chapitre 2
Ouf ! Avec un peu de chance, elle ne reverrait plus cet énergumène avant le lendemain, songea Capri en remplissant d’eau la bouilloire de métal.
Il était un peu tard dans l’après-midi pour se mettre à chasser les termites. Et sûrement trop tard pour un paresseux comme Tiggart Smith. Il devait s’être recouché, épuisé par la perspective des travaux à faire...
Ayant allumé le gaz sous la bouilloire, Capri s’installa sur la table de bois brut. Qu’aurait dit Jake s’il avait pu la voir en ce moment, perchée sur une table dans la cuisine d’un bungalow de rondins ? Qu’elle jouait à Robinson Crusoé ?
Capri contempla le linoléum bleu et rose aux motifs fanés, les placards de bois brut — rongés, au dire de Tiggart, par les termites du Pacifique –, la vieille cuisinière de fonte... Tiens, pourquoi avait-on placé un poêle entre la cuisine et la chambre ?
Faisait-il si froid, la nuit, dans le bungalow ? Inutile de s’inquiéter, cependant. La pile de bûches entassées dans le recoin du mur devait suffire pour toute la saison.
Soudain, un petit grattement contre la porte d’entrée attira son attention. Oh ! Non ! Le gardien n’allait pas l’importuner, maintenant ! Furieuse, Capri ouvrit la porte d’un coup sec.
Avait-elle rêvé ? Il n’y avait personne... Enfin, du moins, il n’y avait qu’une toute petite personne, une petite fille encore vacillante sur ses jambes. Surprise, Capri contempla sa minuscule visiteuse, vêtue d’un Bikini bleu clair.
Qui était cette ravissante petite rousse au visage couvert de taches de rousseur ? S’accroupissant à sa hauteur, Capri lui décocha un sourire aimable.
— Bonjour ! lança-t-elle. Comment tu t’appelles ?
— Appelles.
Amusée, Capri caressa les longues boucles rousses qui entouraient le visage de l’enfant.
— Où est ta maman ? demanda-t-elle.
— Miranda ! Chérie, je t’ai déjà dit que ce n’est pas notre bungalow... Oh ! Pardon !
Une jeune femme apparut sur le sentier, et sa chevelure flamboyante indiquait clairement sa parenté avec l’enfant. Se redressant, Capri s’aperçut également que la mère de Miranda n’allait pas tarder à lui donner un petit frère, ou une petite sœur.
— J’espère que ma fille ne vous a pas dérangée, lança la visiteuse. Tous les bungalows de l’île se ressemblent, et elle se croit chez elle partout... Nous allions à la plage.
D’un geste comique, elle agita un grand cabas d’où débordaient une pelle de plastique jaune, un râteau, des serviettes et divers objets non identifiables.
— Je m’appelle Ellen Walter, dit-elle. Nous logeons dans le bungalow au sommet de la colline. Nous, c’est-à-dire Sam, mon mari, Miranda et moi.
— Ravie de faire votre connaissance. Mon nom est Capri Jones. Je viens d’arriver.
— Et... vous n’êtes pas seule, je présume ?
— Si.
— Voulez-vous venir vous baigner avec nous ? Je serai heureuse d’avoir une compagnie féminine. Nous sommes là depuis une semaine, et la conversation de Miranda est plutôt limitée !
Capri regarda l’océan scintillant sous le soleil, et les vagues fraîches déferlant sur la plage. Pourquoi pas ? Un bon bain lui ferait du bien avant de se mettre au travail.
— Je..., commença-t-elle.
— Tigre !
L’exclamation émerveillée de Miranda l’interrompit, au moment même où elle allait accepter l’invitation d’Ellen. La fillette descendit les marches à quatre pattes, et se mit à trottiner sur le sentier.
Tournant la tête, Capri aperçut alors la haute silhouette de Tiggart Smith, plus bronzé que jamais dans un maillot de bain d’un blanc éclatant. Manifestement, lui aussi allait à la plage.
— Euh, non merci, Ellen, balbutia Capri. Je n’ai pas le temps, ce soir.
