Chapitres : - 7
Ils étaient en retard. Ce qui, logiquement, aurait dû excéder Sophie, systématiquement ponctuelle lorsqu’il s’agissait de travail. Et un cocktail chez Millie Langford-Hughes n’était jamais qu’une extension de sa journée de labeur. Mais elle avait énormément de mal à éprouver des regrets alors que leur retard était dû au désir insatiable de l’homme assis auprès d’elle.
A la dérobée, elle jeta un coup d’œil à Tracker. Assis très droit sur son siège, les yeux protégés du soleil couchant par des lunettes noires, il avait une mine indéchiffrable.
Peut-être pensait-il à ce qui s’était passé dans la douche quand il l’y avait rejointe. Au départ, il n’en avait pas eu l’intention. C’est du moins ce qu’il lui avait dit après l’avoir soulevée et plaquée contre le mur, ce qu’il avait répété quand elle avait enroulé ses jambes autour de lui, et quand il s’était enfoncé en elle. Mais il n’avait pas pu s’en empêcher, et il n’avait pas été doux. Le souvenir de sa presque brutalité, du désespoir perceptible dans ses caresses rudes, dans ses coups de reins, fit naître un sourire sur ses lèvres… et un éclair de désir en elle. Qu’un homme puisse la désirer aussi intensément l’emplissait d’une sensation de pouvoir inouïe.
De la douceur, il en avait fait preuve après, quand il l’avait tenue dans ses bras jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’eau chaude. Il serait si tentant d’interpréter cette gentillesse comme le signe d’une certaine tendresse. Mais elle ne pouvait se le permettre, et elle ne le ferait pas. Par peur d’être déçue.
En voyant le feu passer à l’orange, elle écrasa la pédale de frein et prit le virage sur les chapeaux de roues.
— Doucement, princesse, s’exclama Tracker en se rattrapant au tableau de bord.
Elle lui jeta un coup d’œil. Il paraissait encore plus grand, sur le siège avant de sa Miata. Soudain, elle se rendit compte de la situation : ils parcouraient les rues dans une décapotable, exactement comme Grace Kelly et Cary Grant dans La main au collet. A ceci près que Grace Kelly ne venait pas de s’envoyer en l’air dans sa cabine de douche. Elle ne put réprimer un éclat de rire en s’arrêtant à un feu rouge.
— Il est possible de rire avec toi ? demanda Tracker.
Elle se tourna alors vers lui, et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Il était entièrement vêtu de noir. Non pas le jean et le T-shirt qu’il avait portés dans la journée, mais un pantalon droit et une élégante chemise en lin, ouverte au col. Le simple fait de le regarder lui mit l’eau à la bouche. Les lunettes de soleil dissimulaient ses yeux et lui donnaient l’air encore plus mystérieux.
Une curieuse petite douleur commença à enfler en elle. Mais comment pouvait-elle le désirer encore, si peu de temps après ?
— Je me disais tout simplement que j’aimerais bien tout laisser tomber et continuer à conduire, peut-être dans la montagne. Tu n’as jamais eu envie de faire un truc comme ça, un peu fou ?
— A peu près chaque jour de ma folle jeunesse.
— C’est bizarre, quand même. J’ai du mal à t’imaginer ayant une seule fois une telle envie. Tu parais tellement absorbé par ton travail.
— Tu ne crois pas que c’est un peu l’histoire de la paille et de la poutre ? J’ai rarement vu quelqu’un se concentrer autant sur son travail que toi.
Si ces mots lui causèrent un plaisir infini, elle refusa de se laisser distraire de son sujet.
— As-tu jamais cédé à la tentation ?
— Trop souvent pour en tenir le compte, répondit-il, tendant la main pour écarter une mèche de sa joue. Si tu voulais laisser tomber la réception, je suis prêt à parier que tu trouverais un moyen de me persuader.
Différentes méthodes lui vinrent aussitôt à l’esprit, et elle eut la tentation de les essayer une à une. Mais un vigoureux coup de Klaxon, derrière elle, l’obligea à se reprendre. Et à redémarrer.
