Chapitres : - 6 -
— Je ne vais nulle part, dit Tracker.
— Tu l’as dit, énonça-t-elle, resserrant sa prise sur son poignet. Tu ne mettras pas le pied hors de cet appartement avant qu’on ait parlé.
Il se rembrunit.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je veux partir ?
— Parce que c’est toujours ce que tu fais. Tu retournes te glisser dans ces ombres que tu aimes tant. Et je ne le tolérerai pas. Il est hors de question que ce soit l’histoire d’une nuit… ou d’une matinée, si tu préfères. Ce n’est pas mon truc. Et je voulais te l’expliquer avant. Je pense qu’il faudrait établir certaines règles de base.
Il s’efforça de s’éclaircir les idées.
— D’accord. Tu as juste un peu d’avance sur moi.
Et c’était ça le problème. Elle avait souvent une longueur d’avance sur lui.
— Tu veux donc plus qu’une nuit, reprit-il.
— Je veux une liaison.
Une foule de pensées se bouscula en lui. Il s’efforça de les trier, de les évaluer. En tant que son amant, il pourrait rester près d’elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Mais s’ils étaient amants, il se pourrait bien qu’il n’ait plus la tête assez claire pour assurer efficacement sa protection. Le problème c’était…
— Il ne faut pas autant de temps au Congrès pour voter une loi.
Il ne put réprimer un sourire. Il l’aimait presque autant à cran qu’éperdue de désir pour lui.
— Je crois que je pourrais me laisser embarquer dans une liaison.
— Tu crois ? Embarquer ?
Non seulement elle le lâcha, mais elle lui flanqua une bourrade qui faillit l’envoyer par terre. Elle allait lui sauter dessus quand il leva les mains en signe de reddition.
— Pouce. Je demande une trêve. C’était toi qui voulais parler et établir des règles, princesse.
Il fallait qu’il sorte de ce lit, qu’il s’éloigne de son parfum et de ses mains. Si elle lui plongeait dessus encore une fois, il lui referait l’amour.
— Pourquoi n’y réfléchirais-tu pas pendant que je vais nous chercher du café ?
Et peut-être aurait-il aussi le temps de prendre une douche vraiment très froide.
Il gagnait la porte lorsqu’il buta contre un objet, par terre, qui glissa sur le parquet ciré et alla s’écraser contre le mur.
— Merde !
— Que se passe-t-il ? s’enquit Sophie.
— Que se passe-t-il, en effet ? demanda-t-il, englobant d’un regard les divers objets éparpillés sur le sol.
Il s’accroupit afin de les examiner de plus près : un long ruban noir, une paire d’énormes dés très légers et ce qui ressemblait à un jeu de cartes. Ce furent les mots inscrits sur les dés qui lui firent entrevoir la lumière. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Sophie fixait elle aussi les objets, les joues plus colorées qu’avant.
— Des jouets érotiques ?
— Chapeau, Rouletabille !
Encore une surprise. Et il avait comme la désagréable impression qu’il allait y en avoir d’autres. Il remarqua quand même qu’elle avait nettement rougi, mais elle avait relevé le menton et le regardait dans les yeux. Eperdu d’admiration, il n’en ressentit pas moins un besoin pressant de la taquiner encore un peu. Il ramassa donc le jeu de cartes afin de l’examiner de plus près. Tiens, c’étaient des coupons, en réalité.
— Cette carte donne droit à une récré-sexe à la demande, commenta-t-il.
Bon, il la taquinait peut-être, mais il avait déjà le sexe qui réagissait. En levant les yeux, il vit que Sophie s’en était aperçue.
— Intéressant. Comment est-ce que ça fonctionne, exactement ?
— Tu la donnes à ton ou ta partenaire, et elle lui donne droit à ce qui est marqué, à la demande. C’est à lui ou elle de décider de l’heure et de l’endroit.
Nom de nom, il avait déjà envie de la lui tendre. Mais d’abord il avait besoin de réfléchir. Et ils avaient besoin de parler. Café. Douche froide. Il remit la carte dans la boîte et reporta les yeux sur les autres objets.
— Tu t’en sers souvent ?
Elle s’humecta les lèvres.
— Je ne les ai encore jamais utilisés. Mac me les a donnés hier soir. Une sorte de cadeau de premier anniversaire de mariage à sa demoiselle d’honneur. Elle voudrait que je sois aussi heureuse qu’elle l’est.
Avec Landry. L’accès de jalousie arriva avec une telle force qu’il fut incapable de respirer. Mac devait savoir que Sophie sortait avec Landry, et elle avait manifestement voulu encourager cette relation. Ce type était parfait pour elle. D’ailleurs, ne l’avait-il pas dit lui-même à Lucas ?
