspendu au mur : Meryl posait un cheval en céramique à côté du premier sur la console. Pivotant sur elle-même, Sophie la regarda glisser le cheval original dans son sac.
— Comment voulez-vous votre hot-dog, monsieur McGuire ? demanda Ramsey.
— Je ne vais pas en prendre. Je ne tiens pas à rester trop longtemps éloigné du magasin, répondit-il.
Quand l’inspecteur lui avait fait signe, il avait traversé la rue pour le rejoindre.
— Du calme, dit Ramsey en étalant de la moutarde sur le sien avant d’ajouter quelques rondelles d’oignon. Mes meilleurs éléments quadrillent le quartier.
— Peut-être, mais deux de nos principaux suspects sont dehors. Noah pourrait les faire entrer n’importe quand, et la partie débuterait.
— Au fait, reprit Ramsey en lui tendant une bouteille d’eau. Notre tireur vient de lâcher un nom.
— Qui ?
— Il dit avoir été engagé par Meryl Beacham.
— Bon sang ! s’exclama Tracker, tournant la tête vers le magasin. Sophie et elle se trouvent à l’intérieur, en ce moment même.
Ils se figèrent en voyant Natalie Gibbs sortir, et l’attendirent.
— Sophie a besoin de vous, dit-elle à Tracker. Elle pense qu’il s’agit de Sir Winston.
— Mes hommes vont s’occuper de lui, dit Ramsey, sortant un talkie-walkie de sa poche.
— Du nouveau ? voulut savoir Natalie.
— Le tireur prétend avoir été embauché par Meryl Beacham, l’informa Tracker. Vous, retournez-y par la porte de la boutique. Ramsey et moi ferons le tour par-derrière. Ne brûlez votre couverture qu’en cas de nécessité.
Sophie braqua le regard sur le revolver que Meryl venait de sortir de son sac.
— Bon déguisement, Sophie, dit Meryl. J’aime surtout la moustache. Et comme je ne vous attendais pas, j’aurais pu me laisser avoir. Mais quand on est sur le point de voler un objet inestimable, on apprend à repérer tous les policiers en civil et autres clandestins.
— Pourquoi, Meryl ? Pourquoi tremper là-dedans ?
— L’argent, le pouvoir, répondit sa voisine avec un petit sourire. Et aussi l’excitation du jeu. C’est grisant de savoir qu’on est plus malin que tout le monde.
Gagne du temps. Tracker va arriver, songeait Sophie. Cela n’aidait pas de regarder l’arme, aussi braqua-t-elle les yeux sur le visage de Meryl.
— Vous ne vous en tirerez pas comme ça, vous savez. Tous vos gestes ont déjà été enregistrés par les caméras.
— Là où j’emporte ceci, répondit Meryl en souriant, les photos ne vaudront rien. Nous ne serons jamais pris. Maintenant allons-y, nous allons sortir par-derrière.
Sophie ne bougea pas.
— Il y a des gardes partout. Vous ne passerez pas.
Meryl rit doucement.
— Oh, je pense que j’irai assez loin avec vous comme otage. Ça aurait été plus simple si vous aviez été tuée hier, ou même ce matin, mais on dirait bien que vous avez neuf vies.
Son sourire disparut.
— Et vous m’avez fait perdre la face devant mon partenaire. Pour cette seule raison, j’aurai un plaisir infini à vous liquider moi-même. Bien, on avance vers le fond, à présent.
— Vous ne me tuerez pas. Morte, je ne vous servirais plus à rien.
— C’est exact, répondit Meryl en la regardant droit dans les yeux. Mais si votre superbe amant arrive à la rescousse, je le tuerai, lui. En route.
Pas de panique, se dit Sophie, en avançant très lentement. Chaque seconde gagnée serait une seconde donnée à Tracker pour lui laisser le temps d’agir. Elles arrivèrent dans le vestibule arrière sans que personne ne soit entré dans le magasin.
Ce ne fut qu’en tapant le code sur le clavier que Sophie se rendit compte que ses mains tremblaient. Elle voulut pousser la porte. En vain.
— On ne perd pas de temps, l’avertit Meryl en lui enfonçant le canon de son pistolet dans les côtes. Une balle peut faire très mal sans tuer.
— Je ne le fais pas exprès, se défendit Sophie. Ils ont installé un nouveau code.
Elle appuya plus posément sur les touches.
— Noah est-il mêlé à tout cela ?