— Millie ne me le pardonnerait jamais, lui dit-elle, engageant la voiture dans une allée circulaire. Dommage, le côté persuasion me tentait bien. On remet à plus tard ?
Il lui sourit.
— D’accord. Je jouerai même à celui qu’on ne convainc pas facilement.
Ce fut en riant aux éclats qu’elle tendit ses clés au valet qui ouvrait sa portière. En rejoignant Tracker de l’autre côté, elle baissa la voix :
— Tu n’y jouais visiblement pas, tout à l’heure…
— Je n’y ai pas été avec le dos de la cuiller, confessa-t-il, la mine de nouveau grave.
Elle l’observa un instant. Non, il n’était pas homme à être jamais facile à vivre pour une femme. Puis elle sourit lentement.
— Je pense qu’il faudra juste que je te rende la monnaie de ta pièce.
Ce fut au tour de Tracker de l’étudier. Il avait été brutal avec elle, tout à l’heure, dans la douche. Cependant, il ne lui avait pas fait mal, et il commençait à croire que cela n’arriverait jamais. Du moins pas sur le plan physique. Puis il finit par lui répondre.
— Cette réception pourrait bien te servir de revanche.
— Tu n’aimes pas ce genre de soirées ? demanda-t-elle alors qu’il lui prenait le bras pour monter l’escalier.
— J’ai en tête deux ou trois petites choses que je préférerais faire, répondit-il alors qu’un personnage tenant plus du pilier de rugby que du majordome leur ouvrait la porte.
— Bonsoir, mademoiselle Wainright.
— Bonsoir, Callahan, répondit-elle en se haussant sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Voici un ami de mon frère, Tracker McGuire. Mme Langford-Hughes a été prévenue de sa présence.
Après avoir soupesé Tracker du regard, Callahan hocha la tête.
— Ils sont dans le solarium.
— J’ignorais qu’on embauchait des videurs dans les réceptions de l’élite washingtonienne, fit remarquer Tracker alors qu’ils parcouraient l’immense vestibule séparant les deux ailes de la demeure.
— Mais non. Callahan est au service de la famille de Millie depuis toujours. C’est un vrai nounours. Sir Winston est son troisième mari, et je crois qu’une partie du travail de Callahan consiste à flanquer les maris à la porte quand ils commencent à devenir désagréables ou violents.
— Tu crois que Sir Winston pourrait le devenir ?
Elle secoua la tête en souriant.
— J’en doute. Il était très prévenant avec elle, au magasin, et Millie prétend que c’est son premier mariage d’amour.
Le solarium était une pièce gigantesque, au plafond vitré, parsemée de toute une variété de plantes et arbres en pots, et dont les portes-fenêtres donnaient sur le patio dallé et les jardins. L’air embaumait le parfum des fleurs et les effluves de mets délicieux. Tout le long d’un mur étaient alignées des tables couvertes de plats délicats. Installé contre le mur opposé, un ensemble à cordes jouait du Mozart. La musique se mêlait aux rires et au tintement des verres tandis que l’élite de la nation discutait ou négociait. Sophie redressa le buste et scruta attentivement la foule.
— Tu aimes vraiment ce genre de choses, n’est-ce pas ? lui demanda Tracker.
— Chacun de ces convives est un client potentiel. Je les regarde, et j’entends le son délicieux de ma caisse enregistreuse.
— On croirait entendre ton frère.
Surprise, elle tourna la tête vers lui.
— Je ne suis en rien semblable à Lucas. Lui, c’est le fils dévoué qui a repris et sauvé la compagnie. J’y ai travaillé deux ans, et jamais, pendant ces deux ans, je n’ai réussi à le satisfaire. Il voulait toujours rester dans le classique, alors que je rêvais de nouveauté. C’est parce qu’il fallait que je me sorte de ce piège que j’ai créé mon commerce.
— Tu avais besoin d’être libre, d’être ton propre patron. Mais vous avez la même détermination, Lucas et toi. Ta boutique compte autant pour toi que la Wainright & Co pour lui.
Rembrunie, elle se remit à scruter la foule.