Seulement voilà, Sophie avait quitté ce Landry la veille. Et lui, il devait se raccrocher à cette idée. Ce n’était pas avec Landry qu’elle s’en servirait. Il remit les cartes dans le sac, ramassa les dés et les lança. Ils rebondirent contre la table de nuit et revinrent vers lui.
— Caresse. Pénis, lut-il avant de lui lancer un regard interrogateur.
— Il faut faire ce qu’ils disent.
— Ça, l’enquêteur aguerri que je suis l’avait compris, rétorqua-t-il en souriant. Mais je me demandais qui doit s’y mettre en premier, celui qui a lancé les dés ou celui qui regarde ? Toi, ou moi, princesse ?
La bouche soudain sèche, Sophie eut une vision de lui en train de se caresser. Elle n’avait jamais vu un homme faire cela, et en eut brutalement envie, presque autant qu’elle eut envie de le faire elle-même.
Le fait qu’il eût planté son regard dans le sien, la mettant ainsi au défi de répondre ou de faire le premier pas, lui mit le corps en feu. Non. Elle redressa aussitôt l’échine. Pas question qu’il la transforme en chiffe molle encore une fois. Pas avant qu’ils n’aient mis quelques petites choses au point.
— A propos de la liaison…
— Tu veux commencer tout de suite ?
Elle voulait. Presque autant qu’elle voulait retrouver son souffle.
— Il faut d’abord qu’on discute.
Il s’assit par terre.
— D’accord, vas-y.
Il se régalait, comprit-elle. Après l’avoir transformée en une boule de désir, il s’était tranquillement assis là où il était en lui souriant, en la défiant du regard… Et il n’avait même pas dit oui pour la liaison. Cet homme était si prudent, si soupçonneux qu’il pourrait bien se *******er d’atermoyer jusqu’à ce qu’il trouve le moyen de filer.
Tous ceux qu’elle avait aimés l’avaient abandonnée : ses parents, et même Lucas, quand il avait terminé ses études et s’était engagé. Mais elle ne laisserait pas Tracker s’échapper. Elle tendit la main vers la pièce, sur la table de nuit.
— Inutile de pinailler sur des détails tant qu’on n’a pas pris de décision. Est-ce qu’on a une liaison, ou pas ? Pourquoi ne pas faire ça à pile ou face ? Pile, tu sors d’ici et on ne se revoit pas avant le prochain anniversaire de mariage de Mac et de Lucas. Face, on a une liaison sans condition. Tu es partant ?
Tracker ne répondit rien pendant une minute. Son plan café et douche froide avait manifestement vécu. Et maintenant, tout allait se décider sur le lancer d’une pièce de monnaie. Le destin. Peut-être valait-il mieux le laisser décider.
— Vas-y.
Elle le fit, et brandit la pièce.
— Face. Maintenant, on peut pinailler sur les détails.
— Excellent. Une question, d’abord. Qu’est-ce qui se passe quand la liaison se termine ?
Parce qu’elle se terminerait un jour. Forcément. Sophie et lui étaient trop différents, et ce qui brûlait entre eux finirait bien par mourir un jour. Il s’arrangerait juste pour que cela ne meure pas avant qu’elle ne soit en sécurité et le Maître des Marionnettes derrière les barreaux.
— On reprend chacun notre chemin. Pas de regrets ni de récriminations. Et tant qu’elle dure, on est partenaires à égalité.
— A égalité ? s’écria-t-il. Alors ça, ça ouvre des horizons. En tant que partenaire à égalité, je désire ajouter deux ou trois choses à notre accord.
— Qui sont ?
— L’exclusivité. Aucun de nous ne sort avec un ou une autre personne tant qu’on est ensemble.
— D’accord.
— Et faisons-en une liaison où tous les coups sont permis. Partante, princesse ?
L’espace d’un instant, Sophie crut qu’elle allait avoir un autre orgasme, tant le coup qu’elle ressentit dans le ventre fut violent. Luttant pour reprendre son sang-froid, elle s’efforça de s’éclaircir les idées et de soupeser sa proposition. Impossible. Comment y arriver, alors que tout ce à quoi elle pouvait penser, c’était le défi qu’il lui proposait ?
— Marché conclu, ou pas, Sophie ?
Il recommençait à la transformer en chiffe molle, et il le savait. Elle leva le menton.
— Tous les coups sont permis. Est-ce que cela implique que tu entends te servir de ces jouets érotiques ?
Il lui sourit.
— J’en rêve déjà.
Elle se pencha et ramassa le ruban noir.
— Et celui-ci ? Lis l’étiquette.
Il le fit, puis leva les yeux vers elle.
— Je crois qu’on pourrait y arriver.
