Chapitres 10 -
C’était une fameuse joueuse de poker, chose que Tracker n’aurait jamais devinée, tant elle avait le regard limpide. Il lui fallut plusieurs mains pour comprendre que justement, là était son secret. Elle savait que les gens la pensaient transparente, et elle en jouait.
Il prit autant de plaisir à leur force égale qu’à mettre son sang-froid à l’épreuve de ce petit jeu sexuel. Même s’il n’avait pas eu l’avantage jusqu’à maintenant. Car alors qu’elle était encore entièrement vêtue, lui n’avait plus que son caleçon. Et après avoir admiré le sang-froid de Sophie, il avait à présent envie de le lui faire perdre. Elle avait peut-être encore tous ses vêtements, mais la veine qui pulsait à son cou devenait de plus en plus frénétique, et ses yeux avaient pris une teinte sombre. Ils s’assombriraient encore quand il serait en elle.
Stop. Si jamais il se mettait à imaginer qu’il la possédait, le jeu risquait de tourner court. Et il ne voulait pas qu’ils fassent l’amour trop vite, ce soir. Cette nuit serait peut-être la dernière où il pourrait la toucher, la caresser, la serrer…
— Full, annonça-t-elle en retournant ses cartes.
— Encore perdu. A moi de donner.
— D’abord, tu dois enlever quelque chose, dit-elle, le regard pétillant d’amusement.
Et d’autre chose, aussi. Cette autre chose qui lui tordait également les tripes.
— D’accord. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
— Hum… je me demande.
— Quand tu veux.
Son ventre se contracta encore quand il la vit baisser les yeux vers son sexe érigé, parfaitement visible sous le fin coton du caleçon. Au risque de se faire mourir tout seul, il fit courir une main nonchalante sur ce qui n’attendait plus qu’elle.
— Tracker…
La voix lui manqua, elle tendit une main vers lui, et il crut un instant que le jeu était fini. Mais elle planta ses yeux dans les siens.
— Un jour, on m’a dit que l’attente décuple le plaisir.
Il dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas s’emparer d’elle sur-le-champ. Quand il pensait à la rapidité avec laquelle il pourrait la coucher sous lui, à son besoin d’être en elle… Oui, mais alors elle gagnerait aux deux jeux : le poker et ce petit jeu de l’attente qui venait de démarrer.
Non. Il n’allait pas lui faciliter les choses. Pas encore. Allons, il pouvait attendre encore un peu, puisqu’elle était à portée de main.
Qu’allait-il faire quand elle n’y serait plus ?
— Jamais aucun homme ne s’est effeuillé pour moi. J’ai comme l’impression que je pourrais en prendre l’habitude.
Il sentit sa peau le brûler alors qu’elle la caressait du regard et, pour incroyable que ce fut, son érection crût encore.
— Les chaussettes, finit-elle par dire d’une voix haletante.
— On se dégonfle, princesse ?
Elle leva le menton.
— Pas du tout. Je n’ai pas envie de terminer tout de suite. Je veux aller au bout du jeu.
Encore une chose qu’il avait apprise sur elle : quoi qu’elle commençât, elle s’y tenait avec une détermination qu’il ne pouvait qu’admirer. Ils se ressemblaient bien, de ce côté-là.
— Il n’y aura qu’une seule fin à ce jeu, dit-il, posant un pied sur la table basse pour enlever une chaussette.
— Je sais.
Et il pourrait l’arrêter tout de suite, songea-t-il, enlevant l’autre. Ce n’était pas seulement de ses vêtements dont elle l’avait dépouillé, ce soir. Il lui avait confié des choses qu’il n’avait encore jamais dévoilées à personne. Et, au lieu d’être choquée, elle avait compris.
Il en venait à la comprendre, elle aussi. Il savait ce que ça faisait, de ne pas avoir sa place, d’avoir l’impression que l’amour va toujours vous éviter. Mais lui, il ne l’éviterait pas, il ne le permettrait pas. En la voyant poser ses cartes et se lever, il comprit qu’il venait de perdre bien plus qu’une partie de poker. Il avait perdu son cœur.
