áãÔÇßá ÇáÊÓÌíá æÏÎæá ÇáãäÊÏì íÑÌì ãÑÇÓáÊäÇ Úáì ÇáÇíãíá liilasvb3@gmail.com






ÇáÚæÏÉ   ãäÊÏíÇÊ áíáÇÓ > ÇáÞÕÕ æÇáÑæÇíÇÊ > ÑæÇíÇÊ ãäæÚÉ > ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÇÌäÈíÉ > ÇáãäÊÏì ÇáÚÇã ááÑæÇíÇÊ ÇáÇÌäÈíÉ
ÇáÊÓÌíá

ÈÍË ÈÔÈßÉ áíáÇÓ ÇáËÞÇÝíÉ

ÇáãäÊÏì ÇáÚÇã ááÑæÇíÇÊ ÇáÇÌäÈíÉ General Fourm of English & French E-book¡ÑæÇíÇÊ ÇáÇÌäÈíÉ


Carmen de Prosper MÉRIMÉE

Carmen Prosper MÉRIMÉE J’avais toujours soupçonné les géographes de ne savoir ce Qu’ils disent lorsqu’ils placent le champ de bataille de Munda dans le pays des Bastuli-Poeni, près du moderne

ÅÖÇÝÉ ÑÏ
äÓÎ ÇáÑÇÈØ
äÓÎ ááãäÊÏíÇÊ
 
LinkBack ÃÏæÇÊ ÇáãæÖæÚ ÇäæÇÚ ÚÑÖ ÇáãæÖæÚ
ÞÏíã 18-12-09, 11:11 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 1
ÇáãÚáæãÇÊ
ÇáßÇÊÈ:
ÇááÞÈ:
áíáÇÓ ãÊÇáÞ


ÇáÈíÇäÇÊ
ÇáÊÓÌíá: Apr 2008
ÇáÚÖæíÉ: 71788
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 417
ÇáÌäÓ ÃäËì
ãÚÏá ÇáÊÞííã: princesse.samara ÚÖæ ÈÍÇÌå Çáì ÊÍÓíä æÖÚå
äÞÇØ ÇáÊÞííã: 12

ÇÇáÏæáÉ
ÇáÈáÏMorocco
 
ãÏæäÊí

 

ÇáÅÊÕÇáÇÊ
ÇáÍÇáÉ:
princesse.samara ÛíÑ ãÊæÇÌÏ ÍÇáíÇð
æÓÇÆá ÇáÅÊÕÇá:

ÇáãäÊÏì : ÇáãäÊÏì ÇáÚÇã ááÑæÇíÇÊ ÇáÇÌäÈíÉ
Jded Carmen de Prosper MÉRIMÉE

 