— Si tu veux. Tu as raison en ce qui concerne mon besoin de liberté. Et je vois même quelques similitudes dans la manière dont nous nous consacrons à notre travail. Mais à part cela, Lucas et moi sommes aussi différents que… eh bien, que toi et moi, et…
Elle lui saisit la main.
— Millie et Chris Chandler s’avancent dans notre direction, dit-elle en faisant un pas vers eux, avant de lui jeter un coup d’œil. Tu ne vas pas trop t’ennuyer ?
— Je vais faire avec. Vas-y, toi, et fais ce que tu as à faire.
Elle prit une profonde inspiration, fourra sa main dans sa poche et en sortit une carte, qu’elle avait apportée, et dont elle allait se servir.
— Je veux que tu réfléchisses à ceci, dit-elle en la lui tendant.
Elle retint son souffle quand il prit le carton et baissa les yeux dessus. C’était le bon pour « une récré-sexe » qu’elle avait emporté, mais en pensant ne le lui donner qu’à la fin de la réception.
— Cela pourrait t’épargner de trop t’ennuyer, précisa-t-elle à mi-voix.
Il ne répondit rien, mais quand leurs yeux se rencontrèrent, le feu qu’elle lut dans les siens l’incendia littéralement.
— Je vais faire bien plus qu’y réfléchir, princesse.
Son regard avait pris une expression hypnotique, et elle songea à sa décapotable rouge, puis qu’il serait si facile d’attraper la main de Tracker et de filer au pas de course vers elle. Les collines de Monte Carlo lui faisaient signe.
— Sophie, très chère, j’étais inquiète. Vous n’êtes jamais en retard, s’écria Millie, lui prenant les mains avant de plaquer deux bises sur ses joues.
Puis Sophie retrouva ses mains enfouies dans les grandes pattes de Sir Winston.
— Je suis vraiment ravi que vous ayez pu venir, ma chère. Cela avait beaucoup d’importance pour Millie et, donc, pour moi.
L’espace d’une seconde, en plongeant dans ces yeux gris pétillants, elle eut une impression de familiarité, comme ce matin à la boutique. Il y avait une telle chaleur, une telle sincérité dans son regard. Elle n’arrivait pas à savoir s’il lui rappelait le Père Noël, ou Ernest Hemingway. Quoi qu’il en soit, elle ne doutait absolument pas que Millie ait réellement trouvé le grand amour.
— Ravie de vous revoir, monsieur McGuire, dit Millie en prenant la main de Tracker. Je suis *******e que vous ayez pu venir, car j’ai ici quelqu’un qui meurt d’envie de vous connaître.
Tracker jeta un coup d’œil à Sophie alors que leur hôtesse l’entraînait vers le patio. Sir Winston la salua de la main avant de suivre sa femme.
— Seigneur, dit Chris à mi-voix. J’ai vu la manière dont McGuire vous regarde.
Il fit semblant de s’éventer.
— Je crois que si on pouvait mettre un tel regard en bouteille, on n’aurait plus de problèmes de conservation d’énergie. Je dirais que pour vous, il est un peu plus que l’ami de votre frère.
Elle se tourna vers lui en faisant une prière pour ne pas rougir.
— Il est aussi le mien.
— Ça, je n’en doute pas, répondit Chris en lui prenant le bras. Et je n’en soufflerai mot à personne. Il vous correspond infiniment plus que cette espèce de frimeur conformiste et égocentrique que vous avez failli épouser l’an dernier.
Elle réprima difficilement un éclat de rire, car la description de Chris de son ex-fiancé lui allait comme un gant.
— Quant à ce Landry, il pourrait tout aussi bien être le clone de votre ex. Vous êtes infiniment mieux assortie avec M. McGuire.
— Mieux assortie ? répéta-t-elle, éberluée, en le regardant. Pourquoi dites-vous cela ? Tracker et moi n’avons rien en commun.
Chris agita la main et lui fit un clin d’œil entendu.