Non, elle n’allait pas rougir. Grace Kelly ne l’avait jamais fait, et elle était le modèle de référence de Mac. En plus, elle venait tout juste de négocier une liaison sans conditions, où tous les coups étaient permis, quand même.
— Marché conclu.
Ils tendirent la main au même moment, et se la serrèrent vigoureusement. Puis elle pensa, et elle fut presque certaine qu’il pensait aussi, à ce qu’avaient exigé les dés. Ce fut alors que le téléphone sonna sur sa table de nuit.
Sans lâcher sa main, Tracker décrocha et lui tendit le combiné.
— Sophie ? dit une voix familière.
Noah Danforth, l’étudiant qui travaillait à mi-temps pour elle. Pourvu qu’il n’appelle pas pour dire qu’il était malade, la journée s’annonçait chargée.
— Où es-tu, Noah ? s’enquit-elle avant de tourner les yeux vers son réveil.
Seigneur ! Il était 10 h 15, et elle ouvrait généralement la boutique à 10 heures !
— Je suis en bas, au magasin.
— Je… j’ai eu une panne d’oreiller. J’arrive.
— Est-ce que ça va ? Je me suis un peu inquiété en arrivant et en constatant que tu n’étais pas encore là.
— Non, non, tout va bien. Pas de clients, encore ?
— Non, mais j’aperçois Mme Langford-Hughes à travers la vitrine, accompagnée de Chris Chandler et d’un autre personnage. Ils savent que nous attendons une livraison.
— Tiens-leur compagnie jusqu’à ce que je descende.
Tracker lui lâcha la main au moment où elle raccrocha.
— Il faut que j’y aille.
— Je sais, répondit-il en lui souriant, avant de baisser les yeux sur les dés. Je crois que je saurai me souvenir de là où nous nous sommes interrompus. On pourra reprendre ce soir.
Il avait, dans les yeux, de l’amusement et quelque chose de bien plus dangereux quand il les planta dans les siens.
— Penses-y pendant que tu prends ta douche, que tu t’habilles et que tu passes une longue journée dans ton magasin. L’attente a toujours le pouvoir d’accroître le plaisir.
Son sourire fut malicieux, prometteur.
— Toi aussi, penses-y.
Sur le coup d’une impulsion, elle se pencha et effleura sa bouche de la sienne. Une pensée soudaine lui traversa alors l’esprit.
— Je ne peux pas, ce soir. Je suis prise.
— Un rendez-vous galant ?
— Non, d’affaires. Après le travail, je suis invitée à une réception chez Millie Langford-Hughes, une cliente très importante.
— Pas de problème.
Elle l’observa un moment, bien incapable de déchiffrer son expression. Elle devrait se détendre, maintenant qu’il avait accepté le marché, mais elle avait encore peur qu’il disparaisse quand même à tout moment. Et quand, moyennant une somme astronomique, elle était allée s’épancher chez un thérapeute, elle avait finalement « découvert » ce qu’elle savait déjà : elle souffrait du syndrome de l’abandon.
Et elle tenait toujours la main de Tracker…
— Aimerais-tu m’accompagner ?
Fut-ce un éclair de surprise, qui traversa son regard ?
— Tes désirs sont des ordres, princesse. Je pourrais aussi te donner un coup de main, à la boutique, si cela te rend service.
— La boutique. Il faut que je descende.
Elle repoussa ses cheveux et fila vers la salle de bains, avant de se figer à la porte.
— Merci. Sers-toi de café, de ce que tu veux.
Puis elle disparut.
Cinq secondes, Tracker envisagea de la suivre. La princesse avait pris le contrôle de sa tête et d’une partie bien moins disciplinée de son anatomie. Le fait qu’il ait pu s’empêcher, de lui-même, de s’offrir un deuxième round avec elle ne laissait d’ailleurs pas de l’étonner. Surtout après qu’elle lui ait demandé s’il croyait possible la petite manœuvre avec le ruban. Il ne songeait plus qu’à la prendre comme cela.
A vrai dire, il comptait bien la prendre dans toutes les positions possibles et imaginables chaque fois qu’elle lui en donnerait l’occasion. Il avait les hormones en surrégime, ce qui était dangereux, et ça n’allait pas être une mince affaire que de garder sa libido et sa liaison sous un tant soit peu de contrôle tant qu’il avait un travail à faire.
Travail. Il rassembla ses vêtements, les enfila et s’en fut vers la cuisine. Inutile de se raconter des histoires. Il avait, pour une bonne part, accepté cette liaison parce qu’il n’avait pas pu s’en empêcher. Et peu importait la face sur laquelle serait retombée la pièce.