— Je suis fatiguée de ce jeu, dit-elle.
Et comme c’était exactement ce qu’il pensait, lui aussi, il garda le silence un bon moment, incapable de parler. Trop d’émotions se bousculaient en lui, et il n’était plus sûr que d’une seule chose. Il la voulait encore plus qu’avant et, de plus, il voulait l’impossible. Il la voulait pour de bon.
— Tes désirs sont des ordres, princesse.
Sophie n’était plus sûre que d’une seule chose. L’attente avait presque signé son arrêt de mort. Elle le voulait, elle voulait tout de lui. Tout de suite. Mais il y avait ce truc dans ses yeux, par-delà la brûlure du désir, quelque chose qui l’intriguait presque autant que son désir la consumait.
— Dis-moi ce que tu veux, demanda-t-elle.
— Je veux… faire partie de toi.
On eut dit qu’on lui avait arraché ces mots, et la chaleur qu’ils firent naître en elle fut tout à fait différente de celle qu’il avait déjà provoquée. Elle tenta de se persuader qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat, qu’ils voulaient tout dire et rien dire dans le même temps, que Tracker ne faisait qu’évoquer l’acte physique à venir, rien n’y fit. Il faisait généralement attention à ce qu’il disait, et pensait ce qui passait ses lèvres. Alors même qu’un bouillonnement de joie montait en elle, elle se morigéna de vouloir encore l’impossible. Surtout, elle ne voulut pas le pousser plus loin. Elle ne voulut plus que ce qu’elle avait : l’opportunité de lui montrer ce qu’elle éprouvait pour lui.
— On m’a dit, un jour, que lorsqu’on veut quelque chose, il suffit de tendre la main et de le prendre.
Il tendit alors les mains et la fit passer par-dessus la table basse. Puis, alors qu’il se penchait pour prendre sa bouche, elle lui plaqua une main contre la poitrine.
— Pas encore. Si tu m’embrasses, je n’aurai plus les idées claires.
— Sophie, le jeu est fini. Il y a des limites aux agaceries qu’un homme peut supporter.
Même si tout en elle réclamait sa bouche sur la sienne, son corps dans le sien, elle tint bon.
— Tout doux, dit-elle en utilisant ses propres termes. Il y a d’abord une chose que je veux faire. J’en ai rêvé toute la nuit, et tu ne vas pas être déçu.
Combien elle comprit l’effort qu’il dut faire pour la relâcher, car elle dut en faire un similaire pour poser ses mains sur son caleçon et glisser les doigts sous l’élastique. Pour lui, elle allait se cramponner et y arriver.
— J’ai eu envie de le faire la première fois que je t’ai vu, dans le bureau de Lucas, quand tu m’as serrée contre toi et consolée. Quand l’image même de cela m’est venue à l’esprit, dit-elle, refermant sa main sur son pénis érigé, j’ai été choquée. Je n’ai jamais songé à le faire avec aucun homme avant toi. Mais cela ne me choque plus.
Elle tomba à genoux et referma sa bouche sur lui.
*
* *
Peut-on mourir de plaisir ? fut la seule question qui vint à l’esprit de Tracker quand elle le prit dans sa bouche. Oui. La réponse arriva, claire et nette, dès qu’il sentit la langue de Sophie s’enrouler autour de son sexe tendu. Il aurait dû se douter qu’elle essaierait une chose pareille. Il aurait dû s’y préparer. Il fallait qu’il la fasse arrêter. Il ne pouvait pas la laisser continuer. Il fallait qu’il…
— Arrête, réussit-il à bredouiller, refermant ses mains autour de son visage en la repoussant. Si tu veux y aller tout doux, ce n’est pas le bon moyen.
— Là, tout de suite, je serais partante pour du rapide, et même du brutal, répondit-elle. Tu as bon goût.
Il referma les mains sur ses épaules, la remit sur pied, puis la fit s’asseoir.
—Je crois qu’on a tous les deux besoin d’une petite pause, dit-il. Et comme tu es bien trop vêtue, que dirais-tu d’enlever tout ça pour moi ?