— Si, la passion. Elle fait virtuellement crépiter l’air autour de vous, et il y a pire pour commencer. Mais assez discuté de votre vie amoureuse. Avant de vous présenter à ce client potentiel à qui j’ai fait votre panégyrique, je voudrais savoir quand est prévu votre prochain arrivage. Un autre de mes clients est très intéressé par les œuvres de ce céramiste qui a réalisé le saladier retenu par Millie. Il recherche quelque chose sur le thème équestre. Je crois, ajouta-t-il sur le ton de la confidence, qu’il fait une fixation sur les dadas.
Sophie croisa les doigts dans son dos.
— Je vais ouvrir l’œil.
*
* *
Millie leur fraya un chemin parmi la cohue, en droite ligne vers un couple debout de l’autre côté de la pièce.
— Je voudrais vous présenter ma nièce, Meryl Beacham, dit-elle à Tracker. Elle dirige la galerie d’art voisine de la boutique de Sophie.
Elle s’arrêta net devant une femme splendide aux cheveux très bruns à la coupe étrange. Debout près d’elle se tenait Chance.
— Meryl, je voudrais te présenter Tracker McGuire, un ami de Lucas et Sophie Wainright. Et voici Carter Mitchell, le directeur de galerie de Meryl.
— Carter, dit Tracker en prenant la main tendue de Chance, puis en se tournant vers Meryl. Enchanté.
— Moi de même, répondit celle-ci.
— Je savais que vous vous entendriez. Amusez-vous bien, reprit Millie en leur adressant un signe de la main, avant d’entraîner Sir Winston vers d’autres aventures.
Meryl tourna les yeux vers l’entrée voûtée du solarium.
— Ma tante, qui est la reine des marieuses, me présente tous les représentants du sexe fort qu’elle peut dénicher. Cependant, je pense que nous sommes tranquilles, maintenant. Un général vient d’apparaître sur son radar personnel, et tante Millie a d’autres chats à fouetter pour l’instant, dit-elle, avant de reporter son attention sur Tracker. Pourquoi ne vous ai-je encore jamais vu dans les parages de la boutique de Sophie ?
— Je suis ici en vacances.
La brune avait l’air affable et ouverte, mais le fait que Chance n’ait pas mentionné qu’ils s’étaient « rencontrés » dans la journée, au magasin, avait éveillé sa méfiance.
— Alors, si je comprends bien, Sophie vous a vu en premier et vous êtes pris ?
Il sourit, désarmé par sa franchise.
— On peut dire cela comme ça, oui.
— C’est bien ma veine, dit-elle regardant Chance. Voilà que je me retrouve avec les deux plus beaux spécimens masculins de la soirée : l’un est homosexuel et l’autre déjà pris. Allons, Carter, si je ne peux pas faire joujou avec M. McGuire, autant t’envoyer faire de la publicité pour la galerie auprès de tous ces clients potentiels.
Tracker pivota vers la foule, et son regard tomba immédiatement sur Sophie, en grande discussion avec un personnage à la moustache gominée, Charles Lipscomb, nouvel ambassadeur d’Angleterre auprès des Nations unies. Elle était vraiment venue pour travailler. Et l’admiration qu’il avait pour elle monta d’un cran quand il repensa à la journée qu’elle venait de vivre. Il l’avait toujours considérée comme une princesse rebelle et trop gâtée, mais jamais il n’aurait pu imaginer qu’elle se considérait comme la ratée de sa famille. Sentiment qu’il ne comprenait que trop bien. Jamais il ne s’était intégré dans aucune des familles d’accueil où on l’avait envoyé.
Puis il tourna les yeux vers l’entrée que devaient emprunter tous les nouveaux venus, et repéra John Landry. Eh bien, exception faite de Noah Danforth, tous les suspects que lui avait énumérés Chance étaient présents. Et lui-même n’avait pas encore la moindre idée de l’identité de celui qui mettait la vie de Sophie en danger.
— Il y a des fois où ce boulot me fatigue, dit Chance, près de lui. Mon adorable compagne et patronne m’accorde une pause pour aller fumer une cigarette. Mon whisky et moi allons donc faire un tour dans le patio. On s’y retrouve dans une minute ?
Tracker attendit que Chance fût sorti avant de se diriger avec nonchalance vers une porte-fenêtre. Une fois dehors, il repéra Chance derrière un palmier en pot et le rejoignit.