Reculant en toute hâte, elle entra chez elle. Pas assez vite, cependant, pour ne pas remarquer l’expression peinée d’Ellen Walter. Seigneur ! Elle n’avait pas voulu offenser la jeune femme.
Néanmoins, elle n’avait pas d’autre solution. Se montrer en Bikini devant Tiggart Smith ? Jamais ! Elle sentait déjà peser sur elle son regard moqueur, ardent, un peu comme celui d’un chat jouant avec une souris.
Quel charme exerçait-il sur elle pour la rendre ainsi vulnérable ? Elle avait pourtant l’habitude de fréquenter des collègues masculins, dans son métier. Souvent comblée d’hommages, Capri n’avait cependant jamais frémi à ce point sous un regard masculin.
Etait-ce parce que Tiggart n’avait rien d’un homme d’affaires sophistiqué ? A vrai dire, ils finissaient par tous se ressembler, avec leurs costumes élégants, leurs bonnes manières, et leurs eaux de toilette discrètes et de bon goût.
Aucun d’entre eux ne sentait ce mélange inouï de terre et d’océan. Aucun ne marchait avec l’élégance féline du gardien de Blueberry Island... Malgré elle, Capri écarta les rideaux décorant la fenêtre de la cuisine. Elle éprouvait un besoin impérieux de le regarder de nouveau, encore une fois.
A quelques pas de là, Tiggart avait rejoint Ellen, et tous deux s’amusaient à balancer Miranda au-dessus de l’eau. L’enfant riait à gorge déployée, témoignant d’une gaieté qui résonnait comme un glas dans le cœur de Capri.
Comme elle se sentait seule, tout à coup ! Aurait-elle fait une erreur en venant dans cette île merveilleuse et sauvage ? Seul le sifflement aigu de la bouilloire lui répondit, et Capri se précipita pour éteindre le brûleur. Pour un peu, on aurait dit un signal d’alarme...
Le soleil se coucha brusquement vers 9 heures. Levant les yeux de l’écran de son ordinateur, Capri s’étonna de voir l’horizon, rose et brillant quelques minutes auparavant, devenu d’un bleu sombre, presque noir.
Avait-elle perdu la notion du temps en travaillant ? Il lui fallait trouver une lampe, et préparer à dîner. Une brève manipulation lui permit de sauvegarder ses notes, puis la jeune femme éteignit l’ordinateur.
Assez pour aujourd’hui... Frissonnant, Capri s’empara d’une boîte d’allumettes et ouvrit le poêle. Grâce à Dieu, il était déjà plein de petit bois et de papier journal ! La flamme embrasa tout de suite la gueule de fonte et, au bout de cinq minutes, une douce chaleur envahit le bungalow.
Restait à résoudre le problème de l’éclairage. Se dirigeant à tâtons dans la demi-pénombre, Capri ouvrit un à un les placards de la cuisine. Il devait bien y avoir une lampe quelque part ! L’électricité n’était pas installée dans l’île, et l’agence l’avait bien avertie des conditions de vie proches du camping. C’était d’ailleurs pour cela que la jeune femme avait emporté son petit ordinateur qui fonctionnait avec des piles assez puissantes.
— Hé ! Jones !
Un coup sur la porte, une exclamation impérieuse. Inutile de se demander qui était là ! Avant qu’elle ait eu le temps de répondre, Capri vit la poignée de cuivre tourner dans le vide. Heureusement, elle avait eu la bonne idée de fermer à clé !
— Jones ! insista Tiggart.
— Oui, monsieur Smith. Que voulez-vous ?
— J’ai remarqué que vous n’aviez pas de lumière. Alors j’en ai déduit que vous n’aviez pas trouvé la lampe...
— C’est exact !
— Elle doit être près du tas de bois, par terre.
Capri se guida à l’aide de la table pour rebrousser chemin. Puis elle agita les bras dans l’ombre, tâtant le sol du bout du pied : Soudain, elle sentit un objet métallique contre sa jambe.
— Merci ! s’écria-t-elle avec froideur. Je l’ai trouvée.
— Vous savez la faire marcher ?