Ce fut avec des doigts tremblants qu’elle entreprit de remonter lentement sa robe sur ses jambes. Il se souvint alors de l’intermède des toilettes, de l’effet que lui avaient fait ses jambes refermées autour de lui et fut transpercé par un nouvel accès, plus brutal, de désir.
Elle interrompit son geste.
— Non ! grogna-t-il.
— Non, quoi ?
— N’arrête pas.
La robe remonta, dévoila son ventre satiné, sa taille, ses seins. Le cœur battant furieusement, le souffle court, il la regarda faire passer la robe par-dessus sa tête, puis la lâcher et enlever son soutien-gorge. L’espace d’un instant, il ne put que la contempler, debout devant lui et uniquement vêtue d’un soupçon de soie et de talons aiguilles. Autant il avait envie de tendre les mains et de s’emparer d’elle, autant il voulait autre chose. La pousser aussi loin qu’elle l’avait poussé.
— Caresse-toi pour moi, Sophie.
Il l’entendit suffoquer, et la vit hésiter. Puis elle leva les mains et les referma sur ses seins.
— Non, je veux que tu te caresses là où je vais venir, là où je vais t’emplir. Là où je vais faire partie de toi.
Un frisson le traversa en la voyant baisser la main. Elle allait relever le défi qu’il venait de lui lancer. Puis il cessa de penser quand elle ôta son slip, glissa la main entre ses cuisses. En proie à un désir dévastateur, il se pencha. Elle lui posa les mains sur les épaules, il la souleva et la ramena de son côté de la table basse.
— Dis-moi ce que tu veux.
— Je te veux en moi, tout de suite.
Il tomba à genoux, l’attira à califourchon sur lui et la pénétra lentement.
— Ne bouge pas, dit-il, la voix rauque.
Pendant un moment, il n’osa même pas respirer, de peur d’exploser. S’il parvenait à se reprendre, il pourrait faire durer plus longtemps le plaisir. Il fallait qu’il y arrive, pour elle.
Tout en la serrant fort contre lui, il se laissa aller en arrière jusqu’à ce qu’ils se retrouvent sur le sol, imbriqués. Quand elle voulut se cambrer contre lui, il l’immobilisa. Elle eut beau vouloir s’arquer, onduler, il la tenait serrée, empalée, impuissante.
C’était ainsi qu’il avait voulu la voir. Le regard chaviré, le souffle erratique, la peau brûlante. C’était ainsi qu’il la voulait. Captive. A jamais sienne.
— S’il te plaît, murmura-t-elle.
— Dis-moi que tu m’appartiens, Sophie.
Au moins ça.
— Je t’appartiens, T. J.
Alors il referma les mains sur ses hanches et commença à se mouvoir en elle, lentement, paresseusement. Sensuellement.
— Encore. Encore, gémissait-elle dès qu’il s’arrêtait.
Il voulait faire durer le plaisir, faire durer l’instant. Quand elle le quitterait, il garderait le souvenir de ce moment où elle avait été sienne.
Puis il la laissa faire, et ce fut elle qui ondula sur lui, pâle dans le clair de lune, les cheveux ébouriffés, le visage extatique. Il crut être chevauché par une déesse consciente de son pouvoir.
Quand il comprit que l’orgasme était sur le point d’emporter Sophie, il intensifia ses coups de reins et la regarda partir dans les étoiles. Avant de la rejoindre.
Il ne sut pas combien de temps plus tard il trouva la force de se lever, de la soulever dans ses bras, et de l’emporter au lit. Dans la chambre, il l’allongea, endormie, et se coucha contre elle. En la tenant dans ses bras.
Le ciel s’éclaircissait à peine lorsque Tracker se faufila hors de son lit. Sophie dormait comme un enfant, une main sous la joue et l’autre jetée au-dessus de la tête. Bizarre, qu’il n’ait encore jamais songé à elle en termes de fragilité, même quand il lui faisait l’amour. Ce matin, en remarquant ses attaches frêles et l’ossature délicate de son visage, il sentit croître en lui son besoin de la protéger. Mais, pour forte que fût son envie de rester là, allongé près d’elle, à la regarder dormir, il n’en avait pas moins un travail à accomplir. Celui-là même qui assurerait la sécurité de Sophie.