— Il n’a pas été très efficace. Pourtant, son travail était simple. Il devait seulement s’assurer que le bon objet tombait dans les mains du bon client.
— Pourquoi a-t-il accepté ?
— Pour l’argent, d’abord. Et ensuite, par peur. Les enjeux sont énormes. Si tu échoues, tu meurs. Et je n’ai pas l’intention de mourir. Ouvrez la porte, Sophie.
Elle obéit, et scruta la cour. Personne. Meryl lui prit le bras, l’arme enfoncée dans son dos.
— Vers l’allée. J’y ai laissé ma voiture. Pas un geste inconsidéré, sinon je vous loge une balle dans le dos, et vous passerez le restant de vos jours en chaise roulante. Compris ?
Elle hocha la tête. Mais où donc était Tracker ?
— Et si votre petit ami montre son nez, dites-lui de rester à distance. Compris ?
Nouveau hochement de tête. Le revolver s’enfonça plus douloureusement dans son dos.
— Répondez-moi, Sophie.
— Oui, réussit-elle à articuler. J’ai compris.
Puis elles traversèrent lentement la cour dallée. Alors qu’elles mettaient le pied dans l’allée retentit la voix de Tracker.
— Lâchez votre arme, Meryl.
Sophie eut le temps d’enregistrer qu’il se trouvait sur la droite de Meryl. Cette dernière pivota vers lui, arme braquée. Il se déplaça alors et Sophie en profita pour se jeter sur le bras armé de sa voisine.
Alors qu’elle refermait les doigts autour de son poignet, elle vit un éclair de feu, entendit la détonation assourdissante, et elles s’écroulèrent toutes deux sur le sol. La tête de Sophie heurta quelque chose de dur, et elle vit une kyrielle de points lumineux danser devant ses yeux. Ce fut dans un brouillard coloré qu’elle distingua Tracker et Ramsey en train de maîtriser et de menotter Meryl.
Il y avait quelque chose d’important qu’elle devait dire à Tracker, mais quand elle voulut s’asseoir, elle fut incapable de soulever la tête. Cela faisait trop mal. Puis Tracker fut là, près d’elle, et il la tâtait partout d’une main experte, comme il le faisait dans ses rêves. Elle se détendit et ferma les yeux.
— Tu saignes !
Le cri la ramena à la conscience. Elle ouvrit les yeux et tenta d’ajuster sa vision. Mais il y avait maintenant deux Tracker penchés sur elle.
— Tu n’es pas censé hurler, mais tu dois dire « Tu vas bien, princesse. »
— Mais merde, Sophie ! A-t-elle tiré sur toi ? Où ?
— Ouille ! Ne touche pas ma tête. Je crois bien qu’elle est cassée. Mais tu peux me toucher partout ailleurs, si…
— Appelez une ambulance !
Il n’était pas censé hurler. Ce n’était pas dans son rêve.
— Tracker.
Elle ne voyait plus très bien les deux Tracker, maintenant. Ils devenaient gris. Et flous.
— Chut, dit-il, lui prenant la main. Ne parle pas.
— Winston Hughes. Je crois que c’est lui, le Maître des Marionnettes.
Puis elle ferma les yeux et sombra dans le rêve qui l’attendait.
Sophie s’assit dans son lit d’hôpital et balança les jambes par-dessus le bord. Sa migraine s’était muée en une douleur lancinante mais supportable, et elle ne voyait plus double. Il n’y avait qu’une seule Mac assise près de son lit. Et un seul Chester installé sur ses genoux. Lucas l’avait introduit en douce dans le bâtiment.
— Je vais m’habiller.
— Taratata, les médecins te gardent encore une nuit, rétorqua Mac. Tu as une commotion cérébrale.
— Je vais bien.
Chester laissa échapper un reniflement méprisant.
Elle le fusilla du regard.
— Ah, tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ! Je vais bien, et il faut que je sorte d’ici. Je dois partir à la recherche de quelqu’un.
Cela faisait plus de vingt-quatre heures qu’elle n’avait pas vu Tracker, et la peur commençait à l’étreindre.
— Si tu sors de ce lit, Sophie, je vais devoir m’extraire de ce fauteuil, menaça Mac en passant la main sur son ventre rebondi. Et le bébé vient juste de s’endormir.
Sophie adressa un regard furibond à son amie.
— C’est du chantage pur et simple.
— Du moment que ça marche, je m’en fiche. J’ai promis à Lucas et à Tracker que je te garderais ici tant qu’ils ne seraient pas arrivés.