Que faire ? Mentir, et passer la nuit à tâtonner dans l’obscurité ? Elle n’avait guère le choix !
— Non, balbutia-t-elle. Je ne sais pas.
— Comment ?
Et par-dessus le marché, il se moquait d’elle !
— Non ! s’écria-t-elle. Je n’ai jamais allumé ce genre d’engin !
Elle tourna la clé dans la serrure et recula pour le laisser passer.
— Entrez, je vous en prie ! lança-t-elle d’un ton renfrogné.
— Merci, Jones. Ah, vous avez quand même réussi à allumer le poêle. N’oubliez pas de le remplir de bûches avant d’aller vous coucher. Il fait parfois froid, à l’aube, en cette saison.
Il craqua une allumette et, quelques secondes plus tard, la flamme haute de la lampe à pétrole éclaira la cuisine. Comme Tiggart était séduisant dans cette lumière dorée ! L’éclairage indirect accentuait les volumes harmonieux de son visage, jetait des lueurs chaudes sur ses cheveux soyeux.
— Voilà, murmura-t-il. Vous avez vu comment j’ai fait ? Et quand vous voudrez aller vous coucher...
Il se retourna si vivement que Capri n’eut pas le temps de s’éloigner. Prise de court, elle l’interrogea du regard, incapable de bouger. Comment résister à ces yeux d’un bleu si clair, si pur ?
— Quand vous voudrez vous coucher, reprit-il d’une voix rauque, vous tournerez cette valve. Vous voyez ?
Se penchant en avant pour masquer son trouble, Capri laissa sa longue chevelure glisser vers la lampe. Un rideau de mèches brunes dangereusement proches de la flamme... En une fraction de seconde, Tiggart avait réagi.
— Attention ! s’écria-t-il tout en repoussant ses cheveux en arrière.
Capri, à son contact, recula vivement. Comment avait-elle pu se montrer si inconsciente du danger ? Elle qui craignait le feu comme le pire des fléaux ? Cet homme l’avait-il ensorcelée ?
— Merci, balbutia-t-elle d’une voix tremblante.
Pendant quelques secondes, ils restèrent ainsi face à face, dans un silence que seuls venaient troubler les craquements du feu dans le poêle, et le grondement assourdi des vagues déferlant sur la plage.
Quelle étrange intimité partageait-elle avec ce gardien presque inconnu, dans cette atmosphère romantique ? Tiggart portait un jean délavé moulant ses cuisses musclées, et une chemise en flanelle bleu marine, largement ouverte sur son torse hâlé. Un torse où bien des femmes auraient aimé se blottir...
— Alors ? Suis-je à votre goût ?
Le mufle ! Il n’y allait pas par quatre chemins ! En outre, il paraissait s’amuser, à en croire son expression railleuse, comme s’il connaissait d’avance la réponse à sa question.
— Vous ne manquez pas d’audace ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?
— Vous le savez bien.
— Non. Pourriez-vous m’expliquer ?
Son ton moqueur la piquait au vif. Et puis, pourquoi la regardait-il avec un sourire si sensuel, comme si chacun de ses mots était une caresse sur ses sens exacerbés ?
— Vous n’êtes peut-être pas encore prête à admettre la vérité, Jones... Aucune importance, nous avons deux longues semaines pour faire connaissance.
Prise de vertige, Capri concentra toute son attention sur le mur derrière Tiggart. De quelle vérité parlait-il ? Et pourquoi persistait-il à la fixer avec autant d’intensité ?
— Et votre histoire, ça avance ? demanda-t-il.
De plus en plus déconcertée, Capri tentait de retrouver ses esprits. Son histoire ? Par chance, elle saisit l’imperceptible mouvement de Tiggart, enveloppant du regard l’ordinateur posé sur la table. Bien sûr, il la prenait pour un écrivain !
— Comme ci, comme ça, répondit-elle, laconique.
— Que se passe-t-il ? Vous avez l’angoisse de la page blanche ?
Tiggart s’assit nonchalamment sur la table, comme s’il avait l’intention d’entamer une longue conversation
— Ça vous aiderait d’en parler, reprit-il. Quelquefois, les personnages ont besoin d’un autre éclairage...