Aussi sortit-il sans bruit de la chambre avant d’enfiler son caleçon et un pantalon. Puis il tenta encore une fois de joindre Chance sur son portable.
— Allô !
— Mitchell ? Il faut qu’on se voie.
— Eh bien, il te suffit de me téléporter, Scotty.
Tracker coupa la connexion, puis s’entretint avec ses hommes en faction sur l’Interphone. Chance savait qu’ils ne pouvaient rien dire sur un portable, et la référence à Star Trek signifiait qu’il était à deux pas de l’immeuble Wainright. Elle lui rappela également l’époque où ils travaillaient ensemble pour l’armée. Bon. Les bons souvenirs, la nostalgie, ce serait pour plus tard. Pour le moment, il avait un compte à régler avec « Carter Mitchell ».
Cinq minutes plus tard, il introduisait Chance dans la petite salle de conférences attenante à ses quartiers privés. Son vieil ami était entièrement vêtu de noir, depuis le jean jusqu’au sweater en passant par la casquette.
Il referma la porte, posa une main sur l’épaule de Chance, le fit pivoter vers lui et lui enfonça son poing dans l’estomac. Sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, il lui tordit le bras dans le dos et lui cogna le visage contre le mur.
— Bon sang, que f…
— Je crois qu’il est grand temps de mettre cartes sur table. A quel jeu joues-tu ?
Chance commença par garder le silence, et Tracker put presque entendre son cerveau évaluer les options qui se présentaient à lui. Il lui tordit un peu plus le bras.
— N’envisage même pas de me raconter encore une fois des salades. Et, tiens, commence donc par me dire quels étaient précisément tes rapports avec Landry.
— Qu’est-ce qui te fait croire qu’on était en relation ?
— Il y a un flic très futé qui bosse sur le meurtre et qui m’a mis la puce à l’oreille. Et puis, je ne connais que deux personnes, à part moi, capables de contourner le système de sécurité que j’ai élaboré, précisa-t-il en lui cognant encore une fois la tête contre le mur. L’homo devient son meilleur ami, le pote de l’homo devient son soupirant… tout ça dans le but d’attraper un trafiquant. Tu ne comptes tout de même pas me faire avaler ça ?
— D’accord, reconnut Chance en soupirant. Landry était mon partenaire depuis trois ans. Entre autres choses, nous travaillions en indépendants pour la Lloyd’s de Londres.
Tracker le lâcha.
— Et tu n’as pas cru nécessaire de nous prévenir, Lucas et moi, que ton partenaire, qui faisait tout son possible pour mettre Sophie dans son lit, ne l’utilisait qu’en guise de couverture pour votre enquête en faveur de la Lloyd’s ?
Chance lui fit face et leva les deux mains.
— Je t’ai dit que je n’avais aucune idée de la parenté entre Lucas et elle avant la soirée d’anniversaire. Alors, je vous ai dit ce que j’estimais que vous deviez savoir. Bon sang, Landry était mon partenaire, je me devais de protéger sa couverture ! Dis-moi, qu’aurais-tu fait à ma place ?
Le hic, c’était qu’il aurait fait la même chose, songea Tracker, en gagnant la fenêtre. Le travail devait passer en premier. S’il voulait protéger Sophie, il allait devoir se remémorer cela et mettre ses émotions sous le boisseau. Dehors, le ciel qu’il apercevait derrière le Washington Monument était à présent strié de rose. L’heure tournait.
— J’ai besoin que tu me dises tout. Absolument tout.
— Je ne vous ai pas menti sur notre enquête. Landry avait infiltré l’organisation, et il avait pour mission de récupérer les objets et de les faire passer. Seulement, il y a eu un problème. L’objet qui était censé arriver n’était pas dans les caisses. Le big boss devait le recontacter la nuit dernière, et ensuite il devait me rejoindre à son hôtel. Je l’y ai attendu jusqu’à ce que je finisse par avoir ton message.