Après avoir versé du café dans deux tasses, il en porta une à ses lèvres et but une longue gorgée du liquide brûlant. En espérant ne pas avoir fait la plus grosse boulette de son existence. Quand la vérité était de sortie, il y avait forcément quelqu’un de blessé. Sophie. Car comment réagirait-elle en apprenant que leur liaison était l’excuse rêvée pour lui servir de garde du corps pendant les jours à venir ?
— Prêt ? lança-t-elle en émergeant de la salle de bains.
Il l’avait déjà vue plus élégamment habillée, alors bon sang, pourquoi le fait de la voir ainsi, en pantalon rouge vif et chemisier de soie abondamment fleuri lui avait-il donné un tel coup dans l’estomac ? Elle avait rassemblé ses cheveux en un chignon lâche sur le dessus de sa tête, ne laissant s’échapper que quelques petites mèches savamment rebelles. Aux pieds, elle portait une paire de sandalettes noires très seyantes. Le simple fait de la regarder lui mit l’eau à la bouche.
—Du café ! Tu me sauves la vie, s’écria-t-elle, avalant vite fait deux gorgées.
Ce n’était pas tout à fait assez, mais tant pis.
Puis elle cavala vers la porte, et était déjà hors de vue quand il parvint dans l’entrée. C’était lui qui avait installé le système de surveillance de la boutique, ce qui lui avait permis de bien connaître les lieux, mais il préféra se les remettre à la mémoire alors qu’il la suivait. La porte au pied de l’escalier donnait sur une petite cour. De l’autre côté du treillis couvert de roses se trouvait l’allée dans laquelle se garaient généralement les camions de livraison.
L’autre porte menait à l’arrière-boutique. Il y pénétra, passa devant les tables à emballer et au travers des portes battantes et trouva Sophie près de la caisse, déjà en grande conversation avec Noah Danforth. Grand et blond, pourvu de lunettes à monture sombre, il était manifestement vêtu à la dernière mode.
Derrière eux, trois clients étudiaient un saladier bleu comme s’ils espéraient y découvrir le secret de l’univers. La femme était grande et portait un tailleur bleu vif surmonté d’un chapeau blanc à large bord. Le jeune homme, petit et râblé, avait rassemblé ses cheveux longs en catogan. Un diamant étincelait à son petit doigt. Le troisième personnage, plus âgé et plus corpulent, avait un faciès jovial et bonhomme. Avec la barbe plus longue, il lui aurait fait penser à un mélange de Père Noël et d’Ernest Hemingway.
Alors que Sophie les rejoignait et se laissait emporter dans une ronde de bises et de poignées de main, il en profita pour aller tendre la main au jeune homme près de la caisse.
— Bonjour, je suis Tracker McGuire, un ami du frère de Sophie. Elle a fait mention d’une grosse livraison aujourd’hui, et je me suis proposé d’aider au déchargement.
— Noah Danforth, répondit l’autre en lui serrant la main. Un coup de main ne sera pas de trop. Un de ces jours, elle va finir par se blesser en essayant de déplacer certaines des grosses pièces dans l’arrière-boutique.
— Des clients importants ? demanda-t-il, mine de rien.
Il pensait bien reconnaître ces trois personnes d’après les descriptions de Chance, mais cela ne coûtait rien de se faire confirmer une intuition.
— La femme est Millie Langford-Hughes, chuchota Noah, et le jeune homme est Chris Chandler, le décorateur le plus en vogue sur Capitol Hill, en ce moment. Il adore se fournir ici.
Ce qu’il n’ajouta pas, mais que Chance lui avait appris, c’était que Millie Langford-Hughes était l’hôtesse la plus en vue de la capitale, et que c’était principalement à elle que Chris Chandler devait sa notoriété. Toujours selon Chance, Chandler était parfaitement placé pour servir d’acheteur au Maître des Marionnettes.
— Et je crois, poursuivit Noah sur le même ton, que le barbu est Sir Winston Hughes, le mari de Millie depuis trois mois. Ils rentrent tout juste de lune de miel à l’étranger, et c’est sa première visite à la boutique.
L’accent cultivé et le ton de confidence de Noah lui donnèrent l’impression d’accéder à des secrets d’Etat. Sir Winston et sa nouvelle épouse étaient également sur la liste de Chance à cause des très fréquentes visites de Millie au magasin, se souvint-il.
Durant ces quelques minutes de conversation, il décida que Noah Danforth, avec son style paisible et contenu, était le faire-valoir idéal du charme plus déluré de Sophie.
La sonnette tinta, et la porte s’ouvrit devant un homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux, costume et cravate uniformément gris.
— Je vous prie de m’excuser, dit Noah à mi-voix en sortant de derrière la caisse. Un de nos habitués, membre du Congrès. Monsieur Blaisdell, que puis-je pour vous ?