— Vous semblez bien connaître la question ! Vous avez des amis écrivains ?
— Oui, un ou deux. Allons, Jones, racontez-moi un peu le sujet.
— Eh bien, il s’agit d’une femme d’affaires, qui décide de passer ses vacances dans un bungalow isolé, pour terminer un travail qui lui tient à cœur. Mais là, les ennuis commencent.
— Aaah... Intéressant. Dites-moi, Jones, ces ennuis, quel nom leur donnez-vous ?
Tiggart avait du mal à retenir son rire. Prise au jeu, Capri décida de lui livrer le fond de sa pensée.
— Je ne sais pas encore, déclara-t-elle. J’avais pensé à Mike, ou Chris, ou bien Andrew, mais ce sont des noms charmants, alors que mon héros n’a rien de sympathique. Il est cynique, agressif, paresseux et plein de suffisance. Un vrai raseur, en somme. Je cherche un nom qui puisse donner toutes ces informations aux lecteurs...
— Je vous en prie, prenez le mien. Croyez-vous que Tiggart fasse assez diabolique ?
Cette fois, sa gaieté éclata franchement, et son rire emplit le bungalow. Qu’il rie ! Rira bien qui rira le dernier ! songea Capri.
— Diabolique me paraît encore trop flatteur, répliqua-t-elle. Disons que ce nom convient parfaitement à un anti-héros.
En deux enjambées, elle était à la porte, prête à l’ouvrir toute grande pour ce prétentieux. A son grand étonnement, il ne bougea pas d’un pouce.
— Je parie, dit-il, que l’héroïne est jeune — disons vingt-cinq, vingt-six ans — très jolie, dotée de longs cheveux bruns aux reflets auburn, et d’un regard vert inoubliable. Elle a aussi un corps parfait, le corps auquel devait rêver l’inventeur du Bikini... Voyons, comment s’appelle-t-elle... Prudence— ? Non. Violette ? Encore moins. Agnès ? Trop innocent.
— Elle s’appelle Capri !
Capri tourna la poignée, et laissa l’air marin s’engouffrer aussitôt dans la pièce.
— Et son physique n’a rien qui puisse vous intéresser, lança-t-elle d’un ton glacial.
— Bon ! Maintenant que vous les avez baptisés, vous devriez mieux cerner les personnages. Je les trouve intéressants, chacun dans leur genre. A mon avis, il va y avoir des étincelles... Je crois que vous en faites trop, Jones. Vous devriez laisser les événements décider pour vous. Le résultat devrait être étonnant.
Agrippée au montant de la porte, Capri regarda Tiggart s’avancer vers elle, partagée entre le désir de fuir et celui de s’abandonner. Que ne donnerait-elle pas pour céder à la caresse veloutée de ces prunelles ! Jamais encore elle n’avait rencontré un homme l’invitant à faire l’amour d’un seul regard...
— Bonne nuit, monsieur Smith, murmura-t-elle.
— Voulez-vous venir avec moi sur la plage ? Regarder les étoiles, écouter les vagues...
— Non, merci.
Les sourcils froncés, Tiggart dévisagea la jeune femme d’un air préoccupé.
— Vous n’êtes pas sortie de la journée, n’est-ce pas ? Le travail, c’est bien gentil, mais il n’y a pas que ça dans la vie.
Impossible de tergiverser. Tiggart avait tout à fait raison. Pourquoi être venue dans un lieu où la nature était si splendide, si c’était pour s’enfermer comme dans son bureau de Houston ? Cependant, marcher sous les étoiles en compagnie de Tiggart Smith, c’était se comporter comme l’héroïne d’un roman d’amour.
— Bonne nuit, monsieur Smith, répéta-t-elle.
— Vous ne savez pas ce que vous perdez.
Capri sentit une vague de chaleur monter du plus profond de son être. Heureusement, l’obscurité empêchait Tiggart de remarquer son trouble.