— Il a été contacté, pas de doute là-dessus. Et quiconque l’a fait a décidé de ne pas laisser de témoins derrière lui. Peut-être même qu’il a eu ce qu’il recherchait. Je veux qu’à partir de tout de suite, Sophie n’ait plus rien à voir là-dedans.
— C’est une possibilité, répondit Chance en l’étudiant. Mais Landry jurait ses grand dieux que l’objet n’avait pas été déballé.
— Pourquoi est-il retourné dans la boutique, si ce n’était pas pour la pièce ? Il a quitté précipitamment la réception Langford-Hughes. Peut-être que la pièce était cachée dans un autre objet, et que le big boss lui a dit où chercher.
Chance se mit à faire les cent pas.
— Tu as peut-être raison, mais Landry a pu également retourner au magasin pour un autre motif. Peut-être était-ce l’occasion pour lui de rencontrer le Maître des Marionnettes à visage découvert. Il y a également la possibilité d’un retard à l’autre bout, et que l’objet n’arrive pas avant la livraison prévue mercredi prochain. Ce jour-là, toutes les boutiques de Prospect Street font leur grande braderie annuelle. Comme la foule offrira une couverture idéale à notre Maître des Marionnettes, nous pourrons peut-être l’avoir.
Tracker prit le temps de soupeser les avantages et les inconvénients des diverses éventualités. Facile à dire, qu’il voulait sortir Sophie de ce guêpier, mais comment la garder en sécurité tant qu’ils n’auraient pas attrapé celui qui se cachait derrière tout cela ?
— Ce type ne recule devant rien, et la mort de Landry devrait suffire à t’en convaincre. Je suis plus que jamais persuadé que le meilleur moyen de protéger Sophie est de ne rien changer à ses habitudes. La seule manière d’assurer sa sécurité, c’est de choper ce type.
— Landry out, qui va récupérer la pièce ?
— Il n’est jamais à court de plans de rechange. On ne l’appelle pas le Maître des Marionnettes pour rien.
— Ah oui ? Eh bien, j’ai comme l’impression que je vais lui couper quelques-unes de ses ficelles. On est en train de changer le code de sécurité du magasin, et d’y installer des caméras vidéo. La boutique sera fermée toute la journée, le temps de tout mettre en place.
Il y avait autre chose qu’il savait devoir faire. Bon sang, une chose qu’il avait comprise en voyant le corps sans vie de Landry, et que sa conversation avec l’inspecteur Ramsey n’avait fait que confirmer.
— Deux choses, encore : primo, je vais tout dire à l’inspecteur Ramsey et à sa coéquipière. Secundo, je vais faire de même avec Sophie.
— Ce sont de très mauvaises idées, protesta Chance.
— Peut-être, mais Sophie est ma priorité, et je ne laisserai rien ni personne m’empêcher de la protéger. A présent, elle a besoin de savoir que sa vie est en danger, afin de se montrer prudente. Quant à moi, j’ai toujours préféré avoir un plan de repli, et je vais avoir besoin de l’aide de Ramsey pour cela.
Le téléphone sonna quatre fois avant d’être décroché.
— Oui ? répondit une voix ensommeillée.
— J’ai un travail pour vous, dit-il.
— Oui, répondit la voix, plus claire, avec un je-ne-sais-quoi dans l’intonation qui ressemblait à de la peur. Qu’est-ce que c’est ?
Le Maître des Marionnettes réfléchit, tout en regardant le soleil jouer sur les pièces en argent toutes neuves posées sur l’échiquier, devant lui. Très doucement, il déplaça un cavalier.
— Le cheval en céramique qui est arrivé hier, dans la boutique de Mme Wainright. Je le veux.
— Un cheval en céramique ? Je ne me souviens… Non. Il n’y avait rien de tel dans cette livraison. Vous devez faire erreur.
Le Maître des Marionnettes poussa un soupir et, d’une main parfaitement manucurée, se pinça l’arête du nez. Le seul fléau de son existence était bien de traiter avec l’incompétence.