Resté seul, Tracker s’accouda au comptoir et embrassa la boutique du regard. A première vue, et malgré ses grandes dimensions, il paraissait y régner un incroyable fouillis. Mais, en y regardant de plus près, ce chaos était manifestement artistiquement ordonné.
Meubles de rangement, vitrines et tables étaient intelligemment disposés afin d’attirer l’attention du chaland et permettre la circulation. Vases, peintures et petit mobilier étaient tous agencés avec un sens certain de la décoration. En face de lui se dressait une armoire d’acajou étincelant dont les portes ouvertes révélaient des châles et des robes d’époque aux dentelles jaunies. Non loin, une table de même facture était entourée de chaises et dressée pour huit personnes, avec vaisselle de porcelaine, argenterie et verres de cristal.
Il se souvint qu’il y avait deux autres pièces, plus petites, au premier étage, et il s’en fut d’un pas nonchalant vers l’escalier.
— Ceci est splendide, tout bonnement splendide, commentait Chris Chandler en se frottant les mains devant le saladier de céramique qu’il étudiait. Cette nuance bleu-vert s’harmonisera tout à fait avec le vestibule de Millie. Comment l’avez-vous déniché, Sophie ?
— Il provient de cette boutique que j’ai trouvée sur la côte Ouest de l’Angleterre. Le propriétaire expose des artistes locaux, et il ouvre l’œil pour moi. Je vous mets une option sur ce saladier, mais avant de prendre une décision, attendez de voir les autres pièces dans le chargement qui arrive aujourd’hui.
— Quand cela ? s’enquit Millie.
— Il ne devrait plus tarder, répondit Sophie en regardant sa montre.
Et, comme si elle n’attendait que cela, la clochette de la porte de service retentit.
— Quand on parle du loup, s’écria Sophie, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Ne vous gênez pas pour nous, très chère, dit Millie. Je tenais seulement à m’assurer que vous viendrez ce soir. Je présente Sir Winston à la bonne société de Washington. Tout le monde sera là.
— Je m’en voudrais de manquer cela, et je ne viendrai pas seule.
— Vraiment ?
Sur un geste de Sophie, Tracker rejoignit le petit groupe et serra des mains pendant qu’elle faisait les présentations.
— A ce soir, donc, lança Millie alors que Chris et son mari l’entraînaient vers la porte.
— Je repasserai après déjeuner pour inspecter le chargement. Merci, dit Chris.
Dès que Sophie disparut en direction de l’arrière-boutique, Tracker gravit l’escalier deux à deux afin d’inspecter le premier étage. Il avait dessiné le système de sécurité en se basant sur les plans, et il vérifiait maintenant le travail effectué par ses hommes en déambulant dans deux chambres à coucher élégamment décorées et pleines à ras bord d’objets haut de gamme. Un cambrioleur futé pourrait passer à travers la première ligne de défense, mais la deuxième strate du système qu’il avait inventé bernerait même un expert.
Satisfait de la sécurisation du magasin, il regarda par une imposte dans la cour arrière et vit Sophie recevoir une liste de l’un des livreurs. Puis elle fit un signe à un autre homme quand il sortit la tête du camion.
Ce n’était pas uniquement la Sophie Wainright au joli minois qu’il avait sous les yeux, ce matin, mais la femme d’affaires avisée qui, en cinq ans, avait réussi à attirer dans sa boutique beaucoup de personnages influents de Washington.
Ce qui ne devrait pas le surprendre. La première fois qu’il l’avait vue, elle était passée devant lui pour aller coller un direct du droit à son frère. Elle avait désapprouvé le fait que Lucas l’ait embauché pour espionner son fiancé. Et maintenant, c’étaient non seulement elle, mais ses clients, qu’il espionnait. Et en plus, il couchait avec elle.
Regarde la vérité en face, McGuire. Tu as eu envie de lui faire l’amour dès l’instant où tu l’as arrachée à Lucas, ce jour-là, et où elle a pleuré dans tes bras. Force était de reconnaître que son attirance datait de ce jour précis et l’avait mené là où il était à présent. Coincé entre le marteau et l’enclume.
En bas, la clochette tinta, des voix résonnèrent. Il ne lâcha pas Sophie des yeux alors qu’elle gravissait la rampe menant au camion.
Il n’était pas trop tard pour lui dire la vérité. Il pourrait descendre tout de suite et lui dire la véritable raison de sa présence. Oui, mais ensuite, il faudrait faire avec sa réaction. Elle pourrait très bien lui ordonner de déguerpir. Et c’était impossible. Elle l’avait déjà berné une fois, l’an dernier, en se faisant passer pour Mac, et en finissant kidnappée à la place de son amie, justement. Elle n’avait pas été loin d’y laisser la vie. Cette fois, il ferait tout pour la protéger.