Carmen
Prosper MÉRIMÉE
J’avais toujours soupçonné les géographes de ne savoir ce
Qu’ils disent lorsqu’ils placent le champ de bataille de
Munda dans le pays des Bastuli-Poeni, près du moderne
Monda, à quelque deux lieues au nord de Marbella.
D’après mes propres conjectures sur le texte de l’anonyme,
Auteur du Bellum Hispaniense, et quelques
Renseignements recueillis dans l’excellente bibliothèque du
Duc d’ossuna, je pensais qu’il fallait chercher aux environs
De Montilla le lieu mémorable où, pour la dernière fois,
César joua quitte ou double contre les champions de la
République.
Me trouvant en Andalousie au commencement de
L’automne de 1830, je fis une assez longue excursion pour
Éclaircir les doutes qui me restaient encore. Un mémoire
Que je publierai prochainement ne laissera plus, je
L’espère, aucune incertitude dans l’esprit de tous les
Archéologues de bonne foi. En attendant que ma
Dissertation résolve enfin le problème géographique qui
Tient toute l’Europe savante en suspens, je veux vous
Raconter une petite histoire, elle ne préjuge rien sur
L’intéressante question de l’emplacement de Munda.
J’avais loué à Cordoue un guide et deux chevaux, et
M’étais mis en campagne avec les Commentaires de César
Et quelques chemises pour tout bagage. Certain jour errant
Dans la partie élevée de la plaine de Cachena, harassé de
Fatigue, mourant de soif, brûlé par un soleil de plomb, je
Donnais au diable de bon coeur César et les fils de
Pompée, lorsque j’aperçus, assez loin du sentier que je
Suivais, une petite pelouse verte parsemée de joncs et de
Roseaux. Cela m’annonçait le voisinage d’une source. En
Effet, en m’approchant, je vis que la prétendue pelouse
Était un marécage où se perdait un ruisseau, sortant,
Comme il semblait, d’une gorge étroite entre deux hauts
Contreforts de la sierra de Cabra. Je conclus qu’en
Remontant je trouverais de l’eau plus fraîche, moins de
Sangsues et de grenouilles, et peut-être un peu d’ombre au
Milieu des rochers. À l’entrée de la gorge, mon cheval
Hennit, et un autre cheval, que je ne voyais pas, lui
Répondit aussitôt. À peine eus-je fait une centaine de pas,
Que la gorge, s’élargissant tout à coup, me montra une
Espèce de cirque naturel parfaitement ombragé par la
Hauteur des escarpements qui l’entouraient. Il était
Impossible de rencontrer un lieu qui promît au voyageur
Une halte plus agréable. Au pied de rochers à pic, la
Source s’élançait en bouillonnant, et tombait dans un petit
Bassin tapissé d’un sable blanc comme la neige. Cinq à six
Beaux chênes verts, toujours à l’abri du vent et rafraîchis
Par la source, s’élevaient sur ses bords, et la couvraient de
Leur épais ombrage; enfin, autour du bassin, une herbe
Fine, lustrée, offrait un lit meilleur qu’on n’en eût trouvé
Dans aucune auberge à dix lieues à la ronde.
À moi n’appartenait pas l’honneur d’avoir découvert un si
Beau lieu. Un homme s’y reposait déjà, et sans doute
Dormait, lorsque j’y pénétrai.
Réveillé par les hennissements, il s’était levé, et s’était
Rapproché de son cheval, qui avait profité du sommeil de
Son maître pour faire un bon repas de l’herbe aux
Environs. C’était un jeune gaillard, de taille moyenne,
Mais d’apparence robuste, au regard sombre et fier son
Teint, qui avait pu être beau, était devenu, par l’action du
Soleil, plus foncé que ses cheveux. D’une main il tenait le
Licol de sa monture, de l’autre une espingole de cuivre.
J’avouerai que d’abord l’espingole et l’air farouche du
Porteur me surprirent quelque peu; mais je ne croyais plus
Aux voleurs, à force d’en entendre parler et de n’en
Ne rencontrer jamais.
D’ailleurs, j’avais vu tant d’honnêtes fermiers s’armer
Jusqu’aux dents pour aller au marché, que la vue d’une
Arme à jeu ne m’autorisait pas à mettre en doute la
Moralité de l’inconnu.
- Et puis, me disais-je, que ferait-il de mes chemises et de
Mes commentaires Elzevir? Je saluai donc l’homme à
L’espingole d’un signe de tête familière et je lui demandai
En souriant si j’avais troublé son sommeil.
Sans me répondre, il me toisa de la tête aux pieds; puis,
Comme satisfait de son examen, il considéra avec la même
Attention mon guide, qui s’avançait. Je vis celui-ci pâlir et
S’arrêter en montrant une terreur évidente. Mauvaise
Rencontre! Me dis-je. Mais la prudence me conseilla
Aussitôt de ne laisser voir aucune inquiétude. Je mis pied
À terre; je dis au guide de débrider, et, m’agenouillant au
Bord de la source, j’y plongeai ma tête et mes mains; puis
Je bus une bonne gorgée, couché à plat ventre, comme les
Mauvais soldats de Gédéon.
J’observais cependant mon guide et l’inconnu. Le premier
S’approchait bien à contrecoeur; l’autre semblait n’avoir
Pas de mauvais desseins contre nous, car il avait rendu la
Liberté à son cheval, et son espingole, qu’il tenait d’abord
Horizontale, était maintenant dirigée vers la terre.
Ne croyant pas devoir me formaliser du peu de cas qu’on
Avait paru faire de ma personne, je m’étendis sur l’herbe,
Et d’un air dégagé je demandai à l’homme à l’espingole s’il
N’avait pas un briquet sur lui. En même temps je tirais
Mon étui à cigares. L’inconnu, toujours sans parler fouilla
Dans sa poche, prit son briquet, et s’empressa de me faire
Du feu.
Évidemment il s’humanisait; car il s’assit en face de moi,
Toutefois sans quitter son arme. Mon cigare allumé, je
Choisis le meilleur de ceux qui me restaient, et je lui
Demandai s’il fumait.
- Oui, monsieur répondit-il. C’étaient les premiers mots
Qu’il faisait entendre, et je remarquai qu’il ne prononçait
Pas l.s.d. à la manière andalouse, d’où je conclus que c’était
Un voyageur comme moi, moins archéologue seulement.
- Vous trouverez celui-ci assez bon, lui dis-je en lui
Présentant un véritable régalai de la Havane.
Il me fit une légère inclination de tête, alluma son cigare
Au mien, me remercia d’un signe de tête, puis se mit à
Fumer avec l’apparence d’un très vif plaisir.
- Ah! s’écria-t-il en laissant échapper lentement sa
Première bouffée par la bouche et les narines, comme il y
Avait longtemps que je n’avais fumé!
En Espagne, un cigare donné et reçu établit des relations
d’hospitalité, comme en Orient le partage du pain et du
sel.
Mon homme se montra plus causant que je ne l’avais
espéré. D’ailleurs, bien qu’il se dît habitant du partido de
Montilla, il paraissait connaître le pays assez mal.
Il ne savait pas le nom de la charmante vallée où nous
nous trouvions; il ne pouvait nommer aucun village des
alentours; enfin, interrogé par moi s’il n’avait pas vu aux
environs des murs détruits, de larges tuiles à rebords, des
pierres sculptées, il confessa qu’il n’avait jamais fait
attention à pareilles choses. En revanche, il se montra
expert en matière de chevaux. Il critiqua le mien, ce qui
n’était pas difficile; puis il me fit la généalogie du sien,
qui sortait du fameux haras de Cordoue: noble animal, en
effet, si dur à la fatigue, à ce que prétendait son maître,
qu’il avait fait une fois trente lieues dans un jour, au galop
ou au grand trot. Au milieu de sa tirade, l’inconnu s’arrêta
brusquement, comme surpris et fâché d’en avoir trop dit.
- C’est que j’étais très pressé d’aller à Cordoue, reprit-il
avec quelque embarras. J’avais à solliciter les juges pour
un procès... En parlant, il regardait mon guide Antonio,
qui baissait les yeux.
L’ombre et la source me charmèrent tellement, que je me
souvins de quelques tranches d’excellent jambon que mes
amis de Montilla avaient mis dans la besace de mon
guide.
Je les fis apporter, et j’invitai l’étranger à prendre sa part
de la collation impromptue. S’il n’avait pas fumé depuis
longtemps, il me parut vraisemblable qu’il n’avait pas
mangé depuis quarante-huit heures au moins. Il dévorait
comme un loup affamé. Je pensai que ma rencontre avait
été providentielle pour le pauvre diable. Mon guide,
cependant, mangeait peu, buvait encore moins, et ne
parlait pas du tout, bien que depuis le commencement de
notre voyage il se fût révélé à moi comme un bavard sans
pareil. La présence de notre hôte semblait le gêner, et une
certaine méfiance les éloignait l’un de l’autre sans que j’en
devinasse positivement la cause.
Déjà les dernières miettes du pain et du jambon avaient
disparu; nous avions fumé chacun un second cigare;
j’ordonnai au guide de brider nos chevaux, et j’allais
prendre congé de mon nouvel ami, lorsqu’il me demanda
où je comptais passer la nuit.
Avant que j’eusse fait attention à un signe de mon guide,
j’avais répondu que j’allais à la venta del Cuervo.
- Mauvais gîte pour une personne comme vous,
monsieur... J’y vais, et, si vous me permettez de vous
accompagner, nous ferons route ensemble.
- Très volontiers, dis-je en montant à cheval.
Mon guide, qui me tenait l’étrier, me fit un nouveau signe
des yeux. J’y répondis en haussant les épaules, comme
pour l’assurer que j’étais parfaitement tranquille, et nous
nous mîmes en chemin.
Les signes mystérieux d’Antonio, son inquiétude,
quelques mots échappés à l’inconnu, surtout sa course de
trente lieues et l’explication peu plausible qu’il en avait
donnée, avaient déjà formé mon opinion sur le compte de
mon compagnon de voyage. Je ne doutai pas que je
n’eusse affaire à un contrebandier peut-être à un voleur;
que m’importait?
Je connaissais assez le caractère espagnol pour être très
sûr de n’avoir rien à craindre d’un homme qui avait mangé
et fumé avec moi. Sa présence même était une protection
assurée contre toute mauvaise rencontre. D’ailleurs, j’étais
bien aise de savoir ce que c’est qu’un brigand. On n’en voit
pas tous les jours, et il y a un certain charme à se trouver
auprès d’un être dangereux, surtout lorsqu’on le sent doux
et apprivoisé.
J’espérais amener par degrés l’inconnu à me faire des
confidences, et, malgré les clignements d’yeux de mon
guide, je mis la conversation sur les voleurs de grand
chemin. Bien entendu que j’en parlai avec respect. Il y
avait alors en Andalousie un fameux bandit nommé José-
Maria, dont les exploits étaient dans toutes les bouches.
- Si j’étais à côté de José-Maria? me disais-je... Je racontai
les histoires que je savais de ce héros, toutes à sa louange
d’ailleurs, et j’exprimai hautement mon admiration pour sa
bravoure et sa générosité.
- José-Maria n’est qu’un drôle, dit froidement l’étranger.
- Se rend-il justice, ou bien est-ce excès dé modestie de sa
part? me demandai-je mentalement; car à force de
considérer mon compagnon, j’étais parvenu à lui appliquer
le signalement de José-Maria, que j’avais lu affiché aux
portes de mainte ville d’Andalousie.
- Oui, c’est bien lui...
Cheveux blonds, yeux bleus, grande bouche, belles dents,
les mains petites; une chemise fine, une veste de velours
à boutons d’argent, des guêtres de peau blanche, un cheval
bai... Plus de doute! Mais respectons son incognito.
Nous arrivâmes à la venta. Elle était telle qu’il me l’avait
dépeinte, c’est-à-dire une des plus misérables que j’eusse
encore rencontrées. Une grande pièce servait de cuisine,
de salle à manger et de chambre à coucher. Sur une pierre
plate, le feu se faisait au milieu de la chambre, et la fumée
sortait par un trou pratiqué dans le toit, ou plutôt s’arrêtait,
formant un nuage à quelques pieds au-dessus du sol. Le
long du mur, on voyait étendues par terre cinq ou six
vieilles couvertures de mulets; c’étaient les lits des
voyageurs. À vingt pas de la maison, ou plutôt de l’unique
pièce que je viens de décrire, s’élevait une espèce de
hangar servant d’écurie. Dans ce charmant séjour, il n’y
avait d’autres êtres humains, du moins pour le moment,
qu’une vieille femme et une petite fille de dix à douze ans,
toutes les deux de couleur de suie et vêtues d’horribles
haillons.
- Voilà tout ce qui reste, me dis-je, de la population de
l’antique Munda Boetica! ô César! ô Sextus Pompée! que
vous seriez surpris si vous reveniez au monde!
En apercevant mon compagnon, la vieille laissa échapper
une exclamation de surprise.
- Ah! seigneur don José! s’écria-t-elle.
Don José fronça le sourcil, et leva une main d’un geste
d’autorité qui arrêta la vieille aussitôt. Je me tournai vers
mon guide, et, d’un signe imperceptible, je lui fis
comprendre qu’il n’avait rien à m’apprendre sur le compte
de l’homme avec qui j’allais passer la nuit. Le souper fut
meilleur que je ne m’y attendais. On nous servit, sur une
petite table haute d’un pied, un vieux coq fricassé avec du
riz et force piments, puis des piments à l’huile, enfin du
gaspacho, espèce de salade de piments.
Trois plats ainsi épicés nous obligèrent de recourir
souvent à une outre de vin de Montilla qui se trouva
délicieux. Après avoir mangé, avisant une mandoline
accrochée contre la muraille, il y a partout des mandolines
en Espagne, je demandai à la petite fille qui nous servait
si elle savait en jouer.
- Non, répondit-elle; mais don José en joue si bien!
- Soyez assez bon, lui dis-je, pour me chanter quelque
chose; j’aime à la passion votre musique nationale.
- Je ne puis rien refuser à un monsieur si honnête, qui me
donne de si excellents cigares, s’écria don José d’un air de
bonne humeur; et, s’étant fait donner la mandoline, il
chanta en s’accompagnant. Sa voix était rude, mais
pourtant agréable, l’air mélancolique et bizarre; quant aux
paroles, je n’en compris pas un mot.
- Si je ne me trompe, lui dis-je, ce n’est pas un air
espagnol que vous venez de chanter. Cela ressemble aux
zorzicos que j’ai entendus dans les Provinces, et les
paroles doivent être en langue basque.
- Oui, répondit don José d’un air sombre. Il posa la
mandoline à terre, et, les bras croisés, il se mit à
contempler le feu qui s’éteignait, avec une singulière
expression de tristesse. Éclairée par une lampe posée sur
la petite table, sa figure, à la fois noble et farouche, me
rappelait le Satan de Milton. Comme lui peut-être, mon
compagnon songeait au séjour qu’il avait quitté, à l’exil
qu’il avait encouru par une faute.
J’essayai de ranimer la conversation, mais il ne répondit
pas, absorbé qu’il était dans ses tristes pensées.
Déjà la vieille s’était couchée dans un coin de la salle, à
l’abri d’une couverture trouée tendue sur une corde. La
petite fille l’avait suivie dans cette retraite réservée au
beau sexe. Mon guide alors, se levant, m’invita à le suivre
à l’écurie; mais, à ce mot, don José, comme réveillé en
sursaut, lui demanda d’un ton brusque où il allait.
- À l’écurie, répondit le guide.
- Pour quoi faire? Les chevaux ont à manger
Couche ici, Monsieur le permettra.
- Je crains que le cheval de Monsieur ne soit malade; je
voudrais que Monsieur le vît: peut-être saura-t-il ce qu’il
faut lui faire.
Il était évident qu’Antonio voulait me parler en particulier;
mais je ne me souciais pas de donner des soupçons à don
José, et, au point où nous en étions, il me semblait que le
meilleur parti à prendre était de montrer la plus grande
confiance. Je répondis donc à Antonio que je n’entendais
rien aux chevaux, et que j’avais envie de dormir Don José
le suivit à l’écurie, d’où bientôt il revint seul. Il me dit que
le cheval n’avait rien, mais que mon guide le trouvait un
animal si précieux, qu’il le frottait avec sa veste pour le
faire transpirer et qu’il comptait passer la nuit dans cette
douce occupation. Cependant, je m’étais étendu sur les
couvertures de mulets, soigneusement enveloppé dans
mon manteau, pour ne pas les toucher. Après m’avoir
demandé pardon de la liberté qu’il prenait de se mettre
auprès de moi, don José se coucha devant la porte, non
sans avoir renouvelé l’amorce de son espingole, qu’il eut
soin de placer sous la besace qui lui servait d’oreiller.
Cinq minutes après, nous étions l’un et l’autre
profondément endormis.
Je me croyais assez fatigué pour pouvoir dormir dans un
pareil gîte; mais, au bout d’une heure, de très désagréables
démangeaisons m’arrachèrent à mon premier somme. Dès
que j’en eus compris la nature, je me levai, persuadé qu’il
valait mieux passer le reste de la nuit à la belle étoile que
sous ce toit inhospitalier Marchant sur la pointe du pied,
je gagnai la porte, j’enjambai par-dessus la couche de don
José, qui dormait du sommeil du juste, et je fis si bien que
je sortis de la maison sans qu’il s’éveillât.
Auprès de la porte était un large banc de bois; je m’étendis
dessus, et m’arrangeai de mon mieux pour achever ma
nuit.
J’allais fermer les yeux pour la seconde fois, quand il me
sembla voir passer devant moi l’ombre d’un homme et
l’ombre d’un cheval, marchant l’un et l’autre sans faire le
moindre bruit. Je me mis sur mon séant, et je crus
reconnaître Antonio. Surpris de le voir hors de l’écurie à
pareille heure, je me levai et marchai à sa rencontre. Il
s’était arrêté, m’ayant aperçu d’abord.
- Où est-il? me demanda Antonio à voix basse.
- Dans la venta; il dort; il n’a pas peur des punaises.
Pourquoi donc emmenez-vous ce cheval?
Je remarquai alors que, pour ne pas faire de bruit en
sortant du hangar Antonio avait soigneusement enveloppé
les pieds de l’animal avec les débris d’une vieille
couverture.
- Parlez plus bas, me dit Antonio, au nom de Dieu! Vous
ne savez pas qui est cet homme-là. C’est José Navarro, le
plus insigne bandit de l’Andalousie. Toute la journée je
vous ai fait des signes que vous n’avez pas voulu
comprendre.
- Bandit ou non, que m’importe? répondis-je; il ne nous a
pas volés, et je parierais qu’il n’en a pas envie.
- À la bonne heure; mais il y a deux cents ducats pour qui
le livrera. Je sais un poste de lanciers à une lieue et demie
d’ici, et avant qu’il soit jour, j’amènerai quelques gaillards
solides. J’aurais pris son cheval, mais il est si méchant que
nul que le Navarro ne peut en approcher.
- Que le diable vous emporte! lui dis-je. Quel mal vous a
fait ce pauvre homme pour le dénoncer? D’ailleurs, êtesvous
sûr qu’il soit le brigand que vous dites?
- Parfaitement sûr; tout à l’heure il m’a suivi dans l’écurie
et m’a dit: «Tu as l’air de me connaître; si tu dis à ce bon
monsieur qui je suis, je te fais sauter la cervelle.» Restez,
Monsieur restez auprès de lui; vous n’avez rien à craindre.
Tant qu’il vous saura là, il ne se méfiera de rien.