— Je ne fais jamais erreur.
A l’aide de sa tour, son vis-à-vis lui prit le cavalier. Parfait. Au moins un jeu se déroulait-il bien.
— J’ai en main une copie de l’ordre d’expédition, murmura-t-il dans le combiné. Le cheval en céramique y figure au même titre qu’une écritoire Louis XIV et un clavecin du XVIIIe siècle. Ces objets vous disent-ils quelque chose ?
— Parfaitement. Mais je n’ai pas vu de cheval.
— Il est arrivé. Vous avez pour mission de le trouver.
— Mais…
— Ah, ah, ah !
Il attendit le silence complet à l’autre bout.
— Pas de mais. En cas d’échec, je serais contraint de prendre certaines mesures. Au cas où vous voudriez avoir un aperçu de votre avenir, achetez donc le journal de ce matin.
Il coupa la communication sans laisser à son correspondant le temps de répondre. Puis il déplaça son deuxième cavalier.
— Echec et mat.
Il rit doucement en voyant son vis-à-vis étudier l’échiquier, sourcils froncés.
— Je n’ai rien vu venir.
C’était toujours mieux comme cela. Détruire l’adversaire avant même qu’il se rende compte de votre présence.
— Votre mission sera un peu plus stimulante, je vous le promets.
Sophie s’éveilla en sursaut, et comprit, avant même de se retourner, que Tracker n’était plus là. C’était idiot d’avoir de la peine qu’il l’ait quittée avant son réveil. Il ne pouvait pas être loin, puisqu’ils étaient chez lui. Il allait revenir. A un moment donné, cette nuit, elle avait senti ses bras l’étreindre, et elle se souvenait encore du trouble qu’ils avaient suscité chez elle.
Elle se sentit ridicule, et repoussait ses cheveux quand Chester vint la rejoindre.
— Il est en train de m’avoir, lui confia-t-elle.
Le chat se frotta contre elle.
Ce fut alors qu’elle comprit qu’elle avait eu beau rêver de Tracker McGuire pendant un an, et coucher avec lui depuis… une journée ou à peu près, elle en savait toujours aussi peu sur lui. Bon, peut-être en savait-elle un tout petit peu plus. Elle connaissait son prénom, elle savait qu’il était gentil et qu’elle pouvait le battre au poker. Mais, en bien des points, il lui était aussi étranger que lorsqu’elle l’avait baptisé Fantômas. Les quelques secrets qu’il lui avait révélés, hier soir, n’avaient fait qu’aiguiser son appétit.
Il devait bien y avoir quelques indices, dans son appartement, songea-t-elle, regardant autour d’elle. La chambre, petite, n’était que sommairement meublée. Un lit, une table de chevet, surmontée d’une lampe, et une commode. Aucune décoration sur les murs uniformément blancs. Rien, nulle part, ne lui parlait de Tracker McGuire.
Elle se leva, alla ouvrir tour à tour chaque tiroir de la commode, mais n’y trouva que des piles impeccables de T-shirts, des sous-vêtements et des chaussettes, tous de sa couleur favorite, le noir. Les jeans, pantalons, chemises et vestes étaient pendus dans le placard et étaient tous noirs ou blancs.
— Cet homme a définitivement besoin d’un peu de couleur dans son existence, dit-elle au chat.
Chester ne répondit rien.
— Je sais que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais le pouvoir réside dans le savoir. Non que j’apprenne grand-chose ici, sauf qu’il est ordonné et qu’il aime les chemises de lin.
Elle fit courir sa main sur une des chemises, et perçut une bouffée de son odeur. Brusquement, elle le crut revenu dans la chambre. Mais non. Elle refoula l’impression de solitude qui avait accompagné son réveil, dépendit la chemise et glissa les bras dans les manches.
— Je l’aime bien, Chester.
Le chat s’ébroua.
— Je dis la vérité, insista-t-elle, vexée. Je l’aime vraiment bien. Il est gentil, doux, et drôle. On a beaucoup de choses en commun.