Avec un sourire malicieux, il joua un instant avec la poignée de la porte. Fascinée, Capri contempla ses longues mains aux ongles soignés, aux doigts puissants. Tiggart n’avait rien d’un manuel. Pourquoi avait-il pris cet emploi qu’il exerçait si mal ? N’avait-il aucune fierté ?
— Nous nous verrons demain, reprit Tiggart. Il faut que je m’occupe de vos termites... 10 heures, ce n’est pas trop tôt ?
Pour qui se prenait-il ? Croyait-il par hasard qu’elle resterait assise à sa table de cuisine, à le regarder travailler ? A 10 heures, elle serait le plus loin possible du bungalow. Inutile, donc, de le contredire.
— Entendu ! répliqua-t-elle avec un sourire figé.
Un sourire qui s’effaça peu à peu de son visage, au fur et à mesure que les pas de Tiggart s’éloignaient dans la nuit. Il fallait absolument qu’elle se reprenne ! Que possédait cet homme pour la mettre dans des états pareils ?
Tiggart Smith ne correspondait à rien de ce qu’elle aimait : arrogant, paresseux, dénué d’ambition, il n’aurait jamais dû retenir son attention plus d’une seconde. Et pourtant, sa présence l’obsédait.
Par quel étrange phénomène parvenait-il à lui faire oublier ses principes les plus chers ? Près de lui, elle devenait nerveuse, frémissante. Elle en arrivait même à mentir !
Elle, si assurée, et habituée à diriger une multinationale ! Jamais Capri ne se serait crue capable d’une telle faiblesse. Car malgré son charme ravageur, Tiggart n’était qu’un être indolent et négligent.
Oh ! Il ferait fureur à son côté dans n’importe quelle réception huppée de Houston. A voir son élégance innée en simple maillot de bain, il était aisé d’imaginer la classe qu’il aurait en smoking ! Cependant, il avait choisi de paresser dans cette île isolée du monde. Parfait ! Il n’avait qu’à y rester pour le restant de ses jours ! Quant à elle, elle avait, Dieu merci, bien mieux à faire !
Quelle merveilleuse matinée ! Debout sur le seuil de son bungalow, Capri regardait l’océan déferler comme un ruban d’argent sur le sable fin. 9 h 30... Il était temps d’ajuster son sac à dos et de prendre la poudre d’escampette.
Un rapide coup d’œil vers le sentier désert lui assura que la voix était libre. Tant mieux ! La dernière personne qu’elle voulait voir aujourd’hui était bien ce bon à rien de Tiggart Smith.
Quand il viendrait, elle serait loin depuis longtemps. Laissant la porte entrouverte, Capri se mit joyeusement en marche. Pour commencer, elle devait une petite visite de politesse à Ellen Walter. Pourvu que la jeune femme accepte son offre de bon voisinage !
Les doutes de Capri s’envolèrent une fois devant la porte du bungalow. L’ayant vue arriver, Ellen l’attendait, radieuse.
— Bonjour ! lança-t-elle, tandis que Miranda venait se blottir contre sa robe.
— Bonjour... Je passais par ici, et je me demandais... Une voix d’homme interrompit Capri dans ses explications.
— Qui est là, chérie ?
— C’est la dame du bungalow de la plage, Sam.
— Eh bien, fais-la entrer, voyons ! Elle prendra bien une tasse de café ?
Le visage d’Ellen s’assombrit de façon imperceptible, tandis qu’elle interrogeait Capri du regard. Bien sûr, après la rebuffade de la veille, elle redoutait de voir la nouvelle arrivante refuser cette offre.
— Ça me ferait vraiment plaisir, déclara Capri.
Tant pis pour son travail ! Cela attendrait bien quelques minutes de plus. Et puis, refuser maintenant serait grossier.
— A nous aussi ! répliqua Ellen. Entrez, je vous en prie. Nous avons une autre visite, ce matin.
Saisie d’un sombre pressentiment, Capri tourna la tête vers le living. Quelle malchance ! Installé avec nonchalance dans le vieux canapé près de la fenêtre, se trouvait justement la personne qu’elle souhaitait éviter. Un dénommé Tiggart Smith...