— Et quand comptent-ils pointer le bout de leur nez ? grommela-t-elle.
— Dès qu’ils en auront fini avec la police. Lucas m’a appelée pour me donner les dernières informations pendant que les médecins t’examinaient. Millie Langford-Hughes a été totalement blanchie. La seule chose dont elle semble être coupable, c’est sa propension à épouser des malotrus. L’avocat de Meryl l’a convaincue d’accepter l’arrangement que lui proposait la police, et elle est en train de tout raconter par le menu. Quand à Sir Winston, il essaie de leur faire avaler que les deux autres pièces, trouvées dans son coffre-fort, ont été achetées en toute bonne foi.
— Et Noah ?
— Ils lui avaient promis qu’ils l’aideraient à ouvrir son propre commerce s’il apportait son aide. Selon Meryl, telle avait été la « carotte ». Quand Jayne Childress a été assassinée, il a compris que le jeu n’en était pas un, et c’est parce qu’il craignait pour sa vie qu’il a continué.
— Je vais lui prendre un avocat, décida Sophie. A sa place, j’aurais peut-être fait la même chose. Au début, il ne pouvait pas savoir dans quoi il mettait les pieds.
— Tracker avait prédit que tu réagirais ainsi.
— Vraiment ?
Cet homme avait apparemment le temps de parler à tout le monde, sauf à elle.
— Vraiment, répondit une voix grave.
Elle tourna la tête et sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine en l’apercevant sur le seuil, en compagnie de Lucas. En elle, le soulagement se mêla à un furieux désir de courir lui sauter dans les bras. Mais elle avait un petit jeu en tête.
— Je crois que je commence à comprendre la manière dont fonctionne ton esprit, princesse.
Elle leva le menton.
— Il faut qu’on parle.
Mac se leva.
— Viens, Lucas. Allons faire un tour à la pouponnière. J’emmènerais bien Chester avec nous, mais je ne crois pas que les puéricultrices seraient d’accord.
Tracker ne pensait pas avoir jamais vu une pièce se vider aussi vite.
— Beau départ, princesse.
L’agressivité de sa voix, la raideur de sa posture l’assurèrent, bien mieux que ce qu’avaient pu dire les médecins, qu’elle allait parfaitement se remettre.
Même dans la chemise de nuit peu seyante de l’hôpital et avec un bandage autour de la tête, elle avait quand même l’allure d’une princesse. La peur qui s’était emparée de lui quand il avait découvert qu’elle était blessée commença enfin à s’atténuer.
Elle était sauve, et elle était à lui. Et il avait un plan. Comme il se doutait qu’elle devait également en avoir un en tête, il referma la porte et poussa subrepticement le loquet. Puis il brandit le bouquet de marguerites qu’il cachait jusque-là dans son dos.
— Tiens. C’est pour toi.
— Tu m’as apporté des fleurs, bégaya-t-elle, éberluée.
— Oui.
Comme elle ne faisait pas mine de les prendre, il les posa sur ses genoux.
— Pourquoi ? Non, dit-elle aussitôt, l’arrêtant d’un geste de la main. Tu les as apportées car tu es un homme doux et prévenant. Elles sont magnifiques.
Elle les souleva à hauteur de regard et les contempla un bon moment.
Jusqu’ici, tout va bien, se dit-il. Et il allait sortir la boîte qu’il avait dans la poche quand il vit couler la première larme sur sa joue.
— Sophie ?
Elle lui lança le bouquet et s’essuya rageusement la joue.
— Je sais exactement ce que tu es en train de faire. Tu m’offres des fleurs pour atténuer le choc quand tu vas me dire que tu ne veux plus me revoir. En me servant un gros bobard sur le fait qu’on a rien en commun. Qu’on vient de mondes différents. Et ensuite, tu vas retourner te faufiler dans tes ombres chéries. Eh bien, je ne marche pas.
— Ah non ?
Il avait eu tort d’un bout à l’autre. Il n’avait toujours pas la moindre idée du mode de fonctionnement de son esprit.
— Non, répéta-t-elle en s’essuyant la joue. Je ne veux plus d’une aventure avec toi.
La douleur l’assaillit tel un coup de poing dans l’estomac.
— Les aventures sans engagement ne valent pas mieux que les aventures d’une nuit. N’importe lequel d’entre nous aurait pu décider de faire sa valise et de s’en aller.