Les deux livreurs entreprenaient de descendre une caisse le long de la rampe quand un autre personnage sortit par la porte de derrière et arriva dans la cour. John Landry. Tout en jurant dans sa barbe, Tracker se détourna de la fenêtre et courut vers l’escalier.
S’il voulait protéger Sophie, il ferait peut-être mieux de garder le travail à l’esprit.
— Posez-la dans l’arrière-boutique, dit Sophie. Noah s’occupera de la déballer.
Alors que les débardeurs mettaient pied à terre avec la caisse, John Landry mit le pied dans la cour.
— Vous arrivez juste à temps pour nous aider, s’exclama Sophie.
En souriant, il la rejoignit sur le camion.
— C’est pour cela que je suis venu. Que puis-je faire ?
Elle jeta un coup d’œil à sa liste, puis vérifia le numéro d’une caisse plus petite et posa le doigt dessus.
— Ceci doit être une écritoire Louis XIV. Deux de mes clients vont faire monter son prix en enchérissant l’un sur l’autre pour l’avoir. Vous pensez pouvoir la porter seul ?
— Je vais lui donner un coup de main, dit Tracker en les rejoignant. Mais permettez que je me présente. Tracker McGuire.
— John Landry.
En voyant que ni l’un ni l’autre ne tendaient la main, Sophie se crut tenue d’intervenir :
— Tracker est un ami de mon frère, et il a proposé de m’aider aujourd’hui.
Ni l’un ni l’autre ne fit mine de l’avoir entendue, et le silence s’éternisa.
— Je prends ce côté, finit par dire Tracker. Vous y êtes ?
— Oui, répondit Landry en soulevant l’autre extrémité de la caisse.
Sophie les regarda faire, renfrognée, jusqu’à ce qu’ils arrivent à descendre la rampe. Alors, l’espace d’un instant, elle eut l’impression qu’ils allaient en venir aux mains. Mais la caisse arriva sans encombre dans l’arrière-boutique. Elle reporta son attention sur sa liste de caisses numérotées.
Quatre d’entre elles venaient de l’échoppe dont elle avait parlé à Chris et Millie. Elle s’y était arrêtée deux fois, lors de son dernier voyage en Angleterre. Enfin, elle localisa la caisse qu’elle cherchait. Celle qui, d’après la liste, contenait le cheval de céramique qu’elle cherchait depuis des siècles.
Elle empoigna la caisse et descendit la rampe en trombe. S’il lui plaisait vraiment, elle le garderait pour sa collection. Et ce fut l’âme en fête qu’elle escalada en courant l’escalier menant à son appartement.
Décharger le camion et disposer les objets dans la boutique nécessita plus de deux heures de manutention. Tout en aidant à vider les caisses et à vérifier que rien n’avait souffert du transport, Tracker eut largement le temps de chercher des tiroirs secrets, des doubles-fonds ou des fausses façades. L’ennui, c’est qu’il en alla de même pour Landry, pour Noah, et même pour Chance, qui s’était joint à eux une heure avant de devoir ouvrir sa galerie. Pour autant que le sût Tracker, aucun n’avait rien trouvé.
Et puis, il fallut disposer et étiqueter le nouveau stock. En travaillant, il eut tout loisir d’observer la manière dont Sophie se comportait avec les trois hommes.
Elle traitait Noah en petit frère, alternant taquineries et louanges. Avec Chance, elle paraissait avoir le même genre de relation qu’avec Noah. Ce n’était qu’avec Landry qu’elle était différente. Elle ne le taquinait pas, ne le touchait pas aussi facilement que les deux autres. Elle était… réservée, en quelque sorte. Oh, il y avait du désir chez Landry, il l’avait vu dans ses yeux, la veille au soir, et aussi quand il les avait rejoints dans le camion. Mais, dans la manière d’être de Sophie vis-à-vis de Landry, tout ce qu’il pouvait percevoir, c’était… du regret ?
Il dut faire un effort pour écarter cette idée. Landry était peut-être partie prenante dans cette opération de contrebande. C’était là-dessus qu’il devrait se concentrer, et non sur la relation du personnage avec Sophie.
Ils avaient tous travaillé dur. Même Landry avait fourni sa part d’effort. Mais ce fut Sophie qui le surprit le plus. Loin de se *******er de son rôle de princesse du lieu, et de distribuer des ordres, il la vit plus souvent qu’à son tour s’efforcer de déplacer des meubles trop lourds pour elle. Par deux fois, il la surprit à trimbaler des objets très pesants et dut les lui prendre des mains.