— Ta patronne est une femme intéressante.
— Si ce n’était pour ma couverture, répondit Chance en lui souriant, je crois qu’elle et moi pourrions prendre un peu de bon temps.
Il tira sur sa cigarette.
— Tu sais ce qu’on dit, répondit Tracker. Il vaut mieux ne pas mélanger travail et plaisir.
— C’est toi qui me dis ça ? s’exclama Chance en manquant de s’étrangler avec sa fumée.
Tracker se rembrunit et jeta un coup d’œil vers les portes-fenêtres.
— Ce n’est pas pareil. Sophie n’est pas pareille. Et c’est compliqué, dit-il en repérant que Landry se frayait un chemin vers la partie de la pièce où se trouvait Sophie. Pour le moment, je n’ai pas trouvé un autre moyen de rester assez près d’elle pour assurer sa protection.
— Je dirais même que c’est la super planque, commenta Chance en levant son verre.
— Je ne l’avais pas prévu ainsi, répondit Tracker en braquant sur lui un regard réfrigérant, mais je ferai tout ce qu’il faudra pour assurer sa sécurité. C’est assez épineux, dans la mesure où elle est aussi futée que son frère.
Chance émit un petit sifflement.
— Oui, à ce point, renchérit Tracker. Il va nous falloir épingler ce type très vite, car Sophie va finir par comprendre ce que je mijote. Et là, je suis incapable de prédire comment elle va réagir, sinon en me flanquant à la porte. Je veux savoir tout ce que tu sais.
— Je t’ai déjà…
— Plus de baratin. Dis-moi pourquoi tu ne veux pas que ta patronne sache que tu nous as aidés cet après-midi. Elle ne figure pourtant pas au nombre de tes suspects.
Avec un sourire qui ne gagna pas ses yeux, Chance jeta sa cigarette et l’écrasa d’un coup de talon.
— Relax. Je ne veux pas que Meryl sache à quel point je suis devenu intime avec Sophie en partie pour protéger ma couverture. Elle est un peu jalouse du succès de Sophie. Tu comprends, elles viennent du même milieu, mais là où le bât blesse, c’est que Sophie a pour le commerce un talent que Meryl n’aura jamais, même si elle n’est pas mauvaise, expliqua-t-il, tendant son verre à Tracker. Tiens, le calumet de la paix. Il doit me rester cinq minutes avant qu’elle ne me fasse signe de me remettre au travail.
Après avoir bu une gorgée de scotch, Tracker lui rendit son verre.
— Accouche.
— Ce que je vous ai dit à la réception de Lucas est exact, pour autant que je sache. Nous ignorons qui se cache derrière la contrebande. Ce que nous savons, c’est que le Maître des Marionnettes a des relations très haut placées des deux côtés de l’Atlantique, poursuivit Chance, buvant son verre à petites gorgées. Ce n’est pas par hasard que je travaille dans la galerie de Meryl, car sa tante Millie et elle ont énormément de relations, et aussi bien l’une que l’autre pourrait servir de médiateur, à moins qu’elles ne soient que des pions, à l’instar de Sophie. Nous n’en savons rien.
— Aucune bonne nouvelle ?
— Non. Nous avons affaire à un individu très dangereux. Le mieux que tu puisses faire, c’est te coller à Sophie comme une arapède et donner une impression habituelle de travail.
— Bon, dit Tracker en hochant la tête. Essayons par un autre côté. Dans ce qu’on a déballé aujourd’hui, as-tu une quelconque idée de l’objet contenant la pièce ?
— Non, je n’ai pas pu le découvrir. Mais j’essaie toujours. Je devrais avoir une réponse avant de partir d’ici.
— Carter, j’ai besoin de toi.
Tous deux pivotèrent vers Meryl Beacham, debout à la porte-fenêtre.
— J’arrive, chérie, répondit Chance en partant vers elle.
Tout en refrénant son impatience, Tracker leur emboîta le pas en direction du solarium. Il n’avait d’autre choix qu’observer et attendre.