Elle planta son regard dans le sien, et il y vit se refléter toutes les frayeurs qui l’avaient harcelé au cours des dernières vingt-quatre heures. Elle avait peur de le perdre tout autant que lui de la perdre. Comment avait-il pu songer qu’ils étaient différents, alors qu’ils étaient tellement semblables ?
— Je veux t’épouser, dit-elle.
Pour la deuxième fois en moins de deux minutes, il eut le sentiment de recevoir un uppercut en plein estomac.
— Sophie.
Il avança vers elle, mais elle l’arrêta d’un geste.
— Tu n’arriveras pas à m’en dissuader. C’est le mariage ou rien.
Il ouvrit la bouche, la referma. Autant pour la proposition qu’il avait préparée ! Sophie Wainright était définitivement imprévisible.
Un sourire effleura lentement ses lèvres.
— D’accord. On se marie.
Elle se renfrogna.
— Je ne plaisante pas. D’ailleurs, on va régler cela de la même manière qu’on a commencé, à pile ou face.
Elle sortit du lit, gagna le placard et fouilla dans la poche de son jean à la recherche d’une pièce.
— Face, on se marie. Pile, tu retournes à tes chevaux et à ton Jerry et on ne se revoit jamais.
— D’accord.
Elle fit brusquement volte-face et le fixa.
— Tu veux vraiment décider de notre avenir à pile ou face ?
— Oui, si tu le veux aussi. Chiche !
Elle plissa les yeux. Des yeux au regard intense.
— Génial, vraiment ! Tu es prêt à laisser notre futur dépendre d’un pari stupide !
En voyant le feu de ses yeux, il la rejoignit, l’attrapa par les bras, la souleva et la reposa sur son lit. Puis il s’assit près d’elle et lui prit les mains.
— Sophie, j’y suis prêt parce que ta pièce est truquée.
Elle le fixa, interdite.
— Comment as-tu…
— Cette pièce, c’est moi qui l’ai offerte à Mac en cadeau de mariage. Je savais qu’elle cherchait des éléments pour ses recherches et je me suis dit qu’elle en aurait l’usage.
— Mais alors… tu le savais depuis le début ?
— Non. Je l’ai compris la deuxième ou la troisième fois, quand ça tombait toujours sur face.
Elle réfléchit un moment.
— Je veux quand même me marier.
— Et si on essayait la manière traditionnelle, pour une fois ?
Il tomba à genoux près du lit, sortit un écrin de sa poche et l’ouvrit.
— Je t’aime, Sophie Wainright, et je te demande de m’épouser.
Elle contempla la bague, bouche bée. Des pierres de chaque nuance de l’arc-en-ciel encerclaient un diamant. Une larme coula sur sa joue.
— Ce n’est pas une bague traditionnelle. Tu pourras la changer si tu veux, mais elle m’a fait penser à toi.
— Je l’aime déjà.
Quand il la lui glissa au doigt, une autre larme lui échappa. D’autres se rassemblèrent dans sa gorge alors qu’elle croisait son regard.
— Je t’aime, T. J. McGuire, et j’avais si peur de te perdre.
— Moi aussi, princesse, dit-il en l’attirant à lui et en posant la joue sur ses cheveux. On se ressemble tellement.
Chester poussa un soupir de satisfaction sur sa chaise.
Alors, Sophie s’écarta.
— Si on se ressemble autant que cela, tu dois savoir à quoi je pense en ce moment même.
Il fronça les sourcils, méfiant.
— Du calme. Je pensais juste que tu viens de me faire deux cadeaux, et que je ne t’en ai fait aucun.
Elle tendit la main vers son sac et en sortit un coupon, qu’elle lui donna.
Il sourit. Cette surprise-là, il s’en était douté, et c’était bien pour cela qu’il avait verrouillé la porte.
— Ici ?
— Et maintenant.
— Tes désirs sont des ordres, princesse.
Elle lui mordillait déjà l’oreille lorsqu’il la renversa sur le lit. Une seconde plus tard, il avait déboutonné sa braguette et libéré son érection. Elle était si belle et elle était à lui.
— J’ai aussi le ruban noir… si tu es chiche, murmura-t-elle, glissant la pointe de sa langue dans son oreille.
— Pas avant que tu ne sois sortie de cet hôpital.
Il la pénétra. Et, comme chaque fois qu’ils faisaient l’amour, il eut un sentiment d’achèvement.
— Mais après, souffla-t-il, tant que je serai avec toi, je serai partant pour tout.
— Moi aussi, T. J. Moi aussi.
Unis, ils commencèrent à se mouvoir.