Finalement satisfaite de la disposition du magasin, elle les poussa tous dans l’arrière-boutique et sortit un pack de bières du réfrigérateur.
— A votre santé, dit-elle en le posant sur la table, avant d’être rappelée dans le magasin par le tintement de la clochette.
— Ce sera pour une autre fois, dit Chance en enfilant sa veste. La galerie m’appelle.
— Est-ce que vous recevez souvent de telles livraisons ? s’enquit Tracker en acceptant la canette décapsulée que lui tendait Noah.
— Deux ou trois fois par mois, répondit ce dernier. Sophie a deux contacts en Angleterre, un à Londres et un sur la côte Ouest. Les affaires marchent bien, et il faut régulièrement renouveler le stock.
— Etes-vous un de ces contacts ? demanda-t-il alors à Landry.
— Je l’ai aidée à dénicher une ou deux pièces. Je dispose d’un vaste réseau de fournisseurs, et je m’efforce de la convaincre de faire plus souvent appel à moi quand elle recherche des pièces qu’on lui a commandées spécialement.
Ces commandes spéciales, allaient-elles jusqu’à des bijoux ou des objets d’art frauduleusement importés ? Chance pensait peut-être que ce type était au-dessus de tout soupçon, mais lui-même n’en était pas persuadé. Il l’avait vu témoigner un intérêt un peu trop appuyé au moindre objet sortant des caisses.
— Elle va bientôt chercher un bureau Reine Anne, intervint Noah. M. Blaisdell lui en a demandé un, ce matin.
— Sauriez-vous quelles autres pièces je pourrais éventuellement rechercher pour elle ? demanda Landry.
Les laissant discuter, Tracker gagna la porte menant au magasin. Une jeune femme attendait, et Sophie, montée sur un escabeau tentait d’atteindre quelque chose dans la vitrine. Elle faillit perdre l’équilibre sous ses yeux. Il la rejoignit en trois enjambées.
— Laisse-moi faire, intervint-il, posant les mains autour de sa taille. Que veux-tu attraper ?
— La poupée de porcelaine, là, sur le cheval à bascule.
Au moment où il la lui tendit, elle décolla prestement l’étiquette et la fourra dans sa poche. Puis elle la confia à la jeune femme. Celle-ci la tourna et la retourna dans ses mains, lissa le col de dentelle.
— Melly va l’adorer. Je travaille chez le glacier, de l’autre côté de la rue, et chaque fois que nous passons devant votre vitrine, elle s’arrête pour la regarder.
— Je crois qu’elles vont bien aller ensemble, dit Sophie. Quel âge à Melly ?
— Elle aura six ans le 4 juillet, répondit la jeune femme avant de poser la poupée sur le comptoir. Combien vous dois-je ?
Sophie ramassa la poupée et l’examina, pensive.
— L’étiquette a dû tomber, dit-elle en plissant les yeux. Vingt-cinq dollars.
La femme la fixa, ahurie.
— Je croyais qu’il avait dit… le jeune homme à qui j’ai demandé… il m’avait dit qu’elle coûtait plus de cent dollars, bafouilla-t-elle, tendant la main vers sa poche. J’ai l’argent.
— Vous avez dû parler avec Noah, mon assistant.
— Oui. Et je suis sûre qu’il a dit…
Sophie se pencha vers elle, complice.
— Les hommes ! Ils ne connaissent absolument rien aux poupées. Demandez-lui le prix du secrétaire Louis XV, là-bas, et il vous le dira sans même regarder. Mais il se trompe toujours pour les poupées. Celle-ci coûte vingt-cinq dollars. A prendre ou à laisser.
La femme ouvrit la bouche, la referma. Dans son regard, Tracker vit la fierté le disputer à l’envie d’offrir le jouet de ses rêves à sa fille.
— Je prends.
— Bien. Je vais vous faire un paquet, dit Sophie en emportant la poupée dans l’arrière-boutique.
Ainsi, la princesse avait du cœur. S’il ne l’avait pas déjà appréciée, ce serait fait à l’heure qu’il était.
— Nous nous verrons donc ce soir ? entendit-il dire Landry alors qu’il regagnait lui aussi l’arrière-boutique.
Il se rembrunit. Le gaillard ne lâchait pas facilement prise.
Il poussait la porte quand Sophie répondit :
— Bien sûr.
Noah avait disparu, et il vit Landry effleurer la joue de Sophie d’un baiser.
— Voulez-vous que je passe vous chercher ? demanda-t-il.
— Je dérange ? fit Tracker en entrant.
Sophie lui jeta un regard en coin.
— John doit partir, mais il assistera à la réception de Millie Langford-Hughes, ce soir, expliqua-t-elle avant de se tourner vers Landry. Tracker sera également là.
— Nous y allons ensemble, précisa l’intéressé.