Les deux hommes se levèrent en même temps pour l’accueillir. Comme le mari d’Ellen semblait petit à côté de Tiggart ! Mais sa poignée de main était aussi franche que vigoureuse.
— Ravi de vous connaître, lança-t-il. Je suis Sam Walters, mademoiselle...
— ... Jones, interrompit Tiggart, sans le moindre respect des convenances. Jones tout court. Comment ça va, ce matin ?
Furieuse, Capri ignora sa question.
— Capri Jones, lança-t-elle à l’attention de son hôte.
— Oh ! Vous connaissez Tiggart ?
Ellen venait de faire son entrée dans le living. D’un geste, elle invita Capri à s’asseoir sur le canapé, près de Tiggart, et lui tendit une tasse de café fumant. Impossible de refuser de s’asseoir... Et puis, il n’y avait pas d’autre place.
— J’ai rencontré M. Smith hier après-midi, marmonna Capri.
Tiggart se rassit aussitôt, manifestement ravi d’être si proche d’elle. Pourvu que ses hôtes ne se rendent pas compte de son embarras ! Malgré elle, le regard de Capri se porta sur les chevilles bronzées de son voisin. Il se promenait pieds nus dans des Reebok ? Décidément, Tiggart Smith était un vrai sauvage !
— Capri... C’est un prénom étrange, murmura-t-il. Vos parents vous ont-ils conçue lors d’un séjour dans cette île ?
— Pas exactement, non. Mes parents avaient en effet prévu de se rendre à Capri, mais lorsque ma mère s’est rendu compte qu’elle était enceinte, ils ont changé d’avis, pour des raisons financières. Et en fin de compte, en guise de vacances ils ont eu...
— ... un bébé ! s’exclama Ellen.
Capri avait hésité au moment de parler de son frère jumeau. N’allaient-ils pas la questionner sur Jamie ? Il faudrait alors leur révéler la triste vérité, et elle ne s’en sentait pas le courage.
Par chance, Ellen avait résolu son dilemme. Installée sur le bras du fauteuil où son mari était assis, la jeune femme posa une main sur son ventre arrondi.
— Je crois qu’un bébé vaut tous les voyages du monde, n’est-ce pas, Sam ?
Emu, Sam passa un bras autour de la taille de son épouse.
— Absolument, ma chérie ! Il n’y a rien de plus merveilleux qu’un petit bébé.
— Bébé ! Bébé ! s’écria Miranda en abandonnant ses cubes de couleur.
Elle s’avança vers Tiggart et lui décocha un adorable sourire, qui creusait des fossettes dans ses petites joues.
— Tigre ? Bébé ? questionna-t-elle.
— Non, petite curieuse ! Je n’ai pas de bébé.
Tiggart se pencha et passa la main dans les boucles rousses de la fillette. Cependant, Capri eut le temps de remarquer la pâleur subite de son visage. Pourquoi cette réaction ?
— Tiens ? Vous n’êtes pas marié ? demanda-t-elle.
Le trouble de Tiggart s’accentua, et Capri crut un instant qu’il allait briser la tasse qu’il serrait si fort entre ses doigts. Miranda avait donc touché une corde sensible ?
— Non, répondit-il enfin. Et vous ?
Quelle idiote ! Elle aurait mieux fait de se taire, au lieu de s’abandonner à sa curiosité. A quoi lui servait de savoir s’il y avait une femme dans la vie de Tiggart ? Maintenant, il lui faudrait parler de sa vie personnelle.
— Moi non plus, répliqua-t-elle. Et j’ai l’intention de rester célibataire. Mon métier me passionne.
Ellen lui jeta un regard étonné.
— Je n’arrive pas à comprendre les femmes qui ne veulent pas se marier ! s’exclama-t-elle. Sans doute suis-je très démodée, mais la vie sans Sam ni Miranda me paraîtrait un désert sans fin...
Sam déposa un baiser sur la joue de sa femme.
— Chérie, quand les gens décident de ne pas se marier, ils ont sûrement une bonne raison.
— Oh ! Capri, je suis navrée, déclara Ellen en rougissant. Je devrais réfléchir avant de parler. Quelle sotte je fais !