Tout en parlant, nous nous étions déjà assez éloignés de
la venta pour qu’on ne pût entendre les fers du cheval.
Antonio l’avait débarrassé en un clin d’oeil des guenilles
dont il lui avait enveloppé les pieds; il se préparait à
enfourcher sa monture. J’essayai prières et menaces pour
le retenir.
- Je suis un pauvre diable, Monsieur me disait-il; deux
cents ducats ne sont pas à perdre, surtout quand il s’agit
de délivrer le pays de pareille vermine.
Mais prenez garde: si le Navarro se réveille, il sautera sur
son espingole, et gare à vous! Moi, je suis trop avancé
pour reculer; arrangez-vous comme vous pourrez.
Le drôle était en selle; il piqua des deux, et dans
l’obscurité je l’eus bientôt perdu de vue.
J’étais fort imité contre mon guide et passablement
inquiet. Après un instant de réflexion, je me décidai et
rentrai dans la venta. Don José dormait encore, réparant
sans doute en ce moment les fatigues et les veilles de
plusieurs journées aventureuses. Je fus obligé de le
secouer rudement pour l’éveiller. Jamais je n’oublierai son
regard farouche et le mouvement qu’il fit pour saisir son
espingole, que, par mesure de précaution, j’avais mise à
quelque distance de sa couche.
- Monsieur lui dis-je, je vous demande pardon de vous
éveiller; mais j’ai une sotte question à vous faire: seriezvous
bien aise de voir arriver ici une demi-douzaine de
lanciers?
Il sauta en pieds, et d’une voix terrible:
- Qui vous l’a dit? me demanda-t-il.
- Peu importe d’où vient l’avis, pourvu qu’il soit bon.
- Votre guide m’a trahi, mais il me le payera! Où est- il?
- Je ne sais... Dans l’écurie, je pense... mais quelqu’un m’a
dit...
- Qui vous a dit?... Ce ne peut être la vieille...
- Quelqu’un que je ne connais pas... Sans plus de paroles,
avez-vous, oui ou non, des motifs pour ne pas attendre les
soldats? Si vous en avez, ne perdez pas de temps, sinon
bonsoir et je vous demande pardon d’avoir interrompu
votre sommeil.
- Ah! votre guide! votre guide! Je m’en étais méfié
d’abord... mais... son compte est bon!... Adieu, Monsieur.
Dieu vous rende le service que je vous dois. Je ne suis pas
tout à fait aussi mauvais que vous me croyez... oui, il y a
encore en moi quelque chose qui mérite la pitié d’un
galant homme... Adieu, Monsieur.
Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pouvoir m’acquitter envers
vous.
- Pour prix du service que je vous ai rendu, promettezmoi,
don José, de ne soupçonner personne, de ne pas
songer à la vengeance. Tenez, voilà des cigares pour votre
route; bon voyage! Et je lui tendis la main.
Il me la serra sans répondre, prit son espingole et sa
besace, et, après avoir dit quelques mots à la vieille dans
un argot que je ne pus comprendre, il courut au hangar.
Quelques instants après, je l’entendais galoper dans la
campagne.
Pour moi, je me recouchai sur mon banc, mais je ne me
rendormis point.
Je me demandais si j’avais eu raison de sauver de la
potence un voleur et peut-être un meurtrier et cela
seulement parce que j’avais mangé du jambon avec lui et
du riz à la valencienne. N’avais-je pas trahi mon guide qui
soutenait la cause des lois; ne l’avais-je pas exposé à la
vengeance d’un scélérat? Mais les devoirs de
l’hospitalité!...
Préjugé de sauvage, me disais-je; j’aurai à répondre de
tous les crimes que le bandit va commettre... Pourtant estce
un préjugé que cet instinct de conscience qui résiste à
tous les raisonnements? Peut-être, dans la situation
délicate où je me trouvais, ne pouvais-je m’en tirer sans
remords. Je flottais encore dans la plus grande incertitude
au sujet de la moralité de mon action, lorsque je vis
paraître une demi douzaine de cavaliers avec Antonio, qui
se tenait prudemment à l’arrière-garde.
J’allai au-devant d’eux, et les prévins que le bandit avait
pris la fuite depuis plus de deux heures.
La vieille, interrogée par le brigadier répondit qu’elle
connaissait le Navarro, mais que, vivant seule, elle
n’aurait jamais osé risquer sa vie en le dénonçant. Elle
ajouta que son habitude, lorsqu’il venait chez elle, était de
partir toujours au milieu de la nuit. Pour moi, il me fallut
aller, à quelques lieues de là, exhiber mon passeport et
signer une déclaration devant un alcade, après quoi on me
permit de reprendre mes recherches archéologiques.
Antonio me gardait rancune, soupçonnant que c’était moi
qui l’avais empêché de gagner les deux cents ducats.
Pourtant nous nous séparâmes bons amis à Cordoue; là, je
lui donnai une gratification aussi forte que l’état de mes
finances pouvait me le permettre.
Je passai quelques jours à Cordoue. On m’avait indiqué
certain manuscrit de la bibliothèque des Dominicains, où
je devais trouver des renseignements intéressants sur
l’antique Munda. Fort bien accueilli par les bons Pères, je
passais les journées dans leur couvent, et le soir je me
promenais par la ville. À Cordoue, vers le coucher du
soleil, il y a quantité d’oisifs sur le quai qui borde la rive
droite du Guadalquivir. Là, on respire les émanations
d’une tannerie qui conserve encore l’antique renommée du
pays pour la préparation des cuirs; mais, en revanche, on
y jouit d’un spectacle qui a bien son mérite. Quelques
minutes avant l’angélus, un grand nombre de femmes se
rassemblent sur le bord du fleuve, au bas du quai, lequel
est assez élevé. Pas un homme n’oserait se mêler à cette
troupe. Aussitôt que l’angélus sonne, il est censé qu’il fait
nuit. Au dernier coup de cloche, toutes ces femmes se
déshabillent et entrent dans l’eau. Alors ce sont des cris,
des rires, un tapage infernal.
Du haut du quai, les hommes contemplent les baigneuses,
écarquillent les yeux, et ne voient pas grand-chose.
Cependant ces formes blanches et incertaines qui se
dessinent sur le sombre azur du fleuve, font travailler les
esprits poétiques, et, avec un peu d’imagination, il n’est
pas difficile de se représenter Diane et ses nymphes au
bain, sans avoir à craindre le sort d’Actéon.
- On m’a dit que quelques mauvais garnements se
cotisèrent certain jour, pour graisser la patte au sonneur de
la cathédrale et lui faire sonner l’angélus vingt minutes
avant l’heure légale. Bien qu’il fît encore grand jour, les
nymphes du Guadalquivir n’hésitèrent pas, et se fiant plus
à l’angélus qu’au soleil, elles firent en sûreté de conscience
leur toilette de bain, qui est toujours des plus simples. Je
n’y étais pas.
De mon temps, le sonneur était incorruptible, le
crépuscule peu clair, et un chat seulement aurait pu
distinguer la plus vieille marchande d’oranges de la plus
jolie grisette de Cordoue.
Un soir, à l’heure où l’on ne voit plus rien, je fumais,
appuyé sur le parapet du quai, lorsqu’une femme,
remontant l’escalier qui conduit à la rivière, vint s’asseoir
près de moi. Elle avait dans les cheveux un gros bouquet
de jasmin, dont les pétales exhalent le soir une odeur
enivrante.
Elle était simplement, peut-être pauvrement vêtue, tout en
noir comme la plupart des grisettes dans la soirée. Les
femmes comme il faut ne portent le noir que le matin; le
soir, elles s’habillent à la francesa. En arrivant auprès de
moi, ma baigneuse laissa glisser sur ses épaules la
mantille qui lui couvrait la tête, et, à l’obscure clarté qui
tombe des étoiles, je vis qu’elle était petite, jeune, bien
faite, et qu’elle avait de très grands yeux. Je jetai mon
cigare aussitôt. Elle comprit cette attention d’une politesse
toute française, et se hâta de me dire qu’elle aimait
beaucoup l’odeur du tabac, et que même elle fumait,
quand elle trouvait des papelitos bien doux. Par bonheur
j’en avais de tels dans mon étui, et je m’empressai de lui
en offrir. Elle daigna en prendre un, et l’alluma à un bout
de corde enflammé qu’un enfant nous apporta moyennant
un sou. Mêlant nos fumées, nous causâmes si longtemps,
la belle baigneuse et moi, que nous nous trouvâmes
presque seuls sur le quai. Je crus n’être point indiscret en
lui offrant d’aller prendre des glaces à la neveria.
Après une hésitation modeste elle accepta; mais avant de
se décider elle désira savoir quelle heure il était. Je fis
sonner ma montre, et cette sonnerie parut l’étonner
beaucoup.
- Quelles inventions on a chez vous, messieurs les
étrangers! De quel pays êtes-vous, monsieur? Anglais sans
doute?
- Français et votre grand serviteur. Et vous mademoiselle,
ou madame, vous êtes probablement de Cordoue?
- Non.
- Vous êtes du moins Andalouse. Il me semble le
reconnaître à votre doux parler.
- Si vous remarquez si bien l’accent du monde, vous devez
bien deviner qui je suis.
- Je crois que vous êtes du pays de Jésus, à deux pas du
paradis.
(J’avais appris cette métaphore, qui désigne l’Andalousie,
de mon ami Francisco Sevilla, picador bien connu.)
- Bah! le paradis... Les gens d’ici disent qu’il n’est pas fait
pour nous.
- Alors, vous seriez donc Moresque, ou... je m’arrêtai,
n’osant dire juive.
- Allons, allons! vous voyez bien que je suis bohémienne;
voulez-vous que je vous dise la bajia? Avez-vous entendu
parler de la Carmencita? C’est moi.
J’étais alors un tel mécréant, il y a de cela quinze ans, que
je ne reculai pas d’horreur en me voyant à côté d’une
sorcière.
- Bon! me dis-je; la semaine passée, j’ai soupé avec un
voleur de grands chemins, allons aujourd’hui prendre des
glaces avec une servante du diable. En voyage il faut tout
voir.
J’avais encore un autre motif pour cultiver sa
connaissance. Sortant du collège, je l’avouerai à ma honte,
j’avais perdu quelque temps à étudier les sciences occultes
et même plusieurs fois j’avais tenté de conjurer l’esprit de
ténèbres.
Guéri depuis longtemps de la passion de semblables
recherches, je n’en conservais pas moins un certain attrait
de curiosité pour toutes les superstitions, et me faisais une
fête d’apprendre jusqu’où s’était élevé l’art de la magie
parmi les Bohémiens.
Tout en causant, nous étions entrés dans la neveria, et
nous étions assis à une petite table éclairée par une bougie
renfermée,dans un globe de verre.
J’eus alors tout le loisir d’examiner ma gitana pendant que
quelques honnêtes gens s’ébahissaient, en prenant leurs
glaces, de me voir en si bonne compagnie.
Je doute fort que mademoiselle Carmen fût de race pure,
du moins elle était infiniment plus jolie que toutes les
femmes de sa nation que j’aie jamais rencontrées. Pour
qu’une femme soit belle, il faut, disent les Espagnols,
qu’elle réunisse trente si, ou, si l’on veut, qu’on puisse la
définir au moyen de dix adjectifs applicables chacun à
trois parties de sa personne. Par exemple, elle doit avoir
trois choses noires: les yeux, les paupières et les sourcils;
trois fines, les doigts, les lèvres, les cheveux, etc. Voyez
Brantôme pour le reste. Ma bohémienne ne pouvait
prétendre à tant de perfections. Sa peau, d’ailleurs
parfaitement unie, approchait fort de la teinte du cuivre.
Ses yeux étaient obliques, mais admirablement fendus; ses
lèvres un peu fortes, mais bien dessinées et laissant voir
des dents plus blanches que des amandes sans leur peau.
Ses cheveux, peut-être un peu gros, étaient noirs, à reflets
bleus comme l’aile d’un corbeau, longs et luisants. Pour ne
pas vous fatiguer d’une description trop prolixe, je vous
dirai en somme qu’à chaque défaut elle réunissait une
qualité qui ressortait peut-être plus fortement par le
contraste. C’était une beauté étrange et sauvage, une
figure qui étonnait d’abord, mais qu’on ne pouvait oublier.
Ses yeux surtout avaient une expression à la fois
voluptueuse et farouche que je n’ai trouvée depuis à aucun
regard humain.
Oeil de bohémien, oeil de loup, c’est un dicton espagnol
qui dénote une bonne observation. Si vous n’avez pas le
temps d’aller au jardin des Plantes pour étudier le regard
d’un loup, considérez votre chat quand il guette un
moineau.
On sent qu’il eût été ridicule de se faire tirer la bonne
aventure dans un café. Aussi je priai la jolie sorcière de
me permettre de l’accompagner à son domicile; elle y
consentit sans difficulté, mais elle voulut connaître encore
la marche du temps, et me pria de nouveau de faire sonner
ma montre.
- Est-elle vraiment d’or? dit-elle en la considérant avec
une excessive attention.
Quand nous nous remîmes en marche, il était nuit close;
la plupart des boutiques étaient fermées et les rues presque
désertes. Nous passâmes le pont du Guadalquivir, et à
l’extrémité du faubourg nous nous arrêtâmes devant une
maison qui n’avait nullement l’apparence d’un palais. Un
enfant nous ouvrit. La bohémienne lui dit quelques mots
dans une langue à moi inconnue, que je sus depuis être la
rommani ou chipe calli, l’idiome des gitanos. Aussitôt
l’enfant disparut, nous laissant dans une chambre assez
vaste, meublée d’une petite table, de deux tabourets
et d’un coffre. Je ne dois point oublier une jarre d’eau, un
tas d’oranges et une botte d’oignons.
Dès que nous fûmes seuls, la bohémienne tira de son
coffre des cartes qui paraissaient avoir beaucoup servi, un
aimant, un caméléon desséché, et quelques autres objets
nécessaires à son art. Puis elle me dit de faire la croix
dans ma main gauche avec une pièce de monnaie, et les
cérémonies magiques commencèrent. Il est inutile de vous
rapporter ses prédictions, et, quant à sa manière d’opérer,
il était évident qu’elle n’était pas sorcière à demi.
Malheureusement nous fûmes bientôt dérangés. La porte
s’ouvrit tout à coup avec violence, et un homme,
enveloppé jusqu’aux yeux dans un manteau brun entra
dans la chambre en apostrophant la bohémienne d’une
façon peu gracieuse. Je n’entendais pas ce qu’il disait,
mais le ton de sa voix indiquait qu’il était de fort mauvaise
humeur À sa vue, la gitana ne montra ni surprise ni colère,
mais elle accourut à sa rencontre, et, avec une volubilité
extraordinaire, lui adressa quelques phrases dans la
langue mystérieuse dont elle s’était déjà servie devant moi.
Le mot de payllo, souvent répété, était le seul mot que je
comprisse. Je savais que les bohémiens désignent ainsi
tout homme étranger à leur race.
Supposant qu’il s’agissait de moi, je m’attendais à une
explication délicate; déjà j’avais la main sur le pied d’un
des tabourets, et je syllogisais à part moi pour deviner le
moment précis où il conviendrait de le jeter à la tête de
l’intrus. Celui-ci repoussa rudement la bohémienne, et
s’avança vers moi; puis, reculant d’un pas:
- Ah! Monsieur dit-il, c’est vous!
Je le regardai à mon tour et reconnus mon ami don José.
En ce moment, je regrettais un peu de ne pas l’avoir laissé
pendre.
- Eh! c’est vous, mon brave! m’écriai-je en riant le moins
jaune que je pus; vous avez interrompu mademoiselle au
moment où elle m’annonçait des choses bien intéressantes.
- Toujours la même! Ça finira, dit-il entre ses dents,
attachant sur elle un regard farouche.
Cependant la bohémienne continuait à lui parler dans sa
langue. Elle s’animait par degrés. Son oeil s’injectait de
sang et devenait terrible, ses traits se contractaient, elle
frappait du pied. Il me sembla qu’elle le pressait vivement
de faire quelque chose à quoi il montrait de l’hésitation.
Ce que c’était, je croyais ne le comprendre que trop à la
voir passer et repasser rapidement sa petite main sous son
menton.
J’étais tenté de croire qu’il s’agissait d’une gorge à couper
et j’avais quelques soupçons que cette gorge ne fût la
mienne.
À tout ce torrent d’éloquence, don José ne répondit que
par deux ou trois mots prononcés d’un ton bref. Alors la
bohémienne lui lança un regard de profond mépris; puis,
s’asseyant à la turque dans un coin de la chambre, elle
choisit une orange, la pela et se mit à la manger.
Don José me prit le bras, ouvrit la porte et me conduisit
dans la rue.
Nous fîmes environ deux cents pas dans le plus profond
silence. Puis, étendant la main:
- Toujours tout droit, dit-il, et vous trouverez le pont.
Aussitôt il me tourna le dos et s’éloigna rapidement. Je
revins à mon auberge un peu penaud et d’assez mauvaise
humeur. Le pire fut qu’en me déshabillant, je m’aperçus
que ma montre me manquait.
Diverses considérations m’empêchèrent d’aller la réclamer
le lendemain, ou de solliciter M. le corrégidor pour qu’il
voulût bien la faire chercher.
Je terminai mon travail sur le manuscrit des Dominicains
et je partis pour Séville.
Après plusieurs mois de courses errantes en Andalousie,
je voulus retourner à Madrid, et il me fallut repasser par
Cordoue. Je n’avais pas l’intention d’y faire un long séjour
car j’avais pris en grippe cette belle ville et les baigneuses
du Guadalquivir. Cependant quelques amis à revoir
quelques commissions à faire devaient me retenir au
moins trois ou quatre jours dans l’antique capitale des
princes musulmans.
Dès que je reparus au couvent des Dominicains, un des
pères qui m’avait toujours montré un vif intérêt dans mes
recherches sur l’emplacement de Munda, m’accueillit les
bras ouverts, en s’écriant:
- Loué soit le nom de Dieu! Soyez le bienvenu, mon cher
ami. Nous vous croyions tous mort, et moi, qui vous parle,
j’ai récité bien des pater et des ave, que je ne regrette pas,
pour le salut de votre âme. Ainsi vous n’êtes pas assassiné,
car pour volé nous savons que vous l’êtes?
- Comment cela? lui demandai-je un peu surpris.
- Oui, vous savez bien, cette belle montre à répétition que
vous faisiez sonner dans la bibliothèque, quand nous vous
disions qu’il était temps d’aller au choeur Eh bien! elle est
retrouvée, on vous la rendra.
- C’est-à-dire, interrompis-je un peu décontenancé, que je
l’avais égarée...
- Le coquin est sous les verrous, et, comme on savait qu’il
était homme à tirer un coup de fusil à un chrétien pour lui
prendre une piécette, nous mourions de peur qu’il ne vous
eût tué. J’irai avec vous chez le
corrégidor, et nous vous ferons rendre votre belle montre.
Et puis, avisez-vous de dire là-bas que la justice ne sait
pas son métier en Espagne!
- Je vous avoue, lui dis-je, que j’aimerais mieux perdre ma
montre que de témoigner en justice pour faire pendre un
pauvre diable, surtout parce que... parce que...
- Oh! n’ayez aucune inquiétude; il est bien recommandé,
et on ne peut le pendre deux fois. Quand je dis pendre, je
me trompe. C’est un hidalgo que votre voleur; il sera donc