Chaque fois qu’elle en avait l’occasion, Sophie cherchait Tracker du regard. En ce moment, il était entouré de femmes. Pas étonnant. Elle reconnut la grande blonde tout en jambes qui était secrétaire du service de presse présidentiel, et aussi greffier du premier magistrat de la Cour Suprême. Mais ce qui l’étonna, ce fut l’aisance de Tracker, comme s’il avait baigné dans le Tout Washington toute sa vie.
Pour quelqu’un qui n’aimait pas les réceptions, il n’avait pas l’air de s’ennuyer le moins du monde. Et pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, elle se demanda ce qu’il faisait en dehors de ses heures de travail pour Lucas.
— Cette robe vous sied à ravir.
Elle tourna la tête et découvrit John Landry. Il lui tendait un verre de vin blanc. Elle l’accepta avec reconnaissance.
— Grand merci. Vous-même êtes très élégant.
Et c’était vrai. John était tout à fait le genre d’homme dont elle avait toujours pensé tomber amoureuse un jour. Le genre d’homme dont, par trois fois déjà, elle avait tout fait pour tomber amoureuse.
Elle but une gorgée de vin. Mais d’où était bien sortie cette idée ? Et pourquoi ne s’était-elle encore jamais rendu compte de la similitude entre Bradley, Sonny et John ? Des hommes d’affaires solides et beaux correspondant tout à faire au genre d’homme que devrait épouser une fille Wainright.
Elle reporta le regard sur Tracker. Tracker McGuire, le contraire absolu de tous les hommes avec qui elle avait envisagé une relation sérieuse. Il était le genre d’homme qu’on kidnappe en cabriolet rouge et avec lequel on a envie de s’enfuir dans les montagnes. Ou avec qui on vit des intermèdes torrides sous la douche. Et elle avait toujours rêvé d’un homme à qui elle puisse se fier, un homme qui serait toujours là et ne partirait jamais.
— Un sou pour vos pensées, dit John.
— Elles ne valent même pas cela.
Elle n’allait pas envisager quelque chose de sérieux avec Tracker McGuire. Cela ne faisait pas partie du marché. Ils en avaient tous deux accepté les règles, et elle tenait toujours à honorer ses engagements. Quand ce serait terminé, tous deux reprendraient leur route. Aussi ignora-t-elle la douleur qui lui étreignait le cœur pour sourire à John.
— Je relâchais juste un peu la pression. La journée a été assez dure. Je vous autorise à me pincer si je recommence.
— Vous devriez vous faire aider, à la boutique.
Elle l’étudia un moment. Il avait un je-ne-sais-quoi de différent, ce soir. Un soupçon d’énervement, ou d’excitation, affleurait sous sa nonchalance coutumière.
— Quelque chose vous turlupine, n’est-ce pas ?
— Vous êtes très perspicace. Quelque chose m’a effectivement tracassé toute la soirée, mais c’est finalement réglé.
— Qu’était-ce ?
— Oh, rien d’important. J’ai vu quelqu’un, ce soir, qui m’était inconnu et toutefois familier. Et je viens juste de me souvenir de l’endroit où je l’avais déjà rencontré. Quoi qu’il en soit, j’étais venu vous dire que j’ai eu Matt Draper au téléphone, aujourd’hui.
— Si seulement il avait pu venir ce soir, il aurait été l’homme du jour, répondit-elle en souriant. Vous n’imaginez pas le nombre de personnes brusquement intéressées par les objets de céramique que j’ai commandés. Il va falloir que je l’appelle.
Landry but un peu de vin.
— Quand nous discutions, il a parlé de la livraison que vous avez reçue dans la journée, et il se demandait comment vous aviez trouvé le cheval en céramique qu’il vous a envoyé.
Elle sourit.
— Vous pourrez lui dire que je l’ai tellement aimé que je suis montée le déballer là-haut. Non, à bien y réfléchir, je le lui dirai moi-même. Je compte l’appeler demain.
— Je lui en parlerai quand je le reverrai, dit Landry en jetant un coup d’œil à sa montre. Je m’envole demain pour l’Angleterre, et il me reste quelques menus détails à régler.