A son tour, Tiggart se leva et enfonça les poings dans les poches de son jean.
— Pas du tout, Ellen ! Vous êtes généreuse, vous voulez que tout le monde soit aussi heureux que Sam et vous... Seulement, la vie est parfois compliquée pour certains d’entre nous.
Souriant, il adressa un geste d’adieu à la cantonade. Mais Capri ne fut pas dupe de son attitude insouciante. Pourquoi cette douleur persistait-elle dans ses yeux bleus ? Tiggart aurait-il un secret ?
— Il faut que je m’en aille, déclara-t-il. Merci pour le café... A plus tard, Jones !
Capri garda le regard rivé sur sa tasse.
— Au revoir, balbutia-t-elle.
— Chérie, j’emmène Miranda faire un tour à la plage.
Sam avait emboîté le pas à Tiggart, et quelques secondes plus tard, il ne restait plus dans la pièce qu’Ellen et Capri. Dans le silence paisible, la jeune femme s’efforça d’oublier les sentiments contradictoires qui l’agitaient.
— Quel est le métier de Sam ? demanda-t-elle.
— Sammy ? C’est un ouvrier métallurgiste. Il travaille pour une grande société à l’échelon national, et il voyage très souvent. J’espère qu’il finira par trouver un poste stable à Vancouver.
— Vous devez vous sentir seule quand il s’en va.
Ellen éclata de rire, et s’installa confortablement dans le fauteuil laissé libre par son mari.
— Je n’ai guère le temps de m’ennuyer, vous savez ! Je travaille comme secrétaire, et, je me lève tous les matins à 5 h 30. Ma journée ne finit souvent pas avant 10 heures du soir, entre les courses, le ménage, Miranda... Ce bébé va me permettre de souffler un peu. Je vais être en congé jusqu’en novembre.
— Qui s’occupe de Miranda ? Votre famille ?
— Non, il y a une crèche dans mon entreprise, à la disposition des employées. C’est très pratique. Sans cela, je ne sais pas comment je ferais ! Nous avons acheté une maison, et il nous faut deux salaires pour boucler nos fins de mois.
Un peu honteuse, Capri évita le regard de son hôtesse. Que dirait Ellen si elle savait qu’elle s’adressait à une fille de milliardaire ? Mieux valait changer de sujet.
— Votre bébé va naître bientôt ? questionna-t-elle.
— Dans un mois, à peu près.
— Cela ne vous effraie pas d’être si loin de tout centre hospitalier ? Je veux dire, en cas de problème.
— Il n’y a pas de danger, vous savez. J’ai accouché de Miranda avec treize jours de retard... et quarante-huit heures de contractions ! Ce sera sûrement pareil, cette fois. De toute façon, nous rentrons à la maison la semaine prochaine.
— Vous vivez à Vancouver ?
— Oui, dans la banlieue nord. Et vous ?
— Dans le Texas, à Houston.
Ellen la dévisagea avec curiosité.
— Vous avez traversé toute l’Amérique pour venir en vacances à Blueberry Island ? Est-ce que...
La jeune femme s’interrompit abruptement, et arbora une expression contrite.
— Oui, Ellen ? Que vouliez-vous me demander ?
— Si Sam était ici, il me reprocherait mon indiscrétion. Pardonnez-moi, Capri, mais tout à l’heure j’ai senti une forte attirance entre vous et Tiggart. Vous... Vous le connaissiez avant de venir ici ?
— Lui ? Oh, non ! Il n’est pas du tout...
Capri s’arrêta à temps. « ... le genre d’hommes que je fréquente », voulait-elle dire. Ne passerait-elle pas pour une abominable snob aux yeux d’Ellen ?
— ... le genre d’hommes que vous avez l’habitude de rencontrer. Ça se voit tout de suite, conclut Ellen.
— Je ne comprends pas très bien.
Gênée, Capri s’agita sur son siège. La jeune femme avait-elle deviné l’écart social qui existait entre elle et Tiggart ?