— Je vois.
Eh bien oui, c’est comme ça, songea Tracker, gardant Landry à l’œil tant qu’il n’eut pas franchi la porte.
— Tu as volontairement essayé de l’intimider, dit Sophie.
Tracker reporta son regard sur elle et lui sourit.
— Je n’ai pas fait qu’essayer.
— Déjà, dans le camion, tu as fait la même chose. Pourquoi ?
— Il te veut, et…
Il s’interrompit avant que les mots ne lui échappent. Avant de dire « tu m’appartiens ». Au lieu de cela, il réussit à sourire.
— Et nous avons passé un accord, princesse.
— Exact, répondit-elle en venant à lui, l’œil scrutateur. Et je ne crois pas que tu me dises l’entière vérité. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer ta manière de l’observer pendant que nous déballions les caisses. Tu observais tout le monde, à propos. Pourquoi ?
Elle était intelligente, et s’il n’y prenait pas garde, la princesse n’allait pas tarder à en comprendre nettement trop pour son bien. Il se maudit intérieurement et se rapprocha d’elle.
— C’est à cause des dés.
— Les dés ? s’étonna-t-elle en ouvrant de grands yeux alors qu’il la coinçait contre le comptoir.
— Je ne veux pas que tu t’en serves avec un autre homme. Seulement avec moi.
Et il comprit alors que c’était la vérité. Qu’il proférait dans le même temps la vérité la plus absolue et le pire des mensonges. Mais il ne pouvait la laisser soupçonner la véritable raison de sa présence chez elle et dans son lit. Des années à vivre dans la rue lui avaient donné le talent de mentir de façon très convaincante.
— Tu es jaloux ?
— Ça se pourrait. Il est beau, je ne le suis pas.
Il se rapprocha encore et vit son reflet dans ses yeux qui s’assombrissaient. Non, il n’était pas beau. Il assurerait sa sécurité par tous les moyens possibles. Y compris en couchant avec elle. Il baissa la tête et fit courir sa bouche sur sa mâchoire. Puis il lui murmura à l’oreille :
— Te souviens-tu de ce que disaient les dés, princesse ?
— Oui, répondit-elle, le souffle court.
— Dis-le-moi.
— Non.
— Non ?
Surpris, il s’écarta pour la regarder. Elle avait dans les yeux un mélange de désir et d’espièglerie.
— Tu ne préfères pas que je te montre ? dit-elle.
Une main se posa alors sur lui, puis se déplaça tout le long de sa braguette. Il tressaillit et ravala un gémissement.
— Sophie…
Il agrippa le bord du comptoir derrière elle, très fort, en n’imaginant que trop ce que cela ferait, d’avoir ses mains sur lui sans la barrière des vêtements. L’espace d’un instant, il se laissa aller à imaginer qu’il l’extrayait de ce pantalon rouge, qu’il la juchait sur le comptoir et qu’il s’enfouissait en elle. Oh, juste l’espace d’un instant. Puis il chuchota :
— Dans trois secondes, la maman de Melly pourrait bien avoir le choc de sa vie.
Lentement, elle écarta la main. Puis elle croisa son regard.
— Nous finirons cela plus tard.
— A ta disposition, princesse.
Il lâcha sa prise sur le comptoir et s’écarta, puis la regarda ramasser le paquet et gagner la porte de la boutique. Alors, il prit une profonde inspiration, et expira lentement.
Avant de pousser le battant, elle se retourna.
— Et puis ensuite, ce sera à mon tour de lancer les dés.
Et il crut recevoir un uppercut à l’estomac. Se servir du sexe pour distraire Sophie allait peut-être se révéler une arme à double tranchant.
Le Maître des Marionnettes sourit à son vis-à-vis en pianotant un numéro sur son téléphone. La partie d’échecs se déroulait impeccablement bien. D’ici très peu de temps, il serait en possession de la dernière pièce.
— Rapport, dit-il dès qu’on décrocha à l’autre bout de la ligne.
— Je ne l’ai pas.
Le sourire s’évanouit.
— Vous m’avez trahi ?
— Non. Je vous jure qu’elle ne se trouve pas à la boutique.
D’une main, il balaya les pièces de l’échiquier.
— Elle a été envoyée. Je dispose d’une copie du manifeste d’expédition sous les yeux. Vous m’avez trahi.
— Non. Je vais mettre la main dessus. Je crois savoir ce qui a pu se passer.
— Ce qui a pu se passer ?
— Vous l’aurez bientôt. Je vous l’apporterai en personne.
— Vous avez jusqu’à minuit.
Il coupa la communication et s’obligea à sourire à son vis-à-vis.
— Toutes mes excuses. Nous allons devoir recommencer une partie.