Sophie le dévisagea.
— Je croyais que vous deviez rester quelque temps ?
Il tourna les yeux vers Tracker, puis la regarda.
— Je l’avais espéré, mais mes projets ont été modifiés, tout comme les vôtres, apparemment. J’en suis désolé, Sophie. J’avais espéré…
Soudain, il se pencha et effleura ses lèvres des siennes.
— Je vous rappelle dès que je reviens à Washington, afin de savoir si rien n’a changé.
Tracker n’avait encore jamais senti son sang entrer aussi vite en ébullition. Seules des années d’entraînement à la maîtrise de soi lui permirent de rester où il était, de continuer à écouter pérorer cette raseuse tout en ne perdant rien de ce que faisait Landry. Le baiser, ce fut la goutte d’eau, celle qui lui rappela la réalité. Sophie et lui n’étaient pas du même monde. Elle était chez elle dans cette réception. Pas lui.
Quand Landry s’éloigna, on eût dit qu’elle avait perdu quelque chose. Et c’était cela qui lui avait fait bouillir le sang. Jalousie, colère, frustration. Nom de nom, c’était encore pire quand tout cela se mêlait à la peur de ne pas pouvoir la protéger. Et il y avait autre chose, aussi. Il voulait effacer cette tristesse de son visage.
— Merde, marmonna-t-il.
— Je vous demande pardon ?
Il dut faire un effort pour reporter son attention sur la grande blonde du service de presse et lui sourire.
— Je vous prie de m’excuser. Je viens tout juste de me souvenir d’un appel urgent à passer.
Même si elle lui tournait le dos, Sophie sut immédiatement que Tracker venait vers elle depuis le fin fond de la salle. La prescience particulière qu’elle avait chaque fois qu’il était à proximité paraissait avoir augmenté depuis qu’ils avaient fait l’amour. Même Chris Chandler avait paru le remarquer. Elle se sentit plus vivante, comme si sa vie passait du noir et blanc à la couleur et elle ne se rappelait pas avoir jamais éprouvé une telle sensation de liberté. Une sensation qu’elle voulait voir durer à jamais.
Alors qu’il se rapprochait, elle pivota sur elle-même et son regard tomba sur sa bouche. Ce fut suffisant pour se rappeler l’impression de cette bouche sur la sienne. Et elle eut envie d’avoir encore une fois ces lèvres sur les siennes, sur sa poitrine, ou sur un endroit plus secret de son anatomie. Elle eut soudain très chaud.
Quand il arriva et referma sa main sur la sienne, elle crut empoigner un tison.
— Viens avec moi.
— Je ne peux pas quitter déjà la réception, réussit-elle à répondre.
Sans jamais la lâcher du regard, il sortit une carte de sa poche et la lui donna.
— Ce n’est pas cela que je te demande.
Elle baissa les yeux, et reconnut le coupon qu’elle lui avait donné un peu plus tôt.
— Ici ? demanda-t-elle, ravalant un hoquet.
— Et maintenant. Ce sont bien les règles que tu m’as expliquées, non ?
Elle jeta un bref coup d’œil alentour. Dieu merci, personne n’écoutait.
— C’est impos…
— Mais si, rétorqua-t-il en lui décochant un sourire de prédateur. Viens.
— Tracker, je…
— Tous les coups sont permis. Tu te souviens ?
Elle ravala tout ce qu’elle aurait pu dire en constatant qu’elle le suivait déjà vers l’autre extrémité du solarium.
— Aurais-tu des réticences quant à notre accord, princesse ? interrogea-t-il, obliquant dans un couloir et ouvrant la première porte.
Des toilettes pour dames. Il la tira à l’intérieur et referma la porte. Il y avait à peine assez de place pour une personne entre le lavabo et le siège. Les mains à sa taille, il la fit pivoter, corps contre corps.
— Je réclame ce qui m’est dû, princesse. A moins que tu ne veuilles faire machine arrière ?
Elle leva aussitôt le menton.
— Je ne renie jamais mes engagements.
Il recula contre la porte.
— En ce cas, ôte ta culotte.