Chester bondit du lit et vint se frotter contre son mollet.
— Bon. Tu es au moins d’accord avec ça. Allons, viens.
Dans le living-room, les vêtements qu’il y avait semés la veille avaient disparu, mais sa robe était toujours là où elle l’avait jetée, les cartes toujours sur la table basse. L’espace d’un instant, elle revit ce qu’ils avaient fait.
Jamais encore elle n’avait joué au strip-poker, et rien ne l’avait préparée à l’impression qu’on pouvait en retirer, du moins quand on gagnait. Jamais elle n’aurait cru que voir un homme obéir à ses directives l’exciterait autant. Même maintenant, elle en était un peu choquée. Mais ce qui était sûr, c’était qu’elle rejouerait au strip-poker, aussi longtemps qu’elle aurait Tracker pour adversaire.
Tandis que Chester s’installait sur le canapé, elle alla ouvrir le secrétaire duquel Tracker avait sorti les cartes à jouer. A l’intérieur, se trouvait un ensemble audio-vidéo dernier cri, et les étagères débordaient de CD, DVD et cassettes vidéo. Elle s’accroupit pour les passer en revue.
La collection de films de Tracker éclipsait sans conteste la sienne. Elle parcourut les titres du regard, sortant parfois un boîtier pour en lire le résumé.
Il devait avoir l’intégralité des œuvres filmées d’Hitchcock. Ravie, elle découvrit Casablanca et African Queen. Quelle astuce, d’avoir acheté les classiques pour les avoir à disposition, sans dépendre des chaînes satellite.
— Dis donc, Chester, je parie qu’il a tous les films qu’a jamais tournés Humphrey Bogart !
— Je les ai, en effet.
La voix de Tracker la fit sursauter.
— Mais d’où sors-tu ?
— J’ai mon bureau dans la pièce adjacente. Cherchais-tu quelque chose en particulier ?
Oui, toi, fut-elle sur le point de répondre, et elle sentit le rouge lui monter aux joues. Tout en se redressant, elle croisa les mains devant elle.
— J’étais carrément en train d’espionner. Je crois que le jeu des vingt questions n’a fait que stimuler ma curiosité.
Elle avait joué au strip-poker et fait sauvagement l’amour avec cet homme à l’endroit même où elle se tenait, et c’était maintenant que la crise de nerfs menaçait ? Où était la logique, dans tout cela ?
— Si je préparais du café, afin que tu puisses me demander ce que tu veux ?
— Où étais-tu ? lâcha-t-elle sans plus réfléchir.
Il avait l’air si détaché, comme s’il avait l’habitude de trouver des femmes en train de fouiller dans ses affaires.
— J’avais une réunion et plusieurs coups de fil à passer, répondit-il en la regardant par-dessus son épaule, tandis qu’il mettait une bouilloire à chauffer. En ce moment même, on est en train de modifier le code de sécurité de ton magasin.
Ses yeux s’agrandirent, et elle dut se rattraper au comptoir de la cuisine. Juste ciel, depuis son réveil, elle avait totalement oublié John Landry et tout ce qui s’était passé la veille, à la boutique. Elle n’avait plus pensé qu’à Tracker.
— Il faut que j’y aille, bredouilla-t-elle, prenant la direction de la salle de bains.
— Sophie, j’ai envoyé des hommes réparer ton système de sécurité. J’ai aussi parlé à l’inspecteur Ramsey, et il pense qu’il vaudrait mieux ne pas ouvrir aujourd’hui.
Elle fit volte-face et faillit le percuter.
— C’est mon magasin. Tu n’aurais pas dû…
Elle s’interrompit juste à temps avant de dire « me laisser ». Mais d’où lui était venue une phrase pareille ? Cet homme avait un travail à accomplir. Elle aussi, d’ailleurs. Et se sentir abandonnée, sous le simple prétexte qu’il s’était levé avant elle, était proprement ridicule. Ils n’avaient aucun droit l’un sur l’autre.
— Excuse-moi, dit-il, lui prenant les mains.