garrotté après-demain sans rémission. Vous voyez qu’un
vol de plus ou de moins ne changera rien à son affaire.
Plût à Dieu qu’il n’eût que volé! mais il a commis
plusieurs meurtres, tous plus horribles les uns que les
autres.
- Comment se nomme-t-il?
- On le connaît dans le pays sous le nom de José Navarro;
mais il a encore un autre nom basque, que ni vous ni moi
ne prononcerons jamais.
Tenez, c’est un homme à voir, et vous qui aimez à
connaître les singularités du pays, vous ne devez pas
négliger d’apprendre comment en Espagne les coquins
sortent de ce monde. Il est en chapelle, et le père Martinez
vous y conduira.
Mon Dominicain insista tellement pour que je visse les
apprêts du «petit pendement pien choli », que je ne pus
m’en défendre. J’allai voir le prisonnier, muni d’un paquet
de cigares qui, je l’espérais, devaient lui
faire excuser mon indiscrétion.
On m’introduisit auprès de don José, au moment où il
prenait son repas.
Il me fit un signe de tête assez froid, et me remercia
poliment du cadeau que je lui apportais.
Après avoir compté les cigares du paquet que j’avais mis
entre ses mains, il en choisit un certain nombre et me
rendit le reste, observant qu’il n’avait pas besoin d’en
prendre davantage.
Je lui demandai si, avec un peu d’argent, ou par le crédit
de mes amis, je pourrais obtenir quelque adoucissement
à son sort. D’abord il haussa les épaules en souriant avec
tristesse; bientôt, se ravisant, il me pria de faire dire une
messe pour le salut de son âme.
- Voudriez-vous, ajouta-t-il timidement, voudriez-vous en
faire dire une autre pour une personne qui vous a offensé?
- Assurément, mon cher lui dis-je; mais personne, que je
sache, ne m’a offensé en ce pays.
Il me prit la main et la serra d’un air grave. Après un
moment de silence, il reprit:
- Oserai-je encore vous demander un service?... Quand
vous reviendrez dans votre pays, peut-être passerez-vous
par la Navarre: au moins vous passerez par Vittoria, qui
n’en est pas fort éloignée.
- Oui, lui dis-je, je passerai certainement par Vittoria;
mais il n’est pas impossible que je me détourne pour aller
à Pampelune, et, à cause de vous, je crois que je ferais
volontiers ce détour.
- Eh bien! si vous allez à Pampelune, vous y verrez plus
d’une chose qui vous intéressera... C’est une belle ville...
Je vous donnerai cette médaille (il me montrait une petite
médaille d’argent qu’il portait au cou), vous l’envelopperez
dans du papier.. il s’arrêta un instant pour maîtriser son
émotion... et vous la remettrez ou vous la ferez remettre à
une bonne femme dont je vous dirai l’adresse.
- Vous direz que je suis mort, vous ne direz pas comment.
Je promis d’exécuter sa commission. Je le revis le
lendemain, et je passai une partie de la journée avec lui.
C’est de sa bouche que j’ai appris les tristes aventures
qu’on va lire.
Je suis né, dit-il, à Elizondo, dans la vallée de Baztan. Je
m’appelle don José Lizarrabengoa, et vous connaissez
assez l’Espagne, Monsieur, pour que mon nom vous dise
aussitôt que je suis Basque et vieux chrétien. Si je prends
le don, c’est que j’en ai le droit, et si j’étais à Elizondo, je
vous montrerais ma généalogie sur parchemin. On voulait
que je fusse d’église, et l’on me fit étudier mais je ne
profitais guère. J’aimais trop à jouer à la paume, c’est ce
qui m’a perdu. Quand nous jouons à la paume, nous autres
Navarrais, nous oublions tout. Un jour que j’avais gagné,
un gars de l’Alava me chercha querelle; nous prîmes nos
maquilas, et j’eus encore l’avantage; mais cela m’obligea
de quitter le pays. Je rencontrai des dragons, et je
m’engageai dans le régiment d’Almanza, cavalerie. Les
gens de nos montagnes apprennent vite le métier militaire.
Je devins bientôt brigadier et on me promettait de me faire
maréchal des logis, quand, pour mon malheur on me mit
de garde à la manufacture de tabacs à Séville. Si vous êtes
allé à Séville, vous aurez vu ce grand bâtiment-là, hors des
remparts, près du Guadalquivir. Il me semble en voir
encore la porte et le corps de garde auprès. Quand ils sont
de service, les Espagnols jouent aux cartes, ou dorment;
moi, comme un franc Navarrais, je tâchais toujours de
m’occuper. Je faisais une chaîne avec du fil de laiton, pour
tenir mon épinglette. Tout d’un coup, les camarades
disent: Voilà la cloche qui sonne; les filles vont rentrer à
l’ouvrage.
Vous saurez, monsieur, qu’il y a bien quatre à cinq cents
femmes occupées dans la manufacture. Ce sont elles qui
roulent les cigares dans une grande salle, où les hommes
n’entrent pas sans une permission du vingt-quatre, parce
qu’elles se mettent à leur aise, les jeunes surtout, quand il
fait chaud. À l’heure où les ouvrières rentrent, après leur
dîner, bien des jeunes gens vont les voir passer et leur en
******* de toutes les couleurs. Il y a peu de ces
demoiselles qui refusent une mantille de taffetas, et les
amateurs, à cette pêche-là, n’ont qu’à se baisser pour
prendre le poisson. Pendant que les autres regardaient,
moi, je restais sur mon banc, près de la porte.
J’étais jeune alors; je pensais toujours au pays, et je ne
croyais pas qu’il y eût de jolies filles sans jupes bleues et
sans nattes tombant sur les épaules.
D’ailleurs, les Andalouses me faisaient peur; je n’étais pas
encore fait à leurs manières: toujours à railler jamais un
mot de raison.
J’étais donc le nez sur ma chaîne, quand j’entends des
bourgeois qui disaient: Voilà la gitanilla! Je levai les yeux,
et je la vis. C’était un vendredi, et je ne l’oublierai jamais.
Je vis cette Carmen que vous connaissez, chez qui je vous
ai rencontré il y a quelques mois.
Elle avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des
bas de soie blancs avec plus d’un trou, et des souliers
mignons de maroquin rouge attachés avec des rubans
couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin de montrer
ses épaules et un gros bouquet de cassie qui sortait de sa
chemise. Elle avait encore une fleur de cassie dans le coin
de la bouche, et elle s’avançait en se balançant sur ses
hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. Dans
mon pays, une femme en ce costume aurait obligé le
monde à se signer. À Séville, chacun lui adressait quelque
compliment gaillard sur sa tournure; elle répondait à
chacun, faisant les yeux en coulisse, le poing sur la
hanche, effrontée comme une vraie bohémienne qu’elle
était. D’abord elle ne me plut pas, et je repris mon
ouvrage; mais elle, suivant l’usage des femmes et des
chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui
viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi
et m’adressa la parole:
- Compère, me dit-elle à la façon andalouse, veux-tu me
donner ta chaîne pour tenir les clefs de mon coffre-fort?
- C’est pour attacher mon épinglette, lui répondis-je.
- Ton épinglette! s’écria-t-elle en riant. Ah! monsieur fait
de la dentelle, puisqu’il a besoin d’épingles! Tout le monde
qui était là se mit à rire, et moi je me sentais rougir, et je
ne pouvais trouver rien à lui répondre.
- Allons, mon coeur, reprit-elle, fais-moi sept aunes de
dentelle noire pour une mantille, épinglier de mon âme!
Et prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle
me la lança, d’un mouvement du pouce, juste entre les
deux yeux. Monsieur cela me fit l’effet d’une balle qui
m’arrivait... Je ne savais où me fourrer, je demeurais
immobile comme une planche.
Quand elle fut entrée dans la manufacture, je vis la fleur
de cassie qui était tombée à terre entre mes pieds; je ne
sais ce qui me prit, mais je la ramassai sans que mes
camarades s’en aperçussent et je la mis précieusement
dans ma veste.
Première sottise!
Deux ou trois heures après, j’y pensais encore, quand
arrive dans le corps de garde un portier tout haletant, la
figure renversée. Il nous dit que dans la grande salle des
cigares il y avait une femme assassinée, et qu’il fallait y
envoyer la garde. Le maréchal me dit de prendre deux
hommes et d’y aller voir. Je prends mes hommes et je
monte. Figurez-vous, monsieur, qu’entré dans la salle je
trouve d’abord trois cents femmes en chemise, ou peu s’en
faut, toutes criant, hurlant, gesticulant, faisant un vacarme
à ne pas entendre Dieu tonner.
D’un côté, il y en avait une, les quatre fers en l’air,
couverte de sang, avec un X sur la figure qu’on venait de
lui marquer en deux coups de couteau. En face de la
blessée, que secouraient les meilleures de la bande, je vois
Carmen tenue par cinq ou six commères. La femme
blessée criait: Confession! confession! je suis morte!
Carmen ne disait rien; elle serrait les dents, et roulait des
yeux comme un caméléon.
- Qu’est-ce que c’est? demandai-je.
J’eus grand-peine à savoir ce qui s’était passé, car toutes
les ouvrières me parlaient à la fois. Il paraît que la femme
blessée s’était vantée d’avoir assez d’argent en poche pour
acheter un âne au marché de Triana.
- Tiens, dit Carmen qui avait une langue, tu n’as donc pas
assez d’un balai?
- L’autre, blessée du reproche, peut-être parce qu’elle se
sentait véreuse sur l’article, lui répond qu’elle ne se
connaissait pas en balais, n’ayant pas l’honneur d’être
bohémienne ni filleule de Satan, mais que mademoiselle
Carmencita ferait bientôt connaissance avec son âne,
quand M. le corrégidor la mènerait à la promenade avec
deux laquais par-derrière pour l’émoucher.
- Eh bien, moi, dit Carmen, je te ferai des abreuvoirs à
mouches sur la joue, et je veux y peindre un damier
- Là-dessus, vli-vlan! elle commence, avec le couteau dont
elle coupait le bout des cigares, à lui dessiner des croix de
Saint-André sur la figure.
Le cas était clair; je pris Carmen par le bras:
- Ma soeur lui dis-je poliment, il faut me suivre.
- Elle me lança un regard comme si elle me reconnaissait;
mais elle dit d’un air résigné:
- Marchons. Où est ma mantille?
- Elle la mit sur sa tête de façon à ne montrer qu’un seul
de ses grands yeux, et suivit mes deux hommes, douce
comme un mouton. Arrivés au corps de garde, le maréchal
des logis dit que c’était grave, et qu’il fallait la mener à la
prison.
C’était encore moi qui devais la conduire. Je la mis entre
deux dragons et je marchais derrière comme un brigadier
doit faire en semblable rencontre. Nous nous mîmes en
route pour la ville. D’abord la bohémienne avait gardé le
silence; mais dans la rue du Serpent, - vous la connaissez,
elle mérite bien son nom par les détours qu’elle fait, - dans
la rue du Serpent, elle commence par laisser tomber sa
mantille sur ses épaules, afin de me montrer son minois
enjôleur, et, se tournant vers moi autant qu’elle pouvait,
elle me dit:
- Mon officier ou me menez-vous?
- À la prison, ma pauvre enfant, lui répondis-je le plus
doucement que je pus, comme un bon soldat doit parler à
un prisonnier, surtout à une femme.
- Hélas! que deviendrai-je? Seigneur officier, ayez pitié de
moi. Vous êtes si jeune, si gentil!... Puis, d’un ton plus
bas: Laissez-moi m’échapper, dit-elle, je vous donnerai un
morceau de la bar lachi, qui vous fera aimer de toutes les
femmes.
La bar lachi, monsieur c’est la pierre d’aimant, avec
laquelle les bohémiens prétendent qu’on fait quantité de
sortilèges quand on sait s’en servir. Faites-en boire à une
femme une pincée râpée dans un verre de vin blanc, elle
ne résiste plus. Moi, je lui répondis le plus sérieusement
que je pus:
- Nous ne sommes pas ici pour dire des balivernes; il faut
aller à la prison, c’est la consigne, et il n’y a pas de
remède. Nous autres gens du pays basque, nous avons un
accent qui nous fait reconnaître facilement des Espagnols;
en revanche, il n’y en a pas un qui puisse seulement
apprendre à dire baï jaona. Carmen donc n’eut pas de
peine à deviner que je venais des provinces. Vous saurez
que les bohémiens, monsieur, comme n’étant d’aucun
pays, voyageant toujours, parlent toutes les langues, et la
plupart sont chez eux en Portugal, en France, dans les
provinces, en Catalogne, partout; même avec les Maures
et les Anglais, ils se font entendre. Carmen savait assez
bien le basque.
- Laguna, ene bihotsarena, camarade de mon coeur, me
dit-elle tout à coup, êtes-vous du pays?
Notre langue, monsieur, est si belle, que, lorsque nous
l’entendons en pays étranger, cela nous fait tressaillir..
«Je voudrais avoir un confesseur des provinces», ajouta
plus bas le bandit. Il reprit après un silence:
- Je suis d’Elizondo, lui répondis-je en basque, fort ému de
l’entendre parler ma langue.
- Moi, je suis d’Etchalar dit-elle.
- C’est un pays à quatre heures de chez nous.
- J’ai été emmenée par des bohémiens à Séville. Je
travaillais à la manufacture pour gagner de quoi retourner
en Navarre, près de ma pauvre mère qui n’a que moi pour
soutien, et un petit barratcea avec vingt pommiers à cidre.
Ah! si j’étais au pays, devant la montagne blanche! On m’a
insultée parce que je ne suis pas de ce pays de filous,
marchands d’oranges pourries; et ces gueuses se sont
mises toutes contre moi, parce que je leur ai dit que tous
leurs jacques de Séville, avec leurs couteaux, ne feraient
pas peur à un gars de chez nous avec son béret bleu et son
Ynaquila. Camarade, mon ami, ne ferez-vous rien pour
une payse?
Elle mentait, monsieur elle a toujours menti. Je ne sais pas
si dans sa vie cette fille-là a jamais dit un mot de vérité;
mais, quand elle parlait, je la croyais: c’était plus fort que
moi. Elle estropiait le basque, et je la crus Navarraise; ses
yeux seuls et sa bouche et son teint la disaient
bohémienne.
J’étais fou, je ne faisais plus attention à rien. Je pensais
que, si des Espagnols s’étaient avisés de mal parler du
pays, je leur aurais coupé la figure, tout comme elle venait
de faire à sa camarade. Bref, j’étais comme un homme
ivre; je commençais à dire des bêtises, j’étais tout près
d’en faire.
- Si je vous poussais, et si vous tombiez, mon pays, repritelle
en basque, ce ne seraient pas ces deux conscrits de
Castillans qui me retiendraient...
Ma foi, j’oubliai la consigne et tout, et je lui dis:
- Eh bien, m’amie, ma payse, essayez, et que Notre Dame
de la Montagne vous soit en aide!
- En ce moment, nous passions devant une de ces ruelles
étroites comme il y en a tant à Séville. Tout à coup
Carmen se retourne et me lance un coup de poing dans la
poitrine. Je me laissai tomber exprès à la renverse.
D’un bond, elle saute par-dessus moi et se met à courir en
nous montrant une paire de jambes!... On dit jambes de
Basque: les siennes en valaient bien d’autres... aussi vites
que bien tournées. Moi, je me relève aussitôt; mais je mets
ma lance en travers, de façon à barrer la rue, si bien que,
de prime abord, les camarades furent arrêtés au moment
de la poursuivre. Puis je me mis moi-même à courir et eux
après moi; mais l’atteindre! il n’y avait pas de risque, avec
nos éperons, nos sabres et nos lances! En moins de temps
que je n’en mets à vous le dire, la prisonnière avait
disparu.
D’ailleurs, toutes les commères du quartier favorisaient sa
fuite, et se moquaient de nous, et nous indiquaient la
fausse voie. Après plusieurs marches et contre-marches,
il fallut nous en revenir au corps de garde sans un reçu du
gouverneur de la prison.
Mes hommes, pour n’être pas punis, dirent que Carmen
m’avait parlé basque; et il ne paraissait pas trop naturel,
pour dire la vérité, qu’un coup de poing d’une tant petite
fille eût terrassé si facilement un gaillard de ma force.
Tout cela parut louche, ou plutôt trop clair.
En descendant la garde, je fus dégradé et envoyé pour un
mois à la prison. C’était ma première punition depuis que
j’étais au service. Adieu les galons de maréchal des logis
que je croyais déjà tenir!
Mes premiers jours de prison se passèrent fort tristement.
En me faisant soldat, je m’étais figuré que je deviendrais
tout au moins officier. Longa, Mina, mes compatriotes,
sont bien capitaines généraux; Chapalangarra, qui est un
négro comme Mina, et réfugié comme lui dans votre pays,
Chapalangawa était colonel, et j’ai joué à la paume vingt
fois avec son frère, qui était un pauvre diable comme moi.
Maintenant je me disais: Tout le temps que tu as servi
sans punition, c’est du temps perdu. Te voilà mal noté;
pour te remettre bien dans l’esprit des chefs, il te faudra
travailler dix fois plus que lorsque tu es venu comme
conscrit! Et pour quoi me suis-je fait punir? Pour une
coquine de bohémienne qui s’est moquée de moi, et qui,
dans ce moment, est à voler dans quelque coin de la ville.
Pourtant je ne pouvais
m’empêcher de penser à elle. Le croiriez-vous, monsieur?
ses bas de soie troués qu’elle me faisait voir tout en plein
en s’enfuyant, je les avais toujours devant les yeux. Je
regardais par les barreaux de la
prison dans la rue, et, parmi toutes les femmes qui
passaient, je n’en voyais pas une seule qui valût cette
diable de fille-là. Et puis, malgré moi, je sentais la fleur de
cassie qu’elle m’avait jetée, et qui, sèche, gardait toujours
sa bonne odeur... S’il y a des sorcières, cette fille-là en
était une!
Un jour, le geôlier entre, et me donne un pain d’Alcalà.
- Tenez, dit-il, voilà ce que votre cousine vous envoie. Je
pris le pain, fort étonné, car je n’avais pas de cousine à
Séville. C’est peut-être une erreur, pensai-je en regardant
le pain; mais il été si appétissant, il sentait si bon, que,
sans m’inquiéter de savoir d’où il venait et à qui il était
destiné, je résolus de le manger. En voulant le couper,
mon couteau rencontra quelque chose de dur. Je regarde,
et je trouve une petite lime anglaise qu’on avait glissée
dans la pâte avant que le pain fût cuit. Il y avait encore
dans le pain une pièce d’or de deux piastres. Plus de doute
alors, c’était un cadeau de Carmen. Pour les gens de sa
race, la liberté est tout, et ils mettraient le feu à une ville
pour s’épargner un jour de prison. D’ailleurs, la commère
était fine, et avec ce pain-là on se moquait des geôliers.
En une heure, le plus gros barreau était scié avec la petite
lime; et avec la pièce de deux piastres, chez le premier
fripier, je changeais ma capote d’uniforme pour un habit
bourgeois. Vous pensez bien qu’un homme qui avait
déniché maintes fois des aiglons dans nos rochers ne
s’embarrassait guère de descendre dans la rue, d’une
fenêtre haute de moins de trente pieds
- Mais je ne voulais pas m’échapper. J’avais encore mon
honneur de soldat, et déserter me semblait un grand crime.
Seulement, je fus touché de cette marque de souvenir.
Quand on est en prison, on aime à penser qu’on a dehors
un ami qui s’intéresse à vous. La pièce d’or m’offusquait
un peu, j’aurais bien voulu la rendre; mais où trouver mon
créancier? Cela ne me semblait pas facile.
Après la cérémonie de la dégradation, je croyais n’avoir
plus rien à souffrir; mais il me restait encore une
humiliation à dévorer: ce fut à ma sortie de prison,
lorsqu’on me commanda de service et qu’on me mit en
faction comme un simple soldat. Vous ne pouvez vous
figurer ce qu’un homme de coeur éprouve en pareille
occasion. Je crois que j’aurais aimé autant à être fusillé.
Au moins on marche seul, en avant de son peloton; on se
sent quelque chose; le monde vous regarde.
Je fus mis en faction à la porte du colonel. C’était un jeune
homme riche, bon enfant, qui aimait à s’amuser.
Tous les jeunes officiers étaient chez lui, et force
bourgeois, des femmes aussi, des actrices, à ce qu’on
disait. Pour moi, il me semblait que toute la ville s’était
donné rendez-vous à sa porte pour me regarder.
Voilà qu’arrive la voiture du colonel, avec son valet de
chambre sur le siège. Qu’est-ce que je vois descendre?...
La gitanilla. Elle était parée, cette fois, comme une châsse,
pomponnée, attifée, tout or et tout rubans. Une robe à
paillettes, des souliers bleus à paillettes aussi, des fleurs et
des galons partout. Elle avait un tambour de basque à la
main.
Avec elle il y avait deux autres bohémiennes, une jeune et
une vieille. Il y a toujours une vieille pour les mener; puis
un vieux avec une guitare, bohémien aussi, pour jouer et
les faire danser.
Vous savez qu’on s’amuse souvent à faire venir des
bohémiennes dans les sociétés, afin de leur faire danser la
romalis, c’est leur danse, et souvent bien autre chose.
Carmen me reconnut, et nous échangeâmes un regard.
Je ne sais, mais, en ce moment, j’aurais voulu être à cent
pieds sous terre.
- Agur laguna, dit-elle. Mon officier, tu montes la garde
comme un conscrit! Et, avant que j’eusse trouvé un mot à
répondre, elle était dans la maison.
Toute la société était dans le patio, et, malgré la foule, je
voyais à peu près tout ce qui se passait à travers la grille.
J’entendais les castagnettes, le tambour les rires et les
bravos; parfois j’apercevais sa tête quand elle sautait avec
son tambour. Puis j’entendais encore des officiers qui lui
disaient bien des choses qui me
faisaient monter le rouge à la figure. Ce qu’elle répondait,
je n’en savais rien. C’est de ce jour-là, je pense, que je me
mis à l’aimer pour tout de bon; car l’idée me vint trois ou
quatre fois d’entrer dans le patio, et de donner de mon
sabre dans le ventre à tous ces freluquets qui lui contaient
fleurettes. Mon supplice dura une bonne heure; puis les
bohémiens sortirent, et la voiture les ramena. Carmen, en
passant, me regarda encore avec les yeux que vous savez,
et me dit très bas:
- Pays, quand on aime la bonne friture, on en va manger
à Triana, chez Lillas Pastia.
Légère comme un cabri, elle s’élança dans la voiture, le
cocher fouetta ses mules, et toute la bande joyeuse s’en
alla je ne sais où.
Vous devinez bien qu’en descendant ma garde j’allai à
Triana; mais d’abord je me fis raser et je me brossai
comme pour un jour de parade.
Elle était chez Lillas Pastia, un vieux marchand de friture,
bohémien, noir comme un Maure, chez qui beaucoup de
bourgeois venaient manger du poisson frit, surtout, je
crois, depuis que Carmen y avait pris ses quartiers.
- Lillas, dit-elle sitôt qu’elle me vit, je ne fais plus rien de
la journée.
Demain il fera jour! Allons, pays, allons nous promener.
Elle mit sa mantille devant son nez, et nous voilà dans la
rue, sans savoir où j’allais.
- Mademoiselle, lui dis-je, je crois que j’ai à vous
remercier d’un présent que vous m’avez envoyé quand
j’étais en prison. J’ai mangé le pain; la lime me servira
pour affiler ma lance, et je la garde comme souvenir de
vous; mais l’argent, le voilà.
- Tiens! il a gardé l’argent, s’écria-t-elle en éclatant de rire.
Au reste, tant mieux, car je ne suis guère en fonds; mais
qu’importe? chien qui chemine ne meurt pas de famine.
Nous mangeons tout. Tu me régales.
Nous avions repris le chemin de Séville. À l’entrée de la
rue du Serpent, elle acheta une douzaine d’oranges, qu’elle
me fit mettre dans mon mouchoir. Un peu plus loin, elle
acheta encore un pain, du saucisson, une bouteille de
manzanilla; puis enfin elle entra chez un confiseur Là, elle
jeta sur le comptoir la pièce d’or que je lui avais rendue,
une autre encore, qu’elle avait dans sa poche, avec
quelque argent blanc; enfin elle me demanda tout ce que
j’avais. Je n’avais qu’une piécette et quelques cuartos, que
je lui donnai, fort honteux de n’avoir pas davantage. Je
crus qu’elle voulait emporter toute la boutique. Elle prit
tout ce qu’il y avait de plus beau et de plus cher, yemas,
turon, fruits confits, tant que l’argent dura. Tout cela, il
fallut encore que je le portasse dans des sacs de papier.
Vous connaissez peut-être la rue du Candilejo, où il y a
une tête du roi don Pedro le Justicier. Elle aurait dû
m’inspirer des réflexions. Nous nous arrêtâmes, dans cette
rue-là, devant une vieille maison.
Elle entra dans l’allée, et frappa au rez-de-chaussée. Une
bohémienne, vraie servante de Satan, vint nous ouvrir
Carmen lui dit quelques mots en romani. La vieille grogna
d’abord. Pour l’apaiser Carmen lui donna deux oranges et
une poignée de bonbons, et lui permit de goûter au vin.
Puis elle lui mit sa mante sur le dos et la conduisit à la
porte, qu’elle ferma avec la barre de bois. Dès que nous
fûmes seuls, elle se mit à danser et à rire comme une folle,
en chantant:
- Tu es mon rom, je suis ta romi.
- Moi, j’étais au milieu de la chambre, chargé de toutes ses
emplettes, ne sachant où les poser elle jeta tout par terre,
et me sauta au cou, en me disant:
- Je paye mes dettes, je paye mes dettes! c’est la loi des
Calés!
- Ah! monsieur cette journée-là! cette journée-là!... quand
j’y pense, j’oublie celle de demain.
Le bandit se tut un instant; puis, après avoir rallumé son
cigare, il reprit:
Nous passâmes ensemble toute la journée, mangeant,
buvant, et le reste.
Quand elle eut mangé des bonbons avec un homme qui
donnait une sérénade. On se battit, et le mi tua le cavalier
amoureux. Au bruit des épées, une vieille femme mit la
tête à la fenêtre, et éclaira la scène avec la petite lampe,
candilejo, qu’elle tenait à la main. Il faut savoir que le roi
don Pèdre, d’ailleurs leste et vigoureux, avait un défaut de
conformation singulier. Quand il marchait, ses rotules
craquaient fortement. La vieille, à ce craquement, n’eut
pas de peine à le reconnaître. Le lendemain, le vingtquatre
en charge vint faire son rappou au roi. «Sire, on
s’est battu en duel, cette nuit, dans telle rue. Un des
combattants est mort. - Avez-vous découvert le meurtrier?
- Oui, sire. Pourquoi n’est-il pas déjà puni? - Sire, j’attends
vos ordres. -Exécutez la loi.» Or le roi venait de publier un
décret portant que tout duelliste serait décapité, et que sa
tête demeurerait exposée sur le lieu du combat. Le vingtquatre
se tira d’affaire en homme d’esprit. Il fit scier la tête
d’une statue du roi, et l’exposa dans une niche au milieu
de la rue, théâtre du meurtre. Le roi et tous les Sévillans le
trouvèrent fort bon. La rue prit son nom de la lampe de la
vieille, seul témoin de l’aventure. - Voilà la tradition
populaire. Zufliga raconte l’histoire un peu différemment.
Quoi qu’il en soit, il existe encore à Séville une rue du
Candilejo, et dans cette rue un buste de pierre qu’on dit
être le portrait de don Pèdre. Malheureusement, ce buste
est moderne. L’ancien était fort usé au XVIIe siècle, et la
municipalité d’alors le fit remplacer par celui qu’on voit
aujourd’hui.
Comme un enfant de six ans, elle en fourra des poignées
dans la jarre d’eau de la vieille. - C’est pour lui faire du
sorbet, disait-elle. Elle écrasait des yemas en les lançant
contre la muraille. - C’est pour que les mouches nous
laissent tranquilles, disait-elle... Il n’y a pas de tour ni de
bêtise qu’elle ne fît. Je lui dis que je voudrais la voir
danser; mais où trouver des castagnettes? Aussitôt elle
prend la seule assiette de la vieille, la casse en morceaux,
et la voilà qui danse la romalis en faisant claquer les
morceaux de faïence aussi bien que si elle avait eu des
castagnettes d’ébène ou d’ivoire. On ne s’ennuyait pas
auprès de cette fille-là, je vous en réponds. Le soir vint, et
j’entendis les tambours qui battaient la retraite.
- Il faut que j’aille au quartier pour l’appel, lui dis-je.
- Au quartier? dit-elle d’un air de mépris; tu es donc un
nègre, pour te laisser mener à la baguette? Tu es un vrai
canari, d’habit et de caractère.
Je restai, résigné d’avance à la salle de police. Le matin, ce
fut elle qui parla la première de nous séparer.
- Écoute, Joseito, dit-elle; t’ai-je payé? D’après notre loi,
je ne te devais rien, puisque tu es un payllo; mais tu es un
joli garçon, et tu m’as plu. Nous sommes quittes. Bonjour.
Je lui demandai quand je la reverrais.
-Quand tu seras moins niais, répondit-elle en riant.
Puis, d’un ton plus sérieux: Sais-tu, mon fils, que je crois
que je t’aime un peu? Mais cela ne peut durer Chien et
loup ne font pas longtemps bon ménage. Peut-être que, si
tu prenais la loi d’Egypte, j’aimerais à devenir ta romi.
Mais, ce sont des bêtises: cela ne se peut pas. Bah! mon
garçon, crois-moi, tu en es quitte à bon compte. Tu as
rencontré le diable, oui, le diable; il n’est pas toujours noir
et il ne t’a pas tordu le cou. Je suis habillée de laine, mais
je ne suis pas mouton. Va mettre un cierge devant ta
Ynajaà; elle l’a bien gagné. Allons, adieu encore une fois.
Ne pense plus à Carmencita, ou elle te ferait épouser une
veuve à jambes de bois.
En parlant ainsi, elle défaisait la barre qui fermait la porte,
et une fois dans la rue elle s’enveloppa dans sa mantille et
me tourna les talons.
Elle disait vrai. J’aurais été sage de ne plus penser à elle;
mais, depuis cette journée dans la rue du Candilejo, je ne
pouvais plus songer à autre chose. Je me promenais tout
le jour espérant la rencontrer J’en demandais des nouvelles
à la vieille et au marchand de friture. L’un et l’autre
répondaient qu’elle était partie pour Laloroa, c’est ainsi
qu’ils appellent le Portugal. Probablement c’était d’après
les instructions de Carmen qu’ils parlaient de la sorte,
mais je ne tardai pas à savoir qu’ils mentaient.
Quelques semaines après ma journée de la rue du
Candilejo, je fus de faction à une des portes de la ville. À
peu de distance de cette porte, il y avait une brèche qui
s’était faite dans le mur d’enceinte; on y travaillait pendant
le jour, et la nuit on y mettait un factionnaire pour
empêcher les fraudeurs.
Pendant le jour, je vis Lillas Pastia passer et repasser
autour du corps de garde, et causer avec quelques-uns de
mes camarades; tous le connaissaient, et ses poissons et
ses beignets encore mieux. Il s’approcha de moi et me
demanda si j’avais des nouvelles de Carmen.
- Non, lui dis-je.
- Eh bien, vous en aurez, compère.
Il ne se trompait pas. La nuit, je fus mis de faction à la
brèche. Dès que le brigadier se fut retiré, je vis venir à
moi une femme. Le coeur me disait que c’était Carmen.
Cependant je criai: Au large! on ne passe pas!
- Ne faites donc pas le méchant, me dit-elle en se faisant
connaître à moi.
- Quoi! vous voilà, Carmen!
- Oui, mon pays. Parlons peu, parlons bien. Veux-tu
gagner un douro? Il va venir des gens avec des paquets;
laisse-les faire.
- Non, répondis-je. Je dois les empêcher de passer; c’est la
consigne.
- La consigne! la consigne! Tu n’y pensais pas rue du
Candilejo.
- Ah! répondis-je, tout bouleversé par ce seul souvenir
cela valait bien la peine d’oublier la consigne; mais je ne
veux pas de l’argent des contrebandiers.
- Voyons, si tu ne veux pas d’argent, veux-tu que nous
allions encore dîner chez la vieille Dorothée?
- Non! dis-je à moitié étranglé par l’effort que je faisais. Je
ne puis pas.
- Fort bien. Si tu es si difficile, je sais à qui m’adresser.
J’offrirai à ton officier d’aller chez Dorothée. Il a l’air d’un
bon enfant, et il fera mettre en sentinelle un gaillard qui ne
verra que ce qu’il faudra voir. Adieu, canari. Je rirai bien
le jour où la consigne sera de te pendre.
J’eus la faiblesse de la rappeler et je promis de laisser
passer toute la bohème, s’il le fallait, pourvu que j’obtinsse
la seule récompense que je désirais. Elle me jura aussitôt
de me tenir parole dès le lendemain, et courut prévenir ses
amis, qui étaient à deux pas. Il y en avait cinq, dont était
Pastia, tous bien chargés de marchandises anglaises.
Carmen faisait le guet. Elle devait avertir avec ses
castagnettes dès qu’elle apercevrait la ronde, mais elle n’en
eut pas besoin. Les fraudeurs firent leur affaire en un
instant.
Le lendemain, j’allai rue du Candilejo. Carmen se fit
attendre, et vint d’assez mauvaise humeur
- Je n’aime pas les gens qui se font prier dit-elle.
Tu m’as rendu un plus grand service la première fois, sans
savoir si tu y gagnerais quelque chose. Hier tu as
marchandé avec moi. Je ne sais pas pourquoi je suis
venue, car je ne t’aime plus. Tiens, va t’en, voilà un douro
pour ta peine.
Peu s’en fallut que je ne lui jetasse la pièce à la tête, et je
fus obligé de faire un effort violent sur moi-même pour ne
pas la battre. Après nous être disputés pendant une heure,
je sortis furieux. J’errai quelque temps par la ville,
marchant deçà et delà comme un fou; enfin j’entrai dans
une église, et, m’étant mis dans le coin le plus obscur, je
pleurai à chaudes larmes. Tout d’un coup j’entends une
voix:
- Larmes de dragon! j’en veux faire un philtre.
Je lève les yeux, c’était Carmen en face de moi.
- Eh bien, mon pays, m’en voulez-vous encore? me ditelle.
Il faut bien que je vous aime, malgré que j’en aie, car,
depuis que vous m’avez quittée, je ne sais ce que j’ai.
Voyons, maintenant c’est moi qui te demande si tu veux
venir rue du Candilejo.
Nous fîmes donc la paix; mais Carmen avait l’humeur
comme est le temps chez nous. Jamais l’orage n’est si près
dans nos montagnes que lorsque le soleil est le plus
brillant. Elle m’avait promis de me revoir une autre lois
chez Dorothée, et elle ne vint pas.
Et Dorothée me dit de plus belle qu’elle était allée à Laloro
pour les affaires d’Égypte.
Sachant déjà par expérience à quoi m’en tenir là-dessus,
je cherchais Carmen partout où je croyais qu’elle pouvait
être, et je passais vingt.fois par jour dans la rue du
Candilejo. Un soir j’étais chez Dorothée, que j’avais
presque apprivoisée en lui payant de temps à autre
quelque verre d’anisette, lorsque Carmen entra suivie d’un
jeune homme, lieutenant dans notre régiment.
- Va-t’en, vite, me dit-elle en basque.
Je restai stupéfait, la rage dans le coeur.
- Qu’est ce que tu fais ici? me dit le lieutenant. Décampe,
hors d’ici!
Je ne pouvais faire un pas; j’étais comme perclus.
L’officier, en colère, voyant que je ne me retirais pas, et
que je n’avais pas même ôté mon bonnet de police, me prit
au collet et me secoua rudement. Je ne sais ce que je lui
dis. Il tira son épée, et je dégainai. La vieille me saisit le
bras, et le lieutenant me donna un coup au front, dont je
porte encore la marque. Je reculai, et d’un coup de coude
je jetai Dorothée à la renverse; puis, comme le lieutenant
me poursuivait, je lui mis la pointe au corps, et il
s’enferra. Carmen alors éteignit la lampe, et dit dans sa
langue à Dorothée de s’enfuir Moi-même je me sauvai
dans la rue, et me mis à courir sans savoir où. Il me
semblait que quelqu’un me suivait.
Quand je revins à moi, je trouvai que Carmen ne m’avait
pas quitté.
- Grand niais de canari! me dit-elle, tu ne sais faire que
des bêtises.
Aussi bien, je te l’ai dit que je te porterais malheur.
Allons, il y a remède à tout, quand on a pour bonne amie
une Flamande de Rome. Commence par mettre ce
mouchoir sur ta tête, et jette-moi ce ceinturon. Attendsmoi
dans cette allée. Je reviens dans deux minutes.
Elle disparut, et me rapporta bientôt une mante rayée
qu’elle était allée chercher je ne sais où. Elle me fit quitter
mon uniforme, et mettre la mante par-dessus ma chemise.
Ainsi accoutré, avec le mouchoir dont elle avait bandé la
plaie que j’avais à la tête, je ressemblais assez à un paysan
valencien, comme il y en a à Séville, qui viennent vendre
leur orgeat de chufasa. Puis elle me mena dans une
maison assez semblable à celle de Dorothée, au fond d’une
petite, ruelle. Elle et une autre bohémienne me lavèrent,
me pansèrent mieux que n’eût pu le faire un chirurgienmajor
me firent boire je ne sais quoi; enfin, on me mit sur
un matelas, et je m’endormis.
Probablement ces femmes avaient mêlé dans ma boisson
quelques-unes de ces drogues assoupissantes dont elles
ont le secret, car je ne m’éveillai que fort tard le
lendemain.
J’avais un grand mal de tête et un peu de fièvre. Il fallut
quelque temps pour que le souvenir me revînt de la
terrible scène où j’avais pris part la veille. Après avoir
pansé ma plaie, Carmen et son amie, accroupies toutes les
deux sur les talons auprès de mon matelas, échangèrent
quelques mots en chipe calli, qui paraissaient être une
consultation médicale. Puis toutes les deux m’assurèrent
que je serais guéri avant peu mais qu’il fallait quitter
Séville le plus tôt possible; car, si l’on m’y attrapait, j’y
serais fusillé sans rémission.
- Mon garçon, me dit Carmen, il faut que tu fasses
quelque chose; maintenant que le roi ne te donne plus ni
riz ni merluche, il faut que tu songes à gagner ta vie. Tu
es trop bête pour voler à pastesas; mais tu es leste et fort:
si tu as du coeur va-t’en à la côte, et fais-toi contrebandier.
Ne ai-je pas promis de te faire pendre? Cela vaut mieux
que d’être fusillé. D’ailleurs, si tu sais t’y prendre, tu vivras
comme un prince, aussi longtemps que les miùons et les
gardes-côtes ne te mettront pas la main sur le collet.
Ce fut de cette façon engageante que cette diable de fille
me montra la nouvelle carrière qu’elle me destinait, la
seule, à vrai dire, qui me restât, maintenant que j’avais
encouru la peine de mort. Vous le dirai-je, monsieur? elle
me détermina sans beaucoup de peine. Il me semblait que
je m’unissais à elle plus intimement par cette vie de
hasards et de
rébellion. Désormais je crus m’assurer son amour.
J’avais entendu souvent parler de quelques contrebandiers
qui parcouraient l’Andalousie, montés sur un bon cheval,
l’espingole au poing, leur maîtresse en croupe. Je me
voyais déjà trottant par monts et par vaux avec la gentille
bohémienne derrière moi. Quand je lui parlais de cela, elle
riait à se tenir les côtés, et me disait qu’il n’y a rien de si
beau qu’une nuit passée au bivouac, lorsque chaque rom
se retire avec sa romi sous sa petite tente formée de trois
cerceaux, avec une couverture par-dessus.
- Si je te tiens jamais dans la montagne, lui disais-je, je
serai sûr de toi! Là, il n’y a pas de lieutenant pour partager
avec moi.
- Ah! tu es jaloux, répondait-elle. Tant pis pour toi.
Comment es-tu assez bête pour cela? Ne vois-tu pas que
je t’aime, puisque je ne t’ai jamais demandé d’argent?
Lorsqu’elle parlait ainsi, j’avais envie de l’étrangler pour le
faire court, monsieur, Carmen me procura un habit
bourgeois, avec lequel je sortis de Séville sans être
reconnu. J’allai à Jerez avec une lettre de Pastia
pour un marchand d’anisette chez qui se réunissaient des
contrebandiers.
On me présenta à ces gens-là, dont le chef, surnommé le
Dancaïre, me reçut dans sa troupe. Nous partîmes pour
Gaucin, où je retrouvai Carmen, qui m’y avait donné
rendez-vous. Dans les expéditions, elle servait d’espion à
nos gens, et de meilleur il n’y en eut jamais. Elle revenait
de Gibraltar et déjà elle avait arrangé avec un patron de
navire l’embarquement de marchandises anglaises que
nous devions recevoir sur la côte. Nous allâmes les
attendre près d’Estepona, puis nous en cachâmes une
partie dans la montagne; chargés du reste, nous nous
rendîmes à Ronda. Carmen nous y avait précédés. Ce fut
elle encore qui nous indiqua le moment où nous entrerions
en ville. Ce premier voyage et quelques autres après furent
heureux. La vie de contrebandier me plaisait mieux que la
vie de soldat; je faisais des cadeaux à Carmen.
J’avais de l’argent et une maîtresse. Je n’avais guère de
remords, car comme disent les bohémiens: Gale avec
plaisir ne démange pas. Partout nous étions bien reçus;
mes compagnons me traitaient bien, et même me
témoignaient de la considération. La raison, c’était que
j’avais tué un homme, et parmi eux il y en avait qui
n’avaient pas un pareil exploit sur la conscience. Mais ce
qui me touchait davantage dans ma nouvelle vie, c’est que
je voyais souvent Carmen. Elle me montrait plus d’amitié
que jamais; cependant, devant les camarades, elle ne
convenait pas qu’elle
était ma maîtresse; et même, elle m’avait fait jurer par
toutes sortes de serments de ne rien leur dire sur son
compte. J’étais si faible devant cette créature, que
j’obéissais à tous ses caprices. D’ailleurs, c’était la
première fois qu’elle se montrait à moi avec la réserve
d’une honnête femme, et j’étais assez simple pour croire
qu’elle s’était véritablement corrigée de ses façons
d’autrefois.
Notre troupe, qui se composait de huit ou dix hommes, ne
se réunissait guère que dans les moments décisifs, et
d’ordinaire nous étions dispersés deux à deux, trois à trois,
dans les villes et les villages.
Chacun de nous prétendait avoir un métier: celui-ci était
chaudronnier celui-là maquignon; moi, j’étais marchand
de merceries, mais je ne me montrais guère dans les gros
endroits, à cause de ma mauvaise affaire de Séville. Un
jour, ou plutôt une nuit, notre rendez-vous était au bas de
Véger. Le Dancaïre et moi nous nous y trouvâmes avant
les autres. Il paraissait fort gai.
- Nous allons avoir un camarade de plus, me dit-il.
Carmen vient de faire un de ses meilleurs tours. Elle vient
de faire échapper son rom qui était au presidio à Tarifa.
Je commençais déjà à comprendre le bohémien, que
parlaient presque tous mes camarades, et ce mot de rom
me causa un saisissement.
- Comment! son mari! elle est donc mariée? demandai-je
au capitaine.
- Oui, répondit-il, à Garcia le Borgne, un bohémien aussi
futé qu’elle. Le pauvre garçon était aux galères. Carmen a
si bien embobeliné le chirurgien du presidio, qu’elle en a
obtenu la liberté de son rom. Ah! cette fille-là vaut son
pesant d’or. Il y a deux ans qu’elle cherche à le faire
évader Rien n’a réussi, jusqu’à ce qu’on s’est avisé de
changer le major. Avec celui-ci, il paraît qu’elle a trouvé
bien vite le moyen de s’entendre.
Vous vous imaginez le plaisir que me fit cette nouvelle. Je
vis bientôt Garcia le Borgne; c’était bien le plus vilain
monstre que la de peau et plus noir d’âme, c’était le plus
franc scélérat que j’aie rencontré dans ma vie. Carmen
vint avec lui; et, lorsqu’elle l’appelait son rom devant moi,
il fallait voir les yeux qu’elle me faisait, et ses grimaces
quand Garcia tournait la tête. J’étais indigné, et je ne lui
parlais pas de la nuit.
Le matin nous avions fait nos ballots, et nous étions déjà
en route, quand nous nous aperçûmes qu’une douzaine de
cavaliers étaient à nos trousses. Les fanfarons Andalous,
qui ne parlaient que de tout massacrer, firent aussitôt
piteuse mille. Ce fut un sauve-qui-peut général. Le
Dancaïre, Garcia, un joli garçon d’Ecija, qui s’appelait le
Remendado, et Carmen ne perdirent pas la tête. Le reste
avait abandonné les mulets, et s’était jeté dans les ravins
où les chevaux ne pouvaient les suivre. Nous ne pouvions
conserver nos bêtes, et nous nous hâtâmes
de défaire le meilleur de notre butin, et de le charger sur
nos épaules, puis nous essayâmes de nous sauver au
travers des rochers par les pentes les plus raides. Nous
jetions nos ballots devant nous, et nous les suivions de
notre mieux en glissant sur les talons. Pendant ce tempsl
à, l’ennemi nous canardait; c’était la première fois que
j’entendais siffler les balles, et cela ne me fit pas grandchose.
Quand on est en vue d’une femme, il n’y a pas de
mérite à se moquer de la mort.
Nous nous échappâmes, excepté le pauvre Remendado,
qui reçut un coup de feu dans les reins. Je jetai mon
paquet, et j’essayai de le prendre.
- Imbécile! me cria Garcia, qu’avons-nous affaire d’une
charogne? achève-le et ne perds pas les bas de coton.
- Jette-le, jette-le! me criait Carmen.
La fatigue m’obligea de le déposer un moment à l’abri d’un
rocher. Garcia s’avança, et lui lâcha son espingole dans la
tête.
- Bien habile qui le reconnaîtrait maintenant, dit-il en
regardant sa figure que douze balles avaient mise en
morceaux.
Voilà, monsieur la belle vie que j’ai menée. Le soir nous
nous trouvâmes dans un hallier épuisés de fatigue, n’ayant
rien à manger et ruinés par la perte de nos mulets. Que fit
cet infernal Garcia? il tira un paquet de cartes de sa poche,
et se mit à jouer avec le Dancaïre à la lueur d’un feu qu’ils
allumèrent.
Pendant ce temps-là, moi, j’étais couché, regardant les
étoiles, pensant au Remendado, et me disant que
j’aimerais autant être à sa place.
Carmen était accroupie près de moi, et de temps en temps
elle faisait un roulement de castagnettes en chantonnant.
Puis, s’approchant comme pour me parler à l’oreille, elle
m’embrassa, presque malgré moi, deux ou trois fois.
- Tu es le diable, lui disais-je.
- Oui, me répondait-elle.
Après quelques heures de repos, elle s’en fut à Gaucin, et
le lendemain matin un petit chevrier vint nous porter du
pain. Nous demeurâmes là tout le jour et la nuit nous nous
rapprochâmes de Gaucin. Nous
attendions des nouvelles de Carmen. Rien ne venait. Au
jour, nous voyons un muletier qui menait une femme bien
habillée, avec un parasol, et une petite fille qui paraissait
sa domestique. Garcia nous dit:
- Voilà deux mules et deux femmes que saint Nicolas
nous envoie; j’aimerais mieux quatre mules; n’importe,
j’en fais mon affaire!
Il prit son espingole et descendit vers le sentier en se
cachant dans les broussailles. Nous le suivions, le
Dancaïre et moi, à peu de distance.
Quand nous fûmes à portée, nous nous montrâmes, et
nous criâmes au muletier de s’arrêter. La femme, en nous
voyant, au lieu de s’effrayer et notre toilette aurait suffi
pour cela, fait un grand éclat de rire.
- Ah! les lillipendi qui me prennent pour une erania!
C’était Carmen, mais si bien déguisée, que je ne l’aurais
pas reconnue parlant une autre langue.
Elle sauta en bas de sa mule, et causa quelque temps à
voix basse avec le Dancaïre et Garcia, puis elle me dit:
- Canari, nous nous reverrons avant que tu sois pendu. Je
vais à Gibraltar pour les affaires d’Égypte.
Vous entendrez bientôt parler de moi.
Nous nous séparâmes après qu’elle nous eut indiqué un
lieu où nous pourrions trouver un abri pour quelques
jours. Cette fille était la providence de notre troupe. Nous
reçûmes bientôt quelque argent qu’elle nous envoya, et un
avis qui valait mieux pour nous: c’était que tel jour
partiraient deux milords anglais, allant de Gibraltar à
Grenade par tel chemin. À bon entendeur, salut. Ils
avaient de belles et bonnes guinées. Garcia voulait les tuer
mais le Dancaïre et moi nous nous y opposâmes. Nous ne
leur prîmes que l’argent et les montres, outre les chemises,
dont nous avions grand besoin.
Monsieur on devient coquin sans y penser. Une jolie fille
vous fait perdre la tête, on se bat pour elle, un malheur
arrive, il faut vivre à la montagne, et de contrebandier on
devient voleur avant d’avoir réfléchi.
Nous jugeâmes qu’il ne faisait pas bon pour nous dans les
environs de Gibraltar après l’affaire des milords, et nous
nous enfonçâmes dans la sierra de Ronda.
- Vous m’avez parlé de José-Maria; tenez, c’est là que j’ai
fait connaissance avec lui. Il menait sa maîtresse dans ses
expéditions. C’était une jolie fille, sage, modeste, de
bonnes manières; jamais un mot malhonnête, et un
dévouement!... En revanche, il la
rendait bien malheureuse. Il était toujours à courir après
toutes les filles, il la malmenait, puis quelquefois il
s’avisait de faire le jaloux.
Une fois, il lui donna un coup de couteau. Eh bien, elle ne
l’en aimait que davantage. Les femmes sont ainsi faites,
les Andalouses surtout. Celle-là était fière de la cicatrice
qu’elle avait au bras, et la montrait comme la plus belle
chose du monde. Et puis José-Maria, par-dessus le
marché, était le plus mauvais camarade!... Dans une
expédition que nous fîmes, il s’arrangea si bien, que tout
le profit lui en demeura à nous les coups et l’embarras de
l’affaire. Mais je reprends mon histoire. Nous n’entendions
plus parler de Carmen. Le Dancaïre dit:
- Il faut qu’un de nous aille à Gibraltar pour en avoir des
nouvelles; elle doit avoir préparé quelque affaire. J’irais
bien, mais je suis trop connu à Gibraltar.
Le borgne dit:
- Moi aussi, on m’y connaît, j’y ai fait tant de farces aux
Écrevisses! et, comme je n’ai qu’un oeil, je suis difficile à
déguiser.
- Il faut donc que j’y aille? dis-je à mon tour enchanté à la
seule idée de revoir Carmen; voyons, que faut-il faire?
Les autres me dirent:
- Fais tant que de rembarquer ou de passer par Saint-Roc,
comme tu aimeras le mieux et, lorsque tu seras à
Gibraltar, demande sur le port où demeure une marchande
de chocolat qui s’appelle la Rollona;
quand tu l’auras trouvée, tu sauras d’elle ce qui se passe là-
bas.
Il fut convenu que nous partirions tous les trois pour la
sierra de Gaucin, que j’y laisserais mes deux compagnons,
et que je me rendrais à Gibraltar comme un marchand de
fruits. A Ronda, un homme qui était à nous m’avait
procuré un passeport; à Gaucin, on me donna un âne: je le
chargeai d’oranges et de melons, et je me mis en route.
Arrivé à Gibraltar, je trouvai qu’on y connaissait bien la
Rollona, mais elle était morte ou elle était allée à finibus
terroea, et sa disparition expliquait, à mon avis, comment
nous avions perdu notre moyen de correspondre avec
Carmen. Je mis mon âne dans une écurie, et, prenant mes
oranges, j’allais par la ville comme pour les vendre, mais,
en effet, pour voir si je ne rencontrerais pas quelque figure
de connaissance. Il y a là force canaille de tous les pays du
monde, et c’est la tour de Babel, car on ne saurait faire dix
pas dans une rue sans entendre parler autant de langues.
Je voyais bien des gens d’Égypte, mais je n’osais guère
m’y fier; je les tâtais, et ils me tâtaient. Nous devinions
bien que nous étions des coquins; l’important était de
savoir si nous étions de la même bande.
Après deux jours passés en courses inutiles, je n’avais rien
appris touchant la Rollona ni Carmen, et je pensais à
retourner auprès de mes camarades après avoir fait
quelques emplettes, lorsqu’en me promenant dans une rue,
au coucher du soleil, j’entends une voix de femme d’une
fenêtre qui me dit: - Marchand d’oranges!... Je lève la tête,
et je vois à
un balcon Carmen, accoudée avec un officier en rouge,
épaulettes d’or, cheveux frisés, tournure d’un gros mylord.
Pour elle, elle était habillée superbement: un châle sur ses
épaules, un peigne d’or toute en soie; et la bonne pièce,
toujours la même! riait à se tenir les côtés. L’Anglais, en
baragouinant l’espagnol, me cria de monter, que madame
voulait des oranges; et, Carmen me dit en
basque:
- Monte, et ne t’étonne de rien.
Rien, en effet, ne devait m’étonner de sa part. Je ne sais si
j’eus plus de joie que de chagrin en la retrouvant. Il y avait
à la porte un grand domestique anglais, poudré, qui me
conduisit dans un salon magnifique. Carmen me dit
aussitôt en basque:
- Tu ne sais pas un mot d’espagnol, tu ne me connais pas.
Puis, se tournant vers l’Anglais:
- Je vous le disais bien, je l’ai tout de suite reconnu pour
un Basque; vous allez entendre quelle drôle de langue.
Comme iI a l’air bête, n’est-ce pas? On dirait un chat
surpris dans un garde-manger.
- Et toi, lui dis-je dans ma langue, tu as l’air d’une
effrontée coquine, et j’ai bien envie de te balafrer la figure
devant ton galant.
- Mon galant! dit-elle, tiens, tu as deviné cela tout seul? Et
tu es jaloux de cet imbécile-là? Tu es encore plus niais
qu’avant nos soirées de la rue du Candilejo. Ne vois-tu
pas, sot que tu es, que je fais en ce moment les affaires
d’Égypte, et de la façon la plus brillante. Cette maison est
à moi, les guinées de l’écrevisse seront à moi; je le mène
par le bout du nez; je le mènerai d’où il ne sortira jamais.
- Et moi, lui dis-je, si tu fais encore les affaires d’Égypte
de cette manière-là, je ferai si bien que tu ne
recommenceras plus.
- Ah! oui-dà! Es-tu mon rom, pour me commander? Le
Borgne le trouve bon, qu’as-tu à y voir? Ne devrais-tu pas
être bien ******* d’être le seul qui se puisse dire mon
minchorrò?
- Qu’est-ce qu’il dit? demanda l’Anglais.
- Il dit qu’il a soif et qu’il boirait bien un coup, répondit
Carmen. Et elle se renversa sur un canapé, en éclatant de
rire à sa traduction.
Monsieur quand cette fille-là riait, il n’y avait pas moyen
de parler raison. Tout le monde riait avec elle. Ce grand
Anglais se mit à rire aussi, comme un imbécile qu’il était,
et ordonna qu’on m’apportât à boire.
Pendant que je buvais:
- Vois-tu cette bague qu’il a au doigt? dit-elle; si tu veux,
je te la donnerai.
Moi je répondis:
- Je donnerais un doigt pour tenir ton mylord dans la
montagne, chacun un maquila au poing.
- Maquila, qu’est-ce que cela veut dire? demanda
l’Anglais.
- Maquila, dit Carmen riant toujours, c’est une orange.
N’est-ce pas un bien drôle de mot pour une orange? Il dit
qu’il voudrait vous faire manger du maquila.
- Oui? dit l’Anglais. Eh bien! apporte encore demain du
maquila.
Pendant que nous parlions, le domestique entra et dit que
le dîner était prêt. Alors l’Anglais se leva, me donna une
piastre, et offrit son bras à Carmen, comme si elle ne
pouvait pas marcher seule. Carmen, riant toujours, me dit:
- Mon garçon, je ne puis t’inviter à dîner; mais demain,
dès que tu entendras le tambour pour la parade, viens ici
avec des oranges. Tu trouveras une chambre mieux
meublée que celle de la rue du Candilejo, et tu verras si je
suis toujours ta Carmencita. Et puis nous parlerons des
affaires d’Egypte.
Je ne répondis rien, et j’étais dans la rue que l’Anglais me
criait: Apportez demain du maquila! et j’entendais les
éclats de rire de Carmen.
Je sortis ne sachant ce que je ferais, je ne dormis guère, et
le matin je me trouvais si en colère contre cette traîtresse,
que j’avais résolu de partir de Gibraltar sans la revoir;
mais, au premier roulement de tambour tout mon courage
m’abandonna: je pris ma natte d’oranges et je courus chez
Carmen. Sa jalousie était entrouverte, et je vis son grand
oeil noir qui me guettait. Le domestique poudré
m’introduisit aussitôt; Carmen lui donna une commission,
et dès que nous frimes seuls, elle partit d’un de ses éclats
de rire de crocodile, et se jeta à mon cou. Je ne l’avais
jamais vue si belle. Parée comme une madone, parfumée...
des meubles de soie, des rideaux brodés... ah!... et moi fait
comme un voleur que j’étais.
- Minchorrò! disait Carmen, j’ai envie de tout casser ici,
de mettre le feu à la maison, et de m’enfuir à la sierra.
Et c’étaient des tendresses!... et puis des rires!... et elle
dansait, et elle déchirait ses falbalas: jamais singe ne fit
plus de gambades, de grimaces, de diableries. Quand elle
eut repris son sérieux:
- Écoute, me dit-elle, il s’agit de l’Egypte. Je veux qu’il me
mène à Ronda, où j’ai une soeur religieuse... (Ici nouveaux
éclats de rire.) Nous passons par un endroit que je te ferai
dire. Vous tombez sur lui: pillé rasibus! Le mieux serait de
l’escoffier; mais, ajouta-t-elle avec un sourire diabolique
qu’elle avait dans de certains moments, et ce sourire-là,
personne n’avait alors envie de l’imiter, sais-tu ce qu’il
faudrait faire? Que le Borgne paraisse le premier. Tenezvous
un peu en arrière; l’écrevisse est brave et adroit: il a
de bons pistolets... Comprends-tu?...
Elle s’interrompit par un nouvel éclat de rire qui me fit
frissonner.
- Non, lui dis-je: je hais Garcia, mais c’est mon camarade.
Un jour peut-être je t’en débarrasserai, mais nous
réglerons nos comptes à la façon de mon pays.
Je ne suis Égyptien que par hasard; et pour certaines
choses, je serai toujours franc Navarrais, comme dit le
proverbe.
Elle reprit:
- Tu es une bête, un niais, un vrai payllo. Tu es comme le
nain qui se croit grand quand il a pu cracher loin. Tu ne
m’aimes pas, va-t’en.
Quand elle me disait: Va-t’en, je ne pouvais m’en aller. Je
promis de partir de retourner auprès de mes camarades et
d’attendre l’Anglais; de son côté, elle me promit d’être
malade jusqu’au moment de quitter
Gibraltar pour Ronda.
Je demeurai encore deux jours à Gibraltar. Elle eut
l’audace de me venir voir déguisée dans mon auberge. Je
partis; moi aussi j’avais mon projet.
Je retournai à notre rendez-vous, sachant le lieu et l’heure
où l’Anglais et Carmen devaient passer. Je trouvai le
Dancaïre et Garcia qui m’attendaient.
Nous passâmes la nuit dans un bois auprès d’un feu de
pommes de pin qui flambait à merveille. Je proposai à
Garcia de jouer aux cartes. Il accepta. À la seconde partie,
je lui dis qu’il trichait; il se mit à rire. Je lui jetai les cartes
à la figure. Il voulut prendre son espingole; je mis le pied
dessus, et je lui dis:
- On dit que tu sais jouer du couteau comme le meilleur
jaque de Malaga, veux-tu t’essayer avec moi?
Le Dancaïre voulut nous séparer. J’avais donné deux ou
trois coups de poing à Garcia.
La colère l’avait rendu brave; il avait tiré son couteau, moi
le mien.
Nous dîmes tous deux au Dancaïre de nous laisser place
libre et franc jeu. Il vit qu’il n’y avait pas moyen de nous
arrêter et il s’écarta. Garcia était déjà ployé en deux
comme un chat prêt à s’élancer contre une
souris. Il tenait son chapeau de la main gauche pour parer,
son couteau en avant. C’est leur garde andalouse. Moi, je
me mis à la navarraise, droit en face de lui, le bras gauche
levé, la jambe gauche en avant, le couteau le long de la
cuisse droite. Je me sentais plus fort qu’un géant.
Il se lança sur moi comme un trait; je tournai sur le pied
gauche, et il ne trouva plus rien devant lui; mais je
l’atteignis à la gorge, et le couteau entra si avant, que ma
main était sous son menton. Je retournai la lame si fort
qu’elle se cassa. C’était fini. La lame sortit de la plaie
lancée par un bouillon de sang gros comme le bras. Il
tomba sur le nez raide comme un pieu.
- Qu’as-tu fait? me dit le Dancaïre.
- Écoute, lui dis-je: nous ne pouvions vivre ensemble.
J’aime Carmen, et je veux être seul. D’ailleurs, Garcia était
un coquin, et je me rappelle ce qu’il a fait
au pauvre Remendado. Nous ne sommes plus que deux,
mais nous sommes de bons garçons. Voyons, veux-tu de
moi pour ami, à la vie à la mort?
Le Dancaïre me tendit la main. C’était un homme de
cinquante ans.
- Au diable les amourettes! s’écria-t-il. Si tu lui avais
demandé Carmen, il te l’aurait vendue pour une piastre.
Nous ne sommes plus que deux; comment ferons-nous
demain?
- Laisse-moi faire tout seul, lui répondis-je. Maintenant je
me moque du monde entier. Nous enterrâmes Garcia, et
nous allâmes placer notre camp deux cents pas plus loin.
Le lendemain, Carmen et son Anglais passèrent avec deux
muletiers et un domestique. Je dis au Dancaïre:
- Je me charge de l’Anglais. Fais peur aux autres, ils ne
sont pas armés. L’Anglais avait du coeur.
Si Carmen ne lui eût poussé le bras, il me tuait. Bref, je
reconquis Carmen ce jour-là, et mon premier mot fut de
lui dire qu’elle était veuve. Quand elle sut comment cela
s’était passé:
- Tu seras toujours un lillipendi! me dit-elle.
Garcia devait te tuer. Ta garde navarraise n’est qu’une
bêtise, et il en a mis à l’ombre de plus habiles que toi.
C’est que son temps était venu. Le tien viendra.
- Et le tien, répondis-je, si tu n’es pas pour moi une vraie
romi.
- À la bonne heure, dit-elle; j’ai vu plus d’une fois dans du
mar du café que nous devions finir ensemble. Bah! arrive
qui plante! Et elle fit claquer ses castagnettes, ce qu’elle
faisait toujours quand elle voulait chasser quelque idée
importune.
On s’oublie quand on parle de soi. Tous ces détails-là vous
ennuient sans doute, mais j’ai bientôt fini. La vie que nous
menions dura assez longtemps. Le Dancaïre et moi nous
nous étions associé quelques
camarades plus sûrs que les premiers, et nous nous
occupions de contrebande, et aussi parfois, il faut bien
l’avouer nous arrêtions sur la grande route, mais à la
dernière extrémité, et lorsque nous ne pouvions faire
autrement. D’ailleurs, nous ne maltraitions pas les
voyageurs, et nous nous bornions à leur prendre leur
argent. Pendant quelques mois, je fus ******* de Carmen;
elle continuait à nous être utile pour nos opérations, en
nous avertissant des bons coups que nous pourrions faire.
Elle se tenait, soit à Malaga, soit à Cordoue, soit à
Grenade; mais, sur un mot de moi, elle quittait tout, et
venait me retrouver dans une vente isolée, ou même au
bivouac. Une fois seulement, c’était à Malaga, elle me
donna quelque inquiétude. Je sus qu’elle avait jeté son
dévolu sur un négociant fort riche, avec lequel
probablement elle se proposait de
recommencer la plaisanterie de Gibraltar. Malgré tout ce
que le Dancaïre put me dire pour m’arrêter je partis, et
j’entrai dans Malaga en plein jour Je cherchai Carmen, et
je l’emmenai aussitôt. Nous eûmes une verte explication.
- Sais-tu, me dit-elle, que, depuis que tu es mon rom pour
tout de bon, je t’aime moins que lorsque tu étais mon
minchorrò? Je ne veux pas être tourmentée, ni surtout
commandée. Ce que je veux, c’est être libre et faire ce qui
me plaît. Prends garde de me pousser à bout. Si tu
m’ennuies, je trouverai quelque bon garçon qui te fera
comme tu as fait au Borgne.
Le Dancaïre nous raccommoda; mais nous nous étions dit
des choses qui nous restaient sur le coeur, et nous n’étions
plus comme auparavant. Peu après, un malheur nous
arriva. La troupe nous surprit. Le Dancaïre fut tué, ainsi
que deux de mes camarades; deux autres furent pris. Moi,
je fus grièvement blessé, et, sans mon bon cheval, je
demeurais entre les mains des soldats. Exténué de fatigue,
ayant une balle dans le corps, j’allai me cacher dans un
bois avec le seul compagnon qui me restât. Je m’évanouis
en descendant de cheval, et je crus que j’allais crever dans
les broussailles comme un lièvre qui a reçu du plomb.
Mon camarade me porta dans une grotte que nous
connaissions, puis il alla chercher Carmen. Elle était à
Grenade, et aussitôt elle accourut. Pendant quinze jours,
elle ne me quitta pas d’un instant. Elle ne ferma pas l’oeil;
elle me soigna avec une adresse et des attentions que
jamais femme n’a eues pour l’homme le plus aimé.
Dès que je pus me tenir sur mes jambes, elle me mena à
Grenade dans le plus grand secret.
Les bohémiennes trouvent partout des asiles sûrs, et je
passai plus de six semaines dans une maison, à deux
portes du corrégidor qui me cherchait. Plus d’une fois,
regardant derrière un volet, je le vis passer.
Enfin je me rétablis; mais j’avais fait bien des réflexions
sur mon lit de douleur et je projetais de changer de vie. Je
parlai à Carmen de quitter l’Espagne, et de chercher à
vivre honnêtement dans le Nouveau-Monde.
Elle se moqua de moi.
- Nous ne sommes pas faits pour planter des choux, ditelle;
notre destin, à nous, c’est de vivre aux dépens des
payllos. Tiens, j’ai arrangé une affaire avec Nathan ben-
Joseph de Gibraltar. Il a des cotonnades qui n’attendent
que toi pour passer Il sait
que tu es vivant. Il compte sur toi. Que diraient nos
correspondants de Gibraltar, si tu leur manquais de
parole?
Je me laissai entraîner et je repris mon vilain commerce.
Pendant que j’étais caché à Grenade, il y eut des courses
de taureaux où Carmen alla. En revenant, elle parla
beaucoup d’un picador très adroit nommé Lucas. Elle
savait le nom de son cheval, et combien lui coûtait sa
veste brodée.
Je n’y fis pas attention. Juanito, le camarade qui m’était
resté, me dit, quelques jours après, qu’il avait vu Carmen
avec Lucas chez un marchand du Zacatin. Cela
commença à m’alarmer. Je demandai à Carmen comment
et pourquoi elle avait fait connaissance avec le picador.
C’est un garçon, me dit-elle, avec qui on peut faire une
affaire. Rivière qui fait du bruit, a de l’eau ou des cailloux.
Il a gagné 1200 réaux aux courses. De deux choses l’une:
ou bien il faut avoir cet argent; ou bien, comme c’est un
bon cavalier et un gaillard de coeur, on peut l’enrôler dans
notre bande.
Un tel et un tel sont morts, tu as besoin de les remplacer.
Prends-le avec toi.
- Je ne veux, répondis-je, ni de son argent, ni de sa
personne, et je te défends de lui parler.
- Prends garde, me dit-elle; lorsqu’on me défie de faire une
chose, elle est bientôt faite!
Heureusement, le picador partit pour Malaga, et moi, je
me mis en devoir de faire entrer les cotonnades du juif.
J’eus fort à faire dans cette expédition-là, Carmen aussi, et
j’oubliai Lucas; peut-être aussi l’oublia-t-elle, pour le
moment du moins. C’est vers ce temps, Monsieur, que je
vous rencontrai, d’abord près de Montilla, puis après à
Cordoue. Je ne vous parlerai pas de notre dernière
entrevue.
Vous en savez peut-être plus long que moi. Carmen vous
vola votre montre; elle voulait encore votre argent, et
surtout cette bague que je vois à votre doigt, et qui, ditelle,
est un anneau magique qu’il lui
importait beaucoup de posséder. Nous eûmes une violente
dispute, et je la frappai. Elle pâlit et pleura. C’était la
première fois que je la voyais pleurer, et cela me fit un
effet terrible. Je lui demandai pardon, mais elle me bouda
pendant tout un jour et, quand je repartis pour Montilla,
elle ne voulut pas m’embrasser. J’avais le coeur gros,
lorsque, trois jours après, elle vint me trouver l’air riant et
gaie comme pinson. Tout était oublié, et nous avions l’air
d’amoureux de deux jours. Au moment de nous séparer,
elle me dit:
- Il y a une fête à Cordoue, je vais la voir, puis je saurai
les gens qui s’en vont avec de l’argent, et je te le dirai.
Je la laissai partir seule, je pensai à cette fête et à ce
changement d’humeur de Carmen. Il faut qu’elle se soit
vengée déjà, me dis-je, puisqu’elle est revenue la première.
Un paysan me dit qu’il y avait des taureaux à Cordoue.
Voilà mon sang qui bouillonne, et, comme un fou, je pars,
et je vais à la place. On me montra Lucas, et, sur le banc
contre la barrière, je reconnus Carmen. Il me suffit de la
voir une minute pour être sûr de mon fait.
Lucas, au premier taureau, fit le joli coeur comme je
l’avais prévu. Il arracha la cocarde du taureau et la porta
à Carmen, qui s’en coiffa sur-le-champ. Le taureau se
chargea de me venger. Lucas fut culbuté avec son cheval
sur la poitrine, et le taureau par-dessus tous les deux. Je
regardai Carmen, elle n’était déjà plus à sa place. Il m’était
impossible de sortir de celle où j’étais, et je fus obligé
d’attendre la fin des courses. Alors j’allai à la maison que
vous connaissez, et je m’y tins coi toute la soirée et une
partie de la nuit.
Vers deux heures du matin, Carmen revint, et fut un peu
surprise de me voir.
- Viens avec moi, lui dis-je.
- Eh bien! dit-elle, partons!
- J’allai prendre mon cheval, je la mis en croupe, et nous
marchâmes tout le reste de la nuit sans nous dire un seul
mot. Nous nous arrêtâmes au jour dans une venta isolée,
assez près d’un petit ermitage. Là je dis à Carmen:
- Écoute, j’oublie tout. Je ne te parlerai de rien; mais juremoi
une chose: c’est que tu vas me suivre en Amérique, et
que tu t’y tiendras tranquille.
- Non, dit-elle d’un ton boudeur, je ne veux pas aller en
Amérique. Je me trouve bien ici.
- C’est parce que tu es près de Lucas; mais songes-y bien,
s’il guérit, ce ne sera pas pour faire de vieux os. Au reste,
pourquoi m’en prendre à lui? Je suis las de tuer tous tes
amants; c’est toi que je tuerai.
Elle me regarda fixement de son regard sauvage, et me dit:
- J’ai toujours pensé que tu me tuerais. La première fois
que je t’ai vu, je venais de rencontrer un prêtre à la porte
de ma maison. Et cette nuit, en sortant de Cordoue, n’as-tu
rien vu? Un lièvre a traversé le chemin entre les pieds de
ton cheval. C’est écrit.
- Carmencita, lui demandais-je, est-ce que tu ne m’aimes
plus?
Elle ne répondit rien. Elle était assise les jambes croisées
sur une natte et faisait des traits par terre avec son doigt.
- Changeons de vie, Carmen, lui dis-je d’un ton suppliant.
Allons vivre quelque part où nous ne serons jamais
séparés. Tu sais que nous avons, pas loin d’ici, sous un
chêne, cent vingt onces enterrées... Puis, nous avons des
fonds encore chez le juif Ben-Joseph.
Elle se mit à sourire, et me dit:
- Moi d’abord, toi ensuite. Je sais bien que cela doit
arriver ainsi.
- Réfléchis, repris-je; je suis au bout de ma patience et de
mon courage; prends ton parti ou je prendrai le mien. Je
la quittai et j’allai me promener du côté de l’ermitage. Je
trouvai l’ermite qui priait. J’attendis que sa prière fût finie;
j’aurais bien voulu prier mais je ne pouvais pas.
Quand il se releva, j’allai à lui.
- Mon père, lui dis-je, voulez-vous prier pour quelqu’un
qui est en grand péril?
- Je prie pour tous les affIigés, dit-il.
- Pouvez-vous dire une messe pour une âme qui va peut-
être paraître devant son Créateur?
- Oui, répondit-il en me regardant fixement.
Et, comme il y avait dans mon air quelque chose
d’étrange, il voulut me faire parler:
- Il me semble que je vous ai vu, dit-il.
Je mis une piastre sur son banc.
- Quand direz-vous la messe? lui demandai-je.
- Dans une demi-heure. Le fils de l’aubergiste de là-bas va
venir la servir. Dites-moi, jeune homme, n’avez-vous pas
quelque chose sur la conscience qui vous tourmente?
Voulez-vous écouter les conseils d’un chrétien?
Je me sentais près de pleurer. Je lui dis que je reviendrais,
et je me sauvai. J’allai me coucher sur l’herbe jusqu’à ce
que j’entendisse la cloche. Alors je m’approchai, mais je
restai en dehors de la chapelle.
Quand la messe fut dite, je retournai à la venta. J’espérais
presque que Carmen se serait enfuie; elle aurait pu
prendre mon cheval et se sauver... mais je la retrouvai.
Elle ne voulait pas qu’on pût dire que je lui avais fait peur.
Pendant mon absence, elle avait défait l’ourlet de sa robe
pour en retirer le plomb. Maintenant elle était devant une
table, regardant dans une terrine pleine d’eau le plomb
qu’elle avait fait fondre, et qu’elle venait d’y jeter.
Elle était si occupée de sa magie qu’elle ne s’aperçut pas
d’abord de mon retour.
Tantôt elle prenait un morceau de plomb et le tournait de
tous les côtés d’un air triste, tantôt elle chantait quelqu’une
de ces chansons magiques où elles invoquent Marie
Padilla, la maîtresse de don Pedro, qui fut, dit-on, la Ban
Crallisa, ou la grande reine des bohémiens:
- Carmen, lui dis-je, voulez-vous venir avec moi?
Elle se leva, jeta sa sébile, et mit sa mantille sur sa tête
comme prête à partir. On m’amena mon cheval, elle monta
en croupe et nous nous éloignâmes.
- Ainsi, lui dis-je, ma Carmen, après un bout de chemin,
tu veux bien me suivre n’est-ce pas?
- Je te suis à la mort, oui, mais je ne vivrai plus avec toi.
Nous étions dans une gorge solitaire; j’arrêtai mon cheval.
- Est-ce ici? dit-elle, et d’un bond elle fut à terre. Elle ôta
sa mantille, la jeta à ses pieds, et se tint immobile un
poing sur la hanche, me regardant fixement.
- Tu veux me tuer je le vois bien, dit-elle; c’est écrit, mais
tu ne me feras pas céder
- Je t’en prie, lui dis-je, sois raisonnable. Écoute-moi!
tout le passé est oublié. Pourtant, tu le sais, c’est toi qui
m’as perdu; c’est pour toi que je suis devenu un voleur et
un meurtrier Carmen! ma Carmen! laisse-moi te sauver et
me sauver avec toi.
- José, répondit-elle, tu me demandes l’impossible. Je ne
t’aime plus; toi, tu m’aimes encore, et c’est pour cela que
tu veux me tuer. Je pourrais bien encore te faire quelque
mensonge; mais je ne veux pas m’en donner la peine. Tout
est fini entre nous. Comme mon rom, tu as le droit de tuer
ta romi; mais Carmen sera toujours libre. Calli elle est
née, calli elle mourra.
- Tu aimes donc Lucas? lui demandai-je.
- Oui, je l’ai aimé, comme toi, un instant, moins que toi
peut-être. À présent, je n’aime plus rien, et je me hais pour
t’avoir aimé.
Je me jetai à ses pieds, je lui pris les mains, je les arrosai
de mes larmes. Je lui rappelai tous les moments de
bonheur que nous avions passés ensemble. Je lui offris de
rester brigand pour lui plaire. Tout, monsieur, tout! je lui
offris tout, pourvu qu’elle voulût m’aimer encore!
Elle me dit:
- T’aimer encore, c’est impossible. Vivre avec toi, je ne le
veux pas.
La fureur me possédait. Je tirai mon couteau. J’aurais
voulu qu’elle eût peur et me demandât grâce, mais, cette
femme était un démon.
- Pour la dernière fois, m’écriai-je, veux-tu rester avec
moi?
- Non! non! non! dit-elle en frappant du pied, et elle tira
de son doigt une bague que je lui avais donnée, et la jeta
dans les broussailles.
Je la frappai deux fois. C’était le couteau du Borgne que
j’avais pris, ayant cassé le mien. Elle tomba au second
coup sans crier. Je crois encore voir son grand oeil noir
me regarder fixement; puis il devint trouble et se ferma. Je
restai anéanti une bonne heure devant ce cadavre.
Puis, je me rappelai que Carmen m’avait dit souvent
qu’elle aimerait à être enterrée dans un bois. Je lui creusai
une fosse avec mon couteau, et je l’y déposai. Je cherchai
longtemps sa bague, et je la trouvai à la fin.
Je la mis dans la fosse auprès d’elle, avec une petite croix.
Peut-être ai-je eu tort. Ensuite je montai sur mon cheval,
je galopai jusqu’à Cordoue, et au premier corps de garde
je me fis connaître. J’ai dit que j’avais tué Carmen; mais
je n’ai pas voulu dire où était son corps.
L’ermite était un saint homme. Il a prié pour elle! Il a dit
une messe pour son âme... Pauvre enfant! Ce sont les Calé
qui sont coupables pour l’avoir élevée ainsi.

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ princesse.samara   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ

ÞÏíã 18-12-09, 11:23 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 2
ÇáãÚáæãÇÊ
ÇáßÇÊÈ:
ÇááÞÈ:
áíáÇÓ ãÊÇáÞ


ÇáÈíÇäÇÊ
ÇáÊÓÌíá: Apr 2008
ÇáÚÖæíÉ: 71788
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 417
ÇáÌäÓ ÃäËì
ãÚÏá ÇáÊÞííã: princesse.samara ÚÖæ ÈÍÇÌå Çáì ÊÍÓíä æÖÚå
äÞÇØ ÇáÊÞííã: 12

ÇÇáÏæáÉ
ÇáÈáÏMorocco
 
ãÏæäÊí

 

ÇáÅÊÕÇáÇÊ
ÇáÍÇáÉ:
princesse.samara ÛíÑ ãÊæÇÌÏ ÍÇáíÇð
æÓÇÆá ÇáÅÊÕÇá:

ßÇÊÈ ÇáãæÖæÚ : princesse.samara ÇáãäÊÏì : ÇáãäÊÏì ÇáÚÇã ááÑæÇíÇÊ ÇáÇÌäÈíÉ
ÇÝÊÑÇÖí

 

données moi votre avis sur cette romans

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ princesse.samara   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
ÅÖÇÝÉ ÑÏ

ãæÇÞÚ ÇáäÔÑ (ÇáãÝÖáÉ)
facebook




ÌÏíÏ ãæÇÖíÚ ÞÓã ÇáãäÊÏì ÇáÚÇã ááÑæÇíÇÊ ÇáÇÌäÈíÉ
ÃÏæÇÊ ÇáãæÖæÚ
ãÔÇåÏÉ ÕÝÍÉ ØÈÇÚÉ ÇáãæÖæÚ ãÔÇåÏÉ ÕÝÍÉ ØÈÇÚÉ ÇáãæÖæÚ
ÊÚáíãÇÊ ÇáãÔÇÑßÉ
áÇ ÊÓÊØíÚ ÅÖÇÝÉ ãæÇÖíÚ ÌÏíÏÉ
áÇ ÊÓÊØíÚ ÇáÑÏ Úáì ÇáãæÇÖíÚ
áÇ ÊÓÊØíÚ ÅÑÝÇÞ ãáÝÇÊ
áÇ ÊÓÊØíÚ ÊÚÏíá ãÔÇÑßÇÊß

BB code is ãÊÇÍÉ
ßæÏ [IMG] ãÊÇÍÉ
ßæÏ HTML ãÚØáÉ
Trackbacks are ãÊÇÍÉ
Pingbacks are ãÊÇÍÉ
Refbacks are ãÊÇÍÉ



ÇáÓÇÚÉ ÇáÂä 06:13 PM.


 



Powered by vBulletin® Version 3.8.11
Copyright ©2000 - 2024, Jelsoft Enterprises Ltd.
SEO by vBSEO 3.3.0 ©2009, Crawlability, Inc.
ÔÈßÉ áíáÇÓ ÇáËÞÇÝíÉ