— Vous êtes très élégante, Capri, tandis que Tiggart est... comment dire ? plutôt nature. Et puis, vous êtes aussi réservée et sérieuse qu’il est décontracté. Il aime être entouré d’amis. A propos, vous a-t-il invitée à son barbecue, demain soir ?
— Son barbecue ?
— Ne vous inquiétez pas, il va le faire. Il a invité tout le monde sur l’île, et ça promet d’être amusant.
« Sûrement pas pour moi », songea Capri. Et elle n’avait que faire des invitations de Tiggart Smith ! En tout cas, tant qu’il serait occupé à festoyer, il ne viendrait pas la déranger.
Après quelques instants, elle prit congé d’Ellen et grimpa le sentier en direction de la forêt. Là, personne ne la dérangerait ! Alors, pourquoi ne parvenait-elle pas à se débarrasser de ce sentiment de mélancolie ? Elle avait exactement ce qu’elle souhaitait : la solitude, l’air pur, la liberté... Avant de débarquer sur l’île, cela aurait suffi à son bonheur.
Que s’était-il donc passé, depuis ? Inutile de chercher bien loin. Dès qu’elle avait posé les yeux sur Tiggart Smith, ses ennuis avaient commencé. Au lieu de profiter de son séjour, elle passait son temps à le fuir.
S’installant à l’ombre d’un drôle d’arbre à l’écorce pourpre, Capri déballa ses affaires et regarda sans les voir les statistiques qu’elle voulait étudier.
Seigneur ! Elle avait oublié d’inviter les Walter à prendre un verre chez elle, ce soir. C’était pourtant la raison de sa visite chez eux ! La présence de Tiggart l’avait troublée plus que de raison.
Même Ellen l’avait remarqué. Si cette attirance était si visible, il n’y avait plus qu’une chose à faire : éviter tout contact avec le gardien de Blueberry Island. Car aucun homme ne devait jamais pénétrer dans sa vie, qu’il soit millionnaire ou pauvre !
A 16 heures, Capri jugea raisonnable de regagner son bungalow. Tiggart devait avoir fini de travailler depuis longtemps. Avec un peu de chance, ce paresseux faisait la sieste et elle pourrait circuler en paix.
Dans la cuisine, une surprise l’attendait. Les linteaux des placards avaient été remplacés avec soin et, au centre de la table, quelqu’un avait placé un gros bouquet de fleurs sauvages.
Sidérée, Capri effleura les pétales bleutés. D’où sortaient ce vase et ces fleurs disposées avec tant de goût ? Soudain, son attention fut attirée par une feuille de papier pliée en quatre sous le socle de verre.
Déposant son sac sur une chaise, Capri s’empara de la feuille et la lut avec avidité.
« Vous attends chez moi demain 6 heures pour barbecue. Grande fête locale avec musique très forte... Impossible de dormir avec pareil tapage. Vous feriez mieux de venir, Jones.
Suis parti chercher des provisions. Serai de retour demain après-midi. »
Le style était aussi laconique que son auteur ! Et la signature — de simples initiales : T.S. — témoignait du même flegme.
Depuis quand les gardiens invitaient-ils les clients ? Et avec tant d’aisance, en plus ! Le patron de Tiggart était-il au courant des pratiques de son employé ?
Et d’ailleurs, qui allait payer pour cette fête ? Pas elle, en tout cas ! Car elle ne s’y rendrait pas, quel que soit le vacarme qu’il ait décidé de créer pour gâcher le calme de l’île.
Furieuse, Capri ne put réprimer un geste vers le bouquet foisonnant de fleurs délicates, à demi ouvertes. Comme elles sentaient bon ! Prenant une tige pâle entre ses doigts, Capri appliqua les pétales contre sa joue.
Ils étaient aussi doux qu’une caresse, et aussi parfumés qu’une peau de bébé... Elle avait déjà reçu des fleurs dans sa vie, mais jamais un bouquet aussi étonnant que celui-ci. Une telle attention faisait fondre en elle une résistance qu’elle croyait inébranlable.
Allons ! Une fois de plus, elle se laissait aller au romantisme. C’était encore une fois de trop. Les lèvres pincées, Capri s’empara de la note de Tiggart et la déchira en mille morceaux.