Quoi qu’elle ait pu vouloir dire, cela lui échappa à l’instant même où elle comprit qu’il était sincère. Peut-être était-il également un peu nerveux, se dit-elle alors.
— J’ai pensé que tu avais besoin de récupérer, dit-il. Je ne t’ai pas franchement laissée beaucoup dormir, ces derniers temps.
— Je ne me plains pas, répondit-elle en souriant.
— Je n’essaie pas, non plus, de prendre les décisions à ta place. Le meurtre de Landry sera dans tous les journaux, ce matin, et beaucoup de gens viendront dans ton magasin dans le seul but d’apaiser leur curiosité morbide.
Sophie opina, pensive.
— Par respect pour John, il vaut peut-être mieux ne pas ouvrir, aujourd’hui.
Elle ne se rendit compte qu’elle avait bougé que lorsqu’elle appuya sa tête contre le torse de Tracker, et que ses bras se refermèrent autour de lui.
— Je n’arrive pas à m’y faire. A me dire que… qu’il est vraiment mort.
Elle se laissa aller contre lui. Ça devenait trop facile, d’attendre un soutien de lui. C’était une faiblesse qu’elle ne pouvait se permettre. N’avait-elle pas encore assimilé la leçon ?
— Merci de t’être chargé de tout.
Tracker lutta contre le flot d’émotions qui le submergeait. Chaque fois qu’il la tenait ainsi, dans ses bras, quelque chose de vital, en lui, semblait l’abandonner. Il n’était plus parvenu à réfléchir sainement depuis l’instant où il était arrivé de son bureau, et il ne savait même pas combien de temps il était resté sur le seuil, à la regarder. Peut-être était-ce dû au fait qu’elle avait enfilé une de ses chemises, ou à l’éclat que le soleil matinal donnait à ses cheveux. Quoi qu’il en soit, il comprit brutalement qu’elle avait inexplicablement trouvé sa place chez lui.
De tous les fantasmes qu’il s’était permis à propos de Sophie Wainright, aucun ne l’avait jamais située dans cet appartement stérile et fonctionnel qui lui servait quand il devait dormir en ville. Et il comprit soudain qu’il ne voudrait plus jamais y venir sans elle.
Tous deux s’écartèrent en même temps.
— Je vais m’habiller. Il faut que j’aille à la boutique, pour y prendre des papiers à remplir. Et je dois également passer un ou deux coups de fil. J’ignore pourquoi, mais pas mal de gens se sont pris d’une brutale affection pour les chevaux en céramique.
— Je t’accompagne, proposa-t-il.
— Tu n’es pas obligé, tu sais. Tu as du travail, toi aussi. Ce… ce qui se passe entre nous, eh bien… il ne faut pas que cela gêne nos activités professionnelles.
— Tant que nous n’aurons pas découvert comment John Landry a trouvé la mort chez toi, mon travail c’est toi, Sophie.
Différentes réactions se succédèrent alors dans les yeux de Sophie : ressentiment, colère, puis un soupçon de peur. Tracker décida de jouer sur cette dernière.
— Cela aurait pu être toi.
— C’est ridicule, s’insurgea-t-elle aussitôt.
— Non.
Là, il allait devoir choisir soigneusement ses mots, car il avait déjà déterminé le lieu et l’heure où il lui dirait la vérité.
— Soit Landry a laissé entrer quelqu’un dans ta boutique, soit il a surpris un intrus et s’est fait descendre. Si tu avais été chez toi, tu te serais précipitée en entendant du bruit. Tu crois vraiment qu’on t’aurait épargnée ?
Tout en se maudissant intérieurement, il la regarda blêmir, et ajouta :
— Si j’appelais Lucas pour l’informer de ce qui s’est passé, que crois-tu que seraient les ordres ?
— Ne l’appelle pas, s’écria-t-elle, avec dans le regard une colère plus facile à manipuler que la peur.
— A une condition.
— Laquelle ? demanda-t-elle, méfiante.
— Tu me laisses assurer ta sécurité.
Elle hésita un instant.
— D’accord.
Puis elle regagna la chambre sans